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Brutalités humaines - Interview de Nicolas Quint VADMC

Brutalités humaines – Interview de Nicolas Quint

Nous remercions chaleureusement Nicolas Quint d’avoir répondu à nos questions sur son premier roman, Création destructrice (2025).

Tiphaine Martin – Que signifie le titre de votre roman, Création destructrice ?

Nicolas Quint – C’est un clin d’œil à une théorie économique énoncée en 1942 par Joseph Schumpeter et qui est nommée « destruction créatrice ». Cette théorie stipule que, pour qu’une économie progresse, il fut qu’elle laisse détruire ses anciennes activités pour permettre la création d’unités plus modernes avec plus de valeur ajoutée et donc de richesse à la clef. La France fait souvent l’inverse en subventionnant largement des industries dépassées qui survivent puis finissent par rendre l’âme. Selon la théorie Schumpétérienne, il vaut mieux laisser tout de suite mourir les anciennes industries et subventionner des productions plus avancées technologiquement. On peut citer comme exemple Kodak qui lutte pour sa survie suite à l’arrivée du numérique. A l’inverse, Nokia a toujours su d’adapter en laissant périr ses divisions qui n’étaient plus rentables. Ainsi, la société est passé de la papeterie aux téléphones mobiles et dernièrement aux équipements 5G.

T.M. – Quelle est votre envie en écrivant ce roman ?

N.Q. – J’ai tenu un blog économique pour le site web de Libération il y a quelques années. C’était passionnant mais cela restait dans un cadre formel qui est celui d’un article. Je suis très influencé par les romans contemporains américains (et anglais dans une moindre mesure). Je trouve que les romans français (avec nombre d’exceptions comme M. Houellebecq ou Jean-Paul Dubois) sont trop coupés de la réalité profonde de la société. Les romans américains sont beaucoup plus ancrés dans la sociologie du pays et notamment des suburbs. Cela leur donne à mes yeux une plus grande valeur en mixant, pour le dire avec un peu d’emphase, la fiction et la non-fiction. Mon idée était donc d’écrire un roman qui intègre des éléments sociologiques et économiques, pour faire passer des idées et des constats via le roman.

T.M. – Pourriez-vous résumer votre roman ?

N.Q. – Le roman suit le personnage d’Alexandre. Le parcours de celui-ci, bien que décalé par rapport à la réalité des rapports sociaux, est tout d’abord marqué par le succès professionnel, qui lui permet de gravir les échelons rapidement. Mais, au fur et à mesure, il devient de plus en plus sceptique par rapport à ce qu’il perçoit des entreprises pour lesquels il travaille, notamment les ressources humaines. Il s’aperçoit que dernière la coolitude affichée des startups se cache des méthodes très dures. Il va alors plonger, abattu également par la maladie mentale puisque qu’Alexandre se découvre bipolaire. C’est donc le suivi d’une chute où se mêle le sociologique et le psychiatrique.

T.M. – À quel(s) publics) est destiné votre roman ?

N.Q. – je pense à ceux qui ont connu les années 2000 en tant que jeune adulte, le récit se faisant sur la toile de cette époque. Il faut y inclure ceux qui sont en quête de sens dans leur travail et ne comprenne pas la mainmise de la finance dans l’économie. Enfin, j’ajouterai les personnes étant (ou aidant) un malade mental, notamment bipolaire.

T.M. – Comment est venue votre souhait de devenir écrivain ?

N.Q. – Je ne sais pas si je suis un écrivain ! Je suis juste quelqu’un qui a écrit un livre.  J’ai toujours eu envie d’écrire un livre aussi loin que mes souvenirs me ramènent. Je suis aussi un gros lecteur ce qui m’a également poussé. Le passage par le blog et d’autres écrits (blog perso, piges pour la presse, …) m’ont conforté dans ma capacité à écrire. Evidemment, écrire un roman est un exercice bien différent et il faut de l’huile de coude pour le sortir. Entre le premier jet et la version finale, il y a eu beaucoup de réécriture. Mais j’aime écrire, surtout la nuit quand tout est calme. Je n’ai pas la discipline qu’ont certains d’écrire 2 ou 3 heures par jour, je travaille plus par cycle.

T.M. – Quels sont vos projets d’écriture ?

N.Q. – Pour l’instant, je suis encore en post-partum de mon premier livre. La difficulté va résider dans le fait que ce roman est une autofiction et que le prochain se devra d’être une fiction complète. Ce qui ne veut pas dire que je ne peux pas inclure des choses vécues dans le déroulé du roman. J’ai quelques idées mais elles n’ont pas encore pris suffisamment forme pour que je puisse en parler.

Pour citer cet article : Tiphaine Martin, Nicolas Quint, « Brutalités humaines – Interview de Nicolas Quint », Voyages autour de mon cerveau, décembre 2025. URL : https://vadmc.hypotheses.org/27686

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Éditrices d’aujourd’hui - Vanessa Caffin, Jeanne Thiriet, Livres agités VADMC

Éditrices d’aujourd’hui – Vanessa Caffin, Jeanne Thiriet, Livres agités

Nous remercions chaleureusement Vanessa Caffin et Jeanne Thiriet d’avoir répondu à nos questions sur leur métier.

Tiphaine Martin – Qu’est-ce que vous aimez dans l’objet livre ?

Vanessa Caffin – Ce que j’aime dans l’objet livre, c’est sa capacité à créer un espace intime, presque suspendu, entre le monde et moi. J’aime cette rencontre lente, ce geste de tourner une page qui devient une respiration. Le livre garde les traces des lectures précédentes — un coin plié, une page un peu usée — et raconte autant l’histoire qu’il porte que celle de ses lecteurs. C’est un compagnon silencieux qui traverse le temps et qui, même fermé, continue de nous relier au monde.

Jeanne Thiriet – Sa sensualité, le chuchotement de la page tournée, la page cornée, celle annotée et la joie de le prêter, d’en hériter, d’en découvrir dans les boites à livres, les bibliothèques de maison d’hôtes, d’amis, d’amoureux ou de les redécouvrir dans la mienne. Il en dit tant sur nos personnes.

T.M. – Quand et pourquoi avez-vous fondé votre maison d’édition, Livres agités ?

V. C. – Nous avons fondé cette maison d’édition avant tout pour révéler et mettre en lumière de nouvelles voix littéraires féminines. Des voix engagées, qui font réfléchir sur la façon dont nous voulons faire société. Car nous pensons que la littérature est un laboratoire d’idées précieux pour penser le monde de demain. Et que ce monde a besoin que l’on porte sur lui un autre regard, et manque cruellement d’un narratif plus féminin.

J. T. – Nous avons créé Livres Agités, il y a quatre ans. Travaillant dans la presse, j’étais attirée par le temps long du livre : le travail sur le texte, l’objet et la dynamique avec ses réseaux de promotions et de ventes en librairies. Réseaux, comme dans la presse, animés par la même passion du livre et de la littérature. Je constatais alors que les autrices étaient souvent cantonnées à un genre et surtout était moins nombreuses. Pour des primo-romancières, cela devenait un double tour de force. D’où l’idée qui m’est venue de créer une maison d’édition dédiée aux primo-romancières. Convaincue par cette idée, Vanessa Caffin m’a rejointe et c’est le cumul de nos énergies qui nous a permis cette création singulière, engagée et courageuse dans un secteur économique déjà prolifique.

T.M. – Quels ouvrages publiez-vous ?

V. C. – Nous publions des premiers romans écrits par des femmes, profondément humanistes.

J. T. – De la littérature, du roman, de belles histoires de la vie et du monde, traversés par nos fondamentaux, la défense de l’écologie, des combats des femmes et de la justice sociale.

T.M. – Quel est le but de votre ebook, 37 Femmes de l’édition ?

V. C. – Le but de 37 Femmes de l’édition est de transmettre une forme de sororité littéraire, un passage de flambeau entre celles qui écrivent, éditent et façonnent les livres aujourd’hui, et celles qui rêvent de le faire demain. Nous avons réuni 37 voix différentes, 37 parcours, 37 manières d’aborder l’écriture, pour offrir aux jeunes autrices un espace de guidance, d’encouragement et de liberté.

J. T. – L’idée merveilleuse de cet e-book a germé dans la tête des deux femmes merveilleuses qui ont créé Dicès, une agence de communication littéraire. Pour nous, c’était important d’inviter des femmes de l’édition autrices ou éditrices à transmettre un peu de leur expérience à de jeunes autrices en cours d’écriture d’un premier roman. Cet acte de solidarité, de sororité donnait du sens à tout notre engagement. Ensemble, on est mieux que seules.

T.M. – Quels titres déjà publiés recommanderiez-vous pour les fêtes de fin d’année ?

V. C. Biche de Mona Messine, un thriller forestier extrêmement poétique, raconté à hauteur d’animaux et qui nous plonge dans les couleurs de l’automne. C’est de saison !

J. T. – Pour des amoureux de la nature et de la protection des animaux je conseillerai Biche, pour ceux qui aime les îles ; les utopies féministes, les mythologies fratricides et la poésie Matria, de Juliette Garrigue ; pour une balade avec une jeune femme dans le Belleville des années 80 Mon petit, de Nadège Erika ; enfin pour ceux qui aime le polar social Fracture(s), de Lidwine Van Lancker.

Site : https://www.livresagites.fr

Pour citer cet article : Tiphaine Martin, Vanessa Caffin, Jeanne Thiriet, « Éditrices d’aujourd’hui – Vanessa Caffin, Jeanne Thiriet, Livres agités », Voyages autour de mon cerveau, novembre 2025. URL : https://vadmc.hypotheses.org/27499

 

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Affiche Simone de Beauvoir-Parcours d’une intellectuelle VADMC

Simone de Beauvoir, parcours d’une intellectuelle – Introduction et plan de l’exposition

Cette exposition, âgée de plus de dix ans, est désormais mise en ligne sur notre carnet de recherches Voyages autour de mon cerveau.

Cette exposition, principalement à destination des étudiant·es et des élèves de tout niveau, peut également intéresser quiconque souhaiterait avoir une vision synthétique de l’existence et de l’œuvre de Simone de Beauvoir.

Nos sources, outre l’œuvre de Beauvoir, proviennent de nos travaux et des ressources bibliographiques qui s’y rattachent. Nous en profitons pour saluer amicalement et respectueusement nos collègues spécialistes de Beauvoir, passé·es, présent·es et à venir.

Nous remercions chaleureusement nos partenaires, la librairie Au Saut du Livre et l’association Parcours de Pionnières de leur soutien.

L’exposition se déploie en dix volets :

Chronologie

Une enfance modèle – 1908-1918

Une adolescence agitée – 1918-1929

Une scolarité philosophique – 1913-1929

La noce de l’entre-deux-guerres – 1929-1939

La Deuxième Guerre mondiale, un choc – 1939-1945

Les littératures engagées – 1945-1986

Une vie de combats – 1945-1986

Engagements féministes – 1949-1986

Derniers lustres – 1960-1986

Bonne visite à tous et toutes !

 

 

Pour citer cet article : Tiphaine Martin, « Simone de Beauvoir, parcours d’une intellectuelle – Introduction et plan de l’exposition », Voyages autour de mon cerveau, juin 2025. URL : https://vadmc.hypotheses.org/25519

 

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Voyages autour de mon cerveau

Il s’agit de créer un carnet de recherche sur des thématiques qui me tiennent à cœur, autour de l’analyse de la condition féminine à travers l’espace et le temps :

  • les études de genre
  • l’histoire des femmes
  • Simone de Beauvoir
  • les récits de voyage
  • la littérature jeunesse
  • la bande dessinée
  • l’histoire des arts
  • le cinéma
  • les feuilletons télévisuels
  • la chanson.
Les mouches du remords Gustave Lerouge, Jean-Paul Sartre VADMC

Les mouches du remords : Gustave Le Rouge, Jean-Paul Sartre

Quand on est criminel ou complice d’un criminel, parfois le remords affleure. Si c’est le cas, ledit remords peut se manifester sous la forme de mouches bourdonnantes. C’est le cas dans le roman Le Mystérieux Docteur Cornélius (Gustave Le Rouge, 1913) et dans la pièce de théâtre Les Mouches (Jean-Paul Sartre, 1943). Nous sommes loin de la belle mouche Jupiter, dans l’opéra-bouffe de Jacques Offenbach, Hector Crémieux et Ludovic Halévy, Orphée aux Enfers (1858).

L’assassin récidiviste Baruch Jordell, enfin capturé à la fin du roman de Le Rouge, se sent gagné par des hallucinations (Gustave Le Rouge, Le Mystérieux Docteur Cornélius, Paris, Bouquins, 1986, p. 749, 750) :

Dans ce silence profond, dans ces épaisses ténèbres, il entendait les battements de son cœur sonner à grands coups sourds dans sa poitrine. Il lui sembla ensuite que des voix chuchotaient à son oreille. En même temps, l’obscurité s’animait de toutes sortes de figures grimaçantes dont l’aspect se modifiait sans cesse et qui voletaient, en tourbillonnant, tout autour de lui.

C’était, à certains instants, comme des milliers de mouches de feu douées d’un rapide mouvement de vibration ; puis ces points lumineux se réunirent pour former d’innombrables mains sanglantes, qui toutes se tendaient vers son visage et le désignaient l’index tendu, comme pour dire : “C’est lui !”

– La Main Rouge ! bégaya-t-il éperdu de terreur.

Il lui semblait que ces mains, de minute en minute plus nombreuses et plus menaçantes, lui sautaient sur les épaules, lui tiraient les cheveux, se suspendaient aux basques de son habit ou se promenaient lentement sur son visage, en lui procurant la même sensation que s’il eût été frôlé par l’aile d’une chauve-souris. (…)

Aux mains sanglantes qui tournoyaient autour de lui comme des oiseaux de mauvais augure, avaient succédé des faces grimaçantes, qui le regardaient avec des hideux sourires, et parmi lesquelles il reconnaissait les physionomies de quelques-unes de ses victimes.

Étonnement, ses divagations prennent surtout la forme de la société secrète dont il fait partie, la Main Rouge. C’est seulement dans un second temps qu’il aperçoit certaines de ses victimes. Baruch l’Amerloque est un dur à cuire, ancêtre des gangsters des romans noirs et des films noirs nord-américains des années trente à cinquante. Par conséquent, Baruch a du mal à éprouver du remords, qui l’envahit progressivement. Ça commence par ses oreilles, avant de gagner ses yeux. Il est ainsi physiquement encerclé, à l’instar de l’homme dessiné par le peintre espagnol Francisco de Goya, dans sa fameuse gravure « Le sommeil de la raison produit des monstres » (« El sueño de la razón produce monstruos », 1797/1799, série Los Caprichos).

Baruch est doublement encerclé, d’abord par les murs de sa geôle, puis par lesdites « figures grimaçantes (…) volet[ant], en tourbillonnant, tout autour de lui. » Il ne peut plus échapper à ses pensées désagréables. Le bruit s’intensifie, l’image se précise. Les mouches deviennent visibles et plus bruyantes, tout comme l’affiliation de Baruch à la Main Rouge a intensifié ses meurtres et l’a fait plonger à jamais dans le Mal. C’est pour cette raison, peut-être, que ces mains bourdonnantes s’agrippent à lui, comme dans un conte fantastique de Guy de Maupassant (songeons à « La Main », 1883, au « Horla », 1887). Symboles sanglants de ses meurtres, elles ne le lâchent pas.

Telles aussi les mouches qui vivent grassement dans la ville d’Argos, en Grèce, depuis quinze ans que le roi Agamemnon a été assassiné à son retour de Troie, par sa femme Clytemnestre et son amant Égisthe. Les mouches ne s’attaquent pas qu’aux meurtriers, elles s’intéressent également à l’ensemble de la population argienne. La cité entière est confite dans la repentance, pour le crime royal et pour ses propres délits individuels. Les mouches sont les servantes zélées de Jupiter, le roi des dieux, qui entend ainsi maintenir son pouvoir sur Argos et les Argien·nes. Plongé·es dans le remords, les habitant·es ne pensent pas à se débarrasser des dieux, dont Jupiter. Vautré·es dans le repentir, elles et ils n’ont pas, non plus, à penser et à vivre par eux-mêmes, ce qui leur offre la sécurité de la médiocrité existentielle.

Rappelons que cette pièce a été créée au plus sombre de l’Occupation, avec un maréchal Pétain (Égisthe) collaborant avec Hitler (Jupiter), fustigeant, entre autres, « l’esprit de jouissance » d’avant-guerre, demandant aux Français·es de courber l’échine devant les Nazis et de ne pas écouter les résistant·es (Oreste) qui les veulent, et se veulent, libres.

Si Oreste libère sa ville natale d’Égisthe et de Clytemnestre, il ne sauve pas sa sœur Électre, qui préfère finalement plonger dans le remords, elle qui en était jusqu’alors exempte (acte III, scène  III) :

(…) mais tu m’as plongée dans le sang, je suis rouge comme un bœuf écorché ; toutes les mouches sont après moi, les voraces, et mon cœur est une ruche horrible ! (…) Tu ne m’offres que le malheur et le dégoût. (…) Au secours ! Jupiter, roi des Dieux et des hommes, mon roi, prends-moi dans tes bras, emporte-moi, protège-moi. Je suivrai ta loi, je serai ton esclave et ta chose (…). Défends-moi contre les mouches, contre mon frère, contre moi-même, ne me laisse pas seule, je consacrerai ma vie entière à l’expiation. Je me repens, Jupiter, je me repens.

Électre se réfugie dans la facilité de l’obéissance, alors qu’elle n’a plus rien à craindre et qu’elle n’a commis aucun meurtre. Est-ce une chute définitive, ou un mauvais moment qui passera ? La pièce ne le dit pas. Sartre fait entrer ses personnages dans un schéma sexiste classique, avec un homme valeureux et une femme faible.

Rappelons cependant que la compagne de Sartre, l’autrice Simone de Beauvoir, analyse ainsi la condition féminine, dans son essai de 1949, Le Deuxième Sexe (édition utilisée : Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe. Tome I, Paris, Gallimard, 2000, p. 395) :

Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui il est très difficile aux femmes d’assumer à la fois leur condition d’individu autonome et leur destin féminin ; c’est là la source de ces maladresses, de ces malaises qui les font parfois considérer comme « un sexe perdu ». Et sans doute il est plus confortable de subir un aveugle esclavage que de travailler à s’affranchir : les morts aussi sont mieux adaptés à la terre que les vivants.

Selon l’essayiste, la position des femmes est très inconfortable, elles sont tiraillées entre des aspirations différentes : leur besoin de liberté et l’éducation genrée qu’elles reçoivent, qui les incitent à la passivité. La fin de la citation, tranchante, rappelle que nous sommes très près des horreurs de l’Occupation, notamment celles de la Shoah et des résistant·es fusillé·es. Si nous suivons Beauvoir, le personnage d’Électre ne serait pas tant sexiste que réaliste.

Leur confère Anouilh préfère, quant à lui, un an après Les Mouches, valoriser Antigone, autre héroïne antique, dans sa pièce éponyme (1944). Électre éprouve, comme Baruch Jordell, des sensations physiques précises. Non seulement les mouches sont autour d’Électre, mais encore elles entrent dans son corps, dans son cœur – où elles se transforment en abeilles (voir la fin de la scène VIII de l’acte II et la scène première de l’acte III).

Les mouches, servantes zélées de Jupiter, poussent Électre dans les bras de roi des dieux, c’est-à-dire qu’elle abandonne ses tentatives de résistance pour devenir une bonne collaboratrice (des dieux, de la religion quelle qu’elle soit, de la société la plus passive et la plus morne, des nazis). Alors oui, Goya a bien raison : « Le sommeil de la raison produit des monstres ». Où est-il, le chemin de la raison, donc de la liberté ? Est-ce celui proposé par Oreste dans sa tirade finale, celui qu’il veut faire emprunter aux Argien·nes ? Ou y en a-t-il autant que d’habitant·es ?

Ainsi, criminel et complice de meurtre se rejoignent dans leur aptitude à laisser entrer les mouches en eux, si les motifs qui les poussent au remords diffèrent. Le sens que leurs auteurs donnent au remords est également différent : justice immanente chez Le Rouge, faiblesse de la raison chez Sartre.

Fredonnons plutôt un air d’Offenbach…

Pour citer cet article : Tiphaine Martin, « Les mouches du remords : Gustave Le Rouge, Jean-Paul Sartre », Voyages autour de mon cerveau, octobre 2025. URL : https://vadmc.hypotheses.org/27308

Partir, revenir, pourquoi ? (19) Vouloir rentrer chez soi. Uniformes et jupons courts VADMC

Partir, revenir, pourquoi ? (19) Vouloir rentrer chez soi. Uniformes et jupons courts 

Ah, il veut un shampoing à l’œuf de manière rapprochée, ce vieux dégoûtant ? Et tiens, vlan ! Sur son crâne aux cheveux rares, l’œuf explose. Elle lui lave ensuite sa sale bouche harceleuse avec la mousse de l’œuf éclaté. Puis, dignement, elle se frotte les mains sur une serviette de toilette, prend son manteau, laisse son matériel de coiffeuse à domicile, et sort. Heureusement, elle a gardé par mégarde un œuf dans son sac à main, qu’elle casse sur la tête du garçon d’ascenseur, un adolescent tout aussi excité que l’homme âgé sus-mentionné, et que le groom qui, quelques années plus tard, entreprend Josephine (Tony Curtis), dans Certains l’aiment chaud (Billy Wilder, Some Like It Hot, 1959).

Décidément, Susan fait bien de vouloir rentrer chez elle, dans l’Iowa, riante contrée campagnarde, où l’attend ce brave Will Duffy (Richard Fiske), le simplet, pardon, le brave gars qu’elle a naguère dédaigné, tout à ses rêves d’indépendance financière et de grande vie dans la… grande ville. Non, New York n’est pas le paradis qu’elle imaginait. Bon, sa maigre valise est faite, ses vingt-sept dollars et cinquante centimes pour le billet de retour sont dans son sac. C’est juste, mais ça ira.

En fait, non. La compagnie des chemins de fer ayant augmenté le prix des billets, et la compagnie de bus étant en grève, Susan Applegate (Ginger Rogers) est alors coincée. Son année à New York a donc été un échec complet : elle a enchaîné les petits boulots (vingt-cinq), échappant sans cesse au harcèlement sexuel des clients, dont le dernier, Albert Osborne (Robert Benchley) a refusé d’entendre ses refus répétés de boire de l’alcool avec lui et de « passer du bon temps » en sa compagnie chez lui, alors que son épouse est à des exercices de défense antiaérienne et que leur fils est dans une école loin de New York. Car, en effet, nous sommes en 1941, aux États-Unis, dans la comédie de Billy Wilder Uniformes et jupons courts (The Major and the Minor, 1942), et la guerre se rapproche. Dix-neuf ans avant son chef-d’œuvre Certains l’aiment chaud, et pour son premier long-métrage aux USA, le réalisateur d’origine européenne égratigne déjà les bonnes mœurs de son pays d’adoption. Et ce n’est que le début, dans ce film de 1942.

Le trajet de Susan jusque chez elle ne va donc pas être linéaire comme elle l’imaginait. Après s’être transformée en adolescente du nom de Su-Su afin de pouvoir payer un billet de train à tarif réduit, elle se fait passer pour une Suédoise auprès des contrôleurs, qui lui demandent : « Dis quelque chose en suédois. – Je veux être seule. » C’est-à-dire que Ginger Rogers aggrave sa voix afin de ressembler à celle de Greta Garbo, actrice d’origine suédoise, lançant sa réplique devenue fameuse dans Grand Hôtel (Edmund Goulding, Grand Hotel, 1932) : « I want to be alone ». Un clin d’œil admiratif de Wilder et de Charles Brackett, son co-scénariste ?

Ce stratagème fonctionne, jusqu’à ce que Susan éprouve le besoin de fumer sur la plate-forme arrière du train. Les contrôleurs, intrigués par cette toute jeune fille qui fume comme une adulte, l’interpellent. Et Susan/Su-Su a beau avaler sa cigarette allumée, ils lui redemandent son âge. Ils la poursuivent dans les couloirs du train quand elle s’enfuit, après avoir craché sa cigarette. Rogers montre ici son génie comique, que Charlie Chaplin ou Buster Keaton n’auraient pas désavoué.

Su-Su finit par se cacher dans le compartiment-couchette du major Philipp Kirby (Ray Milland). Voulant en sortir, elle est prise au piège de son mensonge, car le major ne veut pas laisser seule une mineure dans un train, la nuit. Il lui propose donc de dormir sur sa couchette, lui déplie la seconde couchette, au-dessus de celle de Susan. Tout se déroulerait dans la plus parfaite cordialité, sans problème, si la tempête n’éclatait au-dehors, les réveillant tous deux.

Philipp pense rassurer la petite Su-Su en lui contant que l’orage, ce n’est que des nains jouant au bowling (Terry Pratchett es-tu là ?). Billy Wilder et Charles Brackett auraient-ils pensé, par le plus grand des hasards cinématographiques, à la fameuse séquence « It’s a lovely day » dans la comédie musicale Top Hat (Mark Sandrich, 1935), lorsque Jerry Travers (Fred Astaire) feint de donner une leçon de climatologie à Dale Tremont (Ginger Rogers, déjà), dans une gloriette accueillante. Il lui explique que le tonnerre est dû au baiser entre un petit nuage et un gros nuage. Le petit nuage pleure, c’est la pluie qui tombe, etc. L’intention est clairement séductrice, ce qui n’est pas le cas dans Uniformes et jupons courts. Cependant… nous, spectateurs spectatrices, savons que Su-Su est une adulte, actuellement serrée dans les bras d’un adulte, Philip. Sur le lit d’un compartiment. De train (l’avons-nous déjà précisé ? Oui. Bon.). Elle tente de ne pas céder à la chaleur des bras masculins qui l’enserrent paternellement, étant une jeune fille probe, mais… après tout, l’orage lui fait vraiment peur. Et puis, tout cela est bientôt fini, elle va poursuivre son voyage, rentrer chez elle, oublier tout cela. Voilà, c’est ça.

Et, bien entendu, puisque nous sommes dans une comédie romantique, pas de chemins qui se séparent, du moins pas tout de suite, et encore moins d’oubli. Par contre, ô combien de situations scabreuses et drolatiques, comme Wilder les aime, tant, par exemple, dans Certains l’aiment chaud  que dans Sept ans de réflexion (The Seven Year Itch, 1955), que dans Embrasse-moi idiot (Kiss me stupid, 1964), que dans Ariane (Love in the Afternoon, 1957), que dans La Vie privée de Sherlock Holmes (The Private Life of Sherlock Holmes, 1970), que dans Avanti! (1972).

En termes cinématographiques, nous pouvons évoquer également le fameux « MacGuffin », terme forgé par le réalisateur nord-américain Alfred Hitchcock pour désigner un prétexte, objet ou autre, qui permet de faire avancer le scénario, sans que cet objet ou autre soit véritablement important. Dans Uniformes et jupons courts, Wilder et Brackett ont imaginé que Philipp a un œil faible, avec lequel il voit Susan comme une adulte, sauf lorsqu’il cache son œil faible et la regarde uniquement avec son bon œil. Le jeu œil faible/bon œil permet au réalisateur de ménager le suspens et de nous faire rire des mésaventures de Susan et de Philipp, puisque nous, spectateurs spectatrices, connaissons toute la vérité, à savoir que Su-Su est une adulte. Pas de pédophilie ni d’éloge de la pédophilie, ni de validisme, dans ce film.

Une fois sorti·es du train, sans que Susan puisse avouer son mensonge, l’un ne va pas à droite et l’autre à gauche. Au contraire, Su-Su séjourne à l’école militaire où Philipp est instructeur, après que Pamela Hill (Rita Johnson), fiancée à Philipp, a cru qu’il accueillait sa maîtresse dans son compartiment, ce qui lui a valu de prendre le plateau du petit-déjeuner dans la figure. Si Pamela, qui a deux bons yeux, semble, finalement, se laisser berner par le stratagème de Susan, malgré ses sourcils épilés, il n’en est pas de même pour sa sœur cadette Lucy Hill (Diana Lynn).

Cette adolescente intelligente et sympathique, qui ambitionne d’être « comme Madame Curie », propose un marché à Susan. Entre parenthèses, nous pouvons nous demander si ce personnage peut être à l’origine de l’héroïne de romans policiers Flavia de Luce, une adolescente passionnée par les sciences, créée par l’écrivain canadien Alan Bradley.

Le marché est le suivant : Lucy garde le secret sur l’âge de Susan, et Susan l’aide à détacher Philipp de Pamela, afin qu’il puisse réaliser son rêve de quitter l’école militaire et d’aller combattre dans le Pacifique. Or, Pamela se débrouille toujours pour bloquer les demandes de Philipp et le garder ainsi auprès d’elle. Cette chère Pamela veut sa petite vie bien tranquille, bourgeoise, loin des tumultes du monde et de la foule déchaînée. La guerre, la défense de la patrie ? Oh… quelle vulgarité… Prendre le thé, vérifier son rouge à lèvres, sa coiffure, redresser un napperon, s’angoisser d’une éraflure à son vernis à ongles, oui.

Wilder, en ces temps guerriers, montre deux types de femmes : l’une, prête à suivre son amour et/ou à l’attendre pendant qu’il guerroie, l’autre préférant le confort, un homme à ses pieds tous les jours et un cocon. Pourtant, Pamela est intelligente et sensible, tout autant que Susan. Mais Pamela reste prisonnière de son éducation bourgeoise, tandis que Susan, issue d’un milieu populaire/petit-bourgeois, est plus malléable, outre sa vitalité, son désir de nouveauté, son amour total pour Philipp et son dévouement à son pays. Si le film condamne l’attitude de Pamela, rappelons que la société occidentale d’après-guerre, et particulièrement en Amérique du Nord, prônera le retour au foyer et l’enfermement des femmes dans un espace clos, comme celui voulu par Pamela, avec un homme revenant du travail tous les soirs et passant son dimanche après-midi à laver sa voiture.

Rappelons également qu’un certain nombre de comédies hollywoodiennes des années 1930, puis des décennies suivantes, montrent de manière positive des femmes qui travaillent et/ou qui sont prêtes à suivre leur amour où qu’il aille. Les personnages féminins ne sont pas figés dans un moule de revendication de sédentarité, quelle que soit l’époque. Il reste que bien peu voyagent pour leur agrément, sans motif masculin comme récompense, et que les films se terminant par le mariage ou la promesse de mariage, les scénaristes et les réalisateurs évacuent le devenir professionnel de leurs personnages féminins qui travaillent. Ou allait-il de soi qu’elles arrêtaient de travailler après leur lune de miel ?

En 1941, pour arriver à ses fins, Susan utilise son charme d’adolescente-femme. Elle manipule les élèves pour pouvoir téléphoner à Washington, afin que Philipp obtienne sa mutation. Rappelons que les élèves, tous plus arrogants les uns que les autres, se sont conduits avec elle comme de parfaits harceleurs adultes, comme ceux que Susan a croisés dans New York. Tant près d’un canon que dans un canoë que lors d’une pause lors d’une promenade à bicyclette, ils ont tenté de l’embrasser de force (et parfois réussi) en la plaquant contre eux, sous prétexte de lui enseigner, soit « la prise de Sedan », soit « la prise de Paris », soit « la prise de Benghazi ». Ces trois références militaires, les deux premières françaises et l’autre libyenne (la Libye étant déchirée entre les Italiens et les Britanniques), rappellent, aussi, que la guerre est en cours, hors du territoire des États-Unis.

La sympathie de Wilder va explicitement à Lucy et à Su-Su plutôt qu’aux garçons. Comme chez Hitchcock, les filles sont intelligentes et dégourdies, tandis que les garçons sont désagréables et immatures. Cela n’empêche pas Wilder et Brackett d’ironiser sur la soumission de beaucoup de jeunes filles à la mode venue du cinéma. En effet, toutes les adolescentes du pensionnat voisin de l’école militaire sont coiffées « à la Veronica Lake », soit teintes en blond, avec la moitié du visage caché par leurs longs cheveux. Rappelons que l’actrice est l’héroïne des Voyages de Sullivan (Preston Sturges, Sullivan’s Travels, 1941), film produit par les studios Paramount, comme Uniformes et jupons courts. Wilder et Brackett font donc ici un clin d’œil moqueur à leur employeur et à la mode lancée, plus ou moins volontairement, par l’actrice. Nous nous permettons un autre clin d’œil à cette mode et à cette actrice :

Rémy de Gourmont souhaite que la femme porte ses cheveux flottants, libres comme les ruisseaux et les herbes des prairies : mais c’est sur la chevelure d’une Veronica Lake qu’on peut caresser les ondulations de l’eau et des épis, non sur une tignasse hirsute vraiment abandonnée à la nature.

Cette phrase est tirée de l’essai de l’écrivaine française Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949 ; édition utilisée : Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe. Tome 1, Paris, Gallimard, 2000, p. 258-259). L’autrice analyse ici la fabrication d’un mythe patriarcal, celui de la femme faussement naturelle. L’injonction masculine fabrique une apparence à laquelle les femmes occidentales des années 1940 seraient contraintes de ressembler, sous peine de ne pas exister, exister au regard des hommes, bien entendu, non pour elles-mêmes, ni pour des hommes libres de tout préjugé.

Finalement, Susan arrive à faire muter Philipp, ce qui provoque une crise dans le couple PP (Pamela-Philipp), mais sans empêcher les épousailles. En effet, Pamela démasque Susan, grâce à… Albert Osborne, qui a un fils à l’école militaire et qui est venu, avec son épouse, assister au bal trimestriel de l’école. Le harceleur n’a presque aucune honte à révéler l’identité de Susan à Pamela, drapé dans la moralité/l’immoralité la plus commune (des choses sont permises aux hommes et pas aux femmes). Pamela en profite pour menacer Susan de faire renvoyer Philipp si elle lui révèle son âge et ce qu’elle a fait pour qu’il reprenne du service actif. Alors, Susan repart chez sa mère, sans rien dire, dans l’Iowa, où l’attend également son ancien petit ami, le brave Will Duffy, qui l’aime toujours. Ouf, tout est bien qui finit bien, n’est-ce pas ? Chacun a sa chacune, à classe sociale égale, dans des espaces différents et très éloignés l’un de l’autre. La morale traditionnelle est sauve.

Puisqu’on vous dit que tout va bien. Vraiment. Mais, dans ce cas, pourquoi donc Susan passe-t-elle tout son temps à rêvasser, plutôt que d’aller manger une glace en ville avec Will ? Parce que Wilder et Brackett n’aiment pas les fins convenues, parce que Rogers et Milland sont les deux têtes d’affiche et qu’on n’a jamais vu, ou presque, de mémoire hollywoodienne, les têtes d’affiche ne pas finir ensemble à la fin du film. Et parce que le couple Philipp-Susan fonctionne bien mieux que celui PP et SW (Susan-Will).

Suite à un ingénieux stratagème de Lucy, décidément la bonne fée du duo, Philipp rejoint Susan chez sa mère, lui apprenant que Pamela s’est mariée avec un homme riche et sédentaire. Philipp a également appris à regarder Susan comme une adulte, et ce, tant avec son bon œil qu’avec son œil faible. À la toute dernière image, Susan et Philipp s’embrassent, puis prennent le train ensemble pour se marier, puis Susan attendra dans une grande ville de l’Ouest le retour de Philipp, qui va partir au-delà des mers pour se battre. De train en train, leur couple s’est formé et solidifié.

Si Susan rentre chez elle, c’est pour mieux en partir définitivement. Et pourquoi pas ?

Pour citer cet article : Tiphaine Martin, « Partir, revenir, pourquoi ? (19) Vouloir rentrer chez soi. Uniformes et jupons courts », Voyages autour de mon cerveau, octobre 2025. URL : https://vadmc.hypotheses.org/27171

Amour de vacances (2) : “Le bain de minuit” VADMC

Amour de vacances (2) : “Le bain de minuit” 

Comment faire mieux connaissance avec son nouvel amour qu’en allant se baigner à deux ? Le chanteur-auteur-compositeur Gilbert Bécaud décrit une belle nuit marine dans sa chanson « Le bain de minuit » (Gilbert Bécaud, Maurice Vidalin, 1970). La mer de la chanson n’est pas identifiée, ni l’identité du duo, ce qui permet l’universalité du texte. Cette rencontre à deux pourrait avoir lieu dans n’importe quelle mer, à presque n’importe quelle époque, avec n’importe quel tandem (femme-homme, femme-femme, homme-homme). Pour le temps, seul le dernier couplet nous indique que les deux protagonistes sont de Paris, donc sont actuellement en vacances au bord de la mer. Sachant que Bécaud, qui parle à la première personne dans cette chanson, chante habituellement l’amour hétérosexuel, les premiers destinataires sont donc plutôt des couples hétérosexuels. Quant à la mer, Bécaud étant toulonnais d’origine, il a sans doute pensé à la mer Méditerranée, côté Var.

Le narrateur du « Bain de minuit » entraîne sa nouvelle conquête à la mer, après un face-à-face qui s’est éternisé :

Quand on aura beaucoup dansé,

Beaucoup trop dansé,

Quand on aura beaucoup fumé,

Beaucoup trop fumé,

On s’en ira de ce zinzin

Et je te prendrai par la main

Jusqu’à la mer où tout finit

Au bain de minuit.

Le titre de la chanson apparaît donc dès le premier couplet. La rencontre a lieu dans un espace festif, soirée ou boîte de nuit, comme dans « Candy » de Stone (1983). Mais, contrairement à cette chanson-ci, le couple chez Bécaud ne reste pas avec les autres danseurs et danseuses. Le lieu de la rencontre est déprécié (« zinzin »), remplacé par un endroit naturel, dégagé de la drogue et de la foule, à savoir la mer. Toute la chanson est baignée, outre la musique, lyrique, par le doux bruit des vagues, ajoutant au romantisme de la musique et du texte.

À l’instigation du narrateur, le couple en formation se cherche à travers diverses actions, toutes contées avec finesse, en anaphore :

Quand on aura beaucoup marché (…)

Quand on aura beaucoup flirté (…)

Quand on aura tourné viré (…)

Et qu’on aura pomme croquée (…)

Et qu’on aura déshabillé

Ces inconnus que l’on était (…)

Quand on sera bien fatigués (…)

Alors tu me diras ton nom

Et moi je te dirai mon nom.

Les différentes étapes du flirt conduisent à l’amour, qui a besoin de nomination, entre autres, pour exister. Il ne s’agit pas de se construire un beau souvenir, mais de commencer une histoire. Celle-ci pourrait se poursuivre dans la capitale française :

Et à bientôt, et à Paris,

On reprendra, dis,

Nos bains de minuit.

Pour la première fois de la chanson, le narrateur sollicite l’avis de sa compagne, établissant une relation égalitaire entre eux. Nous sommes loin de la forfanterie du narrateur d’« Alors, raconte » (Gilbert Bécaud, Jean Broussolle, 1956), qui décrit avec complaisance son dernier rendez-vous amoureux, ou d’autres hommes peu galants, qui ne gardent pas forcément le silence sur leurs conquêtes.

À la fin du « Bain de minuit », la vie amoureuse appartient au couple, quittons-le sur la pointe des pieds.

Et, imitons-les ?

Pour citer cet article : Tiphaine Martin, « Amour de vacances (2) : “Le bain de minuit” », Voyages autour de mon cerveau, octobre 2025. URL : https://vadmc.hypotheses.org/27052