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  • Verger J. (dir.), 2019-2020, Histoire de l’université de Toulouse. T. 1. Époque médiévale, Portet-sur-Garonne : Éditions Midi-Pyrénéennes

Jacques Verger est membre de l’Institut, professeur émérite d’histoire médiévale à Sorbonne Université, directeur d’études honoraire à l’EPHE : jacques.verger@aibl.fr


Un modèle singulier

La première caractéristique de l’université de Toulouse est son ancienneté. Quelle que soit la date de naissance retenue, celle du traité de Paris de 1229 ou celle des bulles pontificales de 1233 ou 1245, elle n’a guère été précédée, à l’échelle de l’Occident, que par sept ou huit fondations plus anciennes. En France, seules Paris et Montpellier peuvent se targuer d’une origine antérieure de quelques années. La fondation de l’université de Toulouse fut cependant clairement placée sous le signe d’une double référence. D’une part, celle de Paris, c’est-à-dire celle d’une communauté pleinement autonome de maîtres et d’étudiants. D’autre part, celle d’un modèle qu’on pourrait qualifier de « méridional », qu’on trouve à la même époque à Naples ou à Salamanque, c’est-à-dire celui d’un ensemble d’écoles également de haut niveau mais directement fondées, financées et contrôlées par l’autorité ecclésiastique ou laïque. Cette ambiguïté institutionnelle se retrouve dans tout le développement ultérieur de l’université de Toulouse.

Les statuts de l’université nous renvoient l’image d’un dispositif institutionnel original, qui n’est ni celui de Paris suggéré par la papauté, ni celui de Bologne alors prépondérant dans l’Europe méridionale. À Toulouse émerge plutôt un « système mixte », d’ailleurs solide car il ne sera modifié que marginalement jusqu’à la fin du Moyen Âge et même au-delà.

Un système à l’abri des tensions

La solidité de ce système contribue à expliquer – à côté d’une moindre exposition politique et idéologique – que l’université de Toulouse n’ait pas connu les multiples crises internes qui n’ont cessé de secouer au Moyen Âge celle de Paris. Le maître-mot pourrait être « équilibre ». Système mixte, le dispositif institutionnel toulousain apparaît comme un système équilibré, propre à désamorcer certaines tensions.

Équilibre entre le chancelier, représentant de l’autorité ecclésiastique, et le recteur, chef de la corporation universitaire, qui coopèrent plus souvent qu’ils ne s’opposent, pour veiller au bon fonctionnement de l’université. L’autonomie universitaire existe bien à Toulouse, mais elle n’est pas l’enjeu d’affrontements permanents entre les universitaires et les autorités extérieures.

Équilibre entre les diverses facultés. Les juristes ont certes à Toulouse comme dans toutes les universités méridionales une position prépondérante, mais ici ils n’en abusent pas pour étouffer les autres disciplines. Ils laissent au contraire six mois par an, la fonction de recteur aux maîtres des facultés « préparatoires » de grammaires et d’arts libéraux et accueillent ceux-ci dans le conseil de l’université.

Équilibre entre les maîtres et les étudiants. Toulouse n’était pas une « université d’étudiants » du type bolognais, qui triomphe alors en Italie. Ce système était constitué par la seule communauté des étudiants qui s’administraient eux-mêmes et engageaient par contrat les professeurs qui leur faisaient cours. Au contraire, Toulouse était une « université de maîtres », comme presque toutes les universités françaises du Moyen Âge, dirigée donc par les maîtres en exercice qui rédigeaient les statuts, occupaient les fonctions de responsabilité et assuraient la discipline, mais avec l’originalité de faire cependant place à quelques représentants des étudiants dans les conseils.

Équilibre enfin entre clercs séculiers et religieux. Longtemps tenus à l’écart de l’université, ces derniers, comme les Dominicains du couvent des Jacobins, entretenaient cependant avec elle de bonnes relations. Quand fut créée en 1360 une faculté de théologie, les ordres mendiants en prirent le contrôle mais tout en continuant à entretenir avec l’université, à l’opposé des affrontements récurrents observés à Paris ou Oxford, de bonnes relations.

L’économie des savoirs

Au Moyen Âge comme de nos jours, les universités étaient des lieux de conservation, de transmission et de développement du savoir. Toutes n’enseignaient cependant pas les mêmes disciplines. On oppose souvent un schéma « parisien » – que l’on retrouvait à Oxford, à Cambridge et en Allemagne où les arts libéraux, la philosophie et la théologie se taillaient la part du lion -, et un schéma « méridional », né en Italie, où les disciplines juridiques occupaient une place prépondérante, parfois associées à des enseignements de grammaire et de rhétorique ou accompagnées par des études médicales, tandis que la théologie était marginalisée et abandonnée aux ordres religieux.

Cette distinction ne recouvre que partiellement celle que nous avons faite plus haut entre « universités de maîtres » et « universités d’étudiants » car Toulouse, université de maîtres, relevait plutôt, quant au contenu des enseignements, de ce schéma « méridional ». Il y avait cependant, sur ce plan aussi, une certaine originalité du cas toulousain qui se présente en réalité comme un type « mixte » et non pas comme le simple décalque d’un système importé de Paris ou de Bologne : le droit occupait ici comme ailleurs une place prépondérante et reconnue par les contemporains mais avec des particularités spécifiques.

D’abord en termes d’effectifs de maîtres et d’étudiants, le droit ecclésiastique l’emportait nettement sur le droit civil. C’est une situation inverse de celle observée dans les universités provençales ou italiennes, indice sans doute d’un caractère ecclésiastique plus marqué. D’autre part, les cursus juridiques toulousains étaient exceptionnellement longs : dix ans pour devenir docteur en droit ecclésiastique et treize en droit civil. Peut-être faut-il voir là un désir de Toulouse de s’affirmer, par le sérieux de ses enseignements, en équivalent, sinon en rivale, juridique et méridionale, de Paris, haut lieu des études philosophiques et théologiques.

De plus, la prépondérance du droit n’était pas monopole. L’université a fait une large place aux études de grammaire et de logique, constitués ici en deux facultés distinctes, ce qui est une spécificité toulousaine.  Y a-t-il eu une volonté de constituer deux « filières » distinctes, une grammaticale et plus « littéraire » et une plus « parisienne » et tournée vers la dialectique et la philosophie ? L’hypothèse est tentante.

Les Toulousains n’ont pas non plus méprisé la théologie. Certes, la faculté de théologie a été instituée ici tardivement,mais les écoles des ordres religieux brillaient depuis longtemps par le haut niveau de leurs enseignements et leur intégration dans la faculté de théologie créée en 1360 consacra à la fois la volonté désormais unanime des Toulousains de se doter officiellement d’une telle institution et le désir des papes d’établir dans le Midi un haut lieu d’études théologiques d’une parfaite orthodoxie. Encore une fois, tout en restant fidèle à ses spécificités méridionales, Toulouse se posait en discret alter ego de Paris.

Entre identité régionale et ambition nationale

Premier trait à souligner ici, car il est puissant et permanent, la forte identité régionale de l’université de Toulouse. Certes, il y avait à Toulouse des étudiants étrangers, surtout catalans et aragonais, mais qui ne comptaient guère que pour 3 à 6 % du total. Plus rares encore étaient les Français de la moitié Nord du Royaume. En fait, la plupart des étudiants toulousains venaient d’une aire correspondant en gros à un vaste quart Sud-Ouest de la France. Les conséquences de cette situation se laissent deviner : des attentes sociales et culturelles assez uniformes, une population universitaire plutôt homogène, des effectifs élevés, aux alentours du millier, relativement stables au total et résistant mieux qu’ailleurs aux crises démographiques et politiques de la fin du Moyen Âge.

Les nombreux collèges, c’est-à-dire les internats fondés pour accueillir certains étudiants, qui existaient au sein de l’université de Toulouse, sont un autre indice de ce fort ancrage régional : une quinzaine, tous de recrutement régional, accueillant plus de 200 boursiers. Ce poids de l’institution collégiale, plus fort ici que dans toute autre université méridionale, est un trait original de notre université qui, là encore, la singularise et la rapproche de certaines universités septentrionales : Paris, Oxford, Cambridge.

Tout ceci peut expliquer l’assez faible conflictualité qui caractérise la vie universitaire toulousaine au Moyen Âge, à part quelques incidents brutaux et imprévisibles. On peut penser que les étudiants toulousains ne se sentaient pas tellement dépaysés dans une ville où la plupart partageaient la langue et le mode de vie des habitants.

C’est également cette forte intégration régionale qui explique l’ambiguïté des rapports aux pouvoirs et du rôle politique de l’université de Toulouse. La vocation première de celle-ci était de répondre aux besoins de la société locale en prédicateurs orthodoxes, en administrateurs et en juristes compétents, en scribes lettrés, et c’est bien ce qu’elle a fait. Ajoutons-y les besoins de l’Église en cadres bien formés, surtout à partir du moment où la papauté d’Avignon a fait du clergé méridional le vivier naturel de sa bureaucratie.

Une université inscrite dans son environnement

Ce rôle social explique que l’université de Toulouse à la fin du Moyen Âge ait majoritairement recruté dans les « classes moyennes » et la bourgeoisie locale en quête de promotion ou de reproduction sociale. Il n’y a rien là de bien original. Mais l’histoire politique de l’université de Toulouse ne se réduit pas pour autant à ses démêlés avec les capitouls pour la défense de ses privilèges ni finalement à la progressive « municipalisation » que traduirait son glissement, après 1470, sous le contrôle d’un Parlement lui-même, émanation de la bourgeoisie locale.

Car l’université de Toulouse gardait aussi le souvenir de ses origines anciennes, de sa proximité avec les papes d’Avignon, en même temps que de son implantation dans la capitale du pouvoir capétien dans le Midi et du rôle que certains de ses juristes avaient pu jouer dans l’entourage royal. Tous ces facteurs la poussaient à se poser en « université de la patrie de langue d’oc », rivale méridionale de l’université de Paris, et à faire entendre sa voix dans les « débats nationaux » du temps : fidèle au roi dans ses conflits avec les Anglais et les Bourguignons, mais fidèle aussi au pape contesté par les universitaires parisiens partisans de l’autonomie de l’Église de France vis-à-vis de Rome.

Ainsi va l’université de Toulouse à la fin du Moyen Âge, entre identité méridionale et ambition nationale. Et c’est bien là aussi une des originalités de son histoire, qui la distingue, sans l’en séparer totalement, du nombre sans cesse croissant des universités avant tout régionales qui se multiplient à la même époque.


  • Barrera C., Ferté P. (dir.), 2019-2020, Histoire de l’Université de l’Université de Toulouse. 3 tomes : L’époque médiévale (Jacques Verger, dir.), L’époque moderne (Patrick Ferté, dir.), L’époque contemporaine (Caroline Barrera, dir.), Portet-sur-Garonne : Ed. Midi-Pyrénéennes


Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND
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Contrairement aux autres campus français, l’université de Toulouse se distingue à l’âge moderne par sa forte attractivité pour les enseignants et les étudiants étrangers. Cette constante ouverture à l’international cache néanmoins des phénomènes de nature différente et des variations structurelles qui se déploient inégalement entre la fin du Moyen-âge et le siècle des Lumières. Qu’en est-il des motivations diverses des arrivants ? Choix contraint ou spontané ?

Depuis la fin du Moyen Âge, l’université de Toulouse bénéficie d’un certain renom, drainant des étudiants venus des quatre coins de la France. Cette attractivité, qui durera jusqu’en plein Siècle des Lumières déborde des frontières du royaume.

Ainsi les quatre facultés toulousaines – droit, théologie, arts libéraux et médecine – attirent des étudiants, mais aussi des enseignants depuis notamment la péninsule ibérique et l’Irlande. Cette particularité distingue l’université de Toulouse des autres campus français.


  • Ferté, Patrick, 2020, Histoire de l’université de Toulouse. Époque moderne, vol. 2, Éditions Midi-Pyrénéennes, Portet-sur-Garonne.

Patrick Ferté est membre du Laboratoire Framespa, université de Toulouse Jean Jaurès


Une étude menée sur des archives universitaires et criminelles a permis de faire un tour d’horizon sur la dimension internationale de l’université de Toulouse.

Des professeurs étrangers

En effet, l’Université de Toulouse n’hésite jamais à attribuer ses chaires à des professeurs étrangers, des Espagnols, des Portugais, des Écossais, des Irlandais, voire quelques Piémontais. Ceux-ci y trouvent hospitalité sans problème, au point non seulement d’y enseigner mais encore de se marier dans les meilleures familles de la ville et d’y faire souche. Toutes les chaires toulousaines font preuve d’un esprit d’ouverture souvent absent des autres campus français, même si c’est surtout la faculté de médecine qui s’en est fait une spécialité. Il s’agit d’un choix délibéré, puisque les chaires sont attribuées au terme de longs concours publiques, à la différence de nombreux campus où des dynasties universitaires locales se réservent les successions.

Ainsi les recrutés sont souvent des spécialistes réputés, voire de véritables célébrités de leur discipline, comme Martin Azpilcueta – juriste navarrais surnommé « l’Oracle du droit » -, Antoine de Gouvea – professeur portugais du fameux juriste Jacques Cujas -, Francisco Sanchez dit « le Sceptique » – philosophe et médecin galicien – et bien d’autres célèbres médecins portugais (Alvarez) ou irlandais (Neil O’Glacan, O’Riordan). Toulouse en tire une réputation de pôle d’excellence sur la carte universitaire non seulement du royaume, mais aussi de l’Europe catholique.

Ce renom international lui attire donc des foules d’étudiants français et étrangers. Ces derniers se pressent vers Toulouse d’autant plus volontiers qu’ils peuvent y écouter des professeurs compatriotes. Ces ruées d’étudiants étrangers se déroulent en trois séquences chronologiques assez différentes. D’abord, le Moyen Âge et la Renaissance sont marqués par l’attraction des étudiants hispaniques. Ensuite, au XVIIe siècle, on voit l’arrivée des Irlandais persécutés pour leur catholicisme. Enfin, au XVIIIe siècle s’ajoutent aux Irlandais – qui continuent de venir à Toulouse -, une nouvelle ruée de Catalans.

L’âge d’or des Hispaniques

Au début du XVe siècle, de 3 à 6 % des étudiants des facultés toulousaines sont issus de l’aire hispanique. Cette présence s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, il y a bien sûr la proximité géographique, mais qu’il ne faut pas exagérer puisqu’on voit les étudiants parcourir des milliers de kilomètres pour s’inscrire en faculté. Mais d’autres paramètres favorisent cette attraction : le lien entre la couronne d’Aragon et le Languedoc ; la modestie des facultés aragonaises ; le latin qui est la langue internationale et facilite les échanges culturels ; enfin et surtout, la réticence des Catalans à aller fréquenter les universités castillanes. Outre-Pyrénées, cette tradition d’études toulousaines perdure et même s’amplifie à la Renaissance, car l’époque est marquée par la mode humaniste de la « pérégrination académique », c’est-à-dire du « voyage étudiant » ou du cursus itinérant à travers toute l’Europe. Or, l’université de Toulouse s’insère brillamment dans un circuit international reconnu qui mène les étudiants vers l’Italie. Pour les Espagnols qui subissent alors le même appel de l’Italie, la première halte est la Ville rose, où ils entament leur cursus et parfois y restent, d’autant plus volontiers qu’ils y trouvent des compatriotes en chaire. L’université de Toulouse joue ainsi un rôle notable de relai de la Renaissance entre l’Espagne et l’Italie durant le « beau XVIe siècle ».

Les archives universitaires ne permettent pas d’effectuer des statistiques avant 1561, date du plus ancien registre de diplômes – graduations. Toutefois, à défaut, les archives criminelles permettent de constater le séjour d’une forte colonie estudiantine hispanique. Les mœurs étudiantes sont alors particulièrement violentes, à l’image de la société entière. Les étudiants sont divisés en « nations étudiantes », solidarités fondées sur leur origine géographique : ces institutions illégales sont fortement structurées, dotées d’un chef – prieur – élu démocratiquement, d’un trésor alimenté par les cotisations, de rituels et de fêtes, mais aussi d’un arsenal d’armes blanches et d’arquebuses, et d’un sens de l’honneur fort chatouilleux. Les combats de rue sont permanents entre différentes « nations » ou contre le guet – la police des capitouls -et, comme le dit Rabelais dans son Pantagruel, « à coup d’épée à deux mains ». Interdites en 1531, mais mollement réprimées par le Parlement, ces sociétés turbulentes perdurent sans aucune discrétion jusqu’au début du XVIIe siècle. Or, ces archives criminelles attestent de la présence de la « nation espagnole », qui est le plus souvent mêlée à ces rixes sanglantes quasi quotidiennes.

Les guerres de religion marquent cependant un tournant. Certains professeurs toulousains ayant embrassé la Réforme protestante, le roi d’Espagne Philippe II interdit en 1559 à ses sujets d’aller fréquenter un foyer d’hérésie. Comme il n’est pas obéi, il doit récidiver en 1561 et 1565. Il faut attendre un drame, l’assassinat du prieur de la « nation » espagnole lors d’une guerre étudiante de plus, pour voir tarir ce flux transpyrénéen, en 1566. Dès lors, le nombre d’Espagnols à Toulouse s’effondre : le « long XVIIe siècle », marqué par les conflits entre la France et les Habsbourg n’arrange pas les choses. Si les Espagnols se raréfient sur les bancs de l’université, ils ne disparaissent pas totalement pour autant : entre 1625 et 1704, on en compte encore 210 qui viennent chercher un diplôme toulousain malgré les guerres.

L’accueil des Irlandais

La persécution des catholiques irlandais par les Anglais fait rage durant le XVIIe siècle : ils sont notamment interdits d’éducation secondaire et supérieure. Ceci provoque un mouvement de solidarité dans l’Europe papiste qui se dote de structures d’accueil dédiées. Dans le cadre de ce programme appelé la « Mission irlandaise », les jeunes Irlandais réfugiés sont éduqués dans l’espoir de former des prêtres destinés à retourner dans la mère patrie prêcher le catholicisme. Toulouse participe, à sa mesure, de cette solidarité dès avant la création par Louis XIV – en 1659 – du séminaire irlandais Sainte-Anne-la-Royale. Une douzaine de jeunes gens y sont pensionnés, nourris, logés, éduqués puis diplômés. Dès lors, toute une diaspora irlandaise s’est intégrée à la vie universitaire toulousaine jusqu’en plein Siècle des Lumières : alors l’archevêque de Toulouse est un Irlandais, Mgr Dillon, tout comme plusieurs professeurs de droit, de théologie et de médecine.

Pour tout le XVIIe et le XVIIIe siècles, les archives de l’université et celles plus lacunaires du séminaire permettent de retracer la vie de plus de 400 étudiants et pensionnaires irlandais. Ces statistiques révèlent les limites de la Mission irlandaise : peu de prêtres, dûment formés, sont repartis dans leur île natale affronter les terribles Lois pénales qui accablent les éventuels rapatriés en soutane. On peut les comprendre : l’hospitalité toulousaine est trop confortable dans leur pensionnat où règne le « fais ce que voudras » rabelaisien. Arrivés souvent très jeunes, ils perdent l’usage de leur langue natale au bout de leur cursus. Aussi cherchent-ils à prolonger leur exil doré en faisant les études les plus longues, ou en entamant un cursus dans une autre discipline – en droit ou en médecine – après un doctorat de théologie. Beaucoup, au lieu de rentrer au pays, postulent des bénéfices ecclésiastiques dans le royaume, ou font une carrière laïque de juriste ou de médecin. Bref, l’aide au retour a le plus souvent été détournée et l’université a joué en cela un rôle contre-productif.

Le retour en masse des Catalans

Après des décennies d’étiage espagnol sur les bancs des facultés toulousaines, le XVIIIe siècle voit le retour des Catalons à des niveaux record : plus de 920 entre 1704 et 1789. C’est la Guerre de Succession d’Espagne (1704-1715) qui l’explique. La montée du petit-fils de Louis XIV sur le trône d’Espagne s’est faite grâce aux Castillans et s’est longtemps heurtée à la résistance acharnée des Catalans, notamment des bataillons étudiants de Barcelone et de Gérone qui ont soutenu son adversaire Charles de Habsbourg. Une fois victorieux en 1715, Philippe V fait payer très cher aux Catalans leur rébellion. Il supprime toutes leurs universités traditionnelles pour les remplacer par l’université de Cervera. Ce nouveau campus créé ex nihilo par leur vainqueur et réputé pro-castillan va être « boycotté » durant plusieurs décennies par les Catalans qui désormais préfèrent retourner à Toulouse, d’autant mieux que les sévères règlements universitaires de Louis XIV ne s’appliquent pas aux étudiants étrangers.

Comme Philippe II, Philippe V a tenté d’interdire cette fuite étudiante vers Toulouse, mais en vain : on constate un flux constant de 717 diplômés catalans à Toulouse en seulement cinquante ans, avant qu’un decrescendo se fasse sentir après 1765 sous l’effet des réformes de Charles III.

Une internationalisation glorieuse ?

Au total, sur toute la période documentée – 1561-1793 -plus de 1500 étudiants étrangers sont donc venus fréquenter le campus toulousain. L’université doit-elle en tirer gloire ? Force est de tempérer le jugement selon les trois périodes. Durant la Renaissance, Toulouse attire les étudiants ibériques grâce à la qualité de son enseignement et à ses professeurs illustres. En revanche, les deux périodes suivantes s’en distinguent radicalement par les motivations. La soif de savoir humaniste n’est plus la raison principale : Irlandais et Catalans viennent à Toulouse contraints par leurs contextes géopolitiques respectifs. En outre, leurs pratiques estudiantines, diamétralement opposées, découlent d’un intérêt bien compris. Les Irlandais réfugiés retardent indéfiniment leur rapatriement périlleux par des cursus à rallonge. Au contraire, les Catalans, non soumis en tant qu’étrangers aux règlements de temps d’étude entre chaque diplôme, ne sont en fait que des étudiants météores (si le mot « étudiant » est adéquat…). Ils viennent en effet empocher maîtrise, baccalauréat, licence et même doctorat souvent en moins d’une semaine ! Autres temps, autres mœurs.


  • Ferté P., 2013, « Toulouse, université hispanique. Des relations universitaires franco-espagnoles du Moyen Age à l’Illustración », Cahiers de Framespa, n° 14.
  • Ferté P., 2006, in O’Connor Th., Lyons M. A., (dir). P., Irish communities in early-modern Europe, Dublin : Four Courts Press


Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND
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On parle communément « d’université de Toulouse », quelles que soient les époques. Ce faisant, on donne à l’institution une fausse apparence de continuité, qui dissimule des soubresauts, des suppressions, des fondations ou refondations et des évolutions majeures. 

C’est le cas en 1896, quand l’université de Toulouse, supprimée en 1793, est refondée. Cela signifie-t-il, pour autant, le retour à l’université d’Ancien régime ? Absolument pas.


  • Barrera C. (dir.), 2019-2020, Histoire de l’université de Toulouse. Tome 3. Époque contemporaine, Portet-sur-Garonne : Éditions Midi-Pyrénéennes                                                                                  

Caroline Barrera est membre du Laboratoire Framespa, Institut national universitaire Champollion :caroline.barrera@univ-jfc.fr


1793 : la fin du modèle universitaire d’Ancien régime

Au moment de la Révolution française, l’université de Toulouse est en bien mauvaise posture. Le coup de grâce est donné en 1793 quand la Convention nationale – assemblée constituante -, supprime les facultés de théologie, de médecine, d’arts et de droit. L’heure n’est plus aux universités, symboles de l’Ancien régime, considérées comme des conservatoires, plutôt que comme des lieux de progrès. Les révolutionnaires leur préfèrent les écoles, grandes ou spéciales. C’est l’époque de la création de l’École polytechnique, de la future École normale supérieure – alors appelée « École normale » – ou du Conservatoire des Arts et métiers, tous fondés en 1794.

À Toulouse le haut enseignement – on ne parle pas encore d’enseignement supérieur – se réfugie dans le “secondaire” – Institut Paganel, école centrale – ou dans les sociétés savantes. Celle de médecine, chirurgie et pharmacie est ainsi créée en 1801 pour sauver ce qui peut l’être. En effet, la carte des écoles spéciales de médecine, dressée par le gouvernement en 1794, oublie complètement Toulouse, ne confiant la discipline qu’à Paris, Montpellier et Strasbourg. Toulouse est en revanche dotée d’une école spéciale de droit en 1804.

Pour les autres disciplines, c’est l’initiative municipale qui prévaut avec une école spéciale des sciences et des arts en 1805. Entre écoles étatiques et écoles municipales, l’ensemble n’a guère d’homogénéité.

1806-1808 : l’Université impériale ou l’hyper-centralisation

L’Empire – 1804-1814/1815 – y remédie, mais sous une forme nouvelle, en créant le 10 mai 1806 une « Université impériale », organisée par le décret du 17 mars 1808. Elle n’a rien à voir avec l’ancien système. Il s‘agit d’un grand service public de l’Éducation nationale chargé de l’enseignement dans tout l’Empire avec, pour règles de fonctionnement, la centralisation, l’uniformité, l’autorité. Il ne s’agit donc pas de la refondation d’une « université de Toulouse ». Le territoire de l’Académie de Toulouse est doté de facultés rattachées à cette Université impériale et localement placées sous l’autorité du recteur, créé à cette occasion.

Il est pourvu de deux facultés de théologie, celle de théologie catholique à Toulouse et celle de théologie protestante à Montauban, d’une faculté de droit et de deux nouvelles facultés, une de lettres et une de sciences. Toutes sont immédiatement investies de la capacité à délivrer la licence et le doctorat. En revanche, Toulouse ne récupère pas sa faculté de médecine et doit se contenter d’une école impériale de médecine et de chirurgie – créée le 1er mai 1806 – qui n’est pas autorisée à délivrer le doctorat, mais peut seulement former des officiers de santé.

1870-1892 : le bras de fer avec l’État

Avec la défaite contre la Prusse, la chute de l’Empire et l’entrée de la France dans un régime républicain – 1870-1940 -, les Toulousains espèrent pouvoir récupérer leur faculté de médecine. En 1872, sous l’influence de Nicolas Joly, professeur à la faculté des sciences, proche des réformateurs, le conseil municipal réaffirme sa volonté d’obtenir une faculté de médecine. En 1878, le ministère accepte cette création mais à condition que la ville s’occupe aussi des autres facultés. Les changements de municipalité, les oppositions des riverains, le coût des travaux qui entre en concurrence avec les autres priorités du moment – comme les travaux d’urbanisme – et parfois l’insuffisance des dossiers techniques, font cependant traîner les choses.

C’est alors que Louis Liard, directeur de l’Enseignement supérieur à partir de 1884, reprend un vieux projet. Il s’agit de sélectionner un petit nombre de villes – celles qui auraient toutes les facultés, soit cinq ou six – pour y installer des universités susceptibles de rivaliser avec leurs homologues allemandes. L’optique est celle d’une concentration des moyens sur quelques villes.

Cet objectif affiché installe immédiatement une véritable compétition entre les villes candidates, incitées par l’État à investir des sommes considérables dans l’érection de « palais universitaires ». Toulouse se trouve, dès lors, en concurrence frontale avec Montpellier et Bordeaux. Mais la ville a bien du mal à justifier qu’elle est déjà un pôle universitaire incontournable. Depuis 1878, en effet, rien n’a été fait : la faculté des sciences est toujours misérablement installée au lycée ; celle de lettres est dans les locaux inadaptés du vieux tribunal du Sénéchal ; l’école de médecine n’a pas de logement digne d’une faculté qui, en conséquence, n’a pas été refondée par l’État.

Devant l’urgence, les élites locales se mobilisent, au-delà de leurs divergences politiques, pour défendre la candidature toulousaine. Parmi elles, on trouve les doyens, le recteur Perroud et Jean Jaurès. Ce dernier, ancien enseignant de la faculté des lettres, multiplie les articles dans La Dépêche et crée, avec la chambre de commerce, une association des Amis de l’université. Elle publie une revue bimensuelle, L’Université de Toulouse.

C’est finalement en 1886, après le retour des « opportunistes » aux affaires, que la Ville signe le contrat avec l’État l’engageant à construire une faculté mixte de médecine et de pharmacie et à en assumer la charge. En 1887, l’école est transformée en école de plein exercice et les travaux commencent. La construction de la nouvelle faculté de médecine est prévue près du jardin des Plantes, aux allées Saint-Michel – actuelles allées Jules Guesde – avec, à côté, les bâtiments de la faculté des sciences. En 1890, celle-ci peut quitter le lycée, rue Lakanal, où elle vivote depuis 1809. L’école de médecine s’installe dans ses nouveaux locaux à la même période, tout en conservant l’ancien bâtiment de l’école préparatoire pour ses services de chimie et de pharmacie. Le 6 mars 1891, un décret présidentiel constitue, enfin, la faculté mixte de médecine et pharmacie, près de cent ans après sa suppression. Ce n’est qu’en 1892 que la faculté des lettres peut s’installer dans ses nouveaux murs, à côté de la faculté de droit. On est loin, la concernant, du modèle des palais universitaires qui a prévalu pour la médecine et les sciences « aux allées ». Le droit a également bénéficié de quelques améliorations mais reste au même endroit.

1896 : Toulouse obtient son université régionale

Finalement, ce ne sont pas cinq villes qui sont dotées d’une université mais seize. En 1896, l’État transforme en universités les seize conseils généraux existant en France. Celle de Toulouse rassemble donc les cinq facultés déjà en place : droit, médecine, lettres, sciences et théologie protestante de Montauban. La faculté de théologie catholique avait quitté le système des facultés d’État en 1877 quand la liberté de l’enseignement supérieur avait été reconnue.

Pourquoi un tel revirement ? Le vœu de concentration universitaire s’est, en fait, heurté aux efforts considérables consentis par les villes candidates et aux protestations des villes moyennes, soutenues par le Sénat. L’état des finances nationales ne permettait pas, en outre, de se passer de l’aide des municipalités. La réforme se caractérise donc par le compromis : un nombre élevé d’universités sur le territoire, une coopération a minima entre facultés, la persistance d’une forte centralisation : la nomination aux chaires reste une prérogative ministérielle.

Reste que cette réforme a transformé fondamentalement les facultés, qui étaient jusque-là surtout chargées de l’enseignement et des examens. Désormais, elles sont plus fortement investies d’activités de recherche et elles ont gagné la possibilité de diversifier leurs enseignements, grâce à la liberté d’utilisation de leurs moyens propres et de création de diplômes d’établissement. D’un point de vue budgétaire, la loi commande également la mise en commun des recettes annuelles de chaque faculté pour n’en faire qu’une seule masse, donnant ainsi un pouvoir financier non négligeable au conseil de l’université et nécessitant, dans le cas de la faculté de médecine, financée par la municipalité, la mise en place d’une convention spéciale en 1898. Les facultés entament enfin un processus d’ouverture de leur public, d’un point de vue social – grâce aux bourses -, sexué – arrivée des femmes – et international – les étudiants étrangers.

Conclusion : la fin d’une université de Toulouse unifiée

Cette université de Toulouse de 1896, avec son conseil des facultés fonctionne jusqu’en 1968. Seule la faculté de théologie protestante de Montauban doit, en 1905, au moment de la séparation des Églises et de l’État, la quitter. Les doyens avec leurs assesseurs sont membres de ce conseil, sous la présidence du recteur. Ils s’y informent de leurs actions respectives et y gèrent, également, tout l’interuniversitaire – bibliothèque, médecine ou sport universitaire, relations internationales, etc.-, ainsi que les instituts d’Université dont certains sont encore aujourd’hui, dans des formes renouvelées, des centres importants de l’écosystème toulousain. Chaque année, le Conseil livre un rapport annuel, véritable mine d’informations pour les historiens.

Avec les évènements de mai 1968 et la loi Faure qui s’ensuit, cette université de 1896 disparaît, remplacée par des Universités différentes.


  • Barrera C., Ferté P. (dir.), 2019-2020, Histoire de l’Université de l’Université de Toulouse. 3 tomes : L’époque médiévale (Dir. Par Jacques Verger), L’époque moderne (Dir. Par Patrick Ferté), L’époque contemporaine (Dir. Par Caroline Barrera), Portet-sur-Garonne : Ed. Midi-Pyrénéennes
  • Devaux O., 1990, La pique et la plume : l’enseignement à Toulouse sous le Consulat et l’Empire, Toulouse : Presses de l’Institut d’études politiques
  • Devaux O., 1994, L’enseignement à Toulouse sous la Restauration, Toulouse : PUSS
  • Grelon A., Grossetti M., 2025n L’espace scientifique français (xviie-xxie siècle), Paris : Classiques Garnier


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]]> https://sms.hypotheses.org/54776/feed 0 La randonnée est-elle un truc de bourgeois ? https://sms.hypotheses.org/55092 https://sms.hypotheses.org/55092#respond Mon, 01 Dec 2025 06:00:00 +0000 https://sms.hypotheses.org/?p=55092

Au tournant du XXᵉ siècle, les ouvriers et ouvrières de Berlin commencent à consacrer leurs rares jours de repos à la marche en forêt. En un peu plus d’un demi-siècle, la population berlinoise a été multipliée par cinquante et la promenade « au vert » devient un moyen d’échapper à la grande métropole, mais aussi de transformer le regard porté sur les espaces naturels.

C’est ce qu’étudie l’historienne Claire Milon dans son article publié en 2023 dans la revue Mil neuf cent, « Trouver son chemin. Les premières randonnées de la population ouvrière berlinoise (1891-1914) ». En exploitant les archives des associations issues du mouvement des Naturfreunde, la presse socialiste, et une vaste enquête de l’époque auprès d’ouvriers, elle reconstitue ces sorties dominicales et montre comment elles façonnent une nouvelle manière, pour les classes populaires urbaines, d’habiter et de percevoir leur environnement.

L’article met ainsi en lumière la construction sociale des espaces naturels et la diversité des manières de lire un même paysage. Les ouvriers socialistes et les bourgeois nationalistes ont en effet une interprétation radicalement différente d’un même environnement, révélant ainsi la construction sociale et culturelle de ce qu’on appelle « la nature ».

Fiche technique

Texte et montage : Boris Ottaviano (@SocioloGeek)

Musique : (FREE FOR PROFIT) Tyga Type Beat – “SAX” | Free Club Type Beat 2022 | Free For Profit Beats 2022 – Produced by Bargholz


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]]> https://sms.hypotheses.org/55092/feed 0 Penser la jeunesse rurale au pluriel https://sms.hypotheses.org/54352 https://sms.hypotheses.org/54352#respond Mon, 10 Nov 2025 06:04:00 +0000 https://sms.hypotheses.org/?p=54352 L’intérêt scientifique pour la ruralité se développe depuis plus d’un demi-siècle et la façon dont on la définit a beaucoup changé. Dans ce contexte, la jeunesse rurale est devenue un sujet d’étude central. C’est ce thème qui a retenu l’attention d’une revue spécialisée, Études rurales, qui lui a récemment consacré un numéro spécial.


Les textes publiés par ce numéro spécial de Mondes sociaux constituent des versions abrégées des articles réunis dans le dossier “Jeunesses populaires”, dirigé par Yaëlle Amsellem-Mainguy et Benoit Coquard, de la revue Études rurales
(n° 212, juillet-décembre 2023, https://doi.org/10.4000/etudesrurales.31521


Longtemps perçue en creux, par opposition au monde urbain, la ruralité a d’abord été pensée sous le prisme de l’agriculture, mais surtout au travers du manque. Avec les transformations des espaces ruraux depuis la seconde moitié du XXe siècle — exode agricole, rurbanisation, attractivité résidentielle contrastée selon les territoires —, les sciences sociales ont progressivement renouvelé leurs approches. La ruralité n’est plus seulement abordée sous l’angle du manque ou du retard par rapport à l’urbain, mais aussi sous celui des recompositions sociales, des formes de mobilités et des inégalités spécifiques qui s’y déploient. Si certains territoires bénéficient d’une dynamique résidentielle et économique portée par un accès facilité aux métropoles, d’autres connaissent des formes marquées de relégation. Dans ce contexte, la jeunesse rurale constitue un prisme d’analyse particulièrement fécond pour interroger les tensions et contradictions à l’œuvre dans ces espaces.

Pourquoi parle-t-on si peu des jeunes ruraux alors qu’ils représentent une part importante de la jeunesse française ? Que signifie grandir, aimer, travailler ou rêver loin des métropoles ? Entre invisibilité politique et stéréotypes sociaux, ces jeunes donnent à voir les fractures françaises : celles qui séparent les centres et les marges, les villes et les campagnes, les valorisés et les déclassés. Comprendre leurs parcours, leurs ressources et leurs désirs, c’est interroger la manière dont notre société pense la jeunesse, son avenir et ses possibles.

Différentes facettes de cette réalité sont présentées à travers plusieurs contributions qui mettent en lumière les expériences et les contraintes propres à la jeunesse rurale.

L’accès à l’emploi des jeunes femmes en milieu rural

D’abord, l’article de Sophie Orange et Fanny Renard interroge le rôle des dispositifs d’insertion dans la structuration des trajectoires des jeunes femmes en milieu rural. À travers l’analyse des contrats aidés, les autrices montrent comment ces dispositifs, loin de constituer une simple aide à l’emploi, participent à la construction d’un rapport de redevabilité qui enferme les jeunes femmes dans des statuts précaires. Loin d’émanciper, ces dispositifs tendent à reproduire des assignations de genre et de classe, renforçant la dépendance économique et sociale des jeunes femmes aux employeurs locaux et aux structures d’accompagnement.

Transgresser un rôle féminin traditionnel dans une campagne en déclin

La question du genre est également au cœur de l’article de Margot Imbert, qui s’intéresse aux formes de transgression des rôles féminins traditionnels en milieu rural. Dans une campagne populaire où les attentes normatives sont particulièrement fortes, certaines jeunes femmes cherchent à s’émanciper de ces assignations, expérimentant d’autres trajectoires, souvent marquées par des tensions avec leur entourage. Loin d’être un simple « repli sur soi », la ruralité apparaît ici comme un espace de lutte et de négociation où se redéfinissent les marges du possible.

Le logement des jeunes ruraux en question : l’exemple lotois

Ensuite, les enjeux liés à l’habitat et au logement des jeunes ruraux sont abordés dans l’article à six mains de Jules Gales, Mélanie Gambino et Fabrice Escaffre. En s’appuyant sur le cas des politiques locales du logement dans le Lot, les auteurs montrent comment les conditions d’accès à un logement autonome structurent profondément les trajectoires des jeunes en milieu rural. Les politiques locales, souvent limitées par différentes contraintes et logiques de développement territorial, favorisent certaines catégorisations et peinent à répondre aux besoins spécifiques des jeunes, contribuant ainsi à la reproduction des inégalités d’accès aux ressources résidentielles.

À travers ces différentes contributions, se donne à voir la complexité des mondes ruraux et des parcours de jeunesse en son sein. Loin des visions homogénéisantes, il met en lumière les tensions entre ancrage territorial et mobilité, entre assignations sociales et stratégies d’émancipation, entre contraintes structurelles et ressources locales.


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L’accès à l’emploi des jeunes femmes en milieu rural https://sms.hypotheses.org/53910 https://sms.hypotheses.org/53910#respond Mon, 10 Nov 2025 06:03:00 +0000 https://sms.hypotheses.org/?p=53910

Cet article examine comment les dispositifs d’insertion aident les jeunes femmes à trouver un emploi localement et comment ils participent à les adapter aux exigences du marché du travail rural. Malgré les difficultés rencontrées durant leur parcours, ces jeunes femmes restent engagées dans leur communauté et se sentent redevables des aides qui leur permettent de travailler, même dans des conditions parfois difficiles.

Dans les zones rurales, le marché du travail se caractérise pour les femmes par un certain nombre de contraintes : la rareté des offres d’emploi, la précarité d’un grand nombre de postes, la prévalence de contrats à durée déterminée ou à temps partiel, la sur-représentation des métiers peu qualifiés et à forte pénibilité (comme le secteur du service à la personne). Comment les dispositifs d’insertion aident les jeunes femmes à trouver de l’emploi en milieu rural ?


  • Orange, S., Renard, F., 2023, « “On va faire un contrat aidé”. Des dispositifs d’insertion qui rendent les jeunes femmes redevables. », Études rurales, Vol. 212 (2), 22-43, Numéro spécial dirigé par Yaëlle Amsellem-Mainguy et Benoit Coquard.

Sophie Orange est membre du Centre Nantais de Sociologie (CENS, UMR 6025), Nantes Université : sophie.orange@univ-nantes.fr

Fanny Renard est membre du groupe de recherche sur les sociétés contemporaines (GRESCO, UMR 6025), Université de Poitiers : fanny.renard@univ-poitiers.fr 


Le contexte spécifique du marché du travail en zone rurale conduit une partie des jeunes femmes, principalement issues des classes moyennes et supérieures, à déménager en ville pour accéder à des études plus longues et des emplois plus qualifiés. En revanche, d’autres, principalement diplômées des formations professionnelles du lycée, n’envisagent pas un départ de leur village d’origine, qui risquerait de leur apporter des conditions de vie et de travail moins favorables, car cela viendrait rompre avec des solidarités familiales et amicales qui leur apportent un soutien matériel.

Une enquête menée entre 2017 et 2018 auprès de 54 jeunes femmes ayant entre 21 et 27 ans, dans des territoires ruraux de l’Ouest de la France, a dévoilé les ressources et les tactiques qu’elles utilisent pour trouver des emplois. Ces jeunes femmes travaillent principalement dans le secteur des soins et des services à la personne. Cependant, les formations qu’elles suivent ne leur donnent pas toujours les qualifications nécessaires pour l’accès à certains postes. Beaucoup d’entre elles s’appuient sur des dispositifs d’aide à l’insertion pour accéder à l’emploi.

Un contexte d’insertion spécifique

Pour de nombreuses jeunes femmes issues de milieux populaires et ruraux, trouver un emploi dans leur domaine de formation n’est pas aisé. Malgré leur diplôme, leur disponibilité et leur mobilité – détention d’un permis de conduire et d’une voiture -, elles font souvent face à une longue période de précarité entre la fin de leurs études et la stabilité professionnelle. Les dispositifs d’accompagnement à l’emploi jouent un rôle important dans cette transition. Les communes rurales et les collectivités territoriales ont fortement recours aux contrats aidés. Bien que leur nombre ait diminué dans les années 1990, il a presque doublé entre 2011 et 2015, représentant une part importante des emplois dans la fonction publique territoriale. En 2018, 15 % des contrats aidés étaient attribués à des jeunes femmes vivant en milieu rural. Environ 7,8 % des femmes de 15 à 24 ans dans ces zones bénéficient de ces contrats, contre seulement 3,1 % des jeunes hommes.

Ces contrats aident certaines jeunes femmes à entrer sur le marché du travail. Par exemple, Léa, titulaire d’un BEP en hôtellerie-restauration, a trouvé un emploi dans la brasserie de son village grâce à Pôle Emploi, qui l’a orientée vers la mission locale. D’autres, comme Sarah, ont également bénéficié de l’aide de la mission locale pour trouver un emploi dans le secteur des soins. À l’issue de son BEP services à la personne puis de son baccalauréat professionnel Services en milieu rural, et après avoir envoyé de nombreuses candidatures, elle débute un stage dans un ÉHPAD, suivi de plusieurs contrats aidés, ce qui lui a permis de se stabiliser professionnellement. Élodie, titulaire d’un baccalauréat Services à la personne, accepte un contrat aidé jeune pour être ATSEM dans l’école maternelle d’un village voisin. Même si cette expérience s’est mal terminée, ce contrat lui a offert durant un temps une certaine stabilité.

Ces contrats aidés sont importants pour ces jeunes femmes, leur permettant d’acquérir de l’expérience et de valoriser leur diplôme, même si les postes proposés demeurent limités dans le temps. Ces jeunes femmes se sentent reconnaissantes envers ces dispositifs qui les aident à entrer sur le marché du travail.

Les mécanismes d’ajustement au marché du travail

Les dispositifs d’insertion professionnelle aident certaines jeunes femmes à trouver des emplois dans leur domaine de formation, mais ce n’est pas toujours le cas. Souvent, ces dispositifs amènent les jeunes à revoir leurs aspirations et à accepter des emplois qui ne correspondent pas à leurs diplômes. Beaucoup de jeunes femmes rencontrées ont eu du mal à trouver un emploi dans le secteur de leurs études, comme la coiffure, l’accueil ou la vente. Certaines refusent de changer de voie tandis que d’autres trouvent via ces dispositifs les ressources pour une réorientation professionnelle.

Par exemple, Audrey, titulaire d’un CAP coiffure, a d’abord travaillé en usine avant de découvrir le diplôme d’aide médico-psychologique grâce à la mission locale. Après avoir effectué des stages, elle a décidé de se former dans ce domaine et a finalement trouvé un emploi en tant qu’auxiliaire de vie scolaire. Angélique, quant à elle, a eu du mal à trouver un emploi après son baccalauréat en accueil. Elle a accepté un service civique avant de se tourner vers une agence d’intérim, où elle a finalement pris un poste de téléconseillère, même si ce n’était pas ce qu’elle souhaitait faire initialement.

De nombreuses jeunes femmes, comme Mariza, se sentent contraintes d’accepter des emplois qui ne correspondent pas à leur formation, souvent en raison de la rareté des offres ou de la nécessité financière. Certaines, comme Élise, ont même dû renoncer à leurs aspirations initiales pour trouver un emploi. Ainsi, après avoir échoué à obtenir un contrat en alternance pour un BTS, elle a accepté un contrat aidé comme auxiliaire de vie, ce qui lui a permis de découvrir un nouveau domaine professionnel et de se former en tant qu’aide-soignante.

Ces dispositifs d’insertion, bien qu’ils aident à entrer sur le marché du travail, renforcent souvent les stéréotypes de genre en cantonnant les jeunes femmes à des emplois dans le secteur social ou du soin. Dans un grand nombre de cas, elles s’adaptent à des emplois très féminisés, parfois initialement rejetés, et font le deuil de leurs aspirations professionnelles initiales. Au final, ces jeunes femmes se saisissent des opportunités offertes par les dispositifs d’insertion, même si cela signifie accepter des emplois moins qualifiés que ceux qu’elles avaient envisagés au départ.

Des formes de loyauté dans l’emploi

Les dispositifs d’insertion jouent aussi un rôle dans l’attachement au territoire des jeunes femmes et dans la fidélisation dans l’emploi. Ainsi, s’ils contribuent d’une part à leur donner accès à l’emploi, ils peuvent aussi, d’autre part, les engager durablement dans des situations professionnelles difficiles. L’accompagnement et les aides dont bénéficient les jeunes femmes dans leur recherche d’emploi contribuent ainsi à produire des relations de loyauté et de redevabilité qui participent à retenir les jeunes femmes à leur emploi, même si les conditions d’exercice y sont pénibles. Cet engagement peut d’abord prendre une forme contractuelle dans le cas des financements de formation de la part de chefs d’entreprise ou d’établissements, qui permet d’assurer la fidélité de leurs employés, notamment dans des secteurs où le turn-over est relativement important.

Par exemple, Laëtitia, aide-soignante dans un ÉHPAD, s’est vu proposer par son employeur le financement de sa formation d’infirmière, en échange d’une contractualisation d’au moins dix années avec l’établissement. Malgré des conditions de travail pénibles, Laëtitia se montre attachée à son entreprise, même si elle critique ouvertement les manques de personnel et qu’elle affiche un état de grande fatigue. Elle refuse de s’impliquer dans des conflits au sein de l’établissement pour protéger son emploi, tout en se rendant disponible pour aider ses collègues, même en dehors de ses heures de travail. Cette loyauté est renforcée par des relations personnelles, comme le fait que l’infirmière de l’établissement est son ancienne belle-mère.

D’autres jeunes femmes, comme Vanessa et Émilie, illustrent également ce phénomène. Vanessa, après avoir été aidée par une mission locale, se sent redevable et se rend disponible pour présenter son parcours et encourager d’autres jeunes à participer au forum de la saisonnalité organisé par la mairie de la commune. Émilie, coiffeuse, est attachée au salon dans lequel elle est salariée, par sentiment d’obligation envers ses collègues et ses clients, en particulier du fait de la confiance qu’ils lui accordent, et ce malgré des conditions de travail difficiles et une rémunération qu’elle juge insatisfaisante.

Ces exemples montrent comment les jeunes femmes, en raison de leur ancrage local et des relations de confiance dans lesquelles elles sont prises, se retrouvent souvent à accepter des emplois précaires et des conditions de travail difficiles. Elles cherchent à rendre les ressources dont elles ont bénéficié, dans une relation de don-contre-don.

Les jeunes femmes en zone rurale sont confrontées à un certain nombre de difficultés à l’entrée sur le marché du travail. La rareté et la dispersion des emplois, souvent sous-qualifiés, les poussent souvent à accepter des postes précaires et pénibles, qui ne correspondent pas toujours à leurs aspirations professionnelles. Les dispositifs d’accompagnement, tels que ceux proposés par les missions locales et Pôle emploi, contribuent à les ajuster au marché du travail local. Ces programmes peuvent les inciter à revoir leurs ambitions et à se former ou se réorienter professionnellement pour répondre aux besoins de certains secteurs d’emploi. D’un côté, ces dispositifs leur permettent d’accéder à des emplois stables, notamment dans la fonction publique. D’un autre côté, ils peuvent également enfermer les jeunes femmes dans des postes difficiles, caractérisés par des horaires décalés et des formes de pénibilité physique et psychique élevées.


  • Arrighi J.-J., 2004, « Les jeunes dans l’espace rural : une entrée précoce sur le marché du travail ou une migration probable », Formation emploi, n° 87.
  • Blanc M., Aubert F., Détang-Dessendre C., 1999, « Le fonctionnement des marchés du travail ruraux. Entre influence du paternalisme et difficultés d’appariement », Économie rurale, n° 250.
  • Mazouz S., 2014, « Le cadre de l’émancipation. Se conformer à l’offre d’emploi dans une mission locale », Politix, n° 4.
  • Orange S., Renard F., 2022, Des femmes qui tiennent la campagne, Paris : La Dispute.


Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND
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À partir d’une enquête de terrain de plusieurs mois en milieu rural (observations et entretiens), cet article s’intéresse à l’expression de féminités alternatives aux rôles traditionnels, marqués par le soin des autres, l’hétérosexualité, le partage genré des tâches, le peu de place dans la politique locale, etc. Dans des villages de l’Est de la France, comment changer les codes pour être « femme » autrement ? Pour trouver des réponses, cette enquête s’intéresse notamment à deux jeunes femmes : Blanche et Lauriane.

Blanche et Lauriane sont deux jeunes habitantes de villages ruraux, qui revendiquent « sortir de l’ordinaire ». Elles n’ont pas le même parcours : Lauriane a toujours vécu sur ce territoire, auprès de parents ouvriers, et elle n’a pas obtenu de baccalauréat. Blanche vient de Paris, ses parents sont très diplômés, et elle a fait de longues études, avec l’obtention d’un master. Dans une campagne majoritairement populaire – 57,5 % d’ouvriers et employés-, typique du quart nord-est de la France, les autres jeunes femmes sont déjà bien installées et intégrées : en couple, avec des enfants, investies dans des associations de loisirs, comme l’ont décrit Sophie Orange et Fanny Renard. Comment Blanche et Lauriane réussissent-elles à se faire une place sans investir des positions habituelles pour les femmes de leur âge ?


  • Imbert M., 2023, « Sortir de l’ordinaire », Études rurales, Vol. 212 (2), p. 66-85, Numéro spécial dirigé par Yaëlle Amsellem-Mainguy et Benoit Coquard.

Margot Imbert est membre du Centre Nantais de Sociologie, à l’Université de Nantes : margot.imbert@etu.univ-nantes.fr


Lauriane : une figure féministe attaquée

Lauriane est une jeune femme de 21 ans qui souhaite s’extraire de son milieu social d’origine populaire. L’image qu’elle entretient localement reflète cette ambition : elle veut se montrer proche des discours féministes issus de classes moyennes et supérieures, pour être une femme indépendante, « forte », entrepreneuse. N’ayant pas de diplôme supérieur au brevet, elle travaille en CDD, passant d’entreprise en entreprise : call centers, usine, secrétariat, etc. Mais elle vit seule, ce dont elle est fière. Elle rend visible son indépendance économique par l’acquisition d’une Audi TT d’occasion dès ses 18 ans et en devenant propriétaire d’une maison, seule, à 20 ans. Elle souhaite se débrouiller par elle-même et ne veut en aucun cas dépendre financièrement d’un conjoint. Sur le plan conjugal, justement, elle répète régulièrement sur Instagram et Facebook qu’elle est célibataire et « fière de l’être ». Lauriane fait savoir, sur les réseaux sociaux, qu’elle a de nombreux prétendants, mais aussi qu’elle se montre exigeante à l’heure de se mettre en couple.

D’autre part, elle entretient une image de réussite individuelle par sa participation à des concours de beauté, à des shootings photos, puis à des interviews dans la presse. Conformément à sa vision du féminisme, elle se dit fière d’y poser en maillot de bain, avec des postures « sexy », et d’assumer ainsi son corps et ses imperfections. Cette posture de « petite nana » selon ses propres mots, qui ne se laisse pas faire et « qui s’assume », est une manière de s’approprier les codes d’un univers social auquel elle aspire.

Pourtant les rappels à la norme sont virulents. Son image de fille coquette et indépendante, voire d’« influenceuse », lui vaut des critiques piquantes de la part d’autres filles du village : elle est insultée, dénigrée et souvent ignorée. Les rumeurs disent que des hommes en couple laissent tomber leurs copines pour Lauriane, faisant d’elle une figure repoussoir des autres jeunes femmes, une « pute ». Et puis, les mises en doute de son ascension sociale ne manquent pas, ce qui questionne ses ambitions féministes. D’abord, car sa stabilité économique est mise en péril du fait de la précarité de ses contrats, sur des postes épuisants et peu qualifiés. Elle fait l’expérience du chômage à répétition, et, au cours de l’enquête, elle a dû vendre son Audi, optant pour un véhicule plus économique. Aussi, parce qu’elle se trouve isolée localement, notamment par d’autres jeunes filles, elle ne bénéficie que de peu d’entraide dans son voisinage. Elle se trouve sur un fil : ses discours et ses aspirations sont mis en doutes par son insécurité économique et sociale bien réelle. En fin d’enquête, Lauriane se raccroche à ses aspirations tant bien que mal, à ses deux meilleures amies urbaines et aux quelques hommes qui vantent sa réussite. Peu à peu, ses sorties et son quotidien se tournent vers la ville à 60 km de chez elle, là où vivent ses deux amies, et elle est de moins en moins visible localement pour incarner une forme de contre-modèle féminin.

Blanche : une figure féministe en proie à l’exclusion sociale

Blanche, 31 ans, vient d’un milieu social plus favorisé : sa mère est professeure d’université, et son père ingénieur. Elle arrive à la campagne avec une sensibilité féministe militante qu’elle présente comme un pilier de son identité : elle veut rompre les codes de la génération de ses parents. Elle parle donc avec dégoût des autres jeunes femmes de son âge, dans le village, qui ont déjà des enfants et n’ont « même pas profité de la vie », propos qui frôlent parfois le mépris. Blanche a emménagé à la campagne pour suivre son compagnon devenu agriculteur, mais elle a l’impression que les femmes y sont imperméables à ce qu’elle perçoit comme des avancées féministes. Elle considère qu’elle a bien peu de choses à partager avec les autres femmes de son âge.

Elle, ce qui l’intéresse, c’est de rentrer au conseil municipal pour parler « de sujets chauds » ou de devenir députée. Mais en tant que femme, de surcroit nouvelle habitante, ces positions lui sont difficiles d’accès. Au conseil municipal, on lui propose la commission d’embellissement du village, et ses initiatives – organisation d’afterworks, construction d’une boîte à livres, participation des femmes aux chantiers de la commune, etc.- ne trouvent pas de soutien. Dans son rôle de jeune femme féministe, Blanche exclut d’autres jeunes femmes, d’autres opinions politiques, autant qu’on l’exclue : elle n’est pas invitée, victime de ragots, confinée à des tâches de second plan. Elle se sent comme en territoire étranger en vivant dans cette « culture rurale », selon ses propres mots.

Souffrant de la situation, Blanche se résout à faire des concessions : elle préfère réduire au « par défaut » ses relations locales, au bénéfice de « vraies » amitiés ailleurs. À l’occasion de la crémaillère de sa nouvelle maison, elle organise par exemple une fête « spéciale village » pour garantir une bonne intégration dans le voisinage, mais elle se réserve aussi une « vraie fête », entre amis, loin des regards jugés conservateurs. Ainsi, elle choisit de moins s’investir pour changer les codes au village, et réserve son féminisme pour la sphère privée. Sa démarche semble porter ses fruits au fil de l’enquête : les autres femmes du village lui parlent davantage, elles installent les décorations de Noël ensemble, et sa belle-mère lui rapporte moins de ragots. C’est en concédant une image de femme en couple plus traditionnelle qu’elle trouve une place pour se sentir enfin « chez soi ». Sans renier ses idéaux égalitaires, elle choisit de ne plus être « engagée tout le temps ».

Des transgressions au prisme de l’origine sociale

Revendiquer une place dans l’espace public, ne pas être en couple, vouloir être indépendante économiquement, ne pas vouloir d’enfants… voilà des expressions d’engagement dans des féminités alternatives pour Blanche et Lauriane, qui leur valent de mauvaises réputations. Leur exclusion de la part du voisinage a de fortes répercussions sur leurs aspirations. Pour Lauriane, l’exclusion la conforte dans son sentiment de réussite sociale car elle souhaite se distinguer des « cassos » de son village. Mais la défiance de son voisinage renforce son isolement. Pour Blanche, l’exclusion est un poids difficile à supporter. Elle préfère jouer un rôle plus respectable dans son village si cela lui permet de subir moins de déceptions ou moqueries. Ressortent alors les inégalités de conditions de vie entre l’une et l’autre : Lauriane apparaît comme plus précaire dans son ambition transgressive, puisque son emploi est instable et ses relations se limitent à deux meilleures amies de son âge, vivant à 60 km de chez elle. L’isolement la sanctionne là où les bandes de potes s’entraident en zone rurale. Et ses déceptions professionnelles ne lui donnent pas confiance en la pérennité de sa position sur le marché du travail. Ses marges de manœuvre sont moindres et elle menace de se rapprocher de ceux qu’elle nomme les « cassos » en ayant de plus en plus recours aux aides sociales.

Blanche, elle, occupe une position plus confortable avec un emploi de cadre en CDI, des amies en ville, une famille plus disposée à la soutenir. Elle discute avec son conjoint de la répartition des tâches, s’autorise des sorties entre filles et peut se permettre d’entretenir une façade plus traditionnelle puisque sa vie privée, elle, préserve son identité féministe. Cela pose la question des espaces de soutien de telles aspirations et de l’accès à une stabilité économique pour les femmes d’origine plus modestes, sans lesquels les ambitions d’indépendance se voient fragilisées.

En somme, cet article invite à se questionner sur les formes de féminisme populaire, et des conditions d’évolutions du rôle traditionnellement attribué aux femmes hors des classes moyennes et supérieures urbaines.


  • Coquard B., 2019, Ceux qui restent, Paris : La Découverte
  • Orange S. et Renard F., 2022, Des femmes qui tiennent la campagne, Paris : La dispute

  • Clair I., 2012, « Le pédé, la pute, et l’ordre hétérosexuel », Agora débats/jeunesses, 67-78



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Cet article rend compte des résultats dune enquête qualitative sur les besoins des jeunes ruraux en matière de logement et les actions menées dans ce domaine par deux intercommunalités du Lot. Il met en évidence comment ces actions se mettent progressivement et localement en place en parallèle d’un enjeu de connaissances approfondies des besoins et attentes résidentielles des jeunes mais plus largement des spécificités de leurs modes d’habiter. Il questionne en quoi ces actions sont marquées par les particularités locales tant des marchés immobiliers, que des orientations de la planification urbaine.

La jeunesse contemporaine subit des crises qui affectent ses conditions de vie parmi lesquelles le logement occupe une place centrale. Les jeunesses rurales ne sont pas épargnées par ces crises polymorphes et leurs modes d’habiter particuliers en sont aussi affectés. Quels besoins expriment-elles en matière de logement au regard des spécificités territoriales et des politiques publiques en contexte rural ?


Jules Gales est membre du Laboratoire LISST-CIEU, Université Toulouse Jean Jaurès : jules.gales@univ-tlse2.fr

lanie Gambino est membre du Laboratoire LISST-DR, Université Toulouse Jean Jaurès : melanie.gambino@univ-tlse2.fr

Fabrice Escaffre est membre du laboratoire LISST-CIEU, Université Toulouse Jean Jaurès : fabrice.escaffre@univ-tlse2.fr


Cet article se base sur une enquête qualitative menée auprès de 28 jeunes ruraux – âgés de 18 et 30 ans ; 16 femmes et 12 hommes – entre août 2022 et février 2023, ainsi que 10 entretiens auprès d’acteurs impliqués dans des politiques du logement en faveur des jeunes. Ils habitent le Lot soit le deuxième département proportionnellement le plus âgé de France dans lequel les 15-29 ans représentent seulement 12,5 % de la population d’après l’INSEE en 2019.

La question du logement jeune dans le Lot

Depuis le début des années 2010, dans ces intercommunalités, plusieurs documents de planification d’échelles différentes – comme le Schéma de Cohérence Territoriale ou SCoT, le Plan Local d’Urbanisme ou PLU, le Programme Local de l’Habitat ou PLH et le Plan Local d’Urbanisme Intercommunal et Habitat ou PLUiH – territorialisent les politiques publiques en matière de logement et d’habitat. Parmi l’ensemble des compétences acquises relativement récemment par ces Établissements Publics de Coopération Intercommunale – EPCI -, l’habitat et le logement se sont de manière générale consolidés. Cependant, cette planification thématique demande un temps d’appropriation et d’acculturation de la part des acteurs locaux. Dans les territoires ruraux, cette appropriation est rendue d’autant plus difficile qu’elle doit bien souvent se faire avec une ingénierie parfois limitée à même de la prendre en main, dans un contexte intercommunal évolutif et en faisant face à des enjeux locaux entre lesquels il convient de prioriser.

Ainsi, malgré leur faible part au sein de la population lotoise, la question du logement des jeunes est présente dans les documents de planification, traitée comme un des « publics spécifiques ». Sujet émergent par rapport à la prise en compte d’autres publics spécifiques comme les personnes âgées, cette présence au sein de ces documents traduit une tentative de prise en compte des besoins propres aux modes d’habiter des jeunes dont la connaissance interroge. « Les jeunes » sont identifiés par certaines figures, celle de « l’étudiant » ou du « saisonnier », celle aussi des « jeunes en difficulté » pour qui existent des dispositifs d’hébergement d’urgence. Ces figures sont bien présentes localement, mais peuvent aussi limiter la compréhension des modes d’habiter des jeunes à des idées préconçues. Pourtant les documents de planification tentent de cerner les besoins en logement attendus par les jeunes, mais ils se heurtent, à leur échelle, à des carences aujourd’hui bien identifiées en France dans ce domaine. La thématique du logement des jeunes reste donc encore dans ces documents en cours d’assimilation dans sa complexité par les collectivités locales.

Mieux connaître pour mieux agir : s’adapter aux défis du logement des jeunes ruraux

Si le problème du logement des jeunes ruraux est identifié, les acteurs manquent donc de connaissances pour sortir des principales figures de la jeunesse à partir desquelles ils l’envisagent. Ce manque de connaissances précises peut aussi s’appliquer aux parcs de logements utilisés ou potentiellement recherchés par les jeunes. Si les offres dédiées – comme les logements étudiants par exemple – sont bien connues, il n’en est pas toujours de même du parc privé locatif dans lequel les jeunes se logent ou des conditions dans lesquelles ils vivent lorsqu’ils habitent encore chez leurs parents ou chez un tiers. Dans les territoires ruraux, relier les défis des politiques du logement dédiées aux jeunes passe par une connaissance plus fine de ces publics. Ainsi, des acteurs locaux peuvent parvenir à cadrer au plus juste le problème public qu’y représente le logement des jeunes. La dimension locale est ici centrale car les fragilités résidentielles des jeunes peuvent varier d’un lieu à l’autre.

Dans certains territoires, le parc des logements leur est largement inaccessible parce que trop coûteux ; dans d’autres, il est inconfortable et inadapté à leur mode de vie malgré une offre abondante. Même si les raisons sont différentes, les jeunes connaissent des difficultés en matière de logement qui impactent leur autonomie et nécessitent de leur part une adaptation permanente. La mobilité résidentielle, qui l’accompagne, est à double tranchant. D’un côté, les jeunes la jugent propice à l’insertion et à la formation, de l’autre, elle apparaît déstabilisante. Si elle permet une avancée positive vers l’autonomie, en trouvant un stage ou une alternance, en créant un réseau professionnel, elle traduit aussi un tâtonnement avec des allers-retours au logement parental, l’enchaînement de petits boulots ou la reprise et l’arrêt des études, vécu comme synonyme d’incapacité à se prendre en main ; à devenir adulte. Cette image d’instabilité, tant auprès de leur famille que des bailleurs, est renforcée par le fait que les jeunes s’appuient aussi sur la mobilité pour ne pas se faire « piéger » dans des logements au rapport coût/prestation ne leur convenant pas.

L’action publique face au logement des jeunes lotois

L’intervention de l’action publique est nécessaire pour permettre aux jeunes d’accéder à un logement, d’y bénéficier de bonnes conditions de vie ou de rester loger dans le territoire de leur choix. Cette intervention est multiforme et ne peut se résumer à une réponse uniquement quantitative. Répondre aux besoins en logement des jeunes et à leurs modes d’habiter spécifiques passe certes par la « production » de nouveaux logements, mais celle-ci peut prendre des formes variées. Dans les territoires étudiés, une approche transversale est fréquemment adoptée, en incluant des logements jeunes au sein d’opérations d’aménagement plus générales. Les centres-villes anciens et déqualifiés sont au centre des programmes de revitalisation, rénovation et amélioration de la qualité de vie des petites et moyennes communes françaises comme « Action Cœur de Ville » ou « Petites Villes de Demain ». Ces centres anciens peuvent aussi accueillir des logements dédiés aux jeunes à partir de montages différents (réhabilitation d’immeubles, conventionnements de logements…) qui mobilisent des acteurs différents. De telles actions sont souvent mises en œuvre dans une perspective de développement économique lorsqu’il s’agit, par exemple, de loger des saisonniers dont l’activité est centrale pour l’agroalimentaire ou plus largement une perspective de développement local lorsque l’appui aux logements d’étudiants en centre-ville se fait dans le cadre d’un projet global de revitalisation. La mobilisation du secteur privé apparaît essentielle, à côté d’actions plus spécifiques, portées par les secteurs de l’hébergement ou du logement social, avec, par exemple, des actions de fléchages de logements jeunes.


Pour une connaissance approfondie des publics jeunes

Les besoins et attentes résidentiels des jeunes ruraux restent assez largement méconnus de l’action publique. Si ces principales figures sont identifiées, elles servent autant à éclairer qu’à obscurcir l’expertise mobilisée face à ce problème public. Les jeunesses rurales ont des besoins résidentiels et des modes d’habiter complexes auxquelles s’ajoutent les spécificités des parcs et des marchés immobiliers locaux. Ainsi, loin de se réduire à la seule réalité de territoires dans lesquels il est plus facile de se loger, le logement des jeunes ruraux peut s’avérer difficile à cause de loyers trop élevés, d’une méfiance des propriétaires, d’un besoin de l’inscrire dans les mobilités quotidiennes et résidentielles propres à la jeunesse et, plus généralement, d’un parc orienté vers les familles qui doit aussi faire face à la part localement importante des personnes âgées. 

Les marchés ruraux du logement présentent des contextes variés demandant des réponses adaptées par l’action publique. Dans le cadre des politiques locales de l’habitat chargées de formuler ces réponses, la mise en place d’études et d’actions dédiées souligne l’importance de la montée en expertise des acteurs locaux sur le thème du logement des jeunes. Pour les collectivités, agir, réguler ou stimuler les marchés locaux reste difficile avec des moyens relativement limités. Le logement des jeunes ruraux est ainsi à envisager comme un ensemble de réponses à des besoins spécifiques dans le cadre de politiques locales de l’habitat aux objectifs nécessairement plus larges. 




Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND
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]]> https://sms.hypotheses.org/54195/feed 1 Simone de Beauvoir : des correspondances (extra)ordinaires https://sms.hypotheses.org/53866 https://sms.hypotheses.org/53866#respond Mon, 10 Nov 2025 06:00:00 +0000 https://sms.hypotheses.org/?p=53866

Principalement connue pour ses nombreux écrits féministes, dont le « deuxième sexe », Simone de Beauvoir a été l’une des intellectuelles les plus influentes du XXe siècle. Ce que l’on sait moins, c’est qu’elle a également entretenu une correspondance assez exceptionnelle, avec près de 20 000 lettres reçues, avec ses lecteurs et lectrices.

Dans ce nouvel épisode des podcasts de Mondes Sociaux, Marine Rouch nous emmène à la découverte des correspondances entretenues par Simone de Beauvoir. Qui étaient les personnes à l’origine de ces courriers ? Comment ces échanges ont-ils nourri les réflexions de cette figure emblématique du féminisme ?


  • ROUCH M., 2024, Chère Simone de Beauvoir. Vies et voix de femmes « ordinaires ». Correspondances croisées, 1958-1986, Flammarion

Marine Rouch est docteure en histoire contemporaine et membre du laboratoire FRAMESPA : marine-rouch@hotmail.fr


Les podcasts de Mondes Sociaux constituent une autre façon de découvrir la recherche en sciences humaines et sociales. Sous forme de dialogue avec son auteur ou autrice, ces podcasts discutent d’un article scientifique publié récemment. En quelques minutes, sont présentés les principaux résultats de la recherche, la démarche ainsi que les enjeux soulevés par ce travail. Dans l’esprit de Mondes Sociaux, le but de cette collection est de rendre accessibles au plus grand nombre des recherches récentes en sciences humaines et sociales.

Fiche technique

Date d’enregistrement : 21 mai 2025

Durée : 10 minutes 02

Producteurs : Maison de l’Image et du Numérique

Animatrice : Yulia Potié

Chercheuse invité : Marine Rouch

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Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND
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Les troubles psychiatriques : entre stigmatisation et déshumanisation https://sms.hypotheses.org/53451 https://sms.hypotheses.org/53451#respond Mon, 06 Oct 2025 06:02:00 +0000 https://sms.hypotheses.org/?p=53451

Les campagnes de communication en santé mentale cherchent à modifier le regard porté par tout un chacun sur les troubles psychiatriques. Des progrès ont été faits, grâce à des actions de sensibilisation pour le grand public mais aussi par la médiatisation de célébrités révélant souffrir de l’une de ces pathologies. Si cette stigmatisation reste toujours très présente aujourd’hui, y compris parmi les personnels de santé, des recherches interdisciplinaires mêlant psychologie sociale et psychiatrie s’intéressent de plus en plus à ce phénomène afin de lutter contre ces préjugés puissants. Mais que recouvre la stigmatisation ? Quels troubles sont particulièrement stigmatisés ? Qui sont les « stigmatiseurs » et pourquoi ?


  • Burguet A., Girard F., 2024 “Stigma of schizophrenia and bipolar disorders: explicit and implicit measures among mental health professionals”, Stigma & Health, vol. 9 n°3, pp. 288–293.

    Elisa Lasserre est membre du Réseau pour l’interdisciplinarité des sciences sociales en Master de l’Université Toulouse – Jean Jaurès : elisa.lasserre@etu.univ-tlse2.fr

Annette BURGUET est membre du laboratoire LERASS : anne.burguet@iut-tlse3.fr


Les personnes souffrant de troubles psychiatriques sont souvent confrontées à une double peine : leur maladie et la manière dont elles sont perçues. Cette perception, chargée de stéréotypes et de préjugés, renvoie au phénomène de stigmatisation. Depuis les travaux pionniers du sociologue Erving Goffman dans les années 1960, on sait que cette stigmatisation agit comme un filtre déformant : elle réduit les individus à un trait jugé socialement inacceptable, les plaçant en marge du « normal ». De nombreuses études attestent de l’existence de cette dévalorisation sociale en particulier envers les personnes souffrant de pathologies psychiatriques. Celle-ci se traduit par des préjugés négatifs sur les individus, des traits de personnalité évoquant une moindre chaleur et une moindre compétence et un besoin de distance sociale relativement important. Cette stigmatisation a des conséquences importantes : elle peut nuire à leur vie sociale, entraver l’accès aux soins et rendre plus difficile leur rétablissement. De plus, elle contribue à l’isolement social, aux difficultés d’insertion professionnelle et à une dégradation globale de la qualité de vie. C’est pourquoi cette étiquette sociale négative, associée aux troubles psychiatriques, représente un obstacle majeur à la santé publique.

Une stigmatisation persistante, même chez les soignants

Historiquement, la recherche s’est largement concentrée sur la stigmatisation publique, c’est-à-dire sur les attitudes négatives et les comportements discriminatoires de la population générale envers les individus atteints de troubles mentaux. Mais ce que l’on sait moins, c’est que cette stigmatisation ne s’arrête pas aux regards du grand public. Elle touche aussi, de manière plus subtile, les professionnels eux-mêmes, notamment ceux qui ont pour rôle de soigner. Une étude, menée auprès de plus de 200 professionnels de la psychiatrie (infirmiers, psychiatres, psychologues…), s’est penchée sur ce paradoxe : comment ceux qui travaillent au quotidien avec des personnes souffrant de schizophrénie ou de troubles bipolaires les perçoivent-ils réellement ?

L’étude a dans un premier temps utilisé une mesure explicite de la stigmatisation par questionnaire, comme celle classiquement employée en psychologie sociale. Celle-ci a permis d’évaluer les préjugés vis-à-vis de ces deux types de troubles psychiatriques. Bien que moins stigmatisants que le grand public, les professionnels interrogés ont montré une certaine réticence à interagir avec des personnes souffrant de tels troubles, surtout lorsqu’il s’agit d’individus souffrant de schizophrénie. Les soignants rapportent davantage de stéréotypes négatifs et une plus grande distance sociale envers ces personnes et jugent plus difficile d’avoir une relation normale avec ces patients, ou doutent plus de leur capacité à se rétablir.

Une autre forme de stigmate : l’infrahumanisation

Mais là où cette étude innove, c’est en explorant un autre aspect de la stigmatisation, plus insidieux : l’infrahumanisation. Ce terme désigne une tendance à attribuer moins d’émotions dites « humaines » à certains groupes. Concrètement, il s’agit ici d’émotions complexes comme l’espoir, la honte ou l’admiration – des émotions qui nous distinguent des animaux.

Pour mesurer cela, les chercheurs ont demandé aux soignants de choisir, à partir de listes, les émotions qui, selon eux, caractérisent le mieux une personne souffrant d’un trouble psychiatrique, puis celles qu’ils ressentent eux-mêmes. Les résultats ont montré une différence nette : les patients sont perçus comme ressentant moins ces émotions « humaines » que les soignants eux-mêmes. En d’autres termes, même sans intention malveillante, ces patients sont perçus comme « un peu moins humains » que les autres individus en général.

Ce phénomène a été observé autant pour la schizophrénie que pour les troubles bipolaires, ce qui montre que, si la stigmatisation explicite varie selon le type de trouble, l’infrahumanisation est, elle, plus constante, quelle que soit la pathologie évoquée.

Pour les chercheurs en sciences humaines et sociales, la mesure de la stigmatisation est une affaire complexe. En effet, en choisissant d’évaluer celle-ci à l’aide de questionnaires, ceux-ci ne sont jamais à l’abri de la désirabilité sociale exprimée dans les réponses des participants. Celle-ci correspond au fait que chaque individu puisse chercher à donner une image valorisée de lui-même en donnant des réponses politiquement correctes, c’est-à-dire, dénuées de stéréotypes et de préjugés négatifs. Les mesures classiques de stigmatisation échappent rarement au biais de désirabilité sociale du fait du caractère explicite des échelles d’évaluation, comme par exemple : « je me sens mal à l’aise lorsque je suis en contact avec une personne souffrant de schizophrénie ». C’est pourquoi, le concept d’infrahumanisation est doublement intéressant : il permet de mesurer une forme de stigmatisation, mais de manière plus subtile, sans que le participant ait conscience de l’exprimer. Ainsi, cette discrimination implicite échappe totalement au contrôle des participants.

Alors, pourquoi les soignants infrahumanisent-ils ?

Comment peut-on expliquer qu’un soignant, censé être empathique et formé à comprendre la souffrance psychique, puisse voir ses patients comme moins humains ?

Plusieurs hypothèses peuvent être avancées. La première réponse est liée à la charge émotionnelle du métier. Travailler avec des patients en grande détresse, parfois violents ou repliés sur eux-mêmes, peut pousser certains soignants à se protéger en créant une distance affective. L’infrahumanisation devient alors un mécanisme de défense inconscient : déshumaniser un peu, c’est souffrir un peu moins.

La deuxième : la nature du trouble. Les symptômes de la schizophrénie ou de la bipolarité, comme les crises de panique ou l’euphorie extrême, évoquent davantage des réactions instinctives, moins liées aux émotions complexes. Cela peut contribuer à cette perception biaisée, même chez des professionnels expérimentés.

Autre explication, les chercheurs évoquent également un effet de « contamination » : les soignants eux-mêmes, parfois stigmatisés dans leur propre environnement, et notamment en psychiatrie, peuvent reproduire cette stigmatisation sur les patients. Une sorte de cercle vicieux s’instaure ainsi, où chacun se défend comme il peut.

Enfin, si la stigmatisation explicite est moindre chez les soignants que parmi le grand public, en revanche, l’infrahumanisation y est plus importante. On peut également penser que la nature subtile de la mesure permet d’obtenir des réponses plus authentiques chez les professionnels de la santé mentale. En effet, la désirabilité sociale sur des questions relatives à leurs patients n’en est que plus forte.

L’étude révèle aussi que le lieu d’exercice influence cette infrahumanisation. Les professionnels travaillant dans des services fermés, auprès de patients hospitalisés et souvent plus sévèrement atteints, ont tendance à infrahumaniser davantage que ceux qui travaillent en ambulatoire, avec des patients en soins externes. Ce résultat est important : il suggère que la fréquence et la qualité du contact jouent un rôle crucial. Plus les interactions sont variées et humaines, moins la stigmatisation implicite est forte.

Quelles pistes pour améliorer les soins ?

Ces constats posent de sérieuses questions éthiques et pratiques. Comment soigner correctement si l’on perçoit ses patients comme moins humains que soi ? Si la stigmatisation est déjà un obstacle majeur à l’accès aux soins et à la réinsertion, l’infrahumanisation en est peut-être l’un des fondements les plus puissants, parce qu’elle est difficile à détecter, y compris par ceux qui la pratiquent.

Mais cette étude ouvre aussi des pistes d’action. Encourager les professionnels à alterner entre services fermés et soins ambulatoires pourrait favoriser une perception plus équilibrée des patients. Promouvoir les approches centrées sur la réhabilitation psychosociale, qui valorisent les capacités et les projets de vie des personnes concernées, serait également un levier important.

Enfin, améliorer les conditions de travail dans les services psychiatriques – souvent sous-tension – pourrait contribuer à réduire ce recours inconscient à la déshumanisation comme bouclier émotionnel.

Vers une humanisation des regards

En définitive, cette étude rappelle que la stigmatisation n’est pas toujours frontale, ni consciente. Elle peut se glisser dans les représentations les plus ancrées, même chez ceux qui œuvrent chaque jour pour soulager la souffrance psychique. C’est précisément pour cette raison qu’il est indispensable de la mettre en lumière, sans culpabiliser, mais avec l’objectif d’avancer. Car reconnaître que les patients sont porteurs des mêmes émotions, aspirations et vulnérabilités que tout un chacun, c’est déjà faire un pas vers une psychiatrie plus humaine.


  • Goffman E., 1963, Stigma: Notes on the management of spoiled identity, Simon & Schuster.
  • Leyens J. P., Rodriguez A. P., Rodriguez R. T., Gaunt R., Paladino P. M.,Vaes J., & Demoulin S., 2001, “Psychological essentialism and the attribution of uniquely human emotions to ingroups and outgroups”, European Journal of Social Psychology, vol. 31 n°4, pp. 395–411.


Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND

Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/

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Moulages médicaux en cire : de la maladie à l’art https://sms.hypotheses.org/53565 https://sms.hypotheses.org/53565#respond Mon, 06 Oct 2025 06:01:00 +0000 https://sms.hypotheses.org/?p=53565

Les moulages médicaux en cire sont des reproductions réalistes, en trois dimensions et en couleurs, de parties corporelles atteintes de lésions morbides. Leur production a culminé au début du XXe siècle. Étiquetés et organisés en collections, les moulages étaient recherchés par les médecins, en particulier les dermatologues et les infectiologues. Aujourd’hui, la conservation et l’utilisation de ces pièces spectaculaires, qui sont autant d’empreintes des souffrances passées de malades désormais anonymes, posent des défis historiques, médicaux et éthiques.

Au tournant du XXe siècle, lorsqu’un malade souffrant de lésions cutanées représentait un « cas intéressant » aux yeux d’un médecin des facultés, il pouvait être envoyé chez un mouleur. Les moulages produits constituent aujourd’hui une source originale pour l’histoire de la médecine. Cet article s’intéresse aux conditions de réalisation de ces pièces, aux malades qui ont servis de modèles, ainsi qu’aux réutilisations contemporaines des moulages médicaux et aux défis éthiques que soulèvent ces dernières.


  • Wenger A. (dir.), 2025, « Les Moulages médico-pathologiques en cire : objets d’art, de savoirs et d’enseignement (fin XIXe-XXIe s.) », Revue Histoire, médecine et santé, n°27, Toulouse : Presses Universitaires du Midi.

    Alexandre Wenger dirige le programme de recherche et d’enseignement en Medical Humanities, Faculté de médecine, Université de Genève. Mail : alexandre.wenger@unige.ch


Réalisation des moulages

Le malade était immobilisé et une partie de son corps recouverte d’une couche de plâtre. Il fallait alors attendre jusqu’à séchage complet. Le plâtre offrait un moule négatif, dans lequel pouvait ensuite être coulée de la cire teintée afin d’obtenir la reproduction souhaitée.  Un important travail de finition était encore nécessaire : retouches des couleurs au pinceau, implantation de cheveux et de poils, insertion de bulles de verre mimant les pustules, ajout de croûtes. Enfin, la pièce était fixée sur un support en bois sombre, avec son étiquette explicative : syphilis, psoriasis, éléphantiasis ou autre.

Les moulages présentaient trois intérêts majeurs : le premier est pédagogique : ils servaient à l’enseignement clinique. Les pièces pouvaient ainsi circuler de main à main dans les amphithéâtres de médecine, pendant que le professeur donnait son cours. Le deuxième est scientifique : les collections de moulages constituaient une sorte de banque de données des maladies dermatologiques, avec pour objectif de mettre de l’ordre dans le foisonnement de leurs manifestations. Dans les armoires ou les tiroirs vitrés, les pièces étaient classées en familles ou en séries en fonction de leurs caractéristiques ou de leur cause. Le troisième est de prestige : de telles collections contribuaient à la renommée d’un professeur de médecine ou d’un hôpital : œuvres d’art médicales à part entière, les moulages remplissaient une fonction de “tableau de chasse”. Ils affirmaient la réputation d’un lieu de recherche ou de soin en exhibant la confrontation à des cas rares.

Une histoire turbulente

Les moulages médicaux en cire ont une histoire turbulente, en ce sens qu’ils sont tout sauf des objets “froids”, silencieusement rangés derrière les vitrines de quelques discrets musées réservés aux seuls spécialistes. Au XIXe et au début du XXe siècle, ils sont présentés au grand public sur les champs de foire, exhibés au sein de musées itinérants. Là les moulages sont injectés dans une industrie lucrative tablant sur la fascination morbide et la complaisance érotique exercées par ces parties de corps dénudées et rongées par des lésions spectaculaires. Ils suscitent des débats politiques, moraux et juridiques souvent vifs puisque leur statut – support de connaissance spécialisée ou dégoûtant objet de spectacle ? – varie selon le lieu de leur exposition.

De l’oubli à la redécouverte

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les moulages pathologiques ont progressivement été délaissés par les médecins. Leurs fonctions d’enseignement, de savoir et de prestige ont paru obsolètes face à d’autres types d’imagerie médicale, standardisés et produits industriellement.

Depuis quelques années néanmoins, on assiste à un regain d’intérêt pour les anciens moulages. En Europe, différents centres médico-universitaires disposent de musées spécialisés qui ont conservé leurs pièces anciennes. Des dermatologues n’hésitent plus à s’y rendre épisodiquement pour y dispenser des cours à leurs étudiants et internes. À l’ère des techniques d’imagerie médicale sophistiquées, les moulages sont appréciés pour leur réalisme, leur disponibilité et leur diversité.  Et pour pallier leurs inconvénients – ils sont fragiles et d’accès parfois malaisé – certains programmes de numérisation les mettent désormais à disposition de la communauté médicale sous forme d’artefacts 3D manipulables, annotables et partageables. Les moulages connaissent ainsi une deuxième vie, digitale et dématérialisée.

Des objets complexes

À la fois objets scientifiques, d’art et de spectacle, les moulages présentent une complexité dont nous héritons aujourd’hui. Quel statut faut-il leur donner : pédagogique, culturel, patrimonial, artistique ? Où faut-il les conserver et le cas échéant les montrer : dans des musées ou des galeries d’art, des conservatoires de médecine, des structures hospitalières ?

Ces questions se posent avec d’autant plus d’acuité que les moulages sont piqués de poils réels et qu’ils peuvent comporter des parties naturelles telles que des dents. L’exemple récent de certains musées médicaux américains montre que les moulages versent alors dans la catégorie des restes humains ce qui, juridiquement, les confronte aux mêmes problématiques restitutives que de nombreuses institutions ethnographiques.

Face à ces questions, l’actuel regain d’intérêt dont bénéficient les moulages va bien au-delà de l’histoire de la médecine et du monde médical. Des artistes contemporains comme la française Nathalie Latour créent des œuvres anatomiques en cire qui s’inscrivent en dialogue avec l’ancienne technique des moulages. Ils interrogent la manière dont nos sociétés représentent les corps, parfois leur intériorité, leur vulnérabilité aussi.

Pour les spécialistes en histoire de la médecine ou en histoire du corps intéressés par les sources matérielles, par les techniques d’archivage du corps, ou par la manière dont les sens sont mobilisés dans la pédagogie médicale, les moulages en cire constituent un terrain d’investigation de choix. Ces historiens et historiennes étudient notamment les conditions de production des moulages. Par exemple, il y a un siècle, la question du consentement des malades moulés n’entrait pas en ligne de compte. La douloureuse opération de l’application du plâtre sur des plaies à vif a donc essentiellement concerné des hommes et des femmes déclassés, des sans voix. Il pouvait s’agir de patients pauvres d’un hôpital en France ou en Allemagne. Mais il pouvait aussi s’agir de soldats ou d’une main-d’œuvre bon marché que l’on faisait venir des colonies. Dès lors, les médecins d’aujourd’hui peuvent-ils simplement réutiliser les moulages anciens pour leur pertinence clinique, ou faut-il accompagner cette réutilisation d’une réflexion éthique, éventuellement d’une démarche mémorielle ?

Sans nier le fait que de nombreux médecins ont effectué des moulages dans le but de faire progresser les connaissances sur des pathologies particulièrement mutilantes, il s’agit donc ici d’être conscient que les moulages sont aussi la matérialisation d’une manière de voir d’une médecine qui morcelle et réifie les corps en réduisant la personne malade à d’anonymes manifestations morbides.

Défis actuels posés par les moulages pathologiques en cire

Les différentes contributions au volume Moulages médico-pathologiques en cire : objets d’art, de savoirs et d’enseignement (fin XIXe-XXIe siècle) ont pour cadre ces interrogations. Toutes abordent un aspect de l’histoire des moulages pathologiques en cire, avec la conscience des enjeux que pose l’irruption de l’objet passé dans la société présente. Plus précisément : que peut-on aujourd’hui restituer du parcours de vie des patients et des patientes qui ont servi de modèles aux moulages ? La couleur de peau des moulages pathologiques qui nous sont parvenus est-elle conforme à l’original ? Que sait-on de certains moulages qui ont été réalisés en Afrique par des médecins coloniaux ? Comment les moulages sont-ils représentés dans les anciens films de propagande médicale d’avant la deuxième Guerre mondiale ? Avec quels financements et dans quels buts les moulages sont-ils aujourd’hui conservés ?


  • Schnalke T., Disease in Wax : The History of the Medical Moulage, Chicago, Quintessence, 1995

  • Syphilis Wax Moulages, 2024, url : www.unige.ch/waxes



Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND

Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/

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When processed foods become a worry… https://sms.hypotheses.org/53677 https://sms.hypotheses.org/53677#respond Mon, 06 Oct 2025 06:00:00 +0000 https://sms.hypotheses.org/?p=53677

“Processed” foods are a cause for concern for a large part of the French population. They raise questions related to health, but also ecological, social and political issues. What are the different emotions surrounding “processed” foods? What do these concerns tell us about today’s society?


  • Thiron S., 2024, Ressentir l’industrialisation des transformations alimentaires. L’émotion, un fait social et politique. Thèse de doctorat en sociologie de l’Université Toulouse Jean Jaurès. 519 p.

    Sophie Thiron est membre du Laboratoire CERTOP, Université Toulouse Jean Jaurès : sophie.thiron@univ-tlse2.fr


A long-standing concern

Fears regarding “processed” foods have been around since the early days of food industrialisation in the 19th century. For example, the first canned foods raised mistrust and suspicion among soldiers in the French army. But while criticisms of processed food are long-standing, they have only really been heard since the end of the 20th century. Health scandals such as the “mad cow” crisis in 1996, combined with rising environmental concerns, have led people to question whether we can control nature at any cost. In the 21st century, industrial food processing is a source of concern for 83% of the French population1. But what emotions do processed foods evoke? How do these vary socially? And what challenges accompany these emotions?

Analysing the variability of definitions and practices

This relationship with “processed” foods and the emotions they evoke has been the subject of recent doctoral research. Different people were interviewed about their diet, meals were observed in households in the Toulouse region and in Ovalie, an experimental restaurant at the University of Toulouse Jean Jaurès. Quantitative analysis on food practices data was also conducted. In order to analyse the relationship with “processed foods”, it is first necessary to examine how this category of food is defined by different social groups. In what different ways is the “processed” food category delineated? How do these different definitions reveal different conceptions of industrialisation, cooking or “processing”?

 Defining “processed” food: multiple challenges

The vocabulary used to characterise food processing is incredibly varied. The terms “processed” or “industrial” foods have many different interpretations. In some cases, “processing” refers to cooking, food prepared in a factory, the addition of additives, or quite simply picking or cutting. In fact, in some social circles, the term “food processing” doesn’t even refer to the same foods, processes or symbols. For some, the term “industrial” characterises certain agri-food brands, while for others, it refers to the place of purchase or the production method. Similarly, some consider the term “homemade” to apply only to food prepared at home, while others feel it can also apply to food prepared by a caterer or be served in a restaurant. The vocabulary is therefore important and highlights the many different ways of thinking about food processing. Examining this vocabulary helps us to better understand the ideas and conceptions behind the use of each word.

To this end, a typology of the different ways of categorising food processing has been developed. In this typology, legal, paramedical, culinary, technological, actorial and quantitative concepts interact, oppose or converge. The plurality of perspectives, reference systems and definitions of what a “processed food” actually helps to explain the ambiguities and debates surrounding “processed foods” in  contemporary society. Different conceptions coexist or clash in the social world and are alternately employed by the different actors, which sometimes creates misunderstandings. They reveal the different views on industrialisation

Rise of the “NOVA classification”

One of these methods for classifying food processing is now becoming increasingly popular. Called the “NOVA classification”, it uses the term “ultra-processed foods” to distinguish between different levels of food processing. Within this classification, so-called “industrial” foods are generally categorised under the highest processing levels. This concept combines industrialisation and processing, and is spreading alongside the growing critique of industrialisation in contemporary society and the increased focus on the composition of food and the presence of additives. For example, the European “INCO” regulation, which requires all components to be listed came into force in 2016, the Yuka app was launched in 2017, while the first French scientific articles on the concept of “ultra-processed foods” were published in 2018. Therefore, it seems that the growing success of this classification is closely linked to the emergence of a new paradigm in our approach to food: it is no longer just a question of the effect of nutritional composition on health, but also of the underlying chain of processing steps, including the potential addition of additives.

From a variety of emotions…

Health and social scandals, increased environmental concerns and debates among scientific, political, media and industrial actors all contribute to the dissemination of a standard of disgust regarding agro-industrial processing in contemporary French society. It is becoming more and more “fashionable” to be disgusted by “processed” food and to enjoy “home” cooking. However, this disgust is not unanimous. The emotions surrounding “processed” foods vary according to the social characteristics of the individuals and their environment. Feelings of anxiety, anger, disgust, despair, pleasure, guilt and fascination are all expressed. A conceptual framework has been developed to explain the social construction of emotion, linking collective imagination and social representations, emotional norms, the emotions expressed, and the effects of socialisation and context. Emotions provide insight into relationships with different types of food processing, highlighting systems of symbols, values and social representations

… to social and political issues

Higher social categories tend to monopolise the definition of the right way to behave. In the face of this dispossession, and although also critical themselves towards those foods, the popular classes often reject a discourse they deem to be moralising or even intrusive. The refusal to adopt these new emotional norms denounces the spread of new forms of social inequality. These reactions are related to the difficulty of implementing certain behaviours, the feeling of powerlessness and exclusion from consumer society that it can generate, and a certain mistrust of technology, public authorities and institutions in general. For the higher social categories, monopolising the definition of emotional norms is a way of retaining and exercising power, as well as of legitimising an expression of contempt for practices, preferences and feelings that do not correspond with social expectations. It’s a matter of reproducing a social order based on a logic of domination, through emotions. However, this dual logic between the upper classes and the working classes needs to be nuanced. Rejecting the moralisation of emotions is something that is also sometimes seen among educated populations, with ideological and political aims, to promote alternative societal models. Today, the phenomena regarding the support or rejection of emotional norms concerning the industrialisation of agro-food chains open up debates and confrontations that can be severe due to the strength of the emotions felt by the different parties involved: on the one hand, an unbearable anxiety about the future and the conviction that action must be taken, and on the other hand, a feeling of social injustice.

Food tastes and commitments

Emotions related to “processed” foods have both social and political dimensions. Even emotions (which have long been considered irrational, instinctive, wild or natural, and have always thought to be individual and deeply intimate) are social and political. Expressing fear, anger, pleasure, disgust or fascination with food is a way of connecting with others, marking one’s social affiliation, affirming moral and ideological values, or even communicating political convictions. Expressing pleasure or disgust becomes a way of advocating for a different food system, or more generally, a different social model. This emotion-driven approach enables us to identify tension points between different collective visions for the future of food systems, with the long-term goal of encouraging the development of inclusive and common narratives. Emotion allows us to understand what engages people, while also taking into account conflicting interests, providing food for thought as we move towards a shared future.


  • Bruegel M., 1995, « « Un sacrifice de plus à demander au soldat » : l’armée et l’introduction de la boîte de conserve dans l’alimentation française, 1872-1920 », Revue historique, 294, 2.
  • Lepiller O., 2012, Critiques de l’alimentation industrielle et valorisations du naturel : sociologie historique d’une « digestion » difficile (1968-2010). Thèse de doctorat de sociologie, Université de Toulouse II-Le Mirail.

Illustration by Adèle Huguet for Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND
To see more of her drawings, https://adelehuguet.wordpress.com/
 
Credits:

 

For other articles in english

 

  1. Figures from the InquietAlim survey, Crédoc, Ocha, Certop, 2022
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La science participative face à ses contradictions https://sms.hypotheses.org/53338 https://sms.hypotheses.org/53338#respond Mon, 15 Sep 2025 06:02:00 +0000 https://sms.hypotheses.org/?p=53338

Et si la science n’était pas qu’une affaire de spécialistes ? Des milliers de citoyens et citoyennes participent déjà à la recherche, en comptant des oiseaux, en photographiant des plantes ou en classant des galaxies. Mais derrière cette promesse d’une science ouverte à tous, se cachent aussi des limites et des critiques.

Pour creuser cette question, Aymeric Luneau, Élise Demeulenaere, Stéphanie Duvail, Frédérique Chlous et Romain Julliard ont ainsi choisi d’étudié les évolutions des ambitions des sciences citoyennes, ou sciences participatives, entant que programme de recherche.

Ils et elles nous livrent leurs analyses dans leur article « Le tournant démocratique de la citizen science : sociologie des transformations d’un programme de sciences participatives », publié en 2021 dans la revue Participations.

Dans cet épisode d’Avides de Recherche, on explore donc l’histoire des sciences participatives, leurs promesses, leurs contradictions… et ce qu’elles peuvent vraiment changer pour la science et pour la démocratie.


Une co-production de Mondes Sociaux et du Quai des Savoirs de Toulouse Métropole,
dans le cadre de l’exposition “Comme des moutons ?” (du 31 janvier au 2 novembre 2025)  


Fiche technique

Écriture, réalisation, montage : Charlotte Barbier

Musiques : Longing – Joakim Karud / A New Year – Scott Buckley / New Heights – Pyrosion / Haunted Forest – TrackTribe


Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND

Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/

Crédits images :

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Le hip hop : à chaque génération, ses défis https://sms.hypotheses.org/53109 https://sms.hypotheses.org/53109#respond Mon, 15 Sep 2025 06:01:00 +0000 https://sms.hypotheses.org/?p=53109

Le hip hop est-il seulement un loisir ? On oublie souvent que cette pratique a émergé autour d’enjeux politiques, sociaux et artistiques. Elle a permis à des jeunes de classes populaires de lutter collectivement contre le phénomène de stigmatisation des jeunes de banlieues. Aujourd’hui, cette danse est pratiquée par une plus grande diversité de personnes. Comment chaque génération de danseurs et danseuses se définit ? Quels sont les défis auxquels ces générations font face ?



Aujourd’hui, le hip hop fait partie du paysage culturel français. Plus qu’un loisir, il est pour certains une voie de professionnalisation. En s’appuyant sur une enquête qualitative réalisée entre 2017 et 2020, Aurélien Djakouane et Louis Jésus montrent comment les contextes socio-politiques et économiques exercent une influence sur l’évolution de la construction identitaire des danseur·ses de hip hop. Ils analysent cela à travers trois périodes :

Danser pour « sortir de la rue »

Entre 1965 et 1980 apparait la première génération des danseur·ses de hip hop en France. L’enquête identifie trois caractéristiques spécifiques de cette première génération. Tout d’abord les motivations dépassent le cadre artistique. Les enquêtés et les enquêtées évoquent souvent dans leur discours l’idée de « revanche sociale » ou d’« intégration par la danse ». En effet, à cette époque, les habitants et habitantes des banlieues urbaines populaires font face à un phénomène de stigmatisation. Le hip hop est un moyen pour les danseur·ses, souvent des hommes racisés issus de quartiers populaires, d’intégrer un groupe et de lutter contre les discriminations qui les visent. Cependant, de nombreuses politiques de la ville utilisent aussi cette pratique culturelle comme un outil permettant de contrôler et canaliser la jeunesse. Or, cela accentue la stigmatisation des jeunes vivant dans les quartiers populaires et ralentit la reconnaissance artistique de cette danse. Selon l’enquête, le principal objectif de cette première génération est donc de « sortir de la rue » et de légitimer leur pratique.

La deuxième caractéristique de cette première génération est son caractère collectif et collaboratif. Le hip hop commence à bénéficier d’une visibilité nationale grâce à des émissions de télévision, et les premières battles de danse spontanées prennent de la place dans l’espace public. Ils deviennent des espaces où les danseur·ses peuvent se retrouver et échanger sur leur technique. Mais les premiers collectifs de danse restent peu nombreux et reçoivent peu de soutien et de financement public. L’évolution professionnelle des premiers danseur·ses reste donc restreinte aux mêmes collectifs et peu réussissent à faire carrière dans le hip hop.

Enfin, cette première génération évolue dans une pratique qui est peu formalisée. Le recrutement se fait principalement par « bouche-à-oreille » et ces dernier·es doivent ainsi affirmer leur identité artistique afin de devenir visibles aux yeux des recruteurs et recruteuses. Cela peut passer par la revendication d’un style de danse. Ce style permet à la fois, d’affirmer une identité artistique et une identité sociale et locale. Plusieurs enquêté·es évoquent l’importance du territoire dans lequel ils vivent dans la construction de leur style artistique. En d’autres termes, le lieu de pratique est souvent relié au style de danse.

Professionnalisation et diversification des profils

La deuxième génération évolue dans un contexte de transformation professionnelle du hip hop entre la fin des années 90 et le début des années 2000. L’enquête identifie trois évolutions fondamentales des conditions de travail des danseur·ses. Tout d’abord cette période est caractérisée par une certaine ouverture et par la multiplication et la différenciation des compagnies dans tous les styles du hip hop. En effet, le hip hop est de plus en plus médiatisé, ce qui favorise l’intérêt de l’industrie culturelle et le développement d’une « culture du business ».  Parallèlement, le hip hop commence à s’ouvrir à un public plus large, sous l’effet des représentations qui se multiplient. Enfin, cette ouverture sur le marché de l’industrie culturelle favorise aussi le développement des pratiques amatrices. Ces évolutions permettent aux danseur·ses de recevoir plus d’opportunités professionnelles mais celles-ci sont aussi souvent plus précaires. Cela se répercute sur leur identité. En effet, pour assurer leur stabilité financière, les danseur·ses sont contraints de multiplier leurs activités artistiques dans plusieurs secteurs du hip hop, mais aussi à l’extérieur de la scène, en se tournant par exemple vers l’enseignement.

Cette multiplication des expériences a pour conséquence d’individualiser les parcours des danseur.ses. En effet, comme ils ou elles sont contraint·es de multiplier et diversifier leurs activités artistiques, ils alternent entre expériences collectives dans leur compagnie d’origine ou celles proposées par d’autres collectifs ou encore des expériences individuelles. Cela leur permet aussi d’être moins dépendant·es des collectifs d’origine. Les décisions en lien avec leurs activités professionnelles sont liées à des préoccupations financières.

Enfin, ces différentes évolutions du hip hop favorisent la diversification des profils, surtout en ce qui concerne le genre. En effet, cette période se caractérise aussi par une ouverture de la discipline aux femmes. Mais bien que les femmes accèdent à des fonctions de recrutement comme celui de chorégraphe, elles y restent encore peu nombreuses. Il y a de plus en plus de femmes qui pratiquent le hip hop mais elles doivent affronter de nombreux obstacles. Elles font face à un problème de reconnaissance et de sexualisation de leur corps de danseuse. Ceci génère des tensions chez les danseuses et rend leur insertion professionnelle plus difficile.  Cela les amène parfois à créer des compagnies essentiellement constituées de femmes pour pouvoir se protéger des violences auxquelles elles peuvent être confrontées au sein de la discipline. Le hip hop est un milieu artistique largement dominé par les hommes.

Intégrer les réseaux institutionnels 

De la fin des années 90 jusqu’à nos jours, les danseur·ses de la troisième génération exercent dans un univers du hip hop en constante évolution. Celui-ci est de plus en plus segmenté, avec de nombreux styles de danses. Le Hip hop est de plus en plus médiatisé à travers notamment des compétitions internationales qui n’étaient pas encore présentes pour la deuxième génération. La multiplication de formations professionnelles amène les danseur·ses à intégrer différents espaces professionnels. Selon l’enquête, depuis 2015, il existe trois pôles professionnels dans le marché du hip hop : la création scénique, les battles et les prestations commerciales.Les danseur·ses se répartissent dans ces pôles ou marchés.

Dans la continuité de la précédente génération et plus encore, celle-ci se caractérise par une « hyper-individualisation » des parcours professionnels. Le nombre plus important d’emplois de courte durée et la spécialisation des danseur·ses dans ces « pôles » rendent plus difficile la vie artistique des compagnies, car ces dernier·es ont souvent des emplois du temps instables. Il.elles sont amené·es à privilégier leur propre carrière davantage que celle de leur collectif. Il.elles vont toucher à tous les secteurs d’activité du hip hop selon les opportunités qui se présentent, afin de garantir leurs sources de revenu. Mais selon l’enquête, ce qui distingue cette génération de la précédente est le fait que cette multiplication d’activités n’est pas subie mais souhaitée par les danseur·ses. Par exemple, la plupart choisissent à la fois d’évoluer vers une carrière artistique et de donner des cours. Finalement, la revendication d’un style central dans les générations précédentes est pour celle-ci peu importante. Au contraire, la polyvalence est aujourd’hui la clé pour réussir professionnellement dans cette pratique.

Un des enjeux principaux de cette génération est d’intégrer des réseaux professionnels les plus reconnus. En effet, les danseur·ses de hip hop entretiennent des interconnexions favorisant les opportunités professionnelles. L’enquête donne un exemple qui illustre bien ces réseaux. En effet, un danseur a été repéré par des chorégraphes lors d’une battle, il.elles vont lui proposer d’intégrer leur compagnie. Or cette compagnie entretient aussi des liens avec « la Maison de la danse », qui est une institution culturelle importante de la région lyonnaise. En intégrant des « établissements publics labélisés » dirigés par des chorégraphes, le danseur pourra évoluer plus facilement dans la discipline. Cette structuration du hip hop autour d’établissements publics spécialisés marque un tournant dans l’institutionnalisation de ce style de danse. Intégrer ces réseaux permet aux danseur·ses une meilleure insertion professionnelle et une meilleure reconnaissance.  Cela amène plus de stabilité professionnelle et financière pour les plus reconnus.

Cependant, aujourd’hui pour évoluer dans une carrière professionnelle, il est important que les danseur·ses soient formé·es à la gestion de leur image et doté·es en ressources scolaires. En effet, les recruteur·ses accordent de l’importance à la façon dont ils présentent leur discipline artistique. En effet, les réseaux sociaux sont un outil de visibilisation pour les danseur·ses et souvent un espace de recrutement. La gestion de son image devient importante ainsi que la capacité de comprendre les enjeux que cela représente. Les écoles et les formations spécialisées qui se sont développées pour cette génération permettent aussi aux femmes d’accéder à une qualification plus grande qu’auparavant et de franchir les obstacles qui se mettent sur leur chemin.

Cependant, l’enquête met en avant l’existence d’un paradoxe dans le fonctionnement de cette nouvelle génération. En effet, les danseur·ses accordent moins d’importance aux catégories de styles et revendiquent une plus grande polyvalence, mais à l’inverse les formations professionnelles sont spécialisées autour d’un pôle d’activité du hip hop, ce qui permet une insertion professionnelle plus facile. En d’autres termes, au départ, pour pouvoir exercer une activité professionnelle, les danseur·ses sont formé·es et spécialisé·es dans un secteur, et ensuite il.elles deviennent polyvalent·es pour pouvoir continuer leur activité, évoluer dans le hip hop et faire carrière.

Depuis l’émergence du hip hop dans les années 80, cette pratique a beaucoup évolué. D’abord marginalisée dans les discours politiques et médiatiques, elle a ensuite fait l’objet de politiques spécifiques. Cette analyse historique témoigne d’une rupture identitaire vis-à-vis des pratiques des pionnier·es. Aujourd’hui, il est plus difficile de rendre compte d’identités artistiques générationnelles dominantes car l’institutionnalisation du hip hop par les politiques publiques a favorisé une individualisation et une professionnalisation des pratiques. Le hip hop fait partie d’un marché dans lequel les danseur·ses sont tenus de diversifier leurs pratiques.

Finalement, à l’origine le hip hop était une pratique mue par des revendications politiques et sociales avec comme objectif de rendre visible des personnes marginalisées. Mais aujourd’hui, la pratique du hip hop est-elle pour autant déconnectée d’enjeux politiques et de revendications sociales ?


Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND

Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/

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