Ce texte a été rédigé en 2022 par Julien Garric et moi-même dans le cadre de la création de l’équipe pilote citoyenneté numérique et Diversité du programme AMPIRIC. Elle s’appuie sur les retours des membres fondateurs de l’équipe. 

 

1. État des lieux

Ce projet s’inscrit dans un contexte dans lequel les représentations de sens commun autour d’une « crise » supposée de la citoyenneté se sont généralisées. Qu’il s’agisse de rappeler le faible taux de participation des jeunes aux élections, la multiplication des revendications identitaires individuelles, la banalisation des cyberviolences ou la diffusion des théories du complot, la généralisation des Technologies de l’Information et de la Communication est appréhendée comme un facteur de fragilisation des liens sociaux qui nuirait à la démocratie. Le pluralisme, l’indétermination normative et la fragmentation des mondes scolaires sont eux aussi perçus comme des problèmes en soi, mettant à mal l’exercice du respect d’autrui dans une école prisonnière des tensions sociales et des revendications identitaires individuelles incarnant du même coup les crises multiples d’une société en péril.

Les nombreux travaux sur l’éducation à la citoyenneté permettent de mieux comprendre les transformations à l’œuvre qui nourrissent ces constats alarmistes. L’histoire et la sociologie de l’éducation se proposent de déconstruire une vision essentialisée des atteintes à la norme sociale pour en analyser le pouvoir créatif, fondement de la vitalité des sociétés. De même, les humanités numériques, les sciences de l’information et de la communication et les sciences de l’éducation ont de longue date remis en cause les mythes liés à la généralisation des TIC. Loin des déterminismes technologiques, ces travaux montrent que les usages numériques formels ou informels des jeunes sont situés socialement en fonction du genre, de la classe sociale culturelle, renonçant ainsi à la notion de digital natives au profit de l’idée d’une « citoyenneté renouvelée » (Jauréguiberry & Proulx), qui est aujourd’hui, de fait, une citoyenneté numérique. Ainsi, toutes les dimensions de la citoyenneté (participation des jeunes à la vie publique, communiquer pour développer des liens sociaux, la construction de l’esprit critique, la connaissance des droits et le respect des valeurs démocratiques, l’engagement, etc.) passent aussi par l’utilisation critique et responsable d’outils numériques. En retour, les usages formels et informels digitaux nécessitent d’être contextualisés au regard des dynamiques culturelles, sociales et éducatives hors ligne (Jouët 2011 ; Collin et al., 2016). La construction d’un regard compréhensif et critique apparaît comme étant incontournable pour relever les multiples défis auxquels les acteurs de l’éducation à la citoyenneté sont confrontés aujourd’hui. Ces travaux de recherche s’accompagnent d’un volontarisme institutionnel qui doit être souligné : la création du Parcours citoyen (2016), la généralisation de l’EMI et de l’EMC, et la multiplication des dispositifs participatifs des élèves dans les établissements scolaires témoignent du renforcement de la prescription émanant du Ministère de l’Éducation Nationale à l’attention du personnel des établissements scolaires concernant le développement d’une citoyenneté notamment numérique active et responsable dans un contexte de transformation des systèmes d’information et de communication. Le rapport Bronner de janvier 2022 affirme ainsi : « Permettre à chaque citoyen de développer son autonomie intellectuelle par la formation (initiale ou continue) à l’esprit critique et à l’EMI doit être une Grande Cause nationale, un objectif prioritaire des démocraties confrontées aux perturbations engendrées par le monde numérique ». On retrouve un tel volontarisme au niveau européen dès 2016 au sein des Compétences pour une culture de la démocratie élaborées par le Conseil de l’Europe, confortée en 2019 par le plan dédié à l’éducation à la citoyenneté numérique (ECN). Cette priorité donnée à l’ECN a été réaffirmée en janvier 2022 à travers la Déclaration interinstitutionnelle solennelle sur les droits et principes numériques pour la décennie numérique (Commission européenne) dans le cadre du projet stratégique « Décennie numérique de l’Europe : objectifs numériques pour 2030 ». 

L’histoire de l’EMI montre qu’il s’agit d’une dynamique ancienne, affirmée par l’UNESCO dès les années 1980. Dans ce mouvement global qui concerne l’ensemble des démocraties modernes confrontées aussi bien à la mondialisation culturelle et à la mobilité croissante des populations qu’à l’évolution des systèmes d’information et de communication, la France ne fait pas exception. Soutenue par des enseignants et des acteurs de l’éducation populaire (Corroy), l’EMI peine sur le terrain à se généraliser, prise entre Media Literacy et Digital Literacy (Frau-Meigs). Ainsi, le récent rapport Bronner fait état d’initiatives éparses qu’il convient de rassembler pour répondre aux nombreux défis induits par la généralisation des moyens d’information et de communications digitaux. De la même manière, les programmes de l’EMC, initialement conçus pour dépasser les particularismes par la mise en confrontation démocratique de la multiplicité des points de vue normatifs (Kahn, 2016) a trouvé peu de déclinaisons concrètes dans les pratiques enseignantes. La fragmentation des approches éducatives et pédagogiques pourrait induire une fragmentation des conceptions de la citoyenneté transmise aux élèves au risque de façonner des types de citoyens différentiés selon les contextes sociaux, territoriaux ou éducatifs à l’opposé du projet initial (Verhoeven et Jadot, 2018). 

L’éducation à la citoyenneté et à la citoyenneté numérique constitue un objet d’étude et d’enseignement commun aux membres de l’équipe, en lien avec les enjeux de diversité. Le groupe propose d’appréhender les politiques publiques, les pratiques juvéniles, et les usages pédagogiques et éducatifs liés à la citoyenneté, en croisant les approches centrées sur la dimension socio-éducative avec les études numériques. L’équipe considère que la dissociation entre ces deux dimensions empêche d’appréhender la complexité des questionnements éducatifs contemporains, que ce soit en décontextualisant les usages numériques ou en éludant la dimension digitale des pratiques liées à la citoyenneté. Un tel croisement permet aussi de mettre en perspective la notion protéiforme de « citoyenneté numérique », dont les contours sont peu stabilisés avec les multiples travaux produits par les SHS au sujet de la citoyenneté, au profit d’études contextualisées et empiriques visant à considérer l’essor de la citoyenneté numérique comme un processus (Greffet & Wojcik, 2014) et non comme une notion homogène et normative. Ensuite, le contraste entre la prescription institutionnelle dédiée au parcours citoyen incluant l’EMC et l’EMI, et sa mise en œuvre sur le terrain sous forme d’une multitude d’actions parsemées, invite également à développer une réflexion croisée sur les périmètres et les démarches de ces enseignements transversaux, de ces « éducations à…. » ou de ces dispositifs participatifs dont les contours ne sont pas toujours clairement définis (Rouyer et al., 2020). Pour aborder ces questions, la diversité constitue une thématique partagée par l’ensemble des membres de l’équipe dans l’appréhension de la citoyenneté (Lorcerie, 2021 ; Garnier et al. 2020). 

 

2. Objectifs

L’objectif affirmé de l’équipe pilote est d’améliorer la maîtrise du « respecter autrui » et de participer au développement de l’esprit critique. Il s’agit à terme d’évaluer concrètement l’impact des pratiques éducatives et pédagogiques sur la maîtrise du savoir fondamental « respecter autrui » en tenant compte de la diversité en termes de genre, de classe sociale, de territoire, d’origine migratoire, de politique d’établissement. Les pratiques concernées sont multiples : celles produites dans les enseignements visant explicitement des compétences civiques comme l’EMI ou l’EMC, mais aussi celles des dispositifs de citoyenneté participative dans les établissements scolaires et les écoles (conseils d’élèves, CVC ou CVL, éco-délégués) ou encore des pratiques plus courantes de vie scolaire (pratiques punitives, médiation, alternatives à la sanction, ambassadeurs contre le harcèlement, dispositif pHARe etc…). Il s’agit de produire un regard critique sur l’éducation à la citoyenneté en contexte numérique face à une diversité de publics. Ce travail souhaite s’ancrer concrètement dans les territoires éducatifs de la région académique en prenant en compte les spécificités de sa diversité socio-économique en particulier dans le cadre du développement des « Cités éducatives » et en articulant les contextes scolaires et les contextes familiaux. Il s’agit de questionner la citoyenneté elle-même dans ses implications, dans ses tensions et d’interroger aussi les futurs citoyens y compris dans les situations où la citoyenneté pourrait paraître contestée. L’objectif de l’équipe pilote est alors de constituer un incubateur incontournable concernant l’éducation au respect d’autrui et à l’esprit critique sur le territoire, à travers la création d’une plateforme numérique contributive et la réalisation d’un forum ouvert international de la citoyenneté à la fin de l’année 2023. Ce faisant, les activités de l’équipe pilote entendent contribuer à mieux appréhender les défis éducatifs induits par l’essor d’une « nouvelle forme de citoyenneté numérique » selon les termes du rapport Bronner.  

Les travaux préparatoires basés sur les textes de l’apport des différents membres de l’équipe permettent de dégager plusieurs thèmes qui seront amendés d’ici septembre 2022 et gagneront à s’enrichir au gré des synergies constatées par la suite. Ces principaux axes permettront de structurer la plateforme dédiée :

• Analyse de la prescription et des dispositifs d’enseignement-apprentissage favorisant le respect d’autrui et le développement de l’esprit critique en contexte numérique, y compris dans une perspective socio-historique
• Définir « respecter autrui » en tant que compétence relationnelle et évaluer le respect d’autrui à l’ère numérique (indicateurs, APC).
• Étude de la prise en compte de la diversité des publics dans les dispositifs éducatifs liés au respect d’autrui et à l’ECN
• Écrans, diversité et esprit critique
• Étude des pratiques numériques juvéniles et des processus info-communicationnels en jeu dans le respect d’autrui.

 

3. Hypothèses

1) En contexte numérique, « Respecter autrui », souvent perçu comme un artifice au service du catéchisme républicain, se situe au contraire au cœur de la relation éducative et conditionne l’acquisition des autres savoirs fondamentaux.

2) Documenter le contexte dans lequel se développent les pratiques citoyennes des élèves, permet de déconstruire les représentations de sens commun pour saisir les conditions comme autant d’opportunités capables de fonder une citoyenne numérique renouvelée.

3) La création d’un incubateur autour des questions de citoyenneté et de citoyenneté numérique permettra d’accompagner et d’impulser des projets innovants sur le territoire éducatif en articulant les savoirs pratiques et théoriques.

 

4. Résultats attendus (recherche, formation, terrain)

Accroître la connaissance des usages juvéniles numériques et expériences citoyennes dans les écoles et établissements afin d’enrichir les définitions théoriques de l’éducation à la citoyenneté et à l’ECN par les pratiques, notamment en cartographiant les projets de recherche-apprentissage sur ces questions à l’échelle du territoire ainsi que les acteurs.

Apporter une meilleure compréhension de l’EC et de l’ECN grâce à la modélisation des différentes pratiques observées conçue au regard de la littérature scientifique, rendue visible sur la plateforme numérique.

Favoriser des recherches collaboratives et interdisciplinaires articulées autour de temps de travail constituant des temps de mise en synergie des différents acteurs impliqués, pouvant notamment déboucher sur des dépôts de projets. L’équipe s’engage à participer à l’ouverture des données en recherche comme en éducation dans le cadre de la science ouverte.

Proposer des dispositifs d’évaluation concernant les compétences nécessaires à l’acquisition du respect d’autrui et au développement de l’esprit critique.

Donner de la visibilité aux actions pédagogiques et aux recherches concernant l’EC et l’ECN sur le territoire afin de favoriser les synergies entre les différents acteurs impliqués.

1. Livrables

• Définition de « respecter autrui » comme compétence éducative relationnelle ; modalité d’évaluation des pratiques reposant sur l’identification d’indicateurs autour de « respecter autrui » 
• Organisation de journées scientifiques croisant l’intervention de chercheurs, d’acteurs de terrain et d’étudiant·es autour de l’Éducation aux Médias et à l’Information et l’apprentissage du respect d’autrui 
• Création d’une plateforme numérique contributive en ligne (sur le site d’AMPIRIC) proposant une cartographie numérique des acteurs, projets et ressources, permettant de partager à un large public des ressources scientifiques, pédagogiques et d’identifier les acteurs engagés dans l’éducation à la citoyenneté numérique à l’échelle du territoire (chercheurs, enseignants, partenaires éducatifs, etc.).
• Communications scientifiques : participation à des séminaires et à des colloques, notamment à l’international.
• Publications en ligne et dans des revues ACL
• Le Forum International Ouvert hybride organisé début 2024 constituera une mise en abîme de la coopération de l’ensemble des acteurs de l’équipe pilote et de ses partenaires, constituant un événement scientifique majeur autour de l’éducation à la citoyenneté numérique, tout en proposant une forme alternative. Il s’agit de créer un espace et un temps qui permette de rassembler et de donner de la cohérence aux expériences dispersées, de communiquer sur de premiers résultats ouvrant les perspectives d’une amélioration du savoir fondamental « respecter autrui » et du développement de l’esprit critique, élargir à de nouveaux partenaires qui s’engageraient au sein du pôle pilote, ses méthodes, préoccupations et objectifs. Le noyau central du pôle pilote (chercheur·ses, doctorant·es, masterant·es, professionnel·les de terrain, cadres du rectorat) constituera un pôle d’animation facilitateur du forum, adressé aux acteurs de la recherche qu’aux professionnels de terrain du territoire de notre région académique. Des élèves seront aussi impliqués en tant qu’intervenant·es dans le forum, dans une perspective « capacitante ». Enfin, le forum sera ouvert aux chercheur·ses étranger·e·s, afin de tracer les premiers pas des recherches comparées avec des territoires européens.

Références citées

Bronner G. (2022), Les Lumières à l’ère Numérique, Rapport public, https://www.vie-publique.fr/

Cappellini M., Impedovo M., Sanchez E. (2022). Pour une professionnalisation des enseignants utilisant le numérique pour un soutien à l’autonomie et à la citoyenneté : Etat de l’art sur les formations à la citoyenneté numérique. [Rapport de recherche] Aix Marseille Université (AMU). ⟨halshs-03546656⟩

Cordier, A. (2017). Grandir connectés: les adolescents et la recherche d’information. C & F Éditions.

Corroy, L. (2016). Éducation aux médias, citoyenneté et créativité, les enjeux de l’éducation aux médias au XXIe siècle.

Corroy, L. (2018). Enseigner l’éducation aux médias aujourd’hui. Nouveaux enjeux informationnels et communicationnels au prisme du numérique. Les Cahiers de la SFSIC, 15, 120-141.

des diversités. Le nouveau défi des politiques d’éducation, Rennes, Presses Universitaire de Rennes.

Frau-Meigs, D. (2017). Les youtubeurs: les nouveaux influenceurs!. Nectart, (2), 126-136.

Frau-Meigs, D., O’Neill B., Soriani, A., Tomé V. (2017). Digital Citizenship: Analysing Definitions, Actors and Frameworks. Dans Digital Citizenship Education. Overview and New Perspectives (vol. 1, p. 13‑23).

Frau-Meigs, D., O’Neill, B., Soriani, A., & Tomé, V. (2017). Digital citizenship education: Volume 1: Overview and new perspectives.

Garnier, B., Derouet, J.L., Malet, R. (2020). Sociétés inclusives et reconnaissance

Gazagne-Jammes V. (2020). La citoyenneté numérique à l’épreuve des fausses informations », La Revue des droits de l’homme, n° 17.

Greffet, F. & Wojcik, S. (2014). La citoyenneté numérique: Perspectives de recherche. Réseaux, 184-185, 125-159. https://doi-org.lama.univ-amu.fr/10.3917/res.184.0125

Jaureguiberry, F., & Proulx, S. (2003). Internet, nouvel espace citoyen?. L’Harmattan.

Kahn, P. (2016). De Ferry à Peillon. Réflexions sur l’éducation morale à l’école. Le Télémaque, 50, 155-160.  https://doi-org.lama.univ-amu.fr/10.3917/tele.050.0155

Lorcerie, F. (2021). Éducation et diversité. Les Fondamentaux de l’action, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Rouyer, V., Beaumatin, A. & Fondeville, B. (2020). Éducation et citoyenneté: Regards croisés entre chercheurs et praticiens. Louvain-la-Neuve: De Boeck Supérieur.

Verhoeven, M. & Jadot, É. (2018). Enquête sur l’éducation à la citoyenneté en Belgique francophone : nouvel imaginaire politique et traductions locales fragmentées. Éducation et sociétés, 42, 85-100.  https://doi-org.lama.univ-amu.fr/10.3917/es.042.0085