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Cette fois-ci, ce sont deux jeunes hommes – Nicolas Plantegenet, 18 ans, et Thomas Joseph Morillione, 19 ans – qui ont été amenés devant le commissaire, à l’initiative de Nicolas Thibert, un commis de police, qui les a surpris en train de vendre des “figures indécentes” en plâtre.
6 may 1765
Envoy en prison de 2 particuliers colporteurs de figures indécentes.
L’an mil sept cent soixante-cinq le lundy six may huit heures de relevée en notre hôtel et par devant nous René Regnard de Barantin avocat en parlement conseiller du Roy commissaire au châtelet de Paris est comparu Sieur Nicolas Thibert [Guibert] commis du Sieur D’Hemery conseiller du Roy inspecteur de police. Lequel nous a dit que passant heure présente sur les boulevards de la barrière du temple, il a observé deux particuliers qui colportoient des figures de plâtre indécentes dont entre autres un petit Pâris et une Venuse [Vénus] et que s’étant mis en devoir faire arrêter lesdits particuliers, ils ont jetés leurs figures par terre et les ont brisés, pourquoi il a fait arrêter lesdits particuliers par la garde des boulevards, qui les ont remis ez mains de Gilles Le Chevalier, caporal de la garde de Paris de poste aux enfans rouge lequel est ycy présent et a signé avec ledit Sieur Thibert. Rayé quatre mots nuls
Guibert, Chevalier
En conséquence nous avons fait comparoitre lesdit deux particuliers arrêtés, et après les avoir interpellé de nous dire leurs noms, surnoms, âge, qualités, pays et demeure, la vérité sur ce dont ils sont accuser. Le premier après serment par luy fait de dire vérité, a dit se nommer Nicolas Plantegenet, gagne deniers, âgé de dix-huit ans, demeurant cour Saint Louis au faubourg St Antoine chez le Sieur Foradaché logeur, natif de Renel proche Chaumont en Bassigny, et déclaré que les figures qu’il colportoit ont été par luy acheter chez le nommé Joseph Beagigne italien mouleur en figures demeurant susdite Cour Saint Louis, et quelle ne consistoient qu’en un petit paris et une petite diane et que ces figures n’étoient pas indécentes d’autant qu’elles avoient la ceinture couverte, pourquoy requiere d’être relaxé et mis en liberté et a signé. Nicolas Plantagenet
Le second desdits particuliers après serment par luy pareillement fait de dire vérité, a dit se nommer Thomas Joseph Morillione de la République de Luques [Lucques] en Italie, âgé de dix-neuf ans demeurant à Paris grande rue du faubourg Saint Antoine chez le S. Lenat Maitre sculpteur proche la rue Charonne et nous a déclaré que quand on l’a arrêté il ne portoient pas non plus de figures indécentes, puisqu’il navoit alors qu’une baigneuse couverte et non indécente et un portrait de Louis quinze qu’il a encore entre les mains, pourquoy il demande d’être relaxé, et a déclaré ne savoir écrire ny signé de ce en quoi rayé sept mots nuls
Surquoy nous commissaire susdit, avons donné acte aux susnommés de leur déclaration, et sur ce que les dit Plantegenet et Morillione sont convenu d’avoir jetté et brisé leur dites figures comme ils en son accusés ce qui annonce quelles étoient indécentes, et contre les bonnes mœurs, nous avons ordonné qu’ils seroient l’un et l’autre constitués prisonniers ez [es] prison du petit châtelet pour y demeurer jusqu’à ce que par justice il ait été autrement ordonné, a l’effet de quoy ledit Lechevalier s’est chargé de leurs personnes et a signé avec le dit Sieur Thibert. Rayé quatre mots comme nuls
Gilles Lechevalier, Guilbert, Regnard
Il existait, à l’époque moderne et au XIXe siècle, un marché de petites statuettes décoratives ou dévotionnelles, moulées en plâtre et vendues par des marchands ambulants, souvent d’origine italienne. L’un des deux colporteurs arrêtés se déclare d’ailleurs « originaire de la République de Luques en Italie ». L’autre est également un nouvel arrivant dans la capitale, mais d’une émigration plus proche, puisqu’il vient des environs de « Chaumont en Bassigny » (Haute-Marne).
Thomas Morillione, l’Italien, loge chez un sculpteur du nom de Lenat, appartenant probablement à la corporation de métier, puisqu’il est désigné comme maître. On peut supposer, même si le prévenu n’en dit rien, que c’est ce Lenat qui lui a fourni les statuettes qu’il vend. Quant à Nicolas Plantegenet, il précise la source de sa marchandise : il s’est procuré ses deux statuettes auprès d’un mouleur (italien, encore !) du nom de Joseph Beagigne, qui habite la même cour que lui, au faubourg Saint-Antoine.

Ce qui pose problème ici aux yeux de la police ne semble pas tant être qu’ils s’adonnent au colportage – les rues des villes sont peuplées de mille et un petits métiers ambulants – mais que les produits qu’ils proposent attentent à la pudeur et aux bonnes mœurs.
En cause, la nudité des figures : une baigneuse, un petit Pâris et une Vénus (ou une Diane, si l’on en croit plutôt le colporteur). Les deux vendeurs se défendent de cette accusation d’indécence : Nicolas Plantegenet assure que ses statuettes ont « la ceinture couverte », c’est-à-dire que le bas du corps est habillé et que le sexe est masqué. La baigneuse de Thomas Joseph Morillione, également, aurait été « couverte », quant à son autre figure, étant un portrait de Louis XV, il ne peut être qu’au dessus de tout soupçon. Mais comment le prouver, puisque les trois figurines incriminées ont été brisées (à l’exception de la figure du roi) ?
Le commissaire n’accorde aux dires des deux colporteurs que peu de crédit : s’ils ont volontairement jeté à terre et brisé leurs statuettes lorsqu’ils ont vu surgir la garde, n’est-ce pas là l’aveu de leur culpabilité ? Direction la prison du petit Châtelet pour nos deux marchands ambulants…

Pour illustrer ce fragment d’archives, j’ai choisi une estampe trouvée, il y a quelques mois et par hasard, sur le site du Rijksmuseum : il s’agit d’un portrait d’un vendeur ambulant de statues en plâtre, gravé par Mathias de Sallieth (1741-1791) d’après un dessin de Jacob Perkois (1756-1804) ou de Johannes Huibert Prins (1756-1806). L’attribution, comme la datation du modèle, ne sont pas très claires : il semblerait qu’elles soient déduites d’une réédition tardive (1818) au sein d’un album de gravures intitulé Verzameling van verschillende gekleede mans- en vrouwenstanden, ter oefening van jonge schilders en liefhebbers (Recueil de portraits d’hommes et de femmes habillés, à l’usage des amateurs), diffusé par l’éditeur rotterdamois Johannes Immerzeel.
La figure s’inscrit dans la tradition iconographique des Cris, ces représentations des petits métiers ambulants à la très longue généalogie. En regard, je joins quelques déclinaisons plus populaire de la figure du marchand de plâtre, prises également dans les fonds du Rijksmuseum, mais un peu plus tardive (XIXe siècle).



Je remercie Hélène et Sylvaine pour leurs relectures et pour leur aide dans la transcription !
]]>Célébrer l’anniversaire de la soutenance m’apparaît comme une sorte de rituel – du moins à travers le prisme des réseaux sociaux et des carnets de recherche. Et je n’y échappe pas : commémorer, un an après, ce jour important de ma vie professionnelle et personnelle, m’apparaît aussi comme l’opportunité de faire le point sur « là où j’en suis », et de renouer un récit (le journal de doctorat), interrompu il est vrai bien avant la soutenance, dès 2022, alors que j’entrais dans le « dur » de la fin de thèse.
L’anniversaire de ma soutenance survient alors que j’ai justement repris, depuis peu, mon activité carnetière, une coïncidence pas si fortuite.


L’immédiate après-thèse
Faire la synthèse de cette année d’après-thèse n’est pas un exercice facile, tant ces douze mois ont été intenses. Si je ne m’en tiens qu’à la thèse et à ses suites, quelques souvenirs marquants remontent à la surface.
L’émotion de tenir mes volumes de thèse entre mes mains, fraîchement imprimés par le service reprographie de l’université. Se dire que ça y est, toutes ces années de recherche ont abouti à cette liasse de feuilles bien serrées dans leur reliure, support d’un récit façonné, écrit, ré-écrit, corrigé, amendé, réagencé, mille fois relu et désormais figé sur le papier. Même si j’avais vu, manipulé des dizaines de thèses avant, celle-ci, ce volume-là, c’était la mienne, la matérialisation en une « unité cohérente » du « fouilli » de notes, brouillons, photos, données accumulés durant cinq ans.


La soutenance évidemment, l’anxiété des jours précédents, la richesse des discussions, les pistes nouvelles ouvertes par la lecture des examinateurs, l’immense sentiment de gratitude envers ma directrice et mon jury.


L’étrange sensation des lendemains, celle d’être désœuvrée face à ces soirées et week-end désormais sans thèse à écrire. Désoeuvrement de courte durée, cependant, car qui dit soutenance de fin d’année, dit rempilage instantané sur « la suite » : dossier de qualification CNU (dont l’obtention donne le droit de concourir aux postes de Maître.sse.s de conférence), puis campagne de recrutement – MCF, post-doc -, dossiers pour les prix de thèse, les bourses, etc. Cette partie-là de « l’après » a été éprouvante, car j’ai eu un sentiment d’enchaînement immédiat, sans véritable répit : valoriser la thèse, se projeter dans la poursuite de carrière, imaginer de nouveaux projets… sans avoir totalement eu le temps d’assimiler la soutenance.
J’ai, de fait, durant cette période souvent eu le sentiment de manquer de recul, de distance critique sur mon travail, de temps et de « bande passante » pour bâtir des perspectives solides.
De bonnes nouvelles ont heureusement ponctué cette période intense et revigoré mon entrain. Parmi elles, l’obtention du Prix Henri Beraldi de la recherche sur l’estampe pour ma thèse1, décerné par le Comité national de l’estampe, Les Amateurs d’Estampes et la Chambre Syndicale de l’Estampe, du Dessin et du Tableau, que je remercie encore.

Rouvrir la thèse ? (affannoso)
Durant toute cette période qui a suivi la soutenance, il m’était difficile de rouvrir la thèse pour en partager les fruits.
Les premiers moments où il a fallu se replonger dans la thèse étaient toujours liés à de forts enjeux professionnels (rédiger un résumé pour une candidature, par exemple). Des retrouvailles sous contraintes, sans s’être vraiment quittées, la thèse et moi ; tout en devant, dans le même temps, commencer à imaginer d’autres terrains et objets de recherche.
Beaucoup de jeunes docteurs, sont, je crois, ainsi tiraillés entre deux injonctions contradictoires – valoriser le travail réalisé, « penser à la publication », d’une part, « se détacher de la thèse », d’autre part.
En fait, ce n’est que tout récemment que j’ai véritablement retrouvé du plaisir à côtoyer « mes » vues d’optique. En avril, une première occasion m’avait été donnée par les collègues de la BM de Poitiers, qui m’avaient invité à présenter mes travaux dans le cadre de leur cycle de conférences. Si la conférence en elle-même a été un bon moment, la préparation avait été laborieuse, car encore trop marquée par l’expérience des évaluations répétées (soutenance de thèse, dossiers de prix, dossiers de candidatures).



Ce n’est finalement qu’en octobre/novembre de cette année que les choses se sont débloquées, à la faveur d’une série de prises de parole dépourvues d’enjeux déterminants : une conférence sur l’estampe donnée pour les amis de Flavigny dans le cadre des journées Focillon, une communication sur Wikipédia auprès d’étudiants de l’université de Tours. Dans les deux cas, le cadre plus souple de ces interventions m’a permis de mettre au centre de ma préparation le plaisir du partage, et de me concentrer sur la construction d’une narration d’abord destinée à mon auditoire. Il ne s’agissait ni de répondre aux attentes très codifiées d’un exercice académique, ni d’être évaluée professionnellement sur ma prestation, mais juste de partager un savoir avec un public, de façon aussi vivante et intéressante que possible. Et cela m’a portée, avec un grand enthousiasme.
A l’occasion de la préparation de ces interventions, je me suis rendue compte que depuis un an – soit la fin de la rédaction de ma thèse – je n’avais plus pris de plaisir à écrire, à narrer. La quasi-totalité des textes que j’avais dû rédiger étaient à forts enjeux, et toujours contraints par des attendus et des codes liés à leur nature même – discours de soutenance, dossier de candidature, lettre de motivation, discours d’audition, etc. Ces deux interventions, à Flavigny et à Tours, ont été salvatrices en ce qu’elles m’ont permis de renouer avec ce que j’ai toujours aimé faire : mettre en récit des connaissances dans un but de transmission.
Reprendre goût à l’écriture
Au même moment, profitant d’une courte période de chômage, j’ai repris l’habitude, interrompue depuis la fin de la thèse, de tenir un journal manuscrit. J’y consigne le quotidien, ce que je lis, ce que j’apprends, les questions qui me travaillent et que je travaille, et surtout mes émotions : la joie d’une trouvaille d’archive, l’enthousiasme née d’une discussion avec des collègues. J’y observe mes propres gestes de recherche, j’y cultive mes idées en maturation. J’y note aussi mes doutes, mes achoppements, ma difficulté à formuler telle ou telle chose qui me trotte dans la tête.
Se remettre à écrire un journal, s’était renouer avec un rituel qui m’avait manqué, sans que je ne me sois aperçu de son absence.
Par effet domino, j’ai eu envie de reprendre mon carnet de recherche, ce carnet de recherche. J’ai relu de vieux billets, datant des débuts de la thèse ; constaté que j’avais déserté ce territoire numérique depuis bien longtemps (2022) ; eu envie de me replonger dans les souvenirs manquants, cette ellipse de deux ans pendant laquelle j’ai « terminé » la thèse. J’ai ressorti mes carnets de thèse du carton de déménagement dans lequel ils croupissaient depuis six mois. Et je me suis relue, tâtonnant sur mon plan, hésitant sur le fil narratif du chapitre 5, consignant mes doutes sur ma capacité à « monter en généralités », relatant l’enthousiasme d’une découverte à la bibliothèque de Dijon, explicitant mes difficultés à maintenir mon activité carnetière…

Cela m’a beaucoup émue de me remémorer ainsi tout le chemin parcouru, et j’ai tiré de cette lecture de la joie, de l’envie. Je me suis dit que si, à l’époque, je n’avais pas transformé ces textes en billets pour le présent blog, je pouvais peut-être en tirer un matériau pour alimenter rétrospectivement mon carnet de recherche.
Rouvrir la thèse ! (allegretto)
La métamorphose s’est achevée (je crois, à moins que ce ne soit qu’une étape, ce qui est fort possible), tout récemment, à l’occasion d’une journée d’étude organisée par le CAK sur les représentations de la ville. J’étais invitée à venir présenter les résultats de ma thèse. J’appréhendais l’exercice, si bien que j’ai eu beaucoup de mal à m’atteler à la préparation de ma communication. Et finalement, le jour J, ce fut un immense plaisir que de parler de mes conclusions, de montrer des vues d’optique que j’appréciais tout particulièrement, ou qui faisaient écho aux préoccupations de travail des autres participants, mais aussi de partager les questions qui restaient en suspens…

Il faut dire que le contexte et le format étaient très confortables et favorables : nous étions en petit comité, avec des interventions d’une heure, soit 30 minutes de présentation et 30 minutes de discussion, généralement jusqu’à épuisement des questions. Certaines des questions qui m’ont été adressées m’ont amené à me replonger mentalement dans mon corpus, dans mes démonstrations, avec un plaisir et un appétit que je n’avais pas ressenti depuis la fin de la rédaction. J’en suis ressortie avec de l’enthousiasme et l’envie de « retrouver ma thèse », mais aussi d’approfondir des aspects que j’avais dû abréger. Et cela tombe bien, puisqu’il est temps de sérieusement préparer la diffusion de la thèse et sa transformation en livre.
et de nouvelles perspectives…
Il me reste un mot à dire de ma trajectoire professionnelle de jeune docteure. Sur le plan professionnel, j’ai eu la chance d’enchaîner directement avec un contrat d’ingénieure de recherche au sein du programme ANR FabLight (La fabrique de l’éclairage dans les arts visuels au temps des Lumières), une expérience formatrice qui m’a permis d’appréhender d’autres approches et d’autres objets, tout en trouvant une continuité avec certains aspects étudiés dans ma thèse (sur le rapport entre lumière et transparence notamment).

En septembre, j’ai obtenu un contrat post-doctoral, si bien que depuis le 1er novembre dernier, je suis de retour à l’Institut national d’Histoire de l’art, au sein du Service numérique de la recherche. Mon post-doctorat porte sur les questions d’édition numérique et d’annotation des images en histoire de l’art et archéologie. Le point de départ de nouveaux travaux, qui ne manqueront pas, directement ou indirectement, de nourrir ce carnet.
- L’appel pour le prix 2026 est actuellement en cours !
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Suivre ses dépouillements avec un tableur
Assez rapidement, dans mon parcours doctoral, j’ai mis en place un tableur pour suivre mes dépouillements d’archives, plutôt que de noter dans un carnet ce que j’avais consulté / ce que je devais consulter. Le contexte d’alors n’est pas étranger à ce choix : je venais juste de commencer mes dépouillements d’archives lorsque le confinement est survenu. Les services d’archives ont fermé pour plusieurs mois : pendant cette période, j’ai beaucoup lu, beaucoup consulté les instruments de recherche sur les sites institutionnels sur la piste de fonds et de pièces d’archives qui pourraient être utiles à ma recherche. Je dressais des listes de cotes à consulter au dé-confinement, et il est rapidement apparu que celles-ci seraient plus maniables si je les organisais dans un tableur, qui offre des fonctions de filtres, de tri, mais qui facilite aussi la génération de statistiques et de graphiques, si besoin.
Présentation de l’organisation du tableur
Assez simple au départ, ce tableur s’est étoffé d’année en année. En faire une capture d’écran pour le donner à voir dans ce billet s’est avéré plus complexe que je ne le pensais et m’a fait prendre conscience de l’écart entre mon organisation théorique et ma pratique réelle : mon tableur est loin d’être “propre” et ordonné. L’irrégularité de mes saisies reflète mes tâtonnements pour trouver une organisation qui me convienne. Je pourrais le nettoyer pour montrer quelque chose de plus “présentable”, mais ce serait fournir une vision lissée et déformée de la réalité du terrain. En l’état, avec ses imperfections, il me suffit à mon travail quotidien et répond à mes besoins. Je le reprends et normalise mes saisies à mesure que je retravaille mes chantiers ou en ouvre de nouveaux, contribuant à l’améliorer progressivement.

Aujourd’hui, mon tableur contient une vingtaine de colonnes, dont toutes ne me sont plus utiles.
- un bloc « service » composé de trois colonnes :
- le code_service, unique à chaque institution de conservation : par exemple « AD_21_Cote_Dor » pour les archives départementales de la Cote-d’Or ou « AM_Besançon » pour les archives municipales de Besançon
- le nom officiel du service : Archives nationales, Fabrique du savoir pour les archives d’Elbeuf, etc.
- la ville de localisation du service : qui me permet de distinguer les sites de consultation pour une même institution, comme les Archives nationales (Paris et Pierrefitte) ou de filtrer ensemble les différents services installés dans la même ville (Archives municipales, bibliothèque municipale et archives départementales de la Côte d’Or à Dijon), ici très utile dans le cadre de séjours de recherche.
- un bloc « identification de l’archive » composé de :
- unité décrite : j’indique ici si mon entrée décrit toute un ensemble (un carton, un registre, une liasse) ou bien une pièce précise au sein d’un ensemble (un article). Malheureusement, je n’ai pas été très régulière dans la saisie, et mes appellations varient : j’emploie parfois « pièce », parfois « article » pour la même chose ; j’ai parfois indiqué « carton » et d’autre fois « liasse ». Surtout, je n’ai pas systématiquement rempli cette colonne
- cote complète : j’écris ici la cote complète du document. Au début, je n’avais pas de règle fixe sur la saisie. Maintenant, j’essaie d’indiquer la cote exactement de la façon dont elle doit être saisie dans le logiciel de commande dans le service d’archives, de façon à pouvoir la copier-coller dans l’interface, y compris depuis mon téléphone.
- ensuite, j’ai plusieurs colonnes qui décomposent la cote, généralement série / sous-série / carton pour faciliter les filtres et les classements par ordre croissant. J’ai aussi créé une colonne « étude » spécifiquement pour les numéros des études notariales du minutier central des notaires de Paris et une colonne « nom du notaire/commissaire » qui me sert à la fois pour les archives notariales et les minutes de police.
- une colonne « type d’archive » où j’ai essayé de catégoriser (assez irrégulièrement) les natures d’archives ou de documents décrits : minutes de commissaires, inventaire après décès, bilan de faillite, livre de compte, suppliques de spectacles, etc.
- une colonne « description » où je note une courte description du carton ou de la pièce : il s’agit parfois de la description archivistique livrée par un instrument de recherche, parfois d’une transcription d’informations relevé dans un ouvrage de recherche ou encore de ce que j’ai lu / compris en consultant la cote. Cette colonne est assez hétérogène dans sa saisie, et si c’était à refaire, je distinguerai la description archivistique héritée d’un instrument de mon interprétation personnelle.
- j’ai ensuite deux colonnes « date de début », « date de fin » qui s’appliquent, le cas échéant, à l’ensemble d’un carton ou bien à la pièce. J’indique uniquement l’année, et s’il s’agit d’une seule année, je ne remplis que la colonne « date de début ».
- Les colonnes suivantes concernent mes actions de dépouillements :
- dans quel projet le dépouillement s’inscrit. Au début, il ne s’agissait que de la thèse, puis de projets collectifs auxquels j’ai contribué, de projets d’articles, de communication. Là encore, il s’agit de pouvoir filtrer rapidement en début de séance de travail pour ne voir apparaître que l’utile.
- la colonne « date de consultation » : j’indique « à consulter » ou bien la date où j’ai effectivement vu l’archive. Au début de mes recherches, j’indiquais juste « vu », ce qui s’est révélé une très mauvaise pratique lorsqu’il faut fouiller dans de vieille notes sur un carnet manuscrit, dans la mémoire de l’appareil photo du téléphone portable, dans un échange mail avec un archiviste…
- récemment, j’ai ajouté une nouvelle colonne « priorité » qui me sert à prioriser les consultations à venir en fonction du degré d’importance (1 pour les plus importantes et urgentes ; 2 pour les secondaires et 3 pour les optionnelles), car mes séances de sont plus en plus morcelées
- pendant la thèse, j’avais une colonne « état du traitement » où je notais si j’avais classé, transcrit, exploité les archives consultées. J’ai arrêté de la tenir à jour et je l’ai masqué car j’essaie maintenant de faire mes traitements essentiels (tenir à jour mon classeur et verser les fichiers dans mon arborescence) le jour même du dépouillement.
- La colonne « commentaire » est l’une des plus importantes, où je note mes observations. Ce que j’ai trouvé dans le document : « livre de compte qui ne détaille pas le type de marchandises, mais on relève les noms des marchands avec qui le commerçant est en relation » ; « dans l’inventaire de la boutique, les estampes sont peu détaillées » ; « parmi les minutes intéressantes de ce commissaire, vol d’une tabatière lors d’une exposition au Louvre, vol par effraction chez le marchand d’estampes Crepy, plainte d’un imprimeur taille-doucier ». J’essaie d’indiquer systématiquement les noms et mots-clés intéressant mes recherches, pour facilement les retrouver par un “CTRL+F” dans l’ensemble de mon tableur. C’est là que je note aussi lorsque je n’ai pas pu dépouiller un carton mais qu’il me semble intéressant d’y revenir, ou bien qu’une cote était erronée, que le contenu était peu pertinent au regard de ma recherche.
- La colonne « source de l’information » me permet de garder trace de la façon dont j’ai trouvé la piste du document : « communiqué par tel collègue » ; « trouvé via la SIV », « lu dans tel ouvrage », « rebond – déduit de la lecture d’un acte », « trouvé via Familles Parisiennes ». Cela permet de garder trace des cheminements, et de remercier qui de droit dans les notes de bas de page des produits finis.
- Enfin, j’ai récemment rajouté une colonne pour indiquer le lien vers la numérisation lorsqu’elle existe (numérisation officielle de l’institution ou site tiers tel que Généanet)
Vous noterez l’usage de la couleur pour certaines lignes : j’essaie de l’éviter désormais, car, sauf à noter le code couleur, on en oublie souvent la signification2.
De la praticité du tableur
Au début de mon parcours, j’avais créé plusieurs tableurs de ce type pour mes différents dossiers de recherche : les éditeurs d’estampes d’une part ; les archives relatives à la police des spectacles ambulants d’autre part, etc… Cela s’est avéré peu judicieux car il m’arrivait de me rendre dans un service d’archives pour consulter à la fois des pièces sur les éditeurs d’estampes et sur les spectacles ambulants. J’ai donc pris le parti de tout regrouper dans un unique tableur (qui a dépassé le millier de lignes…), que je trie et filtre en fonction de mes besoins : travailler sur tel dossier, profiter d’un déplacement dans telle ville pour voir quelques cotes antérieurement repérées, etc. La fonctionnalité « recherche plein texte » (CTRL+F) me permet de rapidement retrouver un nom ou un mot-clé pertinent (et parfois de découvrir qu’on a déjà croisé une pièce intéressante qui serait utile à telle ou telle recherche). Il m’arrive aussi de générer une extraction de ce tableur pour communiquer un ensemble de cotes à un ou une collègue travaillant sur des sujets proches du mien.

Le choix d’un tableur m’offre aussi la possibilité de générer des statistiques (nombre de cotes consultées par an, répartition par centre d’archives, par typologie de sources, etc.). Je n’en ai jamais vraiment eu l’utilité (et je n’ai pas toujours été assez rigoureuse dans ma saisie pour qu’elles soient justes), mais cela pourrait s’avérer utile dans le cadre d’un rapport d’activité (de plus en plus demandés dans les financements en mode projet).

Ce tableur me permet néanmoins d’avoir une vision d’ensemble de ce que j’ai dépouillé ou de ce que j’ai repéré comme « à dépouiller » à l’échelle de plusieurs années de travail. Il me sert de fichier pivot pour m’orienter dans mes photos d’archives. Il est également complété par des notes plus « libres » dans un carnet de terrain et par la construction d’outils d’analyse et de dépouillement propres à chaque projet, que je n’évoquerai pas ici, mais qui sont essentiels dans mon fonctionnement.
Photographier, numériser, télécharger, stocker… et retrouver
Comme beaucoup, l’expérience de la pandémie de COVID a profondément marqué mes habitudes de travail. Dans mon cas, elle a accentué ma tendance à tout numériser. La peur de ne plus avoir accès aux espaces et ressources de travail m’a conduite à systématiquement photographier tout document pouvant avoir une quelconque utilité dans mes recherches actuelles ou à venir3. Cela est vrai des ouvrages bibliographiques que je consulte, que je numérise avec l’application Camscanner et avec les tentes de numérisation proposées dans certaines institutions, et des sources primaires que je dépouille en service d’archives. Dans les deux cas, je veux m’assurer du confort de pouvoir revenir à l’information, au texte, dans le confort de mon bureau ; mais j’anticipe aussi mon futur : serai-je toujours en capacité de me déplacer en archives, en bibliothèque de recherche dans mon futur professionnel4 ?
Routines de prises de vue
En salle de lecture, mon protocole est rodé5. D’abord, je photographie avec mon téléphone les boîtes, liasses et registres que je consulte, pour garder trace de leur matérialité, de leur épaisseur, de leur conditionnement, avec toujours la cote bien visible et lisible. Et ce, y compris pour les « mauvaises pioches » quand il s’avère que le contenu n’est pas pertinent pour moi. Ces photographies de travail sont une autre forme de documentation, complémentaires à la prise de notes. Par ailleurs, ces visuels peuvent me resservir lorsqu’il faut illustrer, en cours, dans une conférence grand public ou une communication scientifique tel fonds, telle typologie de documents.

Ensuite, selon l’intérêt du gisement que je dépouille, du temps dont je dispose et des équipements proposés en salle de lecture, je vais opter pour l’une ou l’autre de mes stratégies de numérisation.
Scénario 1 : Dans le cas le plus simple, où seulement un petit nombre de documents intéressent ma recherche, et que je n’ai pas beaucoup de temps, je ne photographie que ceux là après m’être assurée qu’ils sont bien ceux que je cherchais.
Scénario 2 : Dans le cas où les documents qui m’intéressent immédiatement sont inclus dans des liasses à la thématique proche, qui ne me sont pas utiles pour cette recherche, mais pourront l’être dans le futur ou pour des collègues proches avec qui je travaille, je photographie l’ensemble de la liasse. Pour facilement retrouver les documents ou les informations qui m’intéressent le plus dans l’ensemble de mes clichés, j’utilise un signet coloré dans le champ de la prise de vue, et, lorsque je dispose d’assez de temps, j’alimente un tableur de dépouillement propre au fonds ou à la problématique que je suis en train de traiter.



Pour donner un exemple concret : pour ma thèse, j’ai dépouillé de nombreux fonds de police aux autorisations de spectacles marginaux, à la recherche de montreurs d’optique ambulants. Ces derniers y sont largement minoritaires face aux acrobates, aux montreurs de marionnettes ou de chiens savants. Plutôt que de ne m’attacher qu’aux montreurs d’optique, j’ai relevé et numérisé toutes les autorisations relatives aux spectacles marginaux en général, dans la perspective de participer aux travaux collectifs en cours6, particulièrement dynamiques. Je continue à exploiter ces sources au-delà du périmètre de ma recherche doctorale7.
Scénario 3 : Enfin, il arrive – et c’est le cas le moins favorable et le plus fastidieux – que je ne puisse pas dépouiller « sur place » un registre ou une liasse m’intéressant : dans ce cas, je sonde par échantillonnage l’ensemble, et je le numérise intégralement pour le traiter plus tard, sur écran (ce que je ne trouve pas très confortable).
Dans tous ces cas, je veille à toujours bien respecter mon protocole : photographier la cote ou le fantôme avant d’attaquer le document, m’assurer que mon cadrage est le plus adapté (parallèle au document) et que mes réglages sont adaptés pour que le document soit net et lisible. J’essaie également de documenter très exactement ce que j’ai fait afin d’en garder trace : « photographié intégralement mais pas indexé » ; « photographié tous les documents intéressant telle recherche, mais pas le reste, qui traite de … » ; « photographié et dépouillé dans un tableur l’ensemble de la liasse ».


Un mot sur le matériel de numérisation : si la salle de lecture est équipée d’un numériseur ou d’un banc de numérisation, je l’utilise systématiquement, dans le but de produire les meilleurs clichés possibles. Cela rendra la consultation sur écran plus confortable, que ce soit pour moi-même ou pour les collègues avec qui je les partagerais. Cela me permet aussi de disposer d’images « propres » pour d’éventuelles insertions dans des présentations et publications. Idéalement, je me suis renseignée à l’avance sur l’équipement de la salle de lecture, afin d’emporter avec moi le matériel le plus adéquat par rapport à ce qui est proposé (une clé USB, un appareil photo, un trépied).

Organiser pour retrouver
Photographier une source, télécharger un document pour un « plus tard » à courte ou longue échéance n’a d’intérêt que lorsque l’on s’assure qu’il sera facilement retrouvable et exploitable dans la masse documentaire que l’on accumule8, c’est pourquoi j’essaie de m’astreindre à strictement ranger les PDF et photographies que je produis dans Zotero (pour la bibliographie) et dans mon arborescence de fichiers (pour les photos d’archives).
Une fois les prises de vues effectuées, je les trie donc pour les faire entrer dans mon plan de classement. Je crée un dossier pour chaque cote archivistique, dans laquelle je glisse les photos correspondantes. Si elles sont trop nombreuses, je crée des sous-dossiers en essayant de suivre au plus près l’organisation intellectuelle et matérielle de l’archive. En lot, je renomme les photographies conformément à mon plan de nommage : service_cote_ ou service_cote_date suivi d’une incrémentation numérique, qui suit l’ordre des prises de vues.
J’ajoute les dates principalement pour les minutes notariales et minutes de commissaire.

Lorsque j’étais en thèse, je séparais dans mon ordinateur les numérisations d’archives relatives à mes recherches doctorales de celles liées aux projets auxquels je contribuais en parallèle (notamment le programme Chorégraphie et le projet Spectacle de curiosités). Il s’est rapidement avéré que les sources pouvaient se recouper, et j’ai désormais un dossier unique pour l’ensemble de mes sources (comme j’ai un tableur unique pour les dépouillements), quelle que soit les projets dans lesquels je les mobilise. Ce dossier unique, appelé « Sources » présente une arborescence par institution de conservation. À l’intérieur de chaque dossier, les dossiers correspondant aux cotes (avec parfois un niveau intermédiaire, séries et sous-séries lorsque les dossiers sont trop nombreux).
L’exploitation, l’analyse et l’usage
L’objectif que je m’étais fixé en écrivant ce billet était de réfléchir à ma gestion globale de mes dépouillements d’archives, dans une perspective « longue » au-delà de la temporalité du projet (thèse, article, projet collectif). Aussi ne me semblait-il pas forcément pertinent de parler des outils que je mets en œuvre pour analyser et exploiter ces documents. Je dois néanmoins en dire un mot, car c’est important dans la façon dont je projette mon fonctionnement : je tends à décorréler l’organisation / classement de mes numérisations d’archives de leur exploitation ; les premières devant forcément être à l’épreuve du temps long (un même document d’archives pourra me servir pour plusieurs projets) tandis que les secondes sont conditionnées par une finalité précise. Je vais évaluer les moyens à mettre en œuvre en fonction de mon besoin immédiat, par rapport à un livrable que je projette. Par exemple, pour une communication ou un billet de carnet isolé, il m’arrivera de simplement transcrire un document dans un document Word que je stockerai à long terme dans le même dossier que la numérisation du document. Dans d’autres cas, où je sais que je vais devoir revenir régulièrement à un ensemble de documents, je vais créer une instance Tropy9 pour annoter / transcrire / indexer finement mon ensemble documentaire. Cela a été le cas pour mon travail sur les éditeurs de vues d’optique, qui, au-delà de la thèse, s’élargit aux éditeurs d’estampes dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cela peut aussi se coupler à des tableurs créés pour répondre à un besoin spécifique (mise en données en vue d’exploitation statistiques, par exemple).


Ces outils interagissent avec ma structure de classement de mes numérisations d’archives : par exemple, les projets Tropy appellent les images qui sont dans mon dossier de sources, sans les dupliquer ni les modifier. Ainsi, un même document peut être mobilisé par plusieurs projets.
Citer ses archives, partager ses numérisations
Cette organisation, façonnée à mesure des années, me convient et me semble assez robuste par rapport à mes besoins. Tant que je suis avec rigueur cette organisation (il arrive que j’y faillisse), je retrouve assez facilement les documents dont j’ai besoin lorsque j’en ai besoin pour moi-même ou pour partager avec des collègues. Cela me facilite également les routines de sauvegarde (je sauvegarde d’une part l’ensemble de mes sources archivistiques et d’autre part les dossiers de travail achevés). Pour l’instant, je n’ai pas amorcé la publication de mes sources brutes, même si cela me semble une perspective louable, mais cette organisation le permettrait de façon assez efficace.
Le seul bémol majeur de mon organisation, actuellement, concerne la citation dynamique des archives. En fin de thèse, dans le cadre de la rédaction, j’ai regretté de ne pas avoir créé, pour chaque document mobilisé, une entrée Zotero correspondante, afin d’une part de citer en note de bas de page de façon dynamique, les archives de la même façon que je citais les références bibliographiques, avec la possibilité de leur appliquer une feuille de style. Cela aurait particulièrement facilité la génération de l’état des sources10. J’aurais néanmoins pu envisager, à partir de mon tableur ou de mon Tropy, générer un export de ces références pour l’importer dans Zotero11 (ce sera peut-être un prochain chantier !). Dans les faits, pendant que je rédigeais, j’avais souvent mon tableur de dépouillement ouvert, pour vérifier manuellement les cotes des documents que je citais, et j’ai abondamment utilisé les filtres et tris pour m’assurer que je n’oubliais rien dans mon état des sources.
Notes
- J’entends ici “morcelée” sous différents aspects : en termes de situations professionnelles (CDD dans l’ESR comme ATER, ingénieur, BIATSS, etc. ; postes dans l’éducation nationale ; préparations de concours ; réorientations, jobs alimentaires ; chômage ; etc. ), mais aussi en termes de poursuite des travaux de recherche (participation à des colloques, des projets collectifs, publication de la thèse, amorçage de nouveaux chantiers, etc.).
︎ - et effectivement, je ne sais plus à quoi correspond le rose et le bleu dans la capture de mon tableur que je montre plus haut…
︎ - le COVID n’en est pas la seule raison : le constat de la disparition de ressources numérisées proposées par des institutions, à l’occasion de refonte de sites web ; la perte de fonctionnalités ou d’efficacité de certains de nos outils de recherche m’amène souvent à mettre en œuvre des stratégies de sauvegarde « au cas où »
︎ - Durant mon contrat doctoral, j’avais une conscience accrue que les conditions de recherche qui m’étaient offertes ne se reproduiraient certainement pas dans ma trajectoire professionnelle, et qu’autant que je le pouvais, il me fallait capitaliser pour de futures recherches. J’entends ici noter une piste de recherche ou un gisement de sources prometteur, hors du périmètre strict de la thèse, mais qui puisse nourrir des travaux ultérieurs.
︎ - Sur la photographie en salle d’archives, voir le chapitre « Les archives chez soi : l’ère de la photographie » de l’ouvrage de Caroline Muller, pp. 36-50.
︎ - À savoir la base Spectacles de curiosités porté à la MSH Clermont-Auvergne par Philippe Bourdin, Cyril Triolaire, Aurélia Vasile et Roger Gonin https://spectacle-de-curiosites.msh.uca.fr/projet
︎ - Par exemple, j’ai élargi mes travaux de la monstration de vue d’optique au XVIIIe vers les spectacles visuels et mécaniques en général, aux XVIIIe et XIXe siècles. Voir Daniel Johanna, « Du montreur d’optique au montreur de cosmorama. Essai de prosopographie des marges. », dans Bourdin Philippe et Triolaire Cyril (dir.), Les spectacles de curiosités en Europe. De la Révolution française à la fin du XIXe siècle, actes de colloque (Clermont-Ferrand, 29-30 septembre 2022), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2024. ; Daniel Johanna, « Un “Théâtre sans pareil”. Nouveauté et innovations des spectacles optiques en France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. », Histoire, économie & société, n°44/1, 2025, pp. 11-29.
︎ - Toujours dans le livre de Caroline Muller, pp. 43-45.
︎ - J’espère avoir l’occasion de faire un retour d’expérience de mon usage de Tropy dans ce carnet. En attendant, on pourra lire le billet de La boîte à outils des historien·ne·s, quoiqu’un peu ancien (2017) ainsi que celui publié sur le carnet de la Bulac (2021). Autre retour d’expérience, en anglais, sur le carnet Digital Orientalist (2021)
︎ - patiemment relu et vérifié par mon amie Ludivine Panzani que je remercie
︎ - À ce sujet, voir le tutoriel récemment publié par Aladin Larguèche sur le carnet de la Bulac
︎
J’avais envie de partager quelques trouvailles effectuées dans les minutes du commissaire Regnault pour l’année 1765 (Archives nationales, Y//11484) qui renseignent sur les petits incidents ponctuant alors le quotidien de Paris3. Elles m’ont interpellée pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il y est question des boulevards, ces avenues plantées sur les anciennes fortifications de la capitale, qui deviennent au XVIIIe siècle un haut lieu des divertissements, où l’on se promène, se délasse, vient profiter des spectacles4… Les badauds peuvent se rafraîchir auprès d’un limonadier, admirer la parade, acheter une babiole à un vendeur itinérant. J’avais l’intuition, pendant ma thèse, qu’il s’agissait d’un espace où avaient pu se produire les montreurs d’optique que j’étudiais, et je supposais que le dépouillement des archives des commissaires préposés à cette zone urbaine pouvaient me livrer les traces de quelques incidents liés à ces spectacles5, comme ce fut le cas à Rome6. J’avais néanmoins renoncé à cette quête – trop coûteuse en temps pour un résultat incertain – et de toute façon mise à mal par les confinements en 2020/2021.

Quelques années plus tard, maintenant que je prends le temps de me plonger dans les archives des commissaires pour d’autres recherches, le hasard des dépouillements m’a effectivement livré une altercation entre des montreurs de spectacles et les autorités. En voici une, qui ne concerne cependant pas un montreur d’optique mais une parade de comédiens.
Nous sommes en juin 1765. Un soldat des gardes françaises, dont le régiment est cantonné à la caserne du faubourg Saint-Laurent, déambule sur le boulevard. Attiré par la parade7 du sieur Guilliau8, il s’arrête pour profiter de ce divertissement gratuit. Son plaisir est cependant de courte durée : alors qu’il s’amuse des facéties des acteurs, un crachat l’atteint. Un des baladins, « habillé en pierrot, qui faisoit agir les dites marionnettes, a craché sur luy avec dessein et méchanceté, ce qui a prêté à rire à tous les acteurs qui s’en sont diverty hautement ».

Le soldat, vexé, « demande raison de l’injure qu’il venait de luy faire ». Les esprits s’échauffent et l’incident tourne à la bagarre : « tous les acteurs du dit Guillot au nombre de trois sont tombés sur le plaignant pour le maltraiter excité par le dit Guillot luy même et sa femme ». C’est du moins ce que nous rapporte le procès verbal du commissaire, dressé quelques heures plus tard, dans l’hôtel du commissaire de police Regnault.
La bagarre qui a éclaté entre les acteurs de Guilliau et le soldat a mis en branle l’appareil de maintien de l’ordre public. L’inspecteur des jeux, le sieur Couturier, a ordonné à Nicolas Batteux, un sergent de la garde des remparts, stationné à la barrière du Temple, d’arrêter l’individu à l’origine de l’altercation. Ce dernier est conduit devant René Regnard de Barantin, « avocat au parlement, conseiller du roi », et surtout « commissaire-examinateur au Châtelet de Paris ». C’est en cette qualité qu’il dresse le procès-verbal que j’ai trouvé dans ses archives.

Comme d’ordinaire dans ce type de document, le contexte est énoncé :
L’an mil sept cent soixante cinq, le lundy vingt quatre juin, six heures de relevée, par devant nous, René Regnard de Barantin (…) sergent de la garde des remparts à la barrière du temple, lequel nous a dit qu’il lui a été ordonné par le Sieur Couturier (…) d’arrêter un particulier baladin sur les boulevards, accusé d’avoir craché sur un soldat des gardes françoises, avec lequel il a eu dispute et s’est battu à ce sujet, pourquoy il l’a fait conduire par devant nous.

Témoigne ensuite la victime, le soldat Antoine Courtin. Faute de « sçavoir ecrire ny signer“, il n’appose pas son nom sur le procès verbal. Son témoignage est corroboré par son supérieur hiérarchique, Sieur Christophe Daraney, sergent de sa compagnie qui « nous a dit qu’effectivement, étant survenu pour prendre connaissance de la querelle entre son soldat et le dit Guillot et ses acteurs, il a reconnu par la déclaration de quelque spectateurs que le dit particulier” (l’acteur déguisé en Pierrot) a craché « méchamment sur son soldat ».
On entend ensuite celui qui a été arrêté, « le dit particulier vêtu en pierrot », et décline son identité. Il s’appelle Pierre François Guilliau et est le fils du Sieur Guilliau, chef de la troupe. Il est âgé de 18 ans, et né à Paris, paroisse Saint-Laurent. Il se défend absolument que son crachat ait été volontaire et explique :
qu’étant à faire parade sur le boulevard et à parler à Polichnelle avec une piesette [sic pour piécette9 ?] comme il est d’usage, sa piésette tomba dans sa gorge et que voulant la retirer il a fait un mouvement pour la ravoir, ce qui a luy a fait sortir un crachat de la bouche involontairement, que ce crachat étant tombé sur le dit soldat plaignant, il est venu luy en demander raison, que luy Guillot voulant faire excuse au dit soldat, il luy a porté un soufflet, pourquoy et attendu qu’il n’a pas de tord, il requiert d’être relaxé
L’explication ne convainc visiblement pas et le commissaire ordonne qu’il soit conduit à la prison du Grand Châtelet « pour y demeurer jusqu’à ce que par justice il en soit autrement ordonné ».
Combien de temps notre acteur de marionnettes a-t-il croupi dans les geôles ? Le document ne nous le dit pas, et il faudrait rebondir sur d’autres sources pour retrouver sa trace dans les rouages de la justice et connaître sa destinée. La consultation des registres d’écrou du Châtelet10 conservent ainsi probablement son enregistrement comme prisonnier : je verrai si ma curiosité me pousse à en demander la communication !
Ci-dessous, le document intégral et sa transcription11. J’ai peu fait d’édition de sources, aussi celle-ci pourrait probablement être améliorée : n’hésitez pas à me signaler mes éventuelles erreurs !


Transcription
[En marge :] Procès-verbal, duquel content l’emprisonnement du nommé Guilliau fils, monstrateur d’animaux et marionnettes sur le boullevard. 24 juin 1765.
L’an mil sept cent soixante cinq, le lundy vingt quatre juin, six heures de relevée, par devant nous, René Regnard de Barantin, avocat en Parlement, conseiller du Roy, commissaire enquêteur examinateur au Chatelet de Paris, en notre hôtel est comparu Sieur Nicolas Batteux, sergent de la garde des remparts à la barrière du temple, lequel nous a dit qu’il lui a été ordonné par le Sieur Couturier, inspecteur des jeux, d’arrêter un particulier baladin sur les boulevards, accusé d’avoir craché sur un soldat des gardes françoises, avec lequel il a eu dispute et s’est battu à ce sujet, pourquoy il l’a fait conduire par devant nous pour être donné ce que de raison, et a signé. Rayé cinq mots comme nuls. [Signé :] Batteux
Est aussy comparu par devant nous Antoine Courtin, soldat du régiment des gardes françoises de ladite compagnie, soldat [ ?], demeurant à la caserne du faubourg Saint Laurent contre la Barrière de la Villette, lequel nous a rendu plainte et dit qu’étant occupé à voir la parade du Sieur Guilliot qui montre des marionnettes sur le boulevard. Le particulier, arrêté habillé en Pierrot qui fesoit agir les dites marionnettes, a craché sur luy avec dessein et méchanceté, ce qui a prêté à rire à tous les acteurs qui s’en sont diverty hautement, qu’en conséquence, et le dit particulier étant defendu de deffier [ ?] le théatre de parade, il luy a demandé raison de l’injure qu’il venait de luy faire, et qu’il n’a pu, d’après la réponse qu’il luy a faite, s’empécher de luy donner arfont [sic pour affront ?], ce qu’a occasionné batterie entre eux à coups de poings, que tous les acteurs du dit Guilliot, au nombre de trois, sont tombés sur le plaignant pour le maltraiter, excités par le dit Guilliot luy même et sa femme, que le sergent de sa comagnye est survenus prendre connaissance de cette risque [sic pour rixe], et qu’il est ici présent pour dire, d’après le rapport public, qu’il a été réellement insulté à dessein et que c’est le dit particulier arrêté qui a tord [sic], et a déclaré ne sçavoir ecrire ny signer de ce enquis. Rayé une ligne et dix sept mots comme nuls.
Et aussy comparu Sieurs Christophe Daraney, sergent au régiment de garde françoises et de ladite compagnye, soldat, lequel nous a dit qu’effectivement, étant survenu pour prendre connaissance de la querelle entre son soldat et le dit Guilliot et ses acteurs, il a reconnu par la déclaration de quelque spectateurs que le dit particulier arrêté avoit craché méchamment sur son soldat, que les dit Guilliot et ses acteurs s’en étoient divertis, et qu’ensuite ils étoient fondu sur luy pour le maltraiter au lieu de luy faire raison de cette insulte, pourquoy il croit que c’est le [?] de punir ledit particulier arrêté, et a signé. [Signé :] D’araney
En conséquence d’avoir fait comparoir par devant nous le dit particulier arrêté vêtu en Pierrot, lequel après serment par luy fait de nous dire ses noms, surnoms, âge, qualité, pays de naissance et la verité sur ce dont il est accusé, nous a dit se nommer Pierre François Guilliot, fils du Sieur Guilliot, qui montre les marionnettes et animaux sur le boulevard, âgé de dix-huit ans passés, natif de Paris, paroisse Saint Laurent, et déclaré qu’étant à faire parade sur le boulevard et à parler à Polichinelle avec une piesette [sic pour piécette ?] comme il est d’usage, sa piésette tomba dans sa gorge et que voulant la retirer il a fait un mouvement pour la ravoir, ce qui a luy a fait sortir un crachat de la bouche involontairement, que ce crachat étant tombé sur le dit soldat plaignant, il est venu luy en demander raison, que luy Guilliot voulant faire excuse au dit soldat, il luy a porté un soufflet, pourquoy et attendu qu’il n’a pas de tord, il requiert d’être relaxé, et a signé. [Signé :] Guilliau
Sur quoy nous, conseiller du Roy, commissaire susdit, avons donné acte aux dits Batteux et autres partyes de leurs dires et comparutions, et attendu la déclaration du Sieur Daranay, et sur la plainte du dit Courtin, avons ordonné que le dit Guillot seroit constitué prisonnier es prisons du Grand Chatelet pour y demeurer jusqu’à ce que par justice il en auroit été autrement ordonné pourquoy le dit Batteux s’est chargé de sa personne, et a signé avec nous. [Signé :] Batteux. Regnard
Notes
- La meilleure introduction « grand public » sur la police parisienne au XVIIIe siècle est le catalogue de l’exposition de 2020-2021 aux Archives nationales : Foucher Isabelle (dir.), La police des Lumières : ordre et désordre dans les villes au XVIIIe siècle, catalogue d’exposition (Paris, Archives nationales, 11 mars-29 juin 2020), Paris, Gallimard, 2020, 255 p.
︎ - Je pense ici en particulier aux ouvrages d’Arlette Farge, de Laurent Turcot, de Vincent Milliot, de Vincent Denis (voir les autres notes).
︎ - Si le sujet vous plait, je ne peux que vous recommander la lecture de Farge Arlette, La vie fragile: violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 2007. et Farge Arlette, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1992, 252 p.
︎ - Sur les boulevards : Turcot Laurent, Le promeneur à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2008, 426 p ; Turcot Laurent, « L’émergence d’un espace plurifonctionnel : les boulevards parisiens au XVIIIe siècle », Histoire urbaine, vol. 12, no 1, Paris, 2005, p. 89‑115, DOI: 10.3917/rhu.012.0089.
︎ - J’en avais eu l’idée en lisant un article de Laurent Turcot : Turcot Laurent, « Directeurs, comédiens et police : relations de travail dans les spectacles populaires à Paris au XVIIIe siècle », Histoire, économie & société, vol. 23, no 1, 2004, p. 97‑119, DOI: 10.3406/hes.2004.2450. En préparant ce billet, je redécouvre dans mon Zotero qu’Arlette Farge et Laurent Turcot ont édité les notes du gardien Federici concernant la surveillance des Champs-Elysées. Ce sera l’une de mes prochaines lectures : Farge Arlette (éd.), Flagrants délits sur les Champs-Élysées : les dossiers de police du gardien Federici, 1777-1791, Paris, Mercure de France, 2008, 402 p.
︎ - Il faudra que j’écrive un billet à propos d’une de mes plus belles trouvailles romaines…
︎ - La parade est une sorte de mini-spectacle donné dans la rue, devant le théâtre ou la baraque où va se produire la troupe. Elle offre un avant-goût de la représentation, dans le but d’attirer le chaland et de l’inciter à acheter une place et à entrer voir la totalité du spectacle.
︎ - Dans le document d’archive, le nom de l’individu est écrit de différentes façons : lors du procès verbal, il a été écrit « Guillot », mais l’intéressé signe distinctement Guilliau. C’est cette seconde orthographe qui est reprise en en-tête du document (au moment du classement par le commissaire de ses papiers, j’imagine ?). J’ai choisi de retenir cette orthographe dans mon texte, tout en conservant la graphie Guillot dans les citations
︎ - Une (trop rapide) recherche ne m’a pas permis d’éclairer cet usage. Si des collègues historiens du théâtre en savent plus, je suis preneuse ! Agnès Curel me suggérait qu’il s’agisse d’une astuce « pour faire zozoter ou avoir une voix plus aiguë, comme un faux palais »
︎ - Les registres d’écrou de la prison du Grand Châtelet sont conservés aux Archives de la préfecture de Paris, sous les cotes AB135-232.
︎ - Je remercie Marie Colas des Francs qui a pris le temps de me relire, de me conseiller et de déchiffrer quelques mots dont je n’étais pas certaine de l’interprétation
︎
Élément de contexte de publication : j'ai rédigé ce billet au début de la rédaction de ma thèse, en octobre 2023. Peu après, j'ai abandonné l'idée de nourrir mon carnet de recherche Hypotheses, car il fallait se recentrer efficacement sur le manuscrit de soutenance, et je n'ai jamais publié ce billet ni les suivants. Je n'ai cependant pas cessé d'écrire, pour moi-même, une sorte de journal de mon expérience de doctorante, sous forme de lettres manuscrites à ma grand-mère et de notes plus ou moins formalisées dans mon carnet manuscrit de terrain et dans mon Zettlr1. Deux ans plus tard, et un an après le dépôt de ma thèse, je me replonge dans ce gisement de textes pour en tirer de quoi alimenter à nouveau mon carnet de recherche2. Voici le premier de ces billets.
L’une de mes grandes satisfactions au cours mes années de thèse est le goût de l’archive que j’ai acquis au fil des mois. Oh ! J’étais déjà familière de cet univers – par mes recherches antérieures, par mon goût pour la généalogie, puis par une année en poste en Archives départementales – mais jusqu’alors je ne m’étais frottée qu’à des fonds de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Les archives d’Ancien Régime m’apparaissaient comme un continent lointain et mystérieux, intimidant par la densité des fonds, la complexité de leur organisation, et par l’ampleur des connaissances et compétences nécessaires qu’il fallait mobiliser pour les explorer.

Mes craintes ont été en partie dissipées par des lectures inspirantes d’ouvrages, dont les autrices livraient généreusement le « mode d’emploi » de certains fonds3. Forte de ces savoirs, je me suis jetée à l’eau, écumant les salles d’archives à la recherche de nouvelles pièces à me mettre sous la dent. J’ai alterné les approches. J’ai parfois suivi les chemins balisés par d’autres, en commandant une cote signalée en note de bas de page d’un ouvrage, et dont je savais qu’elle allait forcément me mener à un document intéressant pour ma recherche. D’autres fois, au contraire, je me suis lancée presque au hasard dans une typologie de documents qui avait piqué ma curiosité, mais dont je ne me figurais pas bien ce que je pourrais y trouver – parfois rien de pertinent ! Il arrivait enfin que j’atteigne une pièce intéressante au gré d’une requête lancée dans une salle d’inventaire virtuelle, sans avoir bien compris à quel fonds elle se rattachait ni sa place dans le plan de classement.
Certaines pistes se sont révélées fructueuses et m’ont amenée très loin, tels que les passeports à l’intérieur, tandis que d’autres se sont avérées décevantes, parfois inexploitables au regard de mes questions ou tout simplement impraticables, car encore non classées ou dépourvues d’instruments de recherche. Les liasses d’archives forment alors une jungle impénétrable devant laquelle j’ai prudemment reculé.
Il est une vérité face aux archives qu’il est important de rappeler : aucune découverte n’est véritablement possible pour l’historien si l’archiviste n’a pas au préalable, même superficiellement, arpenté le terrain, cartographié les contours, esquissé des sentiers et posé des balises4. À moins de se lancer dans l’exploitation d’un fonds qui n’a jamais été classé ni signalé, l’historien ou l’historienne est toujours redevable à l’archiviste qui a collecté, trié, éliminé, classé, conditionné, signalé le fonds.

Une recherche en archives débute presque toujours par la consultation d’un instrument de recherche, qui décrit les contours, le contenu, l’histoire du fonds visé. Plus ou moins détaillé, l’instrument de recherche dévoile ce que l’on va découvrir en ouvrant le carton, signale l’intérêt de certaines pièces et donne les clés d’entrée pour explorer efficacement l’ensemble. À cela s’ajoutent, suivant les fonds, d’autres outils, tels que des dépouillements partiels ou exhaustifs qui listent chaque pièce, des « index matières » et des « index nominatifs » qui orientent vers les documents relatifs à tel ou tel sujet ou à tel ou tel personne. Ces outils peuvent avoir été produits par l’institution qui conserve le fonds, par des chercheurs ou encore par une communauté de bénévoles5.

Les choix de classement d’un fonds par les archivistes, ainsi que les instruments de recherche qu’ils ont façonnés, conditionnent les routes et chemins que le chercheur va emprunter. Il m’est arrivé, pour une même typologie de sources, de vivre des expériences très différentes, très fructueuses ou au contraire absolument stériles. Je m’intéressais aux autorisations de spectacles délivrées par la lieutenance de police de différentes villes de France. À Tours, ce fonds a été superbement classé6 par année, et à l’intérieur de chaque année, par sujets, ce qui rend le dépouillement d’une efficacité redoutable – j’ai ainsi pu consulter en deux après-midi, une cinquantaine de boites d’archives avec un taux de succès fabuleux7 : je repartais avec des photographies de plusieurs centaines de pièces, que j’exploite encore aujourd’hui pour des séminaires et colloques8.

Dans d’autres services, d’autres choix, tout aussi pertinents d’un point de vue archivistique – tel un classement strictement chronologique – rendaient ma recherche bien plus fastidieuse, si bien que j’ai souvent abandonné le dépouillement au bout de quelques liasses, car il m’aurait fallu une semaine entière de consultation pour un résultat incertain là où je ne disposais que d’une après-midi sur place. Lorsque l’on mène une recherche dans un temps limité, comme une thèse, il faut sans cesse ainsi évaluer le rapport entre temps passé à dépouiller et efficacité en terme de résultats, pour ne pas se perdre (et perdre un temps précieux).
Au fil des mois, j’ai développé une familiarité et une appétence pour les archives de la seconde moitié du XVIIIe siècle, consultant une grande variété de sources : de l’acte notarial aux rapports de police, en passant par les bilans de faillite commerciale, les saisies révolutionnaires, les rôles de capitation… J’ai toujours le sentiment d’avancer à tâtons dans un continent de papier dont je ne fais que baragouiner la langue et dont les us et coutumes ne cessent de me surprendre, mais j’ai pris goût à cette exploration et à toutes les surprises qu’elle offre. Si je peine encore à décortiquer bien des actes, je me réjouis de cette capacité nouvelle que j’ai acquise de naviguer de pièce en pièce, de saisir l’information qui permet de rebondir et d’avancer toujours un peu plus loin.


Parce que l’archive occupe une place centrale dans mon expérience de thèse et parce que j’ai particulièrement aimé m’y frotter, je souhaite partager sur ce carnet plusieurs billets consacrés aux différentes sources que j’ai mobilisées, sinon explorées. Je souhaite partager ce plaisir de l’archive, donner à voir quelques pièces insolites dans des fonds parfois méconnus du grand public, et livrer à mon tour quelques clés d’entrées dans ces corpus pour ceux et celles qui voudraient s’y frotter.
Cette série de billets intervient à un moment particulier de mon parcours doctoral9, alors que je me mets à écrire ma thèse. C’est un long chantier que je débute, qui nécessite de relire patiemment chaque archive trouvée (avec souvent un nouvel œil) et d’en dresser le contexte pour mieux pouvoir le mobiliser dans mon argumentation. Souvent, cela m’amène à revenir aux instruments de recherche, aux articles, aux ouvrages, qui m’ont fait découvrir tel ou tel fonds, de me replonger dans mes notes prises au fil de l’eau, de me remémorer mes séances aux archives. Dans mon travail de rédaction, j’ai remarqué que j’éprouve une plus grande facilité à me mettre à écrire quand je mobilise des fonds pour lesquels j’avais rédigé une note de synthèse, comme je l’avais fait pour les passeports. Aussi les billets qui vont suivre sont autant nés d’un désir de partage avec autrui que d’un besoin de garder trace pour moi-même du fonctionnement de certaines typologies d’archives et de fonds, que j’espère, je serai amenée à explorer à nouveau, sous d’autres angles et avec d’autres questions, dans le futur.




- La tentation de répéter trois fois le terme « carnet » pour trois objets complètement différents m’incite à expliciter mes différents supports d’écriture pendant la thèse. J’ai tenu, tout au long de ma recherche, un carnet de notes papier (que j’appelle ici « carnet de terrain »), qui me servait pour la prise de notes d’idées à la volée et pour les grandes étapes de mon travail. Mes notes de travail plus développées étaient consignées dans le logiciel Zettlr, un éditeur léger en markdown (j’utilisais auparavant Evernote, plus connu). Cela me permettait de m’affranchir de la dimension « chronologique » d’un journal papier, tout en gardant l’esprit du carnet de notes. (Sur Zettlr, on pourra lire le billet d’Aurore Turbiau et celui d’Arthur Perret). Mon carnet de recherche Hypotheses, sur lequel vous vous trouvez présentement, était destiné à la publicisation de mes travaux, et c’est bien à regrets que j’ai progressivement abandonné l’idée d’y partager au fur et à mesure ma recherche en train de se faire. Comme le partage et la narration ont toujours été un moteur important dans mon plaisir au travail, j’ai néanmoins poursuivi l’habitude de raconter ma thèse sous forme épistolaire, à une interlocutrice privilégiée, à savoir ma grand-mère.
︎ - L’envie de revenir au carnet de recherche Hypotheses résulte de plusieurs facteurs : une forme de dégoût des réseaux sociaux qui ont capté jusqu’à nous priver de l’esprit du web 2.0 ; l’envie de ré-investir des espaces de publication non marchands, que nous maîtrisons et de participer à la dynamique d’Hypotheses comme lieu de conversation scientifique ; le désir de renouer avec une pratique de médiation et de partage des savoirs scientifiques qui a toujours été un puissant moteur d’épanouissement professionnel pour moi. La lecture de Ecrire l’histoire: Gestes et expériences à l’ère numérique de Caroline Muller a achevé de me convaincre de « m’y remettre ».
︎ - Je pense en particulier à Natacha Coquery, Tenir boutique à Paris au XVIIIe siècle : luxe et demi-luxe, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2011, 401 p. grâce à qui j’ai découvert les archives des commerçants faillis ; Sylvie Granger , Danser dans la France des Lumières, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, 425 p. qui décrit avec tant de sensibilité les archives, et par qui j’ai découvert les rôles d’imposition. Enfin, la lecture de Annik Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime: 3000 foyers parisiens: XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Presses universitaires de France, 1988, 523 p. m’a énormément aidé à appréhender les inventaires après décès comme source pour l’histoire sociale, culturelle et matérielle.
︎ - [Édit du 23/11/2025] Cette question est abordée, dans une perspective bien plus large et historicisée, dans l’introduction de Frédéric Duval à l’ouvrage collectif En quête de sources, Dictionnaire critique, publié en 2021 par l’École nationale des Chartes.
︎ - Il faut ici souligner le monumental travail mené par les associations d’histoire locale et les cercles de généalogie, qui, depuis des décennies, dépouillent systématiquement des fonds. Leurs fichiers, autrefois papier, ont pour beaucoup été versés par ces mêmes associations sur des sites collaboratifs, comme Généanet. Plus récemment, ces mêmes bénévoles se sont mis à numériser les archives elles-mêmes et à les indexer pour les rendre plus accessibles. Leur travail est complémentaire à celui des institutions de conservation. Dans ma thèse, j’ai particulièrement bénéficié de certaines de ces initiatives, en particulier les projets Au-delà de l’état civil sur Geneawiki et Familles parisiennes
︎ - L’inventaire de la sous-série 2B « Lieutenance générale de Police de la ville, faubourgs et banlieue de Tours, 1700-1790 » dressé par Isabelle Girard, ne semble pas être en ligne, mais il est consultable aux Archives départementales de l’Indre-et-Loire : il a été une boussole précieuse dans mon travail, à la fois pour dépouiller ce fonds, mais aussi pour comprendre le fonctionnement du pouvoir de police dans les villes provinciales.
︎ - Je remercie encore infiniment les agents et agentes des Archives départementales de l’Indre-et-Loire qui avaient tout mis en œuvre pour me faciliter l’accès aux documents, peu après le déconfinement
︎ - Ainsi dans un article pour le numéro d’Histoire, économie et société, « Piquer la curiosité. Innovations, nouveautés et spectacles dans la France des Lumières » coordonné par Mélanie Traversier, Suzanne Rochefort et Laurent Cuvelier (2025, à lire ici) ou plus récemment lors de la journée d’étude « Entreprendre dans les arts et les sciences en provinces (fin XVIIe- début XXe siècles) : pratiques, réseaux, acteurs » organisée par Valentin Mériaux et Ludivine Panzani à Lille (14 novembre 2025, programme ici)
︎ - Cf ma note introductive : rédigé en octobre-décembre 2023, ce billet est publié sur mon carnet deux ans plus tard, alors que j’ai terminé et soutenu ma thèse.
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Le titre définitif de la thèse est : « Jouir du plaisir de voir les lieux les plus célèbres, presque aussi exactement qu’en voyageant » La vue d’optique gravée en Europe (1760-1799). Elle a été menée à l’Université Lumière Lyon 2 sous la direction de Sophie Raux.

Gijsbertus Johannus van den Berg, Étude de figure d’une femme avec un miroir optique, dessin, dernier quart du XVIIIe siècle, Rijksmuseum, RP-T-1997-10
Le jury est composé de :
- Mme Sophie RAUX, Université Lumière Lyon 2
- M. Gilles MONTÈGRE, Université Grenoble Alpes
- M. Martial GUÉDRON, Université de Strasbourg
- M. Emmanuel CHÂTEAU-DUTIER, Université de Montréal
- Mme Charlotte GUICHARD, École normale supérieure
- Mme Natacha COQUERY, Université Lyon 2 Lumière Examinatrice
Résumé : Sous le terme vue d’optique sont désignées des estampes destinées à être visionnées au sein d’un dispositif optique produisant un effet immersif (zograscope ou boîte d’optique). Considérées comme marginales dans le récit de l’histoire de l’art, les vues d’optique ont pourtant fortement marqué la culture visuelle des hommes et des femmes de la seconde moitié du XVIIIe siècle, à l’échelle de l’Europe tout entière. Massivement produit, il s’agit d’un bien culturel dont la société « fait usage commun » : les plus aisés peuvent acquérir des formes domestiques du dispositif et accumuler des centaines de vues d’optique, tandis que ces mêmes images sont aussi consommées par le peuple via la médiation de montreurs d’optique ambulants. S’appuyant sur un corpus de 15 500 estampes collectées dans une cinquantaine d’institutions patrimoniales en Europe, cette thèse étudie la vue d’optique dans ses dimensions matérielles, commerciales, culturelles et sociales. Elle s’attache d’abord à reconstituer les conditions de la naissance de la vue d’optique entre Paris et Londres autour de 1760 et la structuration d’un marché à l’échelle européenne, dans lequel sont également actifs deux autres centres importants de l’imagerie, Augsbourg en Allemagne et Bassano del Grappa en Italie. La seconde partie documente ensuite les usages sociaux de ces estampes, montrant la diversité des publics et des contextes de consommation. De l’espace domestique du salon à la rue, en passant par le cabinet de physique expérimentale, il s’agit d’interroger la valeur accordée au dispositif dans la hiérarchie des pratiques culturelles, entre divertissement et acquisition de connaissances géographiques et scientifiques. Figurant les sites les plus remarquables de l’Europe urbaine et une sélection de paysages extra-européens, les vues d’optique ont puissamment alimenté les représentations mentales contribuant ainsi à former un imaginaire géographique partagé, dont nous sommes encore partiellement tributaires. La troisième partie interroge donc les représentations véhiculées par la vue d’optique, en particulier concernant les villes. Reprenant et transformant des modèles fixés par les vedute gravées, la vue d’optique participe non seulement à la fixation de certains stéréotypes visuels et lieux communs, mais aussi à l’acculturation des masses à un idéal urbain des Lumières.

Vue perspective des illuminations du Pont Notre Dame en réjouissance du Rétablissement de la santé de Louis XIV. le 30. de janvier 1687, vue d’optique éditée par Basset, exemplaire illuminée, Leiden, Museum de Lakenhal, 3124.75
Informations pratiques : la soutenance aura lieu à 14h salle Marc Bloch de la Maison des Sciences de l’Homme Lyon St-Etienne, 14 avenue Berthelot, 69007, Lyon. Elle sera suivie d’un pot à 18h.
La soutenance est publique, et je me réjouis de la présence de toute personne intéressée par le sujet. Afin de faciliter l’organisation pratique du pot, je remercie les personnes souhaitant assister à la soutenance de s’annoncer par mail (johanna.p.daniel [a] gmail.com)
Dans le courant de l’été, est paru le numéro 42 de e-STORIA, les cahiers de Framespa, coordonné par Sébastien Poublanc et Nicolas Marqué, qui avaient choisi comme thématique « Historien.nes et numérique : pratiques et expériences vécues », dans la suite du séminaire Histoire & humanités numériques qu’ils animent depuis 2017 au sein du Laboratoire FRAMESPA (Toulouse).
L’objectif de ce numéro est d’apporter une série d’éclairages sur les « transformations induites par le numérique dans les différents aspects du métier d’historien, de la production du savoir historique à sa diffusion et à son enseignement ». Vous pourrez notamment y lire une contribution de Valérie Schafer sur les archives du Web, une réflexion sur la façon de faire mieux apparaître les sources documentaires dans l’écriture de l’histoire, par Remy Besson. À travers l‘exemple du projet PhotosNormandie et de la redocumentatrisation collaborative d’un corpus de médias, Patrick Peccatte explore les enjeux de l’histoire publique sur internet. Deux articles exposent les étapes de développement et orientations – tant scientifiques que techniques – de projets collectifs, à savoir Digital Viau (Léa Saint-Raymond) et UrbanHist (Nicolas Marqué et Thomas Gautier). Dans un article collectif, Cédric du Mouza, Stéphane Lamassé et Philippe Rygiel interrogent les pratiques d’analyse des données historiques, en plaidant pour une meilleure formalisation de ces dernières. Le numéro se clôt sur deux entretiens, le premier portant sur les « Pratiques informatiques historiennes pionnières » avec Jean-Philippe Genet, Jean-Luc Pinol, Philippe Rygiel et Edgar Lejeune, et le second – sous forme de podcast produit en partenariat avec Paroles d’Histoire (André Loez) – fait dialoguer Emilien Ruiz, Caroline Muller, Elodie Guillon autour de l’enseignement, du numérique et de l’Histoire.

Quant à moi, j’y signe un article intitulé « Numériser les œuvres, renouveler les approches ? L’histoire de l’estampe à l’ère numérique » dont voici le résumé :
Cet article se propose de réfléchir, à travers le cas spécifique de l’estampe, en quelle mesure la numérisation du patrimoine transforme les pratiques de recherche en histoire de l’art. L’augmentation des reproductions disponibles, de plus en plus souvent en haute définition, ne doit pas faire oublier qu’une petite partie seulement des collections est aujourd’hui numérisée. En exposant les pratiques et politiques de numérisation mises en œuvre par les institutions, il s’agira de fournir des clés pour mieux comprendre et exploiter les corpus mis à disposition sur le web.
Interrogeant les modifications du rapport à l’œuvre qu’implique sa reproduction, on démontrera la complémentarité des accès physique et numérique aux artéfacts. En effet, les numérisations ne constituent pas un double « neutre » de l’original mais tendent à privilégier la lisibilité du contenu visuel au détriment des indices de matérialité.
Enfin, l’on s’interrogera sur les gestes de l’historien et de l’historienne de l’art lorsqu’ils manipulent ces fichiers numériques : les possibilités nouvelles offertes par l’interface de l’écran ont-elles un impact sur les modalités d’écriture ?

L’article, comme l’ensemble du numéro, est en libre accès sur la plateforme OpenEdition Journals.
Je profite de ce court billet d’annonce pour remercier une nouvelle fois les (nombreuses) personnes qui ont contribué à la publication de cet article en se prêtant au jeu des entretiens informels et en se livrant à de patientes relectures.
]]>Retourner en Amérique était l’un des objectifs de mes années de doctorat ; malheureusement le COVID a eu raison de mes projets de co-tutelle universitaire, et j’ai raisonnablement conscrit mon corpus de thèse aux collections européennes.
C’est finalement le programme Chorégraphie de l’INHA qui m’a donné l’opportunité de traverser l’Atlantique, pour poursuivre mes recherches sur les danses gravées publiées à Paris entre 1762 et 1789. Les bibliothèques américaines – notamment la Newberry à Chicago et la Theatre Collection de l’Université d’Harvard – conservent en effet de très beaux fonds en histoire de la danse, parmi lesquels des recueils de contredanses du XVIIIe siècle. Mon séjour est en partie financé par la bourse « Mary Ann O’Brian Malkin Research Award », ce qui va me permettre d’explorer la très riche collection de Mary Ann O’Brian Malkin (1913-2015), conservée à la bibliothèque de Penn State University.

À la chasse aux contredanses rares dans les bibliothèques, j’ai greffé d’autres objectifs pour ce séjour : celui de découvrir les cabinets d’estampes des grands musées américains, leurs trésors et leur fonctionnement, moi qui ne connais que les cabinets européens. Je ne cherche pas tant à consulter des vues d’optique (je me suis promis de ne pas augmenter mon corpus, désormais clos !), mais plutôt à explorer le potentiel des collections états-uniennes pour explorer la culture visuelle du XVIIIe siècle. J’ai une grande curiosité, notamment, pour les premières estampes gravées et imprimées en Amérique… Qui sait, j’y trouverai peut-être une idée pour un postdoc ! Ou, plus surement, de quoi nourrir ma réflexion et prendre du recul avant de me jeter définitivement dans le grand bain de la rédaction.

Un grand bol d’air avant de courir le dernier marathon de la thèse, celui de l’écriture du manuscrit, c’est bien cela que j’attends de ce séjour. Un moment pour se nourrir l’esprit, de rencontres, de lectures, de visites…
Des visites, justement, j’en ai prévu à chaque étape de mon séjour. Si je ne boude pas les incontournables des circuits touristiques, tels que le MOMA, le Field Museum ou la Fondation Barnes, j’ai décidé de prioriser les visites liées à l’histoire américaine des XVIIIe et XIXe siècles, que je connais si peu. Les départements d’Art américain de l’Art Institut of Chicago ou du Philadelphia Museum of Art, le Museum of the American Revolution, le Benjamin Franklin Museum et le Boston Tea Party Ships combleront certainement mes lacunes !
Mais sans plus attendre, voici le programme prévisionnel de ces 5 semaines : Chicago (Newberry Library, Art Institut of Chicago) ; State Collège ; Philadelphie (Library Compagny, Winterthur Museum, Philadelphia Museum of Art) ; Washington (Library of Congress, National Gallery of Art, Smithsonian) ; New York (MET, Morgan Library, Copper Hewitt) ; Boston (Museum of Fine Art, Harvard Museum & Libraries) et Salem (Peabody Essex Museum).
Si vous êtes récemment passé par ces villes, n’hésitez pas à partager en commentaire vos meilleures adresses (pour manger pas cher !) et vos coups de cœur patrimonial hors des classiques touristiques. Historiens et historiennes (de l’art ou non), je prends évidemment vos conseils des salles de lectures et de cabinets d’estampes à fréquenter !
J’ai bien envie – si les grandes villes américaines me laissent un peu d’énergie en fin de journée – de renouer avec le blogging au cours de ce séjour. J’essayerai au moins de partager quotidiennement mes découvertes sur Twitter et Instagram !
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En une décennie, ma pratique de l’outil a beaucoup évolué, à mesure que la finalité de mon usage se transformait (on utilise pas de la même façon Zotero pour écrire un mémoire, une thèse, un article, préparer un cours ou coordonner sa veille), mais également au rythme des mises à jour du logiciel, toujours plus riche de fonctionnalités. Ma pratique s’est également nourrie des échanges avec mes pairs usagers, mais aussi de mon expérience de formatrice à Zotero.

J’avais envie de fêter cette décennie par une ode à Zotero, un bilan de dix ans d’usage. Ce billet n’a pas vocation à présenter les fonctionnalités du logiciel1, comme on le fait habituellement dans les formations, mais plutôt de proposer une synthèse personnelle de ce que cet outil m’a apporté au cours de ces dix années, et du rôle central qu’il joue aujourd’hui dans mon dispositif de travail2. Alors que, le plus souvent, on présente l’utilité de Zotero à court terme (faciliter la mise en place des notes de bas de page et de la bibliographie lors de la rédaction d’un travail universitaire ou d’une publication scientifique), j’aimerais donner à voir le bénéfice que l’on peut en tirer sur une plus longue période (une décennie, une carrière peut-être ?), dès lors que l’on façonne une stratégie documentaire et que l’on y centralise ses pratiques de lecture.

Lorsque je présente Zotero, que ce soit à des étudiants, à mes pairs ou à des collègues plus expérimentés, j’essaie de transmettre cette idée à mes yeux centrale : se former à Zotero prend du temps3, mais une fois son usage maîtrisé, il est un formidable outil de travail, en ce qu’il permet de centraliser durablement l’ensemble de ses références documentaires et notes de lecture dans une interface unique, maniable et facilement sauvegardable. Autrement dit, Zotero permet de se constituer une mémoire externalisée, facilement interrogeable, mobilisable, réutilisable, constituée des centaines, des milliers de références croisées et accumulées au cours de sa vie étudiante et professionnelle (et pas seulement universitaire !).
Capitaliser sur la mémoire de mes lectures
J’ai commencé à utiliser Zotero lors de mon M1, de façon assez peu performante (j’avais abandonné en cours d’année et créé toute la bibliographie à la main). En M2, mon usage de Zotero se limitait encore à une simple base des références, pour garder trace et relire, mais j’opérais encore mes citations manuellement, faute d’avoir trouvé un style qui me convenait, de savoir le modifier moi-même et – surtout – par manque de rigueur dans la tenue de mes références bibliographiques (je ne nettoyais pas systématiquement mes notices au moment de l’import). Dans les années qui ont suivi, j’ai utilisé Zotero pour de la veille professionnelle4 (autour des questions numériques en archives, bibliothèques, musées), pour la rédaction de mon blog Orion en aéroplane puis pour mes premiers enseignements (mais sans aller au bout de la démarche, puisque je ne partageais pas de bibliothèque Zotero avec mes étudiants de licence). Ce n’est que plus récemment, avec mon entrée en thèse, que j’ai véritablement intégré de façon régulière et structurée Zotero à mon dispositif de travail, en adoptant une position réflexive par rapport à mes usages. Plusieurs fois par an, je prends le temps d’analyser mon usage, mes pratiques du logiciel, d’identifier ce que je peux améliorer et de chercher des solutions techniques pour cela. Ces moments de réflexion ont généralement lieu en amont d’un cours de méthodologie ou de formation que je dispense ou bien à l’occasion d’échanges informels avec mes pairs.

Autrement dit, en une décennie, j’ai affiné progressivement mes usages et mes attentes et ainsi façonné l’efficacité de mon Zotero. C’est là, je crois, le secret d’une utilisation réussie de Zotero.
La finalité que je donne à Zotero est la suivante : je l’envisage comme un outil de gestion à long terme, qui me permet de capitaliser sur mon travail accumulé au fil des années. En ajoutant, décrivant et indexant correctement chaque référence que je consulte et utilise, j’espère la rendre facilement retrouvable et mobilisable dans cinq mois, dans deux ans ou dans une décennie.
Scénario d’usages
Mes scénarios d’usage ne sont pas seulement la lecture et l’écriture dans le cadre de mon doctorat (rédaction de ma thèse, d’articles), mais aussi divers que :
1/ Mobiliser la mémoire de mes lectures lors d’un échange informel avec une collègue ou un étudiant sur un sujet précis. Je me rappelle avoir lu un article, un livre où il est question du sujet de notre discussion. Je dois pouvoir retrouver cette référence bibliographique efficacement avec quelques mots-clés via le moteur de recherche de Zotero. Je peux cliquer glisser la référence dans un mail que je vais lui envoyer, et même joindre le PDF de l’article sans avoir à fouiller dans tout mon ordinateur pour le retrouver : tous mes PDF sont stockés au même endroit, dans Zotero.

2/ Préparer un cours sur un thème pour lequel j’ai moi-même suivi un cours de licence il y a douze ans ou proche d’un autre que j’ai donné il y a 5 ans : si j’ai correctement enregistré mes références à l’époque, je devrais assez facilement fabriquer une bibliographie de départ que je vais enrichir de nouvelles lectures. Il m’arrive même d’attacher à la notice Zotero d’un article le guide de lecture ou le questionnaire de compréhension rédigés pour les étudiants. Je serai probablement heureuse de le retrouver dans 3 ou 4 ans, si je redonne le même article à lire à une autre cohorte.

3/ Vérifier si je possède ou non un ouvrage dans ma bibliothèque (physique) personnelle quand je suis devant l’étal d’un bouquiniste (oui, parfois j’oublie que j’ai déjà un livre !)
Pour avoir un Zotero efficace dans toutes ces situations, j’essaie de m’astreindre à ajouter systématiquement à Zotero tout ce que je lis, consulte, quel que soit le contexte (préparation d’un cours, écriture d’un article, recherche superficielle sur un sujet qui m’intéresse sans être dans mes objets de recherche). On ne sait jamais ce qui pourra être utile. Quand je le possède, je joins toujours le PDF, et mes notes de lecture, aussi sommaires soient elles. J’ai même entrepris de rétro-convertir dans Zotero mes notes de lecture de licence, que je rédigeais sous Word ! Cela me facilite bien la tâche quand je prépare mes TD. Et ce travail de centralisation ne concerne pas que les livres et articles scientifiques : j’ajoute parfois des dossiers de presse d’exposition (qui sont très pratiques pour préparer un cours et généralement très mal archivés sur le web), des émissions de radio ou de podcast, etc. Bref, tout ce qui pourra potentiellement m’être utile un jour.

Pour résumer, mon usage de Zotero ne se limite pas à la finalité de la rédaction de la thèse : je sais que je construis un outil de travail efficace pour ma vie entière – quelle que soit ma carrière professionnelle après le doctorat.
Un véritable espace de travail
Alors que longtemps Zotero n’a été pour moi qu’un espace de stockage, de classement et de consultation de mes références bibliographiques, le logiciel est devenu, avec la version 6, une véritable interface de lecture, centrale dans mon dispositif de travail. Avant, si je stockais mes PDF et mes notes dans Zotero, j’ouvrais et annotais les premiers dans le lecteur dédié de mon ordinateur (Aperçu ou Acrobat Reader) tandis que je prenais mes notes dans un traitement de texte (Word, Evernote, Zettlr) pour les copier/coller ensuite dans l’onglet note de Zotero.
La version 6 de Zotero a changé la donne : parmi les fonctionnalités nativement installées dans le logiciel, un véritable lecteur de PDF, avec un outil de surlignage (5 couleurs) et d’annotation, et surtout une interface bien pensée, en trois volets. Au centre, le PDF, à gauche un menu pour naviguer rapidement dans les annotations et surlignages et à droite, un volet pour la prise de notes, qui permet également d’ouvrir des notes rattachées à d’autres items. Plus encore, il est possible d’extraire tous les passages surlignés pour les intégrer dans une note indépendante et exportable.

Pour compléter ce dispositif, j’ai installé deux plugins : le plugin traduction qui permet de traduire en direct un passage d’un PDF océrisé (ici, un exemple, très performant, en polonais) et le plugin d’OCR qui permet d’extraire le texte d’un scann en mode image (pour générer un PDF Alto interrogeable ou une note texte simple). J’essaie de le faire systématiquement, dans le but d’améliorer l’indexation de mes références : je génère une note de lecture contenant l’ensemble du texte océrisé5. Ce n’est pas “lisible” pour un humain (erreur d’OCR, pas de mise en page) mais cela permet de rendre les termes trouvables via le moteur de recherche de Zotero (fonctionnalité “rechercher partout”, c’est-à-dire dans les métadonnées bibliographiques, dans les tags ET dans les notes et PDF joints).

Avec ces fonctionnalités, j’ai progressivement centralisé mes usages de lecture et de prise de notes dans Zotero, ce qui contribue à moins de perte d’informations et à une plus grande cohérence dans mes pratiques de travail. Si je dois rechercher une note de lecture ou un PDF, ils ne peuvent qu’être en un seul endroit : dans Zotero. Lorsque je sauvegarde, je n’ai à copier qu’un seul dossier sur mes disques externes : le dossier Zotero – base de données et “storage” compris – 15 Go, tout de même !
Bonus : et comment on sauvegarde ?
La question – légitime – qui revient souvent en formation est celle de la sauvegarde : comment s’assurer que “l’on ne va pas tout perdre” s’il arrive malheur à son ordinateur ? Zotero propose un service de synchronisation, qui permet d’avoir en permanence une version de la base de données dans le cloud (sur les serveurs de Zotero) et éventuellement de synchroniser les données entre plusieurs ordinateurs. Cependant, la taille de stockage allouée, très limitée, ne permet de synchroniser que la base de données et non les fichiers joints (PDF), trop lourds.

Pour cette raison, et aussi parce que la synchronisation sur le cloud n’est pas une solution de sauvegarde solide, il vaut mieux opérer une sauvegarde manuelle, sur un ou plusieurs disques durs. Rien de plus simple : copiez l’intégralité du dossier Zotero de votre ordinateur sur un disque dur externe. En cas de changement d’ordinateur, il suffira de replacer les mêmes fichiers au même endroit de l’arborescence pour retrouver ses petits. Testé et approuvé !
- voici quelques ressources pour ceux et celles qui débutent avec Zotero: les tutoriels vidéos en français de la boîte à outils des historiens et historiennes, les tutos Zotero de l’université de Bordeaux et, bien sûr, la toute nouvelle documentation traduite en français par l’équipe du Zotero francophone
- d’autres ont déjà proposé des bilans réflexifs de leurs usages, notamment Caroline Muller et Naomi Truan en 2018
- Je comprends néanmoins les réticences à l’utiliser : d’autres formes d’organisation existent, elles sont parfois tout aussi efficaces ; passer à Zotero après plusieurs décennies de recherche nécessite souvent une profonde transformation d’habitudes de travail patiemment élaborées, des heures de formation et de rétroconversion des références déjà accumulées dans d’autres systèmes – temps dont peu disposent
- il est possible d’utiliser Zotero comme agrégateur de flux RSS : le tutoriel de la boîte à outils des historiens et historiennes est l’un des plus complets à ce sujet
- je préfère cela à un PDF océrisé généré par le plugin, très lourd
Un recueil de 175 vues d’optique numérisé
Alors que je préparais mon séjour de recherche à Augsbourg et Munich, une bibliothécaire de la BSB m’avait signalé, par mail, l’existence d’un recueil de vues d’optique dans les collections patrimoniales de l’établissement. Par chance, le volume avait été numérisé et était consultable en ligne2.
Il s’agit d’un recueil factice, composé de 175 vues d’optique, la plupart de fabrication augsbourgeoise. On désigne sous le terme de recueil factice un assemblage de documents – ici des estampes – sous une même reliure par leur possesseur (un particulier ou une institution). On sous-entend par-là que les volumes n’ont pas été commercialisés comme tels par un éditeur : aussi, un recueil factice est, par sa nature, unique. Bien souvent ’il mêle des pièces d’origines diverses : c’est le cas ici, puisqu’on trouve à la fois des estampes de fabrication augsbourgeoise et parisienne3.
La bibliothèque numérique de la BSB étant dotée d’une API4 , j’ai pu récupérer l’intégralité des métadonnées de catalogage (titre du recueil, détail des feuilles le composant, y compris la transcription des titres et les noms des éditeurs) ainsi que les numérisations mises à disposition en HD via le protocole IIIF.
Comme je le fais habituellement, j’ai nettoyé ces données pour les aligner avec mes propres référentiels, avant de les importer dans ma base de données. L’identification précise des vues et leur rapprochement avec les vues d’optique déjà classifiées dans la base est désormais semi-automatisé grâce à un outil développé par Pierre-Carl Langlais et fondé sur la reconnaissance visuelle par similarité – j’y reviendrai dans un autre billet.
Peu de surprises dans ce recueil : toutes les vues d’optique m’étaient déjà connues. La plupart figurent en effet des paysages urbains assez répandus dans mon corpus.

L’excellente qualité des numérisations fournies ne me poussait pas, a priori, à me déplacer pour consulter l’original, mais étant à Munich pour d’autres collections, j’ai réservé une demi-journée en salle de lecture des collections patrimoniales (cartes, musiques, images) dans le but d’examiner ce recueil. Il faut avouer — même si ce n’est pas très scientifique — que j’avais une intuition.
À la recherche d’une provenance et d’une datation
Si la numérisation donnait à voir une reliure moderne (XXe ?), j’avais le pressentiment5, en feuilletant virtuellement le volume que les estampes qui le composaient pouvaient avoir été liées bien antérieurement, dès le XVIIIe siècle. La grande cohérence des vues et de leur coloriage m’y incitait, tout comme certaines « maladresses » de reliure. Ainsi, certaines vues avaient été rognées de travers : fin XIXe ou au XXe, on aurait certainement préféré un montage sur onglets.

La notice descriptive proposée par le catalogue en ligne de la bibliothèque était assez succincte et ne donnait aucune indication quant à la date de constitution du recueil ni sur sa provenance. L’échange avec une des responsables de la collection m’avait confirmé l’absence d’informations sur l’origine de ce document. C’est souvent le cas dans les collections patrimoniales pour ce genre d’estampes, longtemps considérées comme mineures et secondaires, en France comme en Allemagne.

Seul indice tangible, les cachets apposés au dos des estampes6 . Des 175 cachets présents sur chaque feuille du recueil, un seul, différent des autres, s’est véritablement révélé intéressant. De forme rectangulaire, il indique « Bibliotheca Regia Monacensis » soit le nom porté par la bibliothèque jusqu’en 1919, date à laquelle elle devient la Bayerische Staatsbibliothek. Ce cachet est référencé dans le répertoire des marques de collections de Lugt, sous le n° 3248. La notice nous apprend que ce cachet a été employé au cours de la première moitié du XIXe siècle pour marquer les estampes provenant de la bibliothèque et transférées vers le cabinet d’art graphique. Les autres cachets, tous identiques, sont plus récents et ne figurent pas dans le Lugt : ils sont assurément du XXe siècle puisque portant le nom moderne de la bibliothèque.


La numérisation du recueil étant assez complète (couverture et pages de garde, dos des estampes), l’espoir de trouver d’autres indices de provenance était mince. Et pourtant, je sais de mon expérience passée que des détails matériels révélateurs ne sont parfois perceptibles seulement devant l’original…
Dès le premier regard, au bureau de communication des ouvrages, j’ai su que mon intuition avait été bonne : le dos de la reliure — seul élément ayant échappé à la numérisation — portait un indice de taille : sur le cartonnage moderne, était intégré le fragment, très usé, d’une reliure antérieure.

On devine aisément, même sur les numérisations, les raisons de la disparition de la reliure originale : le volume a subi, à un moment de son existence, les outrages de l’humidité. De l’eau a coulé le long de la couture intérieure et sur la tranche, délavant l’enluminure de la partie droite de nombre d’images et provoquant, dans les cas les plus extrêmes, des auréoles.
Ce fragment de reliure, conservé par le soin d’un relieur méticuleux, à défaut de nous indiquer une provenance, délivre un indice assez clair quant à la datation du volume : probablement toute fin XVIIIe, si l’on en croit l’avis de plusieurs spécialistes des bibliothèques et de l’histoire du livre.
N’étant pas moi-même connaisseuse des reliures anciennes, j’ai demandé conseil sur Twitter pour décrire correctement ce que j’observais : mes interlocuteurs7 , que je remercie, ont identifié une reliure en veau clair ou en basane de faible qualité orné de frises dorées qui soulignent les nerfs. Les fissures verticales trahissent un dos collé en plein, plutôt qu’un faux-dos. Ces différents indices les faisaient pencher vers une datation toute fin XVIIIe ou tout début XIXe, au regard de la technique, du décor et de la probable provenance géographique (sud de l’Allemagne)

Outre cette fourchette de datation, ce fragment de reliure a levé le voile sur le titre donné au recueil par les bibliothécaires : « Prospectus urbium illustrium » ne provient pas d’une mention ancienne dans un inventaire, mais a été copié à partir de la pièce de titre apposée sur la reliure originelle de ce recueil factice.
Avec tout cela j’avais largement de quoi compléter ma notice descriptive dans ma base de données.

Entrer dans le détail d’un recueil factice
Si je ne possède ni datation précise ni nom de possesseur, le fait d’avoir établi que le recueil avait probablement été relié au tournant du XVIIIe/XIXe est en soi déjà intéressant. Quelqu’un a acheté ces estampes, les a organisées selon un certain ordre et les a fait relier en volume, pour les intégrer aux rayonnages d’une bibliothèque, parmi d’autres ouvrages ou portefeuilles d’estampes.
Même si cette personne demeure anonyme, je peux essayer de réfléchir à ses choix : qu’a-t-elle acheté ? Auprès de qui ? Des sujets l’ont-elle particulièrement intéressée au regard de ce qui était alors disponible sur le marché ? Comment, ensuite, a-t-elle arrangé les estampes les unes par rapport aux autres ?
Rares sont les recueils comme celui-ci qui ont la particularité d’avoir « figé » une collection de vues d’optique à un instant T. Je peux les étudier comme un tout cohérent, et, supposément, complet, au contraire des collections de feuilles restées volantes, dont je ne suis jamais sûre que certaines n’ont pas été perdues ou détruites.
Des vues d’optique publiées à Augsbourg
Un rapide coup d’œil au catalogage du volume permet de constater une évidence : la majorité des 175 vues qui le composent proviennent de l’éditeur augsbourgeois Probst, pionnier en Allemagne de la production de vue d’optique et l’un des principaux contributeurs au genre éditorial, avec près de 450 sujets différents sortis de ses presses. Il est facile, encore aujourd’hui, de s’orienter dans cette pléthorique production, l’éditeur l’ayant doté d’un double système de référence, composé à la fois d’une numérotation continue (de 1 à 352), indiquée en haut à droite des images, et d’un découpage en sous-séries (numérotées de 1 à 85), apparaissant en bas à gauche des feuilles.
Un simple tri dans mon tableur Excel fait apparaître que le possesseur du recueil a acheté, de façon systématique, toutes les vues d’optique publiées par Probst, du moins jusqu’au numéro 106. Ensuite, des « trous » apparaissent : manquent les numéros 107 à 120, puis les numéros 124, 127 à 132, 137 à 143, etc. Le numéro le plus élevé relevé est le 158.
La consultation du catalogue raisonné des vues d’optique de Probst, publié par Kapff8, permet de donner une explication assez logique à ces manques : certaines vues d’optique concernées ne présentent pas des sujets topographiques, mais bibliques (histoire de l’enfant prodigue) ou thématiques (constructions militaires, chasses), aussi n’avaient-elles pas leur place dans un volume intitulé ”Prospectus urbium illustrium”. Néanmoins, le fait qu’il ait écarté les sous-séries 34 et 37, consacrées à Göttingen et Rome, est surprenant, mais nous y reviendrons.
Un regard attentif sur les tirages me permet de déceler quelques accidents sur les cuivres, des défauts d’impressions, qui révèlent une matrice usée, abîmée.
Systématiquement, grâce à ma base de données, je confronte l’exemplaire que j’ai sous les yeux à ceux que j’ai pu consulter dans d’autres bibliothèques et musées. Certains exemplaires présentent les mêmes défauts, d’autres en sont exempts. Cela permet de dater les tirages les uns par rapport aux autres. Dans l’exemple suivant, une fissure est apparue progressivement sur le cuivre. Cette aspérité, en retenant l’encre au même titre qu’une taille, laisse une tache noire au moment de l’impression. Quasi invisible sur les premiers tirages, comme celui, non colorié, provenant de la collection Prittwitz und Gaffron (Augsbourg), il est manifeste sur l’exemplaire de la BSB (Munich), et s’est encore agrandi dans l’exemplaire de la collection Bertarelli (Milan).



De même, la fissure dans la partie inférieure de la représentation de la ville de Palmyre, très faible sur un tirage non colorié conservé à la Bibliothèque royale de Bruxelles est très nette sur l’exemplaire de Munich. Cela se double d’une autre différence entre les deux cuivres : l’exemplaire de la KBR ne présente pas de numéro en haut à droite : « 28 » a été ajouté dans un second état de la matrice.



J’en déduis donc que lorsque le possesseur du recueil a acheté ces estampes, elles étaient déjà en exploitation depuis quelque temps et avaient été tirées un assez grand nombre de fois pour commencer à présenter des signes manifestes d’usure.
Mes recherches m’ayant amenée à revoir la chronologie de la production augsbourgeoise, en particulier de Probst, je pense pouvoir avancer que ces tirages datent au plus tôt de la toute fin de la décennie 1760 ou du début de la décennie 1770.
Et quelques feuilles de production française
Une fourchette chronologique que viennent confirmer les feuilles de fabrication française : on trouve en effet dans le recueil 22 vues d’optique d’éditeurs parisiens actifs au cours des décennies 1760 et 1770. Certaines de ces vues, assez populaires, sont conservées en grand nombre. En les comparant les unes aux autres, on relève des changements d’adresses (qui correspondent à des changements de main).

Ainsi, parmi les 16 vues éditées par Daumont, 11 ont antérieurement été éditées chez Huquier, qui quitte Paris en abandonnant son activité d’éditeur vers 1768/1770. Nos tirages sont donc probablement postérieurs à cette date.
Cependant, ce n’est pas parce qu’une estampe a été imprimée à une date donnée qu’elle a forcément été achetée immédiatement : elle a pu rester quelque temps dans les stocks de l’éditeur, ou dans les portefeuilles d’un marchand, sans compter en sus, les délais d’approvisionnement…
Le recueil factice conservé à la SBS a probablement été constitué par un bavarois, qui a acheté essentiellement des estampes produites dans la région, mais également quelques feuilles importées de France via des circuits commerciaux que nous connaissons encore mal.
Pourquoi, alors qu’il achetait systématiquement la production de Probst, cet individu a-t-il ressenti le besoin de « compléter » sa collection par des feuilles imprimées à Paris ?
Examinons les thématiques traitées par les estampes parisiennes : l’Espagne (Séville, Madrid), Paris et ses environs (Porte Saint-Antoine, Château de Vincennes), l’Angleterre (Cathédrale de St Paul de Londres, Portsmouth) et quelques destinations plus lointaines (Constantinople, Pékin, Pondichéry, le Cap de Bonne Espérance, Saint Hélène, Mexico et La Havane).
La plupart correspondent à des villes ou des points de vue non traités par Probst dans sa série de vues d’optique (ainsi Madrid, Vincennes, Brest, Naples, Mexico, La Havane…). Aussi, si notre particulier voulait en posséder les représentations, il n’avait d’autres choix que d’acheter des images d’importation. Cependant, une vue figure à la fois au catalogue de Probst et des éditeurs parisiens : il s’agit de celle représentant la bourse de Séville, qui porte chez Probst la référence suivante : Med. Fol. N° 70, n° 283. Ce numéro élevé indique qu’elle a été éditée tardivement, très probablement postérieurement à la constitution du recueil qui nous intéresse.
Que des vues d’optique ?
Je n’ai pas encore évoqué un ensemble de vues qui dénotent et rompent la cohérence du recueil : de petit format, non coloriées, elles ne sont pas des vues d’optique au sens éditorial du terme. Il s’agit de 26 vues topographiques plus anciennes, imprimées principalement par Engelbrecht.… et intégrées au volume, parmi les vues d’optique.
Cela ne me surprend guère : j’ai déjà observé à de multiples reprises cette pratique consistant à mêler des vues topographiques ordinaires aux vues d’optique. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes qui reviennent.
Pour une raison ou une autre, les possesseurs ont considéré qu’elles pouvaient « faire usage de » vue d’optique. L’idée leur était-elle soufflée par les marchands et éditeurs ? Peut-être en partie : à une période tardive, certains éditeurs, comme l’Académie impériale des Arts libéraux, à Augsbourg, recyclent de vieux cuivres topographiques en vue d’optique, simplement en ajoutant un titre à l’envers dans la marge supérieure.
Ici, il s’agit de vues de Paris et de Rome. Ces dernières, en particulier, suscitent quelques interrogations : le possesseur du recueil les a-t-il intégrées parce qu’il trouvait que sa collection manquait de représentations de la cité éternelle ? Pourquoi alors n’a-t-il pas acheté les 4 vues de Probst de la sous-série Med. Fol. N° 37, numérotée 137 et 138, consacrées à Rome ?
Disons un mot de l’organisation interne du recueil : il ne suit pas la logique des sous-séries de Probst, en les organisant par ordre croissant de numéro. Au contraire, le possesseur a procédé à des regroupements par villes et zones géographiques : de l’Espagne, l’on voyage vers la France (Paris, Versailles, la Bretagne puis Marseille) avant de rejoindre l’Italie (Milan, Venise, Vicence, Rome, Naples). La suite du recueil nous emmène à Londres, Oxford, puis en Suisse. Amsterdam est l’étape suivante, puis Vienne et l’Allemagne : Augsbourg, Berlin, Francfort et Dresde. Le recueil se termine par une sélection de lointaines contrées : Constantinople, Saint-Pétersbourg, Palmyre, Pékin, Pondichéry, le Cap de Bonne-Espérance, Sainte-Hélène, Mexico, La Havane… jusqu’au Groenland.

Volume original et reproduction numérique : complémentarité des modes de consultation
Par ce fil, puis par ce billet, je voulais « donner à voir » le déroulé d’une séance de travail en bibliothèque, la méthodologie que je mets en œuvre, mais surtout discuter de la complémentarité des modes d’accès (physique et numérique) au document, et comment ils influent sur ma recherche.
Le signalement du volume par le catalogue en ligne de la bibliothèque, sa numérisation en HD et sous licence libre m’ont permis d’intégrer ce recueil à mon corpus de thèse, sans même avoir besoin de faire le déplacement à Munich. Grâce à l’API et aux divers outils offerts par la SBS, j’ai pu acquérir les données et les images avec facilité et efficacité. À distance, j’ai ainsi pu me familiariser avec l’ouvrage, en commencer l’étude, cerner son intérêt, formuler des questions et des hypothèses de travail.
À Munich, la consultation du volume original a permis d’affiner ces hypothèses, parfois de les confirmer, mais également de générer de nouvelles observations. Beaucoup auraient peut-être pu être formulées par un examen attentif des fichiers, néanmoins la manipulation de l’original s’est révélée plus efficace et moins chronophage pour déceler certains détails signifiants, mais discrets. En effet, la numérisation, si elle permet un niveau de zoom bien supérieur à ce que l’on peut voir à l’œil nu, a également tendance à aplatir les images, à gommer la matérialité du support. Le matériel professionnel de prise de vue, parfaitement calibré pour fournir d’excellents fichiers, n’enregistre pas tout, voire « corrige » les défauts. Ainsi, sous l’effet de l’humidité à laquelle le recueil avait été exposé, certaines pages gondolaient légèrement, ce qui n’apparaît pas à l’écran. De même, l’épaisseur variable du papier ne peut être enregistrée par l’appareil photo, et ne se révèle qu’au toucher. Enfin, dans la visionneuse, les images « défilent » sans que l’utilisateur ne saisisse forcément où il se trouve dans l’épaisseur du volume.
Je ne vais donner ici qu’un exemple, mais ô combien parlant, d’un détail matériel qui m’aurait totalement échappé en me contentant de l’exemplaire numérisé. Plus haut dans ce billet, je disais combien les « défauts » — rayures, accidents de morsure — m’aident à situer le tirage dans le cycle de vie d’une matrice. Or, en feuilletant le recueil physique, certains traits, que j’aurais pris sur les numérisations pour des rayures parasites de la matrice, se sont révélés être… des poils de pinceau ! L’enlumineur qui a colorié ces vues de Probst opérait avec un pinceau de mauvaise qualité ou déjà très usé, au vu du grand nombre de poils restés accrochés dans les cieux. Certains vibraient même au léger courant d’air de la salle de lecture !


J’ai été surprise — et j’ai particulièrement apprécié — que l’on ne me demande pas de me justifier pour consulter l’original alors qu’il existe une reproduction numérique. C’est assez rare dans les collections publiques (en France du moins) : si les enjeux de conservation se comprennent bien pour les pièces rares, et sont légitimes, il faut trop souvent batailler pour obtenir de consulter l’original, y compris lorsque l’on justifie de recherche sur la matérialité. C’est bien dommage.
La numérisation présente de nombreux avantages : c’est un excellent outil de signalement et de diffusion des collections, qui permet d’en assurer une large communication sans faire peser sur les originaux la pression d’une trop fréquente manipulation. Néanmoins, l’existence d’une numérisation ne doit pas entraver l’étude matérielle des originaux, sauf, évidemment, en cas de trop grande fragilité du document.
L’autre élément que je voulais souligner en conclusion de cet article, c’est que l’absence de provenance, ou même de datation précise n’empêche pas de tirer de nombreux fils sur les pratiques de collections et les usages faits de l’imprimé. Un recueil sans provenance n’en est pas pour autant muet !

Ce fil, transformé en billet, » était une première tentative de mise en écriture de ma méthodologie face aux vues d’optique « liées » physiquement (en recueil ou en rouleau). Dans ma thèse, j’exploiterai au moins 5 autres recueils de ce type, ainsi que 5 rouleaux de vues d’optique dont l’examen, individuel et comparatif, a été source de nombreux enseignements.
- Je remercie Mecthilde Airiau, Claire Haquet et Mathilde Siméant pour leurs précieux retours et relectures
- Ce volume avait jusqu’alors échappé à mes recherches faute que les collections numériques de la SBS soient moissonnées sur une plateforme de mutualisation (comme Europeana). Le fichier numérique était pourtant repris sur Google Books, mais sans les mots clés qui m’auraient permis de l’y découvrir.
- J’avais écrit en 2018 un billet sur les recueils factices, qui s’appuyait notamment sur le billet rédigé par Astrid Malick. Je renvoie également à la documentation de l’ABES
- Application Programming Interface : il s’agit d’une interface par laquelle il est possible d’interagir avec la base de données, ici pour l’interroger et télécharger les données.
- En écrivant ce billet, j’avais quelques réserves à employer le terme de pressentiment. Je me questionnais notamment sur la valeur et le rôle de l’intuition dans une démarche scientifique. Cela a engendré un échange intéressant avec Mecthilde Airiau, dont je voulais garder trace dans cette note. Mecthilde me rappelait combien les intuitions ont un rôle dans nos recherches : elles nous aident à avancer, et sont souvent fondées sur une connaissance pointue et profonde de notre objet d’étude. Pour passer de l’intuition à l’hypothèse ou à l’établissement d’un fait, il faut déployer une méthodologie rigoureuse, qui confère toute sa scientificité à la démarche.
- Lors de la campagne de numérisation, les dos ont été systématiquement pris en photo, ce qui a longtemps été rare dans les pratiques des bibliothèques, pour des raisons économiques. Les dos des estampes pourtant parfois porteur d’informations précieuses (cachets, anciens numéros d’inventaire, annotations manuscrites).
- En particulier : Nadine Ferey, Sandrine Gangloff, Maxence Hermant, Lucie Moruzzis, Louisa Torres, Paul-Eloi Vial et tous ceux qui ont participé à cette discussion Twitter. Ils ont très rapidement donné de précieuses indications permettant de confirmer et d’affiner mes hypothèses.
- Kapff, Sixt von, Guckkastenbilder aus dem Augsburger Verlag von Georg Balthasar Probst, 1732-1801 : Gesamtkatalog, Weissenhorn, A. H. Konrad, 2010.
Après plus d’un an loin des originaux1, c’est à Épinal que j’ai retrouvé le plaisir d’étudier les estampes (presque) sans compter le temps, à la faveur d’un séjour de recherche financé par mon laboratoire.
[billet rédigé début juin 2021 et publié en avril 2022]
Dans les murs du musée de l’Image d’Épinal
Le musée de l’Image à Épinal2 conserve un très bel ensemble de vues d’optique (près de 800) dont une partie provient de la collection Georges, entrée en 2010.
En amont de ma visite, le musée m’avait communiqué une extraction du catalogue et l’ensemble des numérisations, ce qui a nettement facilité mon travail, puisque j’ai pu intégrer les estampes à ma base de données avant même d’étudier les originaux3.
Changer d’angle de vue
Le musée de l’Image est pour moi un lieu de recherche précieux, du fait de l’ampleur de sa collection de vues d’optique, évidemment (dans le « top 3 » des collections de vues d’optique en France, avec la BnF et l’INHA), mais aussi du fait de son cadre de classement particulier : les vues d’optique y sont rangées par éditeurs, alors que partout ailleurs on a choisi de les organiser par sujets topographiques. Ce critère de tri, qui pourrait apparaître de prime abord insignifiant, a eu une incidence très concrète sur mon travail, en décentrant mon regard : alors que j’avais l’habitude de feuilleter ensemble toutes les vues d’optique consacrées à telle ou telle ville, sans égard pour leur éditeur ou la série dans laquelle elles s’inscrivaient, le classement d’Épinal m’offrait pour la première fois l’occasion de voir regroupées ensemble un échantillon significatif de la production de chacun des éditeurs. Cela m’a permis de confirmer certaines hypothèses concernant les séries proposées par tel ou tel éditeur, qui m’apparaissaient habituellement éclatées, sans que je puisse facilement en confronter les différentes composantes.
Mais ce ne sont pas les seuls atouts du musée de l’Image, qui propose un centre de documentation très riche, où je trouve en libre accès nombre de publications que je peinais à consulter — notamment des tirés à part d’articles étrangers. Le musée possède en outre une petite collection (200 pièces) d’estampes de la rue Saint-Jacques (le centre parisien de la gravure demi-fine, et, par conséquent, des vues d’optique), là encore classées par éditeurs, me rendant particulièrement aisée la consultation. À la Bibliothèque nationale de France, certes plus riche, les estampes de ces mêmes éditeurs sont classées au nom du graveur quand il est connu, ou au sujet iconographique. Cela rend les recherches fastidieuses, voire impossibles si les gravures ne sont pas inventoriées à la pièce, ce qui demeure fréquent pour ces productions demi-fines.
De l’image à sa matérialité
Mais ce n’était pas là l’objet principal de mon séjour à Épinal : je voulais profiter d’être face aux œuvres pour me frotter à la matérialité et reprendre ce chantier interrompu en février 2020, portant sur les papiers employés, les techniques de coloriage et surtout sur les bricolages qu’ont subi certaines vues d’optique pour obtenir des effets lumineux nocturnes.
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Face -
Dos
Vue d’optique bricolée pour un effet nocturne : face (rétroéclairé) et dos. Musée de l’image, Épinal. D996-1-14273-b
Le musée d’Épinal a l’immense chance de compter, dans son personnel scientifique, une restauratrice d’arts graphiques, qui réalise toutes les interventions « courantes » sur les collections papier (dépoussiérage, gommage, renfort et comblement de lacunes), ainsi que le montage des œuvres en vue de leur exposition. Durant ces cinq jours, Aline Mérel m’a accueillie dans son atelier, mettant à ma disposition son matériel (table lumineuse, compte fil, etc.) et surtout, son expertise et ses connaissances.
Observation d’une vue d’optique bricolée à la loupe binoculaire : l’agrandissement permet de distinguer nettement les tailles d’eau-forte, le coloriage au pinceau et à l’aquarelle, et la découpe pour éviter une fenêtre, ensuite comblée avec un morceau de soie verte
Ensemble, nous avons passé six heures à examiner le petit lot (20 pièces) de vues d’optique « en illumination, » c’est-à-dire ajourées et décorées pour obtenir des effets lumineux lorsqu’on les éclaire par l’arrière. J’avais déjà eu la chance d’en étudier à Bruxelles et à Rome, mais seule, sans le regard d’une experte spécialisée dans les œuvres sur papier.
Nous avons multiplié les observations — les vues les plus abîmées sont souvent les plus instructives, car elles donnent plus facilement à voir leurs dessous. Nous avons formulé des hypothèses quant à la fabrication de ces vues — dans quel ordre sont réalisés découpage, collage et peinture ; quels sont les techniques et matériaux employés, etc.
Autant d’hypothèses, d’observations, de questions que je n’aurais pas su formuler aussi finement seule et qui vont guider mes prochaines séances de travail, notamment sur les collections étrangères.
Collecter les filigranes
Le reste de mon séjour a été occupé par un travail plus solitaire, le relevé des filigranes présents sur les estampes. Les filigranes sont des marques inscrites dans l’épaisseur de la feuille de papier au moment de sa fabrication et qui permettent, théoriquement, d’identifier le moulin à papier producteur (ou du moins la région), la qualité du papier, son format, voire (mais c’est rare) sa date de fabrication.
Il existe des répertoires qui décrivent les filigranes et précisent leur attribution à un moulin ou à une famille papetière. La datation des documents (actes notariés, livres) sur lesquels ils ont été relevés permet de donner une fourchette chronologique d’utilisation. Malheureusement, pour le XVIIIe siècle, les répertoires de ce type sont assez embryonnaires.
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Filigrane “T. Richard. Auvergne” -
Filigrane “Montgolfier. Annonay” -
Filigrane “Cluny”
Exemples de filigranes relevés sur les vues d’optique du Musée de l’Image, Épinal
Je ne compte pas dater précisément et isolément les vues d’optique à l’aide des filigranes, mais j’espère que des relevés sériels vont enrichir ma connaissance de la production en donnant de nouveaux éléments de compréhension. Par exemple, observe-t-on une corrélation entre les vues d’optique d’un éditeur et un filigrane particulier, ce qui permettrait d’associer un papetier comme fournisseur d’un éditeur ou de son imprimeur ?
L’accumulation des données et leur croisement permettront peut-être de proposer des fourchettes de datation de l’usage de tel ou tel filigrane, et dans le même mouvement, de proposer une datation pour des groupes de vues anonymes, dépourvues de nom d’éditeur.
Au cours des 3 dernières années, j’ai accumulé des centaines de photographies de filigranes dans les différentes collections que j’ai consultées, mais ma méthode était trop approximative et amateure pour en tirer véritablement quelque chose. À Épinal, Aline Mérel m’a appris à faire des relevés de filigrane sur transparent. À partir de la collection du Musée de l’Image, je me suis constitué un répertoire de référence, qui facilitera les comparaisons lorsque j’étudierai, ailleurs, d’autres collections.
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Relevé d’un filigrane sur transparent. -
Relevé d’un filigrane sur transparent.
Plonger ses mains dans la pâte à papier
Après Épinal, un second séjour m’attendait, qui allait m’emmener plus loin encore dans l’approche matérielle des œuvres : un stage de fabrication de papier à la main au moulin de Puymoyen (Angoulême) financé par l’INHA dans le cadre de la formation continue de ses agents4.
Au Moulin de Puymoyen
Situé dans les environs d’Angoulême, le moulin de Puymoyen a été bâti au XVIIe siècle à une période où les marchands amstellodamois investissaient en Charente pour produire le papier nécessaire aux nombreuses maisons d’édition de leur ville (le climat nordique n’offrant pas les conditions propices à la fabrication du papier, telle qu’on la réalisait alors).
Bien que transformé un temps en cartonnerie, le moulin est resté « dans son jus ». Il a été repris en 1972 par Jacques Bréjoux qui a patiemment cherché à retrouver les techniques traditionnelles de fabrication du papier — par la lecture des traités anciens, l’observation des papiers patrimoniaux, et, surtout, l’expérimentation.
Aujourd’hui Jacques Bréjoux est maître d’art papetier, l’un des plus grands spécialistes au monde, et il fournit en fac-similé de papiers anciens les plus grands musées (le Louvre, le Rijksmuseum) qui les utilisent pour la restauration. Et, comme je sais qu’il y a, parmi les lecteurs de ce carnet, des amateurs, c’est aussi chez lui que sont fabriqués les papiers ensuite imprimés par la créatrice Antoinette Poisson.
Outre la fabrication des papiers anciens, à Puymoyen, on forme aussi : les stages (fabrication du papier, reliure) sont recherchés des professionnels du patrimoine souhaitant aller au-delà du théorique pour mieux comprendre les artéfacts qu’ils étudient et conservent.
Comment on fabrique une feuille de papier
Et effectivement, à peine arrivé, on est plongé dans le grand bain, ou plutôt dans la cuve de pâte à papier, pour former ses premières feuilles.
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La forme est plongée dans la cuve où la pâte à papier est en suspension -
La forme sortie de la cuve, chargée de pâte à papier -
Couchage de la feuille
Etape de la formation d’une feuille
Plonger la forme dans l’eau où la pâte est en suspension, sortir la forme, donner une vibration pour répartir la pâte, coucher la feuille… Tout ce qu’on a lu, parfois vu en démonstration, prend corps dans une expérience sensorielle extrêmement riche : l’humidité de la pièce, la fraicheur de l’eau, la légèreté de la pâte, le poids de la forme chargée d’eau, l’aspiration de celle-ci lorsqu’elle se retire, la force du mouvement, la précision du geste.
La pratique est entrecoupée d’explications, à mesure que les questions viennent à nous. Une cinquantaine de feuilles formées passent sous presse. Des litres et des litres d’eau sont chassés et se déversent dans la rigole. C’est assez impressionnant.
Un peu plus tard, nous découchons le papier pour le mettre à sécher dans les parties hautes du moulin. Là encore, les sens sont en éveil face à ces feuilles de papier humides, à la fois si fragiles et déjà si solides, élastiques et souples. Le surlendemain nous les encollerons — à la colle animale, comme au XVIIIe siècle (et ça ne sent pas bon !)
Ce que l’on apprend du geste
L’intérêt d’un tel stage, au-delà de la compréhension par la pratique, est de nous offrir la chance de décentrer notre regard d’historienne de l’art ou du livre. De ne considérer, d’abord, le support, le matériau, que pour lui-même, indépendamment de ce qu’il va recevoir : un dessin, une estampe, un texte. Cela incite à lui poser — à se poser — des questions que l’on n’aurait peut-être pas envisagées dès lors qu’il aurait été considéré comme le support de quelque chose.
En produisant le geste, celui de former la feuille, de la découcher, de l’encoller, et en s’interrogeant sur la distance entre notre geste et celui pratiqué par les hommes et les femmes trois siècles auparavant, on comprend de nouvelles choses et on fait naître de nouvelles questions.
Nous mesurons la pénibilité du travail, la dureté de l’environnement (l’humidité ambiante, la température de l’eau, la chaleur brûlante de la colle), la répétition des gestes. On imagine à peine la cadence infernale des ouvriers, bien éloignée de la nôtre, qui prenons le temps de former délicatement nos feuilles et de recommencer si c’est raté.
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Accrochage des feuilles encore humides pour le premier séchage -
Accrochage pour séchage des feuilles encollées
L’origine de toutes ces irrégularités, défauts que portent les feuilles anciennes que nous étudions au quotidien apparaît alors bien plus évidente. Je comprends par exemple, par quel accident viennent se former les « gouttes d’eau » (les larmes du papetier) que j’observe parfois en transparence sur mes vues d’optique : c’est une goutte tombée du cadre de la forme au moment du couchage et que l’on peut éviter en le basculant d’une certaine façon plutôt que d’une autre. Je comprends aussi mieux l’irrégularité d’épaisseur de certaines de mes feuilles, dues à un mouvement de répartition mal amené, ou encore les grumeaux, qui se forment quand les fibres s’entremêlent en boulettes dans la cuve.
Aux temps d’expérimentations succèdent des exercices d’observations collectifs : nous prenons le temps de regarder des papiers anciens, pour apprendre à les lire : relever un filigrane, repérer le sens de la fibre, apprécier un vergeur.
Je ressors de ce stage la tête pleine de connaissances nouvelles et de questions à poser à mon corpus. Le soir même, je visionne mes milliers d’images prises au cours des années passées. Certains détails, auxquels je n’avais jamais prêté attention, me sautent désormais aux yeux.
Pour ne donner qu’un seul exemple : alors que je relevais depuis des mois les filigranes, je n’avais jamais prêté attention au sens des vergeurs, qui, selon les estampes, se présentent dans la largeur ou dans la longueur de la feuille. C’est pourtant un point capital, puisque dans le premier cas cela indique que l’estampe a été imprimée sur une feuille complète tandis que dans le second cas, la feuille, de très grandes dimensions, a été coupée en deux pour recevoir deux impressions. De cette observation découlent de nombreuses nouvelles informations sur les types de papier, l’organisation de l’impression, mais il est encore trop tôt pour en parler ici.
De ces deux séjours, je suis revenue pleine d’un entrain et de questions nouvelles, me réjouissant de revoir tout mon corpus à l’aune de ces connaissances fraîchement acquises.
- j’avais certes pu aller quelquefois consulter les collections des bibliothèques parisiennes entre deux confinements, mais les conditions étaient toujours loin d’être favorables
- et non musée de l’Image d’Épinal, subtile nuance
- Je remercie l’ensemble du personnel du musée pour son excellent accueil, et en particulier Jennifer Heim, Marie Poulin et Aline Mérel. Ce séjour de recherche a été financé par le LARHRA
- Un grand merci à Jacques Bréjoux, Nadine Dumain pour leur accueil, ainsi qu’à mes trois camarades de stage, qui ont rendu ce moment inoubliable

Le passage de ce montreur d’optique, c’est Roger Gonin qui l’a identifié dans les registres de visas de passeports aux archives municipales d’Agen. Comme moi, Roger Gonin dépouille les fonds de police du XIXe siècle à la recherche des musiciens, chanteurs, magiciens, funambules, montreurs d’ours ou de chiens savants ambulants1. Dans ses relevés agenais, Jean George apparaît à quatre reprises entre 1833 et 1835, accompagné de sa femme. Une seule fois, le préposé de mairie a pris le soin de noter sur son registre le nom de l’épouse : Jeanne Viallard. Une information très précieuse : rares sont les compagnes à ne pas rester dans l’anonymat.

Avec un lieu de naissance (La Ségalassière, dans le Cantal), un âge (possiblement approximatif) et le nom d’une épouse, Jean George est l’un des individus les mieux renseignés parmi la centaine de montreurs d’optique que j’ai recensés depuis six mois. C’était donc le candidat idéal pour m’atteler à ce chantier d’écriture de biographies de montreurs d’optique. Et lorsque je me suis lancée, j’étais loin de m’imaginer les rebondissements qui m’attendaient.
Pour ceux qui nous rejoignent, une petite remise en contexte : depuis mars et le premier confinement, je mène une enquête sur les montreurs d’optique aux XVIIIe et XIXe siècles. Le terme désigne des hommes qui gagnent leur vie en faisant voir des petits spectacles constitués d’images enfermées dans des caisses (appelées boîte d’optique). Quelles images ? C’est là toute la question : je suppose qu’il s’agit de vues d’optique, des estampes spécialement conçues pour être regardées à travers une lentille, lentille qui déforme l’image et donne au spectateur l’impression d’une profondeur renforcée. Les vues d’optique figurent le plus souvent des vues de villes ou de palais, mais peuvent aussi représenter des événements historiques ou encore des sujets bibliques. Ma thèse est précisément consacrée aux vues d’optique et il s’agit pour moi d’éclairer leur consommation.

Gravure anglaise du XIXe siècle figurant un montreur d’optique itinérant, un ancien soldat estropié, qui porte sa boîte d’optique sur le dos.
Retour aux sources : sur les traces d’un enfant abandonné à l’hospice
Revenons donc à Jean George, exhumé des archives d’Agen par Roger Gonin. J’ai assez d’informations pour espérer identifier l’individu dans les fonds d’État civil : né vers 1798, à La Ségalassière dans le Cantal et marié avant ses 35 ans avec une certaine Jeanne Viallard. Seul bémol : un patronyme très courant, George, mais à l’échelle d’un petit village du Cantal, cela ne devrait pas poser de difficulté particulière. Mon premier réflexe, lorsque je fais des recherches biographiques, est d’aller sur Geneanet pour vérifier qu’un individu correspondant n’est pas référencé. « Jean Georges + La Segalassière » : aucun résultat. Aurais-je plus de chance avec sa femme ? Rien non plus à Jeanne Viallard. J’élargis aux variantes du nom et … bingo.

J’utilise beaucoup Geneanet pour mes recherches sur les montreurs d’optique, mais aussi les éditeurs d’estampes. Les dépouillements d’archives menées par les associations, mais aussi les arbres mis en ligne par des généalogistes m’entraînent régulièrement sur de fructueuses pistes.
Jeanne Vialard (avec un seul L) épouse en 1821 un Jean Georges Géraud… Géraud ? Voilà qui est étrange. Peut-il s’agir du même individu ? Il va falloir creuser…

Acte de mariage du 3 mars 1821, état civil de La Ségalassière, registre des mariages (an IX-1906), Archives du Cantal, 5 Mi 411/2
Commençons par regarder de plus près l’acte de mariage de Jean George Géraud et Jeanne Vialard, numérisé sur le site des Archives du Cantal : « sont comparus en la maison commune, Jean-George-Geraud, mineur, fils de parens inconnus, suivant son acte de naissance ou d’exposition inscrit sur le registre de la commune d’Aurillac le trois floréal an dix ». Voilà qui pourrait expliquer pourquoi Jean George se fait connaître, douze ans plus tard, uniquement sous son prénom, sans le nom de famille. Mais d’autres éléments semblent diverger : le 3 floréal an 10 correspond au 23 avril 1802 et non à 1798, et le lieu de « naissance » (enfin, de déclaration) est Aurillac, et non La Ségalassière. Tente kilomètres séparent les deux communes. Ce n’est pas peu. Peut-être l’acte de naissance m’éclairera un peu plus ?

Victor Levasseur, A.M. Perrot et Raimond Bonheur, Département du Cantal, édité par A. Combette, 1854, lithographie, Gallica/BnF (détail annoté)
Toujours sur le site des Archives du Cantal, je compulse le registre des naissances d’Aurillac : vue 325, entrée 189, voilà Jean George Géraud. C’est un acte d’exposition et non de naissance, l’enfant ayant été abandonné à l’hospice : « Du trois floréal an dix de la République française acte d’exposition de Jean George Geraud, enfant naturel paraissant être âgé d’environ deux mois, et exposé hier à huit heures du soir à l’hospice civil de cette commune, attesté par le citoyen Pierre Fonrouge (?) et Louis Apéchin (?) Majeurs domicilés de cette ville sur la Réquistition de nous faite par le citoyen François Charmes Receveur ? du dit hospice, et ont signé à l’exception du dit Fontouge. »

Acte d’exposition du 3 floréal an X, état civil d’Aurillac, registre des naissances (an VIII – an X), Archives départementales du Cantal, 5 Mi 33/3
Jean George a été déposé anonymement à l’hospice alors qu’il avait environ 2 mois. Le parent qui l’a abandonné a-t-il glissé dans ses vêtements un billet permettant d’identifier l’enfant, avec peut-être son nom de naissance ?
À vrai dire, ce qui me chiffonne, c’est ce nom de famille « Géraud » : d’où sort-il ? Lorsque l’on trouve un enfant, la coutume veut qu’on lui donne comme nom de famille le nom du saint du jour ou bien le prénom de son découvreur. Quelques recherches sur le patronyme Géraud m’apprennent qu’il existe un saint Géraud, patron d’Aurillac… Ceci expliquerait cela. Il est cependant fêté le 13 octobre. D’ailleurs, en feuilletant les registres de naissance d’Aurillac, toujours en 1802, je trouve un autre enfant naturel, exposé à l’hospice d’Aurillac le 13 octobre justement. En février 1800, un petit garçon se trouve dans la même situation : on le prénomme Jean-Baptiste Géraud. D’autres enfants exposés à la même période ne reçoivent en revanche pas de patronyme.
Lorsqu’il se marie en 1821, Jean-George a un tuteur, François Lavialle, cultivateur à La Ségalassière : depuis combien de temps y vit-il ? Qu’est-ce qui a pu l’amener là ? Comment a-t-il rencontré Jeanne Vialard ? Ce n’est pas la première fois que je travaille sur un enfant exposé à l’hospice et je sais combien leur histoire peut se révéler rocambolesque. Les archives de l’hospice, si elles ont été conservées, pourraient m’apporter bien des réponses : a-t-il été placé en nourrice à La Segalassière ? Puis, une fois atteint l’âge de 7 ou 8 ans, comme petit domestique, peut-être auprès de François Lavialle… Il faudrait aussi regarder, aux archives départementales, les documents produits par la Justice de Paix, qui a réuni le « conseil de famille » pour déclarer Lavialle tuteur. Mais pour cela il faudrait se rendre dans le Cantal, et nous sommes (malheureusement) confinés2…
Comment confondre Jean George et Jean-Georges Géraud ?
À ce stade, je ne suis même pas sûre qu’il s’agisse du même homme : le Jean-George Géraud qui épouse Jeanne Vialard à La Ségalassière en 1821 est cultivateur. Étoffons leur biographie, cela apportera peut-être des éléments intéressants. Retour sur Geneanet : je tente une recherche sur le nom de Jean-George Géraud en restreignant les résultats au Cantal seul.

Page de résultats sur Généanet. L’abonnement au service permet des recherches croisées assez fines sur les individus.
Bingo ! Il apparaît dans deux arbres de généalogistes. Deux informations, trouvées par Yves Boissarie m’interpellent : d’abord, il qualifie Jean George de marchand, ensuite il donne comme épouse à Jean-George une femme du nom de Louise Para ! Le mariage a lieu en 1868, Jean George devait donc être veuf à cette date. En effet, en naviguant un peu dans l’arbre j’apprends que Jeanne Vialard est décédée le 8 novembre 1868 à l’hospice de Montignac.

Jean-Georges Géraud apparaît dans l’arbre mis en ligne par un utilisateur, Yves Boissarie. Les éléments qu’il partage me font gagner un temps précieux.
Direction donc les archives numérisées de la Dordogne pour trouver cet acte de décès : Jeanne Viallard est effectivement décédée à l’hospice à l’âge de 70 ans. Elle était alors marchande d’objets religieux, sans domicile fixe, épouse de Jean Georges… Jean Georges, Jean Georges tout seul ? Ah non, Géraud a été ajouté dans la marge. C’est quand même étrange, ça, ce repentir.
A bien lire l’acte, on relève que Jean George n’est pas présent : ce sont Jean-Pierre Savy, le portier de l’hospice, accompagné du marguillier Gabriel Parouty qui déclarent le décès. Ils ne doivent connaître Jean George que sous ce nom, et le patronyme leur est probablement revenu dans un second temps. De même, le lieu de naissance de Jeanne leur est imparfaitement connu : ils la déclarent originaire de Saint-Mamet dans le Cantal et non de La Ségalassière (11 km séparent les deux communes).
En 1868, Jean George est donc sans domicile fixe, et probablement marchand ambulant. Il omet une fois sur deux de donner son nom de famille. Je trouve que cela fait de plus en plus d’éléments concordants avec le Jean George montreur d’optique à Agen en 1833.
Le dernier indice permettant de confondre les deux comme un seul et même individu va me venir des archives d’Agen, à qui j’avais demandé des numérisations des registres de visas où apparaissait Jean Georges. Outre les quatre passages déjà identifiés entre 1833 et 1835 par Roger Gonin, les archivistes ont relevé des enregistrements en juillet 1830, mars 1831, décembre 1837 et 1839. Selon les dates Jean George se déclare marchand de fil de fer, de chansons ou de chapelets… tiens donc, des chapelets, ce sont des objets religieux !

Enregistrement du passage de Jean Georges à Agen, en 1830, où il se présente comme marchand de chapelet. Numérisation fournie par les Archives municipales d’Agen, 2I25.
Je considère donc comme acté que Jean George et Jean Georges Géraud ne sont qu’un seul homme. On verra si la suite de mes recherches me contredit.
Un mariage tardif
Mais avant de m’intéresser aux déplacements de Jean George comme marchand de tout et de rien (et montreur d’optique, ne l’oublions pas), j’ai envie de poursuivre la piste de ce remariage en 1868 : Jeanne décède à 70 ans début novembre… et Jean se remarie… fin décembre !
Êtes-vous bien assis ? Car je dois vous révéler l’âge de la mariée : 21 ans !

L’état civil est formel : le 28 décembre, Géraud, « âgé de 66 ans, marchand d’objets religieux, né à Aurillac, sans domicile fixe (…) fils majeur de père et mère inconnus ; veuf en premières noces de Jeanne Vialard » épouse « Louise Para, âgée de vingt-un ans et huit mois, sans profession ». Elle est orpheline de père depuis trois ans. Sa mère, Sophie Chaumel, est présente et consent au mariage.
Qu’est-ce qui a pu conduire à ce mariage si dépareillé, avec un homme âgé et d’une condition peu enviable (marchand ambulant !) ? La misère ? L’absence de perspectives matrimoniales ? Une « faute » ? Et si la jeune épouse était enceinte (de Jean George ou d’un autre, qu’importe) ? Cela expliquerait aisément un mariage dans l’urgence, ça s’est déjà vu.
Par acquit de conscience, j’épluche les registres de naissance de Montignac. Je relève qu’un enfant naturel est né début mars d’une Marie Parat âgée de 21 ans, vivant rue Pay. Certes, le prénom ne correspond pas, mais l’adresse oui. Pour qui a un peu l’habitude de l’état civil du XIXe siècle, il est fréquent que les prénoms d’un individu varient selon les circonstances. Je garde cette information dans un coin de ma tête, elle nous mènera peut-être quelque part.
Filae à la rescousse
Dans quelle direction chercher désormais ? Trouver des enfants ? L’acte de décès de Jean Georges ? Geneanet semble m’avoir livré tout ce qu’il savait de l’individu et de ses deux épouses. Les variations d’orthographe de leurs noms respectifs me découragent d’aller à la pêche aux enfants dans les relevés indexés sur Geneanet. De toute façon, leur vie est itinérante et s’il y a eu enfant, ils ont pu naître n’importe où. C’est bien toute la difficulté de travailler sur des professions ambulantes.
J’en discute un peu avec Sophie Boudarel, généalogiste professionnelle : Filae pourrait-il m’offrir des pistes nouvelles ? Je n’ai jamais utilisé ce service (payant) et je n’arrive pas à évaluer si un abonnement serait pertinent pour mes recherches. Sophie tente pour moi une requête avec le nom de Géraud sur l’État-Civil de Montignac. Deux résultats positifs, deux décès : un Léon Géraud en 1873 et une Marie Géraud en 1880 (notre Louise ?). Et avec seulement « Jean George », un acte décès daté de 1874…
Autant vous dire que je n’ai pas attendu très longtemps pour souscrire un abonnement d’essai à Filae !
La fin d’une vie itinérante
J’ai commencé par regarder l’acte de décès de Jean George : il est dressé le 29 avril 1874 à la déclaration de Jean Langre, pensionnaire de l’hospice de Montignac… L’hospice de Montignac ! Jean George est donc décédé au même endroit que sa première épouse. D’ailleurs, comme pour sa première épouse, c’est Saint-Mamet qui est indiqué comme lieu de naissance. Trois communes de naissance pour un seul homme, cela commence à faire beaucoup.

Les archives des hospices, devenus hôpitaux, sont souvent conservées : on les trouve généralement déposées aux archives départementales. Les registres d’admission peuvent apporter des informations intéressantes pour enrichir une biographie. Après m’être assurée dans les instruments de recherche que celles de l’hospice de Montignac se trouvaient bien aux Archives de Dordogne, j’ai adressé au service une demande de recherche à distance : quelques jours plus tard, je reçois une réponse positive, qui m’apprend que Jean George (tout court !), marchand de chapelets, né à Saint-Faisière, canton de Saint-Mamet (décidément !) et époux de Marie Parat est entré à l’hospice le 10 avril 1871. Trois ans à l’hospice comme indigent (et probablement malade) avant de mourir, comme cela me paraît long. Où est alors sa jeune épouse ?
L’hôpital Saint-Jean et le couvent des Clarisses à Montignac en Dordogne, où Jean Georges et sa première épouse sont décédés. Photographie CC-BY-SA Père Igor, via Wikicommons.
Je jette maintenant un coup d’œil au décès de Léon Géraud : serait-il un membre de la famille, un enfant, peut-être ? En effet, c’est un enfant de deux ans qui meurt le 13 février 1873, chez sa mère Marie (!) Parat, rue Foy. Le père est Jean-George Géraud, « indigent à l’hospice de Montignac ».

Voilà qui me livre beaucoup d’informations : d’abord, que Marie et Louise ne forment bien qu’une seule et même personne. Louise doit être le prénom de baptême et Marie le prénom d’usage. Ensuite, qu’une fois Jean-George entré à l’hospice, Marie/Louise est retournée vivre chez sa propre mère, avec son bébé, né à Niort, probablement au début de l’année 1871. Il n’a pas dû s’écouler très longtemps entre la naissance de l’enfant et l’admission du père à l’hospice.
Pour vérifier cette assertion, direction les archives en ligne des Deux-Sèvres : dans l’état civil de Niort, je trouve effectivement une naissance, le 19 février 1871, d’un petit Paul (ils n’ont pas le goût de garder un prénom unique dans cette famille !) né de Louise Para et « Georges Géraud, marchand d’objets religieux », dans leur logement de la rue Saint-Hilaire, au n°28. La déclaration est faite par une certaine Anna Para, 27 ans, domiciliée à la même adresse.

Qui est cette Anna ? Des recherches complémentaires m’apporteront la réponse : il s’agit bien de la grande sœur de Marie/Louise. Tailleuse pour Dame, elle s’installera à Rouen où elle fera un « beau mariage » avec le comptable de l’hôtel-Dieu… qui se soldera par un décès après sept ans de vie commune.
Je note les moins de deux mois écoulés entre la naissance de Paul/Léon à Niort et le retour à Montignac. Il y a 180 kilomètres entre les deux villes. Jean George, Louise/Marie et le bébé (s’ils ont voyagé ensemble) ont dû les parcourir à pied…
Quotidien d’un marchand ambulant et montreur d’optique
Aussi haletante qu’elle soit, cette petite enquête sur la véritable identité de Jean George m’a éloignée de l’objectif premier de ma recherche : documenter la vie d’un montreur d’optique itinérant. Revoyons les éléments rassemblés : né de parents inconnus, Jean-George Géraud est cultivateur lors de son mariage en 1821. Moins de 10 ans plus tard, on le croise à Agen avec sa femme comme marchand ambulant : il apparaît dans les archives comme « sans domicile fixe ». Le registre des visas d’Agen l’enregistre à 6 reprises entre 1830 et 1839, sous diverses professions (marchand de chansons, de fil de fer, de chapelets, montreurs d’optique). On le retrouve ensuite, trente ans plus tard, entre la Dordogne et les Deux-Sèvres, où il est toujours marchand ambulant d’objets religieux et de chapelets, jusqu’à son admission à l’hospice, en 1871.
La variété des mentions de ses activités marchandes m’interpelle particulièrement : chansons, chapelets, fil de fer, objets religieux… On y lit une économie modeste, probablement dictée par les fournisseurs rencontrés ou les fonds disponibles dans la bourse de Géraud pour acheter sa marchandise. Il ne se fait montreur d’optique que l’espace de deux années : où a-t-il obtenu sa caisse d’optique ? Qu’y montrait-il ? Impossible de répondre à ces questions. En revanche, je peux faire un rapprochement avec ce que j’ai lu par ailleurs dans les archives : des montreurs d’optique décrivant successivement à la police de Marseille le même type de boîtes et de spectacles, l’un d’eux expliquant avoir obtenu sa caisse « d’un troc ». Agnès Curel me suggérait, dans une discussion que nous avons eue en amont du colloque Représentation(s) que mes montreurs avaient pu s’échanger leurs attractions, abandonnant un spectacle optique lorsque celui-ci avait épuisé la curiosité du public de leur tournée habituelle pour le remplacer par un autre divertissement. Est-ce ce qui s’est passé pour Jean Georges ? À moins qu’il ne les ait exercés simultanément, mais que l’une ait pris, à l’instant de la déclaration devant l’agent, la part majeure. J’aimerais d’ailleurs arriver à comprendre, de ses activités successives, laquelle était la plus lucrative : j’imagine qu’on gagnait moins à vendre des chansons que des objets religieux. Mais montrer l’optique était-il plus ou moins rémunérateur que de vendre du fil de fer ?

Anonyme, Montreur de vue d’optique, estampe, XIXe siècle, Bruxelles, Musée royal d’art et d’histoire.
Nous évoquions les « tournées » des professions ambulantes. Le cas de Jean George est intéressant, car je lui connais, grâce aux archives d’Agen, 34 points de passage en 10 ans, dont 19 précisément datés. En effet, la mairie d’Agen tenait avec beaucoup de rigueur son registre des visas de passeports, enregistrant non seulement l’identité et la description physique des individus, mais aussi le lieu, la date et le numéro de délivrance du passeport présenté, la destination déclarée à cette occasion, le lieu du dernier visa et la destination prévue après Agen.

Essai de cartographie des déplacements de Jean Georges Géraud à partir des archives retrouvées.
C’est ainsi que l’on découvre une certaine régularité dans les déplacements de Géraud : dix passages à Agen (dont la moitié en décembre et en janvier), cinq à Libourne, trois à Nérac (village limitrophe d’Agen). Parmi les destinations qu’il déclare, on relève Angoulême, Brives, Perpignan, Rochefort, Tarbes, Toulouse. Même si je n’ai retrouvé aucun de ses passeports périmés, les enregistrements agenois aident à se représenter le rythme de ses tournées.

Surtout, les informations contenues dans les registres (dates et lieux) permettent d’espérer retrouver d’autres enregistrements des déplacements de Géraud. J’ai écrit aux archives de Nérac, Libourne, avec l’espoir que d’autres séries de passeports soient conservées, malheureusement sans succès. Les états hebdomadaires des passeports délivrés et visés remontés à la préfecture non pas non plus été conservés.
Géraud ayant vécu assez longtemps dans la seconde moitié du XIXe siècle, il a connu la mise en place des livrets de circulation pour les professions ambulantes réglementées. Comme pour le passeport qu’ils tendent à remplacer, les porteurs de livrets devaient les faire viser à chaque étape de leur tournée. Géraud a lui-même dû posséder un de ces carnets et avec un peu de chance l’un d’eux a survécu et m’attend dans une boîte d’archives… Mais où chercher ? Dans les Deux-Sèvres, en Dordogne, dans le Cantal ? Pour l’instant toutes mes demandes me reviennent négatives (rien au nom de Géraud ni de George), mais peut-être aurais-je un jour une bonne surprise !

Exemple de livret de circulation de “saltimbanque”, Archives départementales de Touraine, 4 M 558.
Conclusion (provisoire) : de la difficulté d’écrire la vie des montreurs d’optique
Tout ça pour ça ? Eh oui, j’ai déjà enquêté sur une vingtaine de montreurs d’optique et souvent au terme de l’enquête j’aboutis au même résultat inachevé : des bribes de vies, avec de nombreux trous béants, questions sans réponses. Mais c’est cela la recherche aussi : les archives qui nous livrent dans le détail une existence sont rares et exceptionnelles. Souvent, il faut, comme je le fais actuellement, accumuler de minces fragments de vie, qui remis en contexte, comparés les uns aux autres, finissent pas dire quelque chose de la réalité sociale et matérielle de la catégorie de population que l’on souhaite étudier.
Et pour moi qui aime tant les enquêtes sur les individus dans les archives, cela me donne beaucoup de satisfaction de naviguer de registres d’actes en registres d’actes, de rebondir sur un infime indice, de confirmer (ou d’infirmer) une hypothèse. C’est mon moment détente entre deux plages de saisies dans la base de données de mon corpus de thèse.
- Roger Gonin a identifié plus de 4500 individus dans 25 fonds d’archives à travers la France
- cet article a été rédigé pendant le second confinement
Ce samedi 24 avril était un jour à marquer d’une pierre blanche dans mon parcours personnel de doctorat. En une heure, assise au soleil d’un jardin public parisien, j’ai jeté sur le papier la première ébauche d’un plan pour ma thèse.

Je rédige ce billet pour me rappeler ce moment de bascule, qui m’a apporté beaucoup de satisfaction, mais aussi pour donner à voir, à ceux qui ne vivent pas personnellement ce marathon de la thèse, ce que signifie cette étape du plan. En effet, alors que je suis au milieu (théorique) de mon parcours doctoral, certains de mes proches (coucou maman !) s’inquiétaient beaucoup que je ne sois pas déjà « en train de rédiger ». D’autre part, parler de la joie d’esquisser un plan sur Twitter a suscité des réactions intéressée et curieuses d’amis qui évoluent hors de l’ESR et qui se posaient tout un tas de questions sur l’expérience du doctorat (à quel moment on a un plan ?, Est-ce qu’on rédige « dans l’ordre » ?, comment on sait si on est en retard ?, est-ce qu’il faut avoir fini de chercher pour écrire ?). Je propose donc ici de répondre à quelques unes de ces questions, à l’aune de ma petite expérience personnelle, d’autant que je sais que cela intéressera peut-être des candidats au doctorat. Il s’agit d’un retour d’expérience, lié à mon propre parcours : le récit que je vais faire diffère probablement de celui de bien d’autres doctorants, et c’est normal : je n’irais pas jusqu’à écrire qu’il y a autant de parcours doctoraux que de doctorants, mais il y a une typologie de cheminements bien différents.
Du « programme de recherche » au « plan de thèse »
Un plan ? Si tard ? je crois que c’est la première réaction que j’ai reçu à l’annonce de la « bonne nouvelle ». En effet, je suis bientôt au milieu de mon parcours doctoral (ou plutôt : de mon financement de thèse), et l’arrivée du plan pourrait sembler tardive. Mais qu’ai-je fais au cours des 28 mois précédents ? Ai-je travaillé sans direction ? sans objectif ? sans plan ?

Il faut ici distinguer les différentes typologies de « plans » qui marquent l’expérience doctorale. Lorsqu’on s’inscrit en doctorat, et plus encore lorsque l’on candidate à des financements, il faut présenter un « projet de thèse », qui explicite l’objet que l’on va étudier, un embryon de problématique (ou du moins, des questions auxquelles on espère répondre), des axes de recherche, les sources que l’on compte mobiliser. Selon que le doctorant inscrit son projet de thèse dans la continuité de son master ou non, il développera plus ou moins chaque aspects. Dans mon cas, je connaissais bien mon objet, pour avoir été co-commissaire d’une exposition dans laquelle la vue d’optique occupait une grande place. En revanche, je n’avais pas de problématique, mais une collection de questions, qui sont devenues au fil des mois, une problématique (qui n’est pas encore arrêtée !). J’avais déjà trois grands axes de recherches, et j’étais en mesure de dresser un panorama de mes sources – à l’époque c’était essentiellement les œuvres elles-mêmes. Le point fort de mon projet de thèse était, je crois, mon approche, assez originale : je proposais de mobiliser des outils numériques pour explorer un corpus de plusieurs milliers d’images. Depuis, à mesure de mes explorations d’archives, de mes lectures et rencontres, mes axes de recherches se sont considérablement enrichis. J’explore des pistes que je ne soupçonnais pas lorsque j’ai rédigé mon projet de recherche : la matérialité des œuvres pour éclairer les usages, ou encore la figure du montreur d’optique, pour laquelle j’ai « découvert » de nombreuses sources archivistiques1 . A contrario, j’ai complètement abandonné certaines pistes, me rendant compte que le dépouillement était infaisable : je m’étais par exemple mise en tête de consulter systématiquement les inventaires après décès du minutier central à la recherche des zograscopes et vues d’optique dans les maisons parisiennes. C’était bien méconnaître l’épaisseur de tels documents et l’écriture plus ou moins soigneuses des notaires. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.
Ce document, ce « projet de thèse » contenait, de fait, un « programme de recherche » : qu’allais-je chercher, où, comment, avec quels outils méthodologiques. Cela fait un « plan de travail », mais pas un « plan de thèse » au sens d’une table des matières qui figurera dans le volume de texte le jour du rendu de la thèse.
Ce plan de travail, je l’ai suivi pendant 28 mois. Je suis satisfaite des sources que j’ai pu rassembler, des questions nouvelles que j’ai pu formuler, des observations que j’ai consignées dans mon carnet de terrain. En revanche, j’étais plus inquiète concernant deux autre aspects du travail de recherche : ma difficulté à concevoir une problématique2 et, d’autre part, mon manque de recul concernant mon objet de recherche. Mes travaux apporteront, je le crois, de nombreuses nouvelles connaissances sur la vue d’optique, sa production et ses usages. Mais comment dépasser mon objet et l’inscrire dans son contexte ? En quoi mes découvertes sur la vue d’optique peuvent intéresser l’histoire culturelle de l’époque moderne ? En d’autres termes, comment faire raisonner ma recherche avec celles menées par d’autres sur d’autres objets proches (histoire des biens culturels, du spectacle marginal ou de la culture visuelle, par exemple) ? Comment tisser des liens entre mes travaux et ceux des autres chercheurs et chercheuses ?
Au cours de l’année 2020-2021, j’ai ressenti, plusieurs fois, que je « passais un cap », il y a eu des conversations, des séminaires, des lectures qui m’ont « débloquée », soit que j’ai compris quelque chose de l’exercice de recherche, de la méthode, soit que j’ai constaté (ou que l’on m’a fait observer) que mon objet avait « muri » et que les « pièces du puzzle prenaient sens ». Il serait difficile, et inutile de les citer tous. Je crois que c’est Caroline Muller, la première qui m’a dit, à la terrasse d’un café « tu en parles avec de plus en plus d’aisance, tu sembles entrer dans cette phase fabuleuse de la thèse où tout ce que tu as accumulé prend forme ». Elle n’avait pas tord. Restait que j’avais du mal à lier mon objet et mes observations à d’autres. Plusieurs lectures ont été, dans cette quête, importantes, d’abord parce que j’ai, au fil des pages, réussi à tisser « naturellement des liens » entre l’objet de l’ouvrage et mes propres recherches : un mécanisme similaire, un phénomène commun, ou encore des outils méthodologiques et cadre conceptuel que je pouvais appliquer à mes propres sources.
Je cheminais donc tranquillement, avec dans le viseur l’échéance que je m’étais fixée de rendre un plan à mes directeurs de thèse en juin 2021. Je ne cache pas que l’inquiétude me gagnait devant l’ampleur de la tâche – j’ai eu la chance d’assister à deux séances de travail sur le plan d’une de mes camarades doctorantes du LARHRA, et cela a été aussi instructif qu’intimidant puisque c’est à cette occasion que j’ai véritabelement mesuré l’ampleur de la tache.
Le déclencheur a finalement été « malgré moi ». Pour compléter un dossier de candidature a une bourse3 , je devais rédigé une « présentation de la thèse » : j’ai repris le projet de thèse rédigé fin 2018, au moment de mon inscription et l’ai réécrit pour l’actualiser. Les questions et pistes de recherche devenaient des affirmations : en mobilisant telle source, j’espère répondre à telle question devenait le dépouillement de tel gisement de source permet d’établir que. Une manière de mesurer le chemin parcouru.
Dans la foulée, j’ai donc jeté sur le papier mon plan de thèse, un samedi ensolleilé.
Ce à quoi ressemble ma première esquisse
Disons le d’emblée : mon plan a pour l’instant plus l’aspect d’un premier croquis général qu’un carton à grandeur d’exécution, pour faire dans la métaphore artistique. Pour preuve, il tient en deux pages quand un plan détaillé de thèse peut s’étaler sur 50, 60, 70 pages. Pire : il n’est même pas encore dans l’ordre !
Je ne vais pas ici vous parler de son contenu – ce n’est pas l’objet de ce billet – mais plutôt de comment il est venu.
J’avais en tête plusieurs « entitées », c’est-à-dire plusieurs groupes d’idées formant chacune un ensemble cohérent, qui se formaliseront probablement en chapitres. J’ai pris autant de feuilles de papier que ces « entités » et j’ai déroulé la pelote d’idées sur le papier. De quoi cela va parler ? Quel est le thème principal ? A quelles questions est-ce que je veux répondre ? Quelles sont les idées fortes ? Quelles sources vais-je ici mobiliser ? En moins d’une heure, j’avais griffoné ainsi 8 pages : 6 probables futurs chapitres correspondant à deux de mes trois axes de recherche, un septième faisant écho mais qui ne trouvait de place logique parmi les précédents, et enfin un 8e bloc un peu fourre-tout se confondant avec mon troisième axe de recherche, auquel je ne parviens pour l’instant à dégager aucune cohérence interne (c’est, du reste, assez logique, car c’est l’axe que j’ai le moins exploré jusqu’à présent).
J’ai laissé reposer quelques heures et j’ai repris mes 8 pages de brouillon à l’ordinateur, sous la forme d’un tableau à 4 colonnes : thème général du « chapitre », axes ou questions auxquelles j’entends répondre, idées principales, sources et biblio à mobiliser.
J’ai par la suite rajouté deux colonnes supplémentaires : l’une sur le « ton » que j’entendais donner à chaque chapitre. Ce n’est pas le cas pour tous, mais j’ai parfois déjà une petite idée du fil narratif que je veux suivre pour raconter et mettre en forme mes résultats. Là j’aimerai une vision panoramique, ailleurs je voudrais construire le récit autour d’un cas d’étude précis et tirer ensuites les fils de la narration. Rien n’est définitif, mais cela me permet de garder trâce des possibles de l’écriture. La dernière colonne, enfin, donnait l’état d’avancement : pour écrire ce chapitre, il faut encore dépouiller tel gisement de sources, lire sur tel sujet ; pour tel autre, en revanche, j’ai rassemblé assez de matériaux pour me lancer.
L’esquisse de plan m’est alors apparue comme une boussole pour les mois à venir. C’est à partir de cette esquisse, encore embryonnaire en bien des points, que je vais établir mon calendrier de travail et mes priorités pour les 18 mois à venir.
Quand commencer à écrire ?
Alors, tu es prête ? Tu commences à rédiger bientôt? Voici la question qui est venue ensuite. Enfin, les questions, car une amie hors ESR m’a demandé de nombreuses précisions : à quel moment on commence à rédiger ? Est-ce qu’il faut avoir un plan arrêté ? Détaillé ? Fini ses recherches ? La réponse dépend beaucoup des profils des doctorants. Si je n’ai pas commencé à « rédiger ma thèse », j’écris beaucoup, et depuis le tout début. Je tiens un « journal de terrain » qui occupe 4 Mo sur mon disque dur (c’est du Markdown, donc ultra léger). J’y jette des idées en vracs, des notes diverses. J’ai également mes fiches de lecture, stockées quand à elles dans Zotero. Enfin, j’ai synthétisé, tous les 6 mois environ (quoique 2020 a été chaotique de ce point de vue), l’avancée de mes recherches à destination de mes directeurs. Il faut aussi citer les communications et articles, qui sont autant d’occasion de mise par écrit du travail en cours.
Suis-je prête à me mettre à la « vraie rédaction », celle du tapuscrit de thèse ? Oui ! En rédigeant la première esquisse de plan, j’ai constaté que j’étais mûre pour me lancer dans l’écriture d’au moins deux chapitres, pour lesquels j’ai rassemblé et analysé assez de matériaux. Je ne vais pas pour autant me mettre à les écrire dès demain : déjà parce qu’il faut que j’affine mon plan, que j’en soumette une première version à ma direction. Des discussions que nous menerons résulteront assurément des changements majeurs.
Aujourd’hui par exemple, mes entités « chapitres » n’ont pas d’ordre : j’hésite sur la façon de faire entrer le lecteur dans mon objet, d’introduire mon sujet, ma problématique. Plusieurs options sont possibles : c’est à force d’échanges avec mes pairs, avec mes directeurs, et de lectures, d’essais et de ratures que je trouverais celle qui me convient le mieux.

L’ordre des chapitres n’est cependant pas un frein à la mise en écriture, pas plus que ne l’est la disparité du niveau de détail de chacun d’eux. Beaucoup de doctorants travaillent leur thèse par morceaux, qu’ils assemblent, démontent, remontent à mesure de l’écriture. Remettre son plan sur la table de travail à diverses phases de la recherche est un processus normal et généralement positif.
Dans mon cas, j’envisage de commencer l’écriture à l’automne (j’ai plusieurs textes pour des publications à rendre d’ici l’été) et je me suis fixée d’autres échéances plus urgentes (soumettre mon plan à ma direction, finaliser ma base de données, effectuer des terrains de recherche dans 3 musées). Enfin, je pense que les vacances estivales offriront une coupure bienvenue et me permetteront de venir à l’écriture avec le recul du repos.
La phase de rédaction s’étalera forcément sur de longs mois : d’une part parce que c’est comme cela que je l’ai envisagé (lire et écrire concomitamment) et d’autre part parce que la crise sanitaire a perturbé mon programme de recherche initial, m’interdisant d’effectuer les séjours de recherche prévus en 2020 et 2021 : je vais donc rédiger tout en continuant à explorer des collections à l’étranger.
Voilà donc ce qui nous attends dans les prochains épisodes du « Journal de thèse ».
- à commencer par les passeports, dont je vous ai parlé dans un précédent billet
- Mon comité de thèse, que je remercie, m’a beaucoup rassuré sur ce point au cours du mois de juin : c’est normal que la problématique s’élabore en cours de route, et commencer la thèse avec une problématique et un plan précis, serait bien présomptueux
- il s’agissait de la bourse de l’Ecole française de Rome, dont le résultat a été positif, puisque je pars en septembre prochain pour mon deuxième séjour à l’EFR (et troisième voyage en Italie depuis le début de la thèse !
Ai-je droit de télécharger cette image ? Puis-je publier dans mon livre, sur mon blog, dans mon mémoire la reproduction de ce tableau de Claude Monet ? Un musée a-t-il le droit de m’interdire de prendre des photos ? De montrer en cours une photographie que j’ai prise de cette sculpture dans une maison de vente ? Comment négocier les droits de reproduction pour un usage scientifique d’une oeuvre d’art contemporain ? Autant de questions qui font partie de notre quotidien et auquel le guide entend proposer des réponses simples et claires pour mieux outiller les réutilisateurs.
Le guide est téléchargeable gratuitement sur le site de l’INHA, au format PDF. Des contenus supplémentaires sont disponibles sur le carnet de recherche Numrha. Enfin, des versions papiers sont disponibles à l’INHA (à la bibliothèque et galerie Colbert). Publié en Creative Commons CC BY 4.0, le guide peut être diffusé et réutilisé, notamment dans le cadre de formations ou d’enseignement.
Ce guide pratique fait suite au rapport Images/Usages Droit des images, histoire de l’art et société que nous avions publié en 2018, toujours disponible en ligne (et papier auprès de l’INHA). Ce dernier dressait le panorama de la situation française en matière de diffusion et de réutilisation des images patrimoniales conservées dans les institutions publiques, et proposait des pistes prospectives en faveur de l’Open Content.
]]>Il s’agit en fait d’un double séminaire, organisé un mardi sur deux : « IMAGO et Histoires d’objets visent à ouvrir un espace de dialogue méthodologique autour de la question des images et des objets entre archéologues, historien·ne·s de l’art et historien·ne·s. », dont les séances, depuis octobre 2020 sont enregistrées et disponible sur la WebTv de l’université de Lille. La séance du 16 février est disponible à cette adresse.
Le séminaire étant d’abord consacré aux aspects méthodologiques de la recherche sur les images et les objets, j’ai choisi de présenter la façon dont j’aborde le corpus des vues d’optique, qui présente plusieurs difficultés : la nature de l’objet, un multiple ; son caractère massif (15 000 feuilles identifiées dans les institutions culturelles publiques européennes à ce jour !) ; et enfin les phénomènes de circulations des matrices et des motifs qui le traversent.
La discutante était Mélanie Traversier, MCF à l’université de Lille 3, dont les travaux sont notamment consacrés à l’histoire sociale de la musique à l’époque moderne. Je la remercie encore pour les nombreuses pistes de réflexions qu’elle m’a apporté et qui vont nourrir mes lectures dans les mois qui viennent.

Les prochaines séances seront consacrées aux photographies et objets en diaspora (Marian Nur Goni, 16 mars), au cercueil au XIXe siècle (Stéphanie Sauget, 23 mars) et enfin, à l’histoire matérielle des savoirs géographiques (Martin Vailly, 23 avril). Le programme complet est disponible à cette adresse. Il faut s’inscrire par mail auprès de Christine Aubry’’ pour recevoir les liens de connexion.
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