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Voilà plus d’un an que j’ai senti la nécessité d’offrir une formation à de jeunes chercheurs, intéressés par l’édition de textes patristiques grecs. Membre du Conseil scientifique de l’Institut des Sources chrétiennes (HISOMA, UMR 5189), je vois émerger des projets d’édition ; Paris a une place évidente à tenir dans ce processus. Un stage d’ecdotique a depuis longtemps lieu aux Sources chrétiennes à Lyon, à la fin de l’hiver, mais il ne dure qu’une semaine et ne peut embrasser, en un temps aussi court, toutes les facettes du travail, malgré sa richesse. L’IRHT (UPR 841) organise à Paris son propre stage d’initiation aux manuscrits grecs, au début de l’automne, mais ce stage ne dure que quelques jours et porte sur l’étude des manuscrits, non sur l’édition proprement dite. Depuis plusieurs années, je réfléchissais avec mes interlocuteurs à ce qu’il était possible de faire en matière de formation à l’ecdotique des textes grecs chrétiens.
La chaire que j’occupe à la Sorbonne couvre en effet le judaïsme de langue grecque, la patristique grecque et la littérature païenne, depuis l’époque hellénistique jusqu’à l’Antiquité tardive. J’aimerais, durant nos prochains cycles annuels, parler moi-même de l’édition de la Bible grecque et de l’ecdotique chrétienne (Origène), de l’établissement du texte de Philon d’Alexandrie et de Flavius Josèphe. Néanmoins, il fallait un début fédérateur et nous avons choisi pour 2018-2019 l’édition d’un texte patristique court, dont on pouvait embrasser en une année tout le processus d’édition. Ainsi, les participants au séminaire bénéficieront en un an d’une formation complète, depuis le repérage des manuscrits jusqu’au texte définitif, son introduction et ses apparats.
Au sein de notre équipe, nous avions créé, Françoise Frazier et moi, un groupe de travail : « Éphrem. Écriture philosophiques et religieuse à l’époque impériale ». Le groupe de travail s’est réuni mensuellement de 2013 à 2016. Françoise Frazier nous a quittés le 14 décembre 2016. Après la paralysie causée par ce décès, il nous fallait repartir avec une nouvelle expérience collective, ce que sera ce séminaire – et c’est presque un clin d’œil que de commencer avec l’édition d’un texte du pseudo-Éphrem, reprenant ainsi indirectement l’acronyme de l’atelier précédent.
Nous lançons donc un groupe de travail ; il ne s’inscrit pas dans une offre de formation universitaire et est ouvert à tous les publics, de l’étudiant de master au collègue enseignant ou chercheur, quel que soit son rattachement. Le séminaire est entièrement indépendant de mon enseignement de master-doctorat (Sorbonne-Université). J’accueille à la Maison de la Recherche ce groupe de travail que je co-anime avec Francesca Barone et Matthieu Cassin (l’un et l’autre CR CNRS). Il est patronné par deux équipes CNRS : la section grecque et de l’Orient chrétien de l’IRHT, et l’équipe Antiquité classique et tardive d’Orient et Méditerranée (UMR 8167). Que cette nouvelle expérience soit fertile pour le secteur de recherche qui est le nôtre !
Olivier Munnich
Présentation du séminaire
Le séminaire, mensuel, propose une initiation complète à l’édition d’un texte patristique grec, en suivant tout le processus depuis l’identification des témoins manuscrits jusqu’à l’établissement du texte, en passant par la collation et l’examen des variantes. On prendra pour exemple, en cette première année, un court texte ascétique attribué à l’Éphrem grec, l’Adhortatio ad fratres (CPG 4018 ; éd. Assemani, III, p. 205-215), qui est également attesté en copte, en arménien et en géorgien – langues dont l’apport sera également étudié. Les séances du séminaire permettront, après une introduction générale consacrée aux méthodes d’édition de texte et à l’histoire de l’édition critique, de parcourir ensemble toutes les étapes du processus d’édition, en faisant régulièrement participer les volontaires. Il s’agit donc d’un séminaire de formation par la pratique à l’édition critique, non d’une initiation théorique ; le texte choisi servira de support tout au long de l’année et l’objectif est de parvenir, collectivement, à une première édition critique de ce texte grec, appuyée sur ses versions orientales. Les participants sont invités à prendre part au travail d’édition à chacune de ses étapes, ce qui permettra de discuter concrètement ensemble non seulement les méthodes de travail, mais aussi les cas rencontrés dans la collation et l’établissement du texte (choix de leçons pertinentes, classement des fautes, classement des témoins et établissement du stemma, etc.).
Programme du séminaire 2018-2019
lundi 8 octobre : Présentation : théorie ecdotique, histoire et méthodes de l’édition critique
mardi 6 novembre : Repérage des manuscrits, étude et histoire
mardi 11 décembre : Collations (méthode et pratique)
mardi 22 janvier : Collation et première analyse des résultats
mardi 5 février : Versions orientales et tradition indirecte (avec la participation de Catherine Louis et Sergey Kim)
mardi 19 mars : Examen des leçons, classement des témoins, établissement du texte
mardi 16 avril : Histoire des éditions et réception du texte (avec la participation de Pierre Augustin)
mardi 21 mai et 18 juin : Examen des leçons, classement des témoins, établissement du texte.
]]>P. Maas, Textkritik. 4. Auflage, Leipzig, 1960 (traduction française par M. Patillon, disponible à la Section grecque de l’IRHT). Voir aussi E. Montanari, La critiqua del testo secondo Paul Maas, Testo e commento (Millenio Medievale 41), Florence, 2003.
G. Fiesoli, La genesi del Lachmannismo (Millenio Medievale 19), Florence, 2000.
S. Timpanaro, La Genèse de la méthode de Lachmann (L’Âne d’or), Paris, 2016 (trad. fr. de La genesi del metodo del Lachmann, Florence, 1963).
G. Pasquali, Storia della tradizione e critica del testo, Florence, 1934, 19522 (dernière réimpression en 1988).
J. Irigoin, Tradition et critique des textes grecs, Paris, 1997 (recueil des résumés des cours et conférences, EPHE et Collège de France).
J. Irigoin, La tradition des textes grecs. Pour une critique historique, Paris, 2003 (recueil d’articles).
L. D. Reynolds, N. G. Wilson, D’Homère à Érasme. La transmission des classiques grecs et latins, Paris, 1986 (nouvelle édition originale : L. D. Reynolds et N. G. Wilson, Scribes and Scholars: A Guide to the Transmission of Greek and Latin Literature, Oxford, New York, 20134.
R. Pfeiffer, History of Classical Scolarship, from the Beginnings to the end of the Hellenistic Age, Oxford, 1968 ; History of classical scholarship, from 1300 to 1850, Oxford, 1978.
G. Cavallo, « Conservazione e perdita dei testi greci : fattori materiali, sociali, culturali », dans Società Romana e Impero Tardoantico. Tradizione dei classici, Trasformazioni della cultura, 4, éd. A. Giardina, Bari, 1986, p. 83-271.
]]>L’évêque de Nysse part d’un double épisode du livre de l’Exode, qui présente les manifestations visuelles et auditives de l’apparition divine, ainsi que les réactions du peuple, lors de l’ascension du mont Sinaï, préalable à la remise des dix Paroles et à la théophanie à Moïse (Ex 19, 14-20 et 20, 18-21). Grégoire fond en un seul moment les deux séries de manifestations divines, les réactions du peuple et les montées de Moïse (passant sous silence sa descente). Il retient principalement trois aspects du texte de l’Exode : les purifications préalables (chasteté et eau), les manifestations visibles (feu, fumée, ténèbre, trompettes), la montée d’un seul. Dans un second temps, il y oppose les nouveautés introduites par Jésus, en reprenant d’abord dans le désordre les trois motifs évoqués (pas de manifestations terrifiante sur la montagne ; pas de purification préalable ; pas de montée d’un seul mais de tous), puis Grégoire propose ensuite quatre transformations radicales introduites par Jésus : montée non vers la montagne mais vers le ciel ; non pas des spectateurs de la théophanie, mais des participants, qui sont assimilés à la nature divine ; non une dissimulation de la gloire divine, mais sa manifestation ; une purification intérieure de l’homme, et non extérieure et corporelle.
On s’est ensuite penché sur les sources de ce passage ; ces versets de l’Exode sont rarement commentés en détail. Philon d’Alexandrie n’en traite pas dans les Questions sur l’Exode, et la Vie de Moïse ne retient qu’en passant la purification préalable, ici présentée de manière tripartite (II, 68 : boisson, alimentation, rapports charnels), sans s’arrêter à l’ascension de la montagne et aux effets qui l’accompagne. De même, Origène ne commente pas ces versets dans les Homélies sur l’Exode. De même, chez Grégoire de Nysse, ce passage de l’Exode n’est pas retenu dans la plupart des utilisations de la figure de Moïse. Ce n’est que dans la première partie de la Vie de Moïse (I, 42-46) que l’on trouve un possible rapprochement avec le prologue de la deuxième Homélie sur le Notre Père. Dans la seconde partie (théôria), en revanche (II, 154-161), le traitement du passage est très éloigné d’Or. dom. II, tant pour les aspects retenus que pour leur traitement.
Au contraire, le passage de l’historia de la Vie de Moïse (I, 42-46) fond de même les deux ascensions en une seule ; il retient le double aspect de la purification par l’eau et de la chasteté ; il emploie les mêmes termes pour désigner les phénomènes terrifiants (feu, fumée, ténèbre, trompettes), en s’écartant comme l’Homélie sur le Notre Père du texte de l’Exode. Cependant, Moïse ici a peur d’abord, et n’acquiert une pleine assurance que lorsqu’il est séparé du peuple. L’étude serrée du vocabulaire et de la construction des deux textes a conduit à s’interroger sur les relations qui les unissent, et en particulier sur la nécessité ou non de les rapprocher au sein de la production de Grégoire de Nysse. On serait tenté de considérer que les Homélies sur le Notre Père reprennent, résument et réutilisent un développement existant, dont l’élaboration – réécriture de l’Exode, en particulier – trouve plus naturellement sa place dans la Vie de Moïse. Cela conduit toutefois à bouleverser largement la chronologie usuelle, puisque les Homélies sur le Notre Père sont en général considérées comme assez anciennes dans la production de Grégoire (avant 379-380), tandis que la Vie de Moïse serait à situer parmi les derniers textes de Grégoire.
]]>- M. Danezan : “Extraits de la Chaîne de Procope sur les Proverbes : comment éditer et traduire des textes transmis en tradition caténaire (2) ?”
- F. Frazier, “Solitude et quête de soi avant Plotin : Épictète”
- H. Grelier, “L’édition par M. Heimgartner de nouveaux fragments de Diodore de Tarse : quel apport pour la compréhension de l’apollinarisme?”
- F. Frazier, “Φυγή et quête de l’Être avant Plotin : Plutarque”
- M. Danezan : “Extraits de la Chaîne de Procope sur les Proverbes : comment éditer et traduire des textes transmis en tradition caténaire (1) ?”
- M. Cassin : « “Autour de la 4e Homélie sur le Notre Père de Grégoire de Nysse : de la médecine du corps à la médecine de l’âme”
- Antoine Paris, L’image du paradis dans les Stromates de Clément d’Alexandrie
- Matthieu Cassin, Fragments de Didyme (?) et du pseudo-Irénée sur les incorporels et la matière
- Marie-Eve Geiger, Comment distinguer actes et miracles des apôtres ? La définition du terme πράξεις dans la 2e homélie In principium Actorum de Jean Chrysostome
- Arnaud Perrot, L’appel du héros : les moines dans les Ep. 207 et 223 de Basile
- M. Cassin, Moïse et Jésus dans le prologue de la 2e Homélie sur le Notre Père de Grégoire de Nysse
- F. Frazier, Réflexions sur le mythe philosophique : à propos du Mythe de Sylla (De facie 940F-945E)
- M. Cassin, Structure et prologue de la deuxième Homélie sur le Notre Père de Grégoire de Nysse : modalités d’un commentaire homilétique
- C. Guignard, Honorer l'”astre de la terre”. Lecture du prologue de l’Éloge funèbre de Jean Chrysostome attribué à Martyrios d’Antioche (BHG 871, CPG 6517)
- Arnaud Perrot, Les stratégies de l’éloge dans le Panégyrique de Gordios de Basile de Césarée
- Françoise Frazier, Construire (la lecture d’) une Vie : l’exemple de la Vie d’Antoine de Plutarque
L’exorde de l’homélie présente d’abord une entrée en matière extrêmement articulée, qui rapproche et distingue deux législateurs qui sont également mystagogues, Moïse et Jésus-Christ, à partir d’une réécriture du récit de l’ascension de la Montagne (séquence qui sera étudiée en détail dans la séance du 18 décembre). Il se termine par un développement sur le vocabulaire de la prière, qui appartient encore à l’introduction générale des Homélies : Grégoire y distingue εὐχή, le vœux, préalable nécessaire à la prière proprement dite, προσευχή. L’évêque de Nysse est ici très éloigné des distinctions subtiles et nombreuses qu’établit Origène dans son Traité de la prière (ch. 14 en particulier). Les références bibliques et la structuration des termes sont radicalement différents.
Le corps de l’homélie est constitué de deux sections principales, consacrées chacune à l’une des parties du verset commenté, “Notre Père”, d’une part, “qui est au cieux”, d’autre part. Toutefois, ce schéma linéaire est redoublé par une autre justification du propos, qui présente la deuxième étape comme la recherche d’un sens plus profond du verset. Si la première section présente les modalités de la vie humaine qui peuvent rendre le moins indigne possible d’appeler Dieu “Père” – en particulier par une conduite vertueuse, qui seule peut justifier l’appellation de “fils de Dieu” appliquée aux hommes – la seconde s’étend, à partir d’une reprise de la parabole du fils prodigue (Lc 15), sur le thème du retour de l’homme vers sa patrie céleste, perdue.
Chacune des parties s’ouvre par un premier mouvement différent de la suite, plus didactique. La première partie débute par deux grand mouvements oratoires, sur l’envol de l’âme, d’une part, et sur la grandeur de la nature divine, d’autre part. Elle se clôt, en outre, par une prosopopée divine. La seconde partie, qui a une structure quelque peu différente, commence cependant par une paraphrase explicative de la parabole du fils prodigue. Dans l’ensemble, le commentaire du texte de la prière du Seigneur est remarquablement intégré dans la structure d’un discours, d’une grande force rhétorique.
On a enfin proposé une correction au texte édité – ou plutôt une correction différente de celle de Callahan – en 24, 16. Au début d’une quasi-citation de 2 Co 6, 14, les manuscrits ont un texte grammaticalement incorrect : Ἀλλ’ οὐδεὶς κοινωνία φωτὶ πρὸς σκότος, φησὶν ὁ ἀπόστολος. Callahan a proposé de corriger en Ἀλλὰ Τίς κοινωνία… retrouvant ainsi le texte paulinien. Cependant, il paraît plus léger de corriger simplement la désinence du mot attesté par les manuscrits : Ἀλλ’ οὐδεμία… Si Grégoire cite souvent le verset sous sa forme exacte, il le modifie également, même lorsqu’il l’attribue explicitement à Paul : οὐδεμία γὰρ κοινωνία φωτὶ πρὸς σκότος, φησὶν ὁ ἀπόστολος (Cant. 298, 1-2) ; Ἄκουσον τοῦ ἀποστόλου μηδεμίαν κοινωνίαν εἶναι φωτὶ πρὸς σκότος διδάσκοντος (Virg. XVI, 2, 2-3), formulations qui confirment directement la conjecture proposée.
]]>Prolégomènes à un commentaire littéraire des Vies; État des lieux
L’idée qu’il y avait place dans la recherche plutarquienne pour un nouveau type de travail sur les Vies, dont reste à définir le format universitaire, a peu à peu pris corps dans mon esprit au cours des dernières années, où j’ai été amenée à trois reprises à revenir à l’œuvre par laquelle j’avais autrefois abordé Plutarque :
- j’ai donné au printemps 2011 une conférence à l’École Doctorale de Nanterre qui présentait les perspectives des études plutarquiennes à l’aube du XXIe siècles et j’avais choisi d’y insister sur le domaine le plus en déshérence actuellement en France, celui des Vies -certaines des Œuvres Morales étant de temps à autre abordées, plus, il est vrai, par les historiens ou les historiens de la philosophie que par les hellénistes;
- la mise au programme de l’agrégation de la Vie d’Antoine en 2013 m’a amenée à étudier en détail une Vie à l’été 2012 et à considérer de plus près le format de monographie qu’on pourrait envisager, format dont la conception n’est pas sans relation avec mes années d’expérience de préparation à l’agrégation. J’ai en effet toujours conçu comme objectif ultime de ces cours de comprendre et faire comprendre une œuvre au sens plein du terme: il s’agirait donc de développer l’approche la plus com-préhensive possible et, plus concrètement encore, de mettre en forme le travail d’élucidation qui se développe au long d’une année de cours et dont, pour Antoine, j’ai fait deux synthèses, l’une thématique dans une collection destinée aux agrégatifs[1], l’autre dans le format réduit de l’introduction d’un Classique en poche[2]: la forme « universitaire » reste donc toujours à trouver;
- enfin à l’été 2013, Les Belles Lettres m’ont demandé de travailler à une seconde édition de ma thèse, Morale et Histoire dans les Vies Parallèles de Plutarque, version remaniée d’un travail d’habilitation achevé à la fin de l’année 1991, revu en 1992 et publié en 1996; la rédaction d’une nouvelle préface et la mise à jour de la bibliographie m’ont fourni l’occasion de faire sur l’état de la recherche sur les Vies un point encore plus précis que je ne l’avais fait en 2011.
Cette nouvelle approche, pour la définir provisoirement à grands traits, n’est pas sans rapport avec le travail de notre atelier, car la lecture « compréhensive » que je propose est étroitement liée à la conception de l’écriture qui nous a réunis, qui veut saisir la production littéraire, dans sa double dimension de mouvement créatif et de résultat – ce que l’on trouve dans le terme ποίησις et les substantifs suffixés en -σις et qui est transposé sur la notion d’écriture, comme réunion de ces réalités inséparables que sont une pensée qui s’incarne et l’expression qui lui donne forme. Pour cerner précisément le travail de cette écriture biographique –dont il faudra spécifier les traits propres, il faut trouver un mode de lecture que j’avais d’abord songé à désigner comme un « commentaire littéraire ». Un premier exposé donné au séminaire de l’Université Laval le 10 octobre dernier, devant un public aussi familier des études francophones que de la tradition anglophone, ce qui n’est pas sans intérêt pour un domaine qui est en ce moment l’apanage de ces derniers, en a montré les inconvénients. La présentation de l’état actuel de la recherche, tant sur les Vies de Plutarque que sur le genre multiforme et mal défini du commentaire et les problèmes qui se sont fait jour, constitueront la matière des prolégomènes ici proposés.
L’état actuel de la recherche (1) : les Vies parallèles comme œuvres morales
L’idée que les Vies Parallèles, les Bioi, notion qui elle-même appartient à la philosophie morale et désigne le genre de vie, sont un type d’œuvres morales, que la tradition, dans le sillage, en particulier, de l’édition de la Bibliothèque historique de Constantin Porphyrogénète, a séparé des autres Moralia —tandis que la même tradition réunissait sous cette appellation générique les vingt-et-un premiers textes planudéens, l’ensemble du corpus, englobant des traités et opuscules sans aucune thématique morale—, n’allait pas de soi lorsque je me suis engagée dans l’étude des Vies, il y a déjà trente ans. Elle est aujourd’hui largement admise par les spécialistes de Plutarque, même si toutes les conséquences n’en sont pas nécessairement tirées dans l’étude particulière des Vies (point qui sera développé dans ma prochaine communication de décembre)[3], mais tous ces spécialistes sont anglophones, la seule exploitation méthodique et abondante en France étant à mettre au compte d’une historienne Pauline Schmitt-Pantel, qui les utilise comme documents dont, en particulier, le matériel anecdotique fournit matière à une histoire des mœurs[4] et qui est relativmeent indépendante du regain biographique amorcé chez les historiens en réaction à l’esprit des Annales [voir Chr. Chandezon dans la Bibliographie].
L’étude des Vies doit beaucoup aux nombreuses études qu’en a données depuis 1979 celui qui est aujourd’hui leur plus grand spécialiste, C. B. R. Pelling (Bibliographie I): il n’a pas conçu de livres sur le sujet – les seuls livres complets qu’on lui doit sont une édition commentée de la Vie d’Antoine et une traduction commentée de la Vie de César –, mais il a insisté d’entréesur sa « flexibilité » —point intégré à la description de la biographie donnée par G. Camassa dans l’“encyclopédie” italienne consacrée à l’espace littéraire– et proposé des concepts stimulants, comme la distinction entre protreptic (et sa variante : prescriptive) et descriptive moralism. Dix-huit articles ont été réunis en un recueil commode, Plutarch and History, dont l’un traite précisément du « moralism » dans les Vies. Ses premiers articles traitant, dans la ligne de l’étude pionnière de P. A. Stadter sur le Mulierum Virtutes, de la méthode historique, l’on voit que, d’une certaine manière, sa réflexion a suivi le même mouvement que moi, partant de la constation que la matière est majoritairement historique pourmettre en lumière la visée morale de l’œuvre. C’est sur cette visée que s’est concentrée la thèse de T. Duff, qui était sous presse quand ma propre thèse a paru, fruit outre Manche de la nouvelle impulsion donnée par C.B.R. Pelling: il s’agissait de donner un contenu thématique à ce « moralisme », là où je m’attachais au travail de la matière historique et à sa mise en forme biographique. Plus précisément, ce travail intitulé Exploring virtue and vice –et qui me semble complémentaire du mien– commence par une analyse du Moralizing programme de Plutarque, auquel l’étude de quatre case studies [Pyr.-Mari., Phoc. Cm, Lys.-Sylla, Cor-Alc.] donne un contenu plus précis; enfin une réflexion sur le parallèle, choix et sens, permet de replacer l’œuvre dans son époque. Cette inflexion s’est prolongée dans les années qui suivent autour de la notion de « lecteur », développée dans le sens plus historique des relations entre la Grèce et Rome par P. A. Stadter, dans le même sens moral par T. Duff, dont l’article de 2007/2008 constitue une excellente synthèse et met bien en lumière le rôle actif requis du lecteur, qui participe du projet moral.
La place, parfois hypertrophiée, du lecteur –liée pour d’autres œuvres à une réaction contre « l’autorité » de l’auteur—, s’inscrit aussi dans une perspective plus récente, et moins spécifique des études plutarquiennes : la perspective narratologique, qui remplace d’une certaine manière rhétorique et stylistique, pour intégrer aux études la dimension littéraire des Vies. Cette approche déborde Plutarque, qui n’est qu’un des items de la sorte d’encyclopédie en deux tomes dirigée par Irene de Jong —la première à avoir publié un grand commentaire narratologique, celui de l’Odyssée : dans le premier volume, Narrators, Narratees and Narratives, le chapitre consacré aux Vies est écrit par C. B. R. Pelling, et, dans le second, qui traite du temps, par Mark Beck —récent éditeur du Blackwell Companion to Plutarch. Ce n’est évidemment pas le genre d’ouvrage qui permet de détailler la construction propre à chaque Vie et, outre sa généralité, cette approche systématique n’est pas sans danger, qui tend à égaliser tout énoncé narratif : cette limite apparaît bien, me semble-t-il, dans la contribution donnée par C. B. R. Pelling au Congrès International de Rhetymno de 2005, qui met en parallèle, comme y invitait le thème du congrès[5], le récit de la libération de Thèbes dans la Vie de Pélopidas et dans le Sur le Démon de Socrate, où n’est pas suffisamment prise en compte la la différence générique entre biographie et dialogue philosophique, et plus précisément la métamorphose qu’implique l’inclusion du récit dans un dialogue philosophique et la part prise par le récit à la réflexion philosophique même. En revanche, lorsqu’on se concentre sur la biographie, il est indéniable qu’il s’agit d’une forme à dominante narrative, mais où la narration a elle-même son originalité, ses intentions propres. Or si ces orientations morales, leur contenu et leur visée, vers le lecteur et à l’intérieur de l’aire culturelle gréco-romaine, semblent désormais bien explorées, il y a encore place, me semble-t-il, pour une étude plus particulière de chaque Vie, attentive au texte et à cette « rencontre » du biographe avec son personnage qu’évoque Plutarque dans la préface de Paul-Emile[6].
Les études sur le commentaire
Pour définir la forme de lecture des Vies, il m’a semblé utile de faire un détour par les réflexions modernes sur le commentaire : la tendance réflexive qui prédomine dans la recherche actuelle me semblait former un terreau favorable à une réflexion. Quelques rencontres — dont on trouvera en annexe la table des matières — ont eu lieu, dont je présenterai rapidement les grandes orientations, mais dont aucune n’apporte véritablement d’aide à l’élaboration d’un « commentaire littéraire ».
Le premier des volumes en date contient 17 contributions issues en partie d’un congrès tenu à Heidelberg en 1997 et appartient à la collection Aporèmata, dirigée par G. Most, et sous-titrée kritische Studien zur Philologiegeschichte. L’approche historique prend ici une dimension essentiellement sociologique, et se concentre sur le pouvoir, autorité des textes et pouvoir culturel. Une fonction majeure du commentaire est de laisser, donner, ou réactiver “a trace of its wisdom” : le champ des textes examinés se concentre en conséquence sur les textes religieux [babyloniens, Midrash, etc] et sur les textes scientifiques; limitant majoritairement le littéraire au didactique -si l’on définit ainsi grossièrement ce que ces textes, qui font autorité, peuvent avoir en commun-, le corpus s’élargit à des œuvres plastiques, avec, pour justification première, un intérêt porté aux croisements des arts, qui implique le commentaire d’une œuvre plastique par un texte, mais prétend aussi interpréter comme commentaire d’un texte une œuvre plastique — Daphné et Apollon du Bernin par rapport à Ovide – ou Ovide) ou musicale – Bach et l’écriture – . Cette interprétation, qu’on peut trouver quelque peu forcée, participe de la volonté affichée d’instaurer un débat transdisciplinaire, dont l’enjeu ultime, par-delà la dimension culturelle, est un enjeu de pouvoir, ou, pour citer, plus précisément G. Most : « It may be suggested, in conclusion, that what a commentary does most essentially is to empower (the author… the commentator… the reader…, the institutions). » Rien de tout cela ne concerne la pratique universitaire contemporaine, et la fonction du commentaire prime la simple définition de ce type d’écrits.
Cette définition sert de point de départ à la présentation du recueil de R. K. Gibson & C. Shuttleworth Kraus, deux latinistes dont le seconde est intéressée par l’historiographie. La difficulté qu’il y a à définir le commentaire y est soulignée, d’autant plus grande qu’on a souvent le sentiment de savoir confusément ce qu’est un « bon commentaire »et de n’avoir pas à s’y attarder : ainsi de la recension d’un commentaire de Tacite due à C. E. Murcia (« Tacitus auctus », CP 79 (1984) 314, cité p. ix), où on lit « A good commentary needs or aims at accuracy, good judgment, completeness, concision, and, where possible, originality » —si les deux premières qualités critiques ne posent pas grand problème, les trois suivantes ne vont pas autant de soi qu’il peut paraître, en particulier la « complétude », qui ne se confond pas avec la notion d’étude compréhensive et peut entrer en concurrence avec le développement d’une interprétation cohérente, hiérarchisant les remarques ; de même l’« originalité » ne va pas sans difficulté, qui déplace la lumière de l’œuvre à l’éclairer sur le commentateur. En tout état de cause, cette énumération de qualités ne constitue pas une définition. La multiplicité des commentaires, dont le recueil édité par G. Most donne une idée, rend plus aisée une définition en extension et, en effet, un recenseur de nouveau, du recueil de Most (O’ Donnell, BMCR 2000.05.19), a tiré de sa lecture la proposition de typologie suivante :
- Transcription … of an oral exposition [e.g. sermons chrétiens]
- Marginal notes and interlineations in an authoritative text [e.g. Pélage sur Paul]
- Compilations of marginalia [e.g. les Glossa Ordinaria du Talmud]
- A “commentary” deliberately written as a vehicle for the exposition of the commentator’s own views [= le type pratiqué depuis les lecteurs hellénistiques de Platon et Aristote] … with the particular distinction in our own time between the ambitious learned commentary, the humble commentary for students, and (very commonly practiced by classicists) the ambitious learned commentary headed by a recusatio purporting that the subjoined work is only a humble commentary-for-students.
À l’image du recueil de Most, les commentaires des textes religieux dominent outrageusement, aboutissant à un partage où la quatrième section recouvre à peu près tous les commentaires modernes. C’est en tout cas sur ce type qu’est centré le recueil, c’est-à-dire sur le type qui nous intéresse. Les éditeurs ont choisi de solliciter surtout des intervenants qui soient aussi des praticiens du commentaire, savant ou scolaire — même si quelques contributions donnent un aperçu des continuités et discontinuités entre com mentaires modernes et commentaires antiques. Particulièrement intéressants pour nous sont l’exemple des deux formes de commentaires d’Homère, « traditionnel » ou narratologique, et, plus encore, la réflexion que développe R. Ash sur le commentaire historiographique. Sa conception est étroitement corrélée aux relations établies entre Histoire, embellissement rhétorique et vérité et les commentateurs tendent à choisir leur camp. En gros, un regard sur les titres qui précisent la nature du commentaire proposé tend à montrer que literary n’est employé que pour des poètes (Eschyle et l’Orestie, les Silves de Stace ou les Elégies de Tibulle) tandis que pour l’historiographie le commentaire est historical, excluant même le plus souvent la dimension littéraire et le travail de l’écriture que Moles compare de façon pittoresque, sinon satisfaisante pour le spécialiste de littérature, au glaçage du Christmas cake. Pour donner des œuvres une vision plus équilibrée, R. Ash se demande donc où placer le curseur dans le commentaire entre littérarité et histoire et propose, comme troisième type, un historiographical commentary, qui associerait histoire et littérature. Et pour illustrer cette proposition, elle donne pour exemple un passage des Histoires de Tacite (2, 93), et juxtapose l’élucidation purement historique donné par Chilver, est essentiellement stylistique, et ce qu’elle propose, qui se veut “elucidation of the literary qualities of Tacitus’ language and for discussion of the impact which that language might have on the interpretation of historical questions”; l’orientation en est essentiellement stylistique et l’ensemble me semble rester excessivement au niveau de la dictio; même si l’on met en avant la définition par Cicéron de l’écriture de l’histoire comme opus rhetoricum, la dispositio en fait partie —et si l’on adopte notre conception de l’écriture, elle prend même une place prépondérante dans la mesure où elle rend sensible le déploiement de la pensée construisant l’œuvre.
Un dernier recueil est venu à ma connaissance à l’occasion de ma conférence à Québec et il me paraît exemplaire du flou qui entoure le commentaire, pouvant recouvrir à peu près toutes les formes d’exégèses de l’annotation au commentaire à la manière de César ; exemplaire aussi de la difficulté à cerner cette forme familière mais si diverse, autant par le contenu des communications que par l’écart que l’on peut mesurer entre le projet de synthèse qui a présidé à l’appel à communication et l’introduction des Actes finalement publiés. Un tableau en deux colonnes le met bien en lumière.
| Appel à communication | Présentation finale |
| Omniprésent et pérenne, le commentaire est pourtant de ces objets d’étude à la fois familiers et méconnus. | |
| De l’Antiquité à la fin de l’Ancien Régime, [sitôt entendu, PF] le terme fait écho à de multiples pratiques (glose, allégorie, manchettes, etc.), à de multiples sujets (grammaire, mythologie, rhétorique, etc.), à de multiples objets (commentaire des œuvres d’un Ancien, d’un contemporain, d’un anonyme). En dépit de savantes études sur les fables, sur l’allégorie, sur le rapport à l’autorité, la connaissance du commentaire demeure parcellaire : elle s’illustre le plus souvent par des descriptions circonscrites dans le temps et dans le nombre d’œuvres d’une pratique. | |
| De plus, les approches reposent souvent sur des concepts, des notions dont les définitions ne font pas toujours l’objet d’une révision ou d’une adaptation au cas étudié. | Aujourd’hui encore, l’érudition requise par le sujet semble repousser continuellement l’avènement d’une synthèse portant sur ses formes et ses sujets. |
| L’un des objectifs de ce dossier biparti est de distinguer les voix des praticiens de celles des théoriciens en dissociant les perspectives interne et externe. | L’objectif de cette publication commune est de présenter diverses pratiques du commentaire et d’essayer de cerner, au fil du temps, la nature même de l’activité d’interprétation ou de lecture travaillée. |
| Par l’imposition de sujets communs, la première partie, intitulée Variations tentera, par-delà les époques, les sujets et les œuvres, l’établissement de liens entre diverses pratiques du commentaire de l’Antiquité au siècle des Lumières. C’est pourquoi, les propositions pour cette première partie déclineront leur propos selon les règles de composition suivantes :1. Notice de présentation du commentaire abordé avec indications historiques et histoire éditoriale [2 p.] ;
2. Définition générique au regard de la critique contemporaine de la production de ce commentaire ou, le cas échéant, de la critique moderne [5 p.] ; 3. Liens entre le genre et l’œuvre ou le sujet commenté [5 p.] ; 4. Discours explicite et implicite du commentateur sur son activité [5 p.] ; 5. Figures du commentataire (à qui s’adresse-t-on ? pourquoi ?) [5 p.]. Chacune des étapes de cette variation, pourvue d’un titre, sera rédigée sous forme d’un discours autonome puisque, à terme, ces angles d’approche feront l’objet de sections différentes. De forme plus traditionnelle, Définitions rassemblera des articles (20-25 p.) portant sur la toile de fond « théorique », ancienne et moderne, du commentaire. |
Nous proposons en somme de partir de six expériences diverses du commentaire pour essayer de souligner convergences et divergences dans l’usage des formes et — peut-être — de résoudre en partie la question du lien entre sujet et forme exploitée.
|
La publication finale revient à la seule diversité des expériences du commentaire, dont partaient volontairement Gibson et Kraus, en s’éloignant davantage qu’eux du commentaire universitaire contemporain, et si la moisson est finalement maigre pour concevoir une forme nouvelle d’étude interprétative, deux éléments me semblent pouvoir être retenus: la notion de « lecture travaillée », moins équivoque peut-être que le commentaire, qui, de l’expérience que j’ai eue moi-même à Québec, évoque en priorité à l’auditoire les noms de Jebb ou de Gomme, et, en-deçà de la synthèse théorique des éléments communs à toutes les formes de commentaire, l’accent mis sur la nécessaire adaptation au sujet et au genre : c’est, pour le type d’étude seconde comme pour le texte premier des Vies, déplacer la lumière de la considération générale de l’ensemble à la particularité de chaque œuvre et de chaque approche.
Bibliographie
Quelques études sur les Vies et le genre biographique (classement chronologique)
C. B. R. Pelling, « Plutarch’s method of work in Roman Lives», JHS 99 (1979) 74-96.
Id., « Plutarch’s adaptation of his source-material », JHS 100 (1980) 127-140.
G. Camassa, « La biografia », in Cambiano G., Canfora L., Lanza D. (eds), Lo spazio letterario della Grecia Antica, t. I. 3, Salerno Editrice, 1994, 303-332
F. Frazier, Histoire et morale dans les Vies Parallèles de Plutarque, Paris, 1996 (2e éd. à paraître).
J. Edwards, « Biography and the Biographic », in M. J. Edwards & S. Swain (éds.), Portraits. Biographical Representation in the Greek and Latin Literature of the Roman Empire, Oxford, 1997, 227-234.
T. Duff, Plutarch’s Lives : Exploring Virtue and Vice, Oxford, 1999 (2e ed., 2002).
C. Β. R. Pelling, Plutarch and History. Eighteen Studies, London, 2002 (en part. « The Moralism of Plutarch’s Lives », 237-251).
C. B. R. Pelling, « “You for me and me for you”: Narrator and Narratee in Plutarch’s Lives », in I. de Jong, R. Nünlist & A. Bowie (eds), Narrators, Narratees and Narratives in Ancient Greek Literature: Studies in Ancient Greek Narrative I [Mnemosyne Suppl. 257], Brill, 2004, 403-21 [c.r. in Ploutarchos n.s.5 (2007/2008) 148].
M. Beck, « Plutarch», in I. de Jong & R. Nünlist eds), Time in Ancient Greek Literature: Studies in Ancient Greek Narrative II [Mnemosyne Suppl. 291], Brill, 2007, 397-411 [c.r. in Ploutarchos n.s. 8 (2010/2011) 183].
Chr. Chandezon, « « La biographie en histoire ancienne », in A. Coppolani et F. Rousseau (éds), La biographie en histoire : jeux et enjeux d’écriture, Paris, 2007, 30-47.
T. Duff, « Plutarch’s Readers and the Moralism of the Lives », Ploutarchos n. s. 5 (2007/2008), 3-18.
P. Schmitt-Pantel, Hommes illustres. Mœurs et politique à Athènes au Ve siècle, Paris, 2009 [c.r. in Ploutarchos n.s. 8 (2010/2011)].
F. Frazier, « Histoire et Exemplarité : les “hommes de Plutarque” », in J. Dagen et A.-S. Barrovecchio (eds), Le Rire ou le Modèle ? Le dilemme du moraliste, Paris, Champion, 2010, 21-37 –article qui figurera en appendice de la 2e édition d’Histoire et Morale.
F. Frazier, « Bios et Historia. À propos de l’écriture biographique dans les Vies Parallèles de Plutarque », in M.-R. Guelfucci (dir.), Jeux et Enjeux de la Mise en Forme: aux marges de l’Histoire ? 2010, 155-172 –article qui figurera en appendice de la 2e édition d’Histoire et Morale.
J. Geiger, « The Project of the Parallel Lives: Plutarch’s Conception of Biography », in M. Beck (ed.), A Companion to Plutarch, Wiley Blackwell, 2014, 292-303.
P. A. Stadter, Plutarch and his Roman Readers, Oxford, 2014 (recueil de 23 articles revus).
Rencontres consacrées au commentaire
G. W. Most (ed.), Commentaries — Kommentare, Aporemata 4, Göttingen, 1999.
M.-O. Goulet-Cazé & T. Dorandi (eds), Le commentaire. Entre tradition et innovation. Actes du colloque international de l’Institut des traditions textuelles, Vrin, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, 2000.
R. K. Gibson & C. Shuttleworth Kraus (eds), The Classical Commentary. Histories, Practices, Theory, Mnemosyne Suppl. 232, Brill, 2002.
A. Baudou & S. Varwacke (eds), Déclinaisons du commentaire, Études littéraires 43, 2012.
[1] F. Frazier, Vie d’Antoine, in F. Frazier / L. Thévenet, Silves grecques 2013-2014, Atlande, 2013, 129-220.
[2] Plutarque, Vie d’Antoine, introduction, traduction et notes, sous presse pour les Classiques en poche
[3] Un bémol est apporté aussi par le récent article de J. Geiger dans le Blackwell Companion, qui insiste plus sur la distinction générique entre histoire et biographie que sur les intentions propres du philosophe et moraliste; cette orientation un peu étonnante tient sans doute aux intérêts propres de l’auteur, spécialiste d’histoire, qui s’est particulièrement attaché aux figures des héros, chez Plutarque ou chez d’autres; l’étude de la plus récente mentionnée dans sa bibliographie, The First Hall of Fame: A Study of the Statues in the Forum Augustum [Mnemosyne Suppl. 295], 2008, est à cet égard significative.
[4] En dehors du livre mentionné dans la bibliographie, elle est l’auteur de nombreux articles, qu’on trouvera régulièrement recensés dans la Bibliography Section annuelle de la revue Ploutarchos.
[5] « Parallel Narratives : the Liberation of Thebes in De Genio Socratis and in Pelopidas », in A. G. Nikolaidis (ed.), The Unity of Plutarch’s Work. “Moralia” Themes in the “Lives”, Features of the “Lives” in the “Moralia”, Walter de Gruyter, Berlin / New York, 2008, 539-556 [c.r. in Ploutarchos n.s. 9 (2011/2012) 134-135.
[6] J’ai essayé d’en montrer l’originalité et l’importance dans mon article sur les hommes de Plutarque.
]]>Sébastien Morlet
]]>Le paragraphe central de l’homélie présente le plan que Chrysostome va suivre au cours de sa série de prédications, et met en avant l’importance de l’explication voire de la justification du titre du livre, « nourriture spirituelle » inédite que Chrysostome se propose d’offrir à ses auditeurs. Comparaisons profanes à l’appui, il s’applique ensuite à montrer le bien-fondé de cette démarche herméneutique : le titre a une fonction et une force considérables, comme le visage révèle tout le reste du corps, comme le nom même de l’empereur est plus important que son image ou que l’inscription de ses hauts faits, comme l’intitulé d’une lettre donne des indications primordiales avant même qu’on ne la lise. Le prédicateur poursuit sa justification en convoquant le premier exemple biblique développé dans l’homélie, l’épisode de Paul à Athènes (Ac 17, 16-34), où l’apôtre s’empare de l’épigramme gravée sur l’autel, « Au dieu inconnu », et en renverse le sens pour mieux tenter de convertir les Grecs.
Titre, épigramme, intitulés, inscriptions diverses : Jean Chrysostome passe allégrement d’un exemple à un autre, sans continuité logique apparente, et en s’écartant semble-t-il de son propos initial, qui est de montrer l’importance du titre du livre biblique. Néanmoins, quelques grands axes de réflexion concernant la fonction de ces formules brèves et le plus souvent liminaires se dégagent. L’inscription prise dans son sens large possède en effet :
- Une fonction introductive due à sa place. L’inscription est ἐπιγραφή, « écriture sur », elle surplombe le reste, se trouve en exergue, saute aux yeux. Dans le cadre d’une analyse textuelle, si l’on procède avec méthode, il faut logiquement la prendre en compte en premier dans un commentaire, même exégétique. La question de la place dans l’ordre de lecture, de la raison d’être du titre, ainsi que celles du but (σκοπός) et de l’utilité (χρήσιμον) d’un texte sont au cœur du commentaire scolaire tel qu’il était pratiqué dans les écoles de rhétoriques, notamment néoplatoniciennes[1]. La démultiplication des exemples profanes et le développement d’un exemple biblique autour d’un autre « écrit sur », l’épigramme (ἐπίγραμμα), tout comme l’intégration implicite d’une pratique courante dans la culture païenne de l’époque, montrent ainsi l’effort de synthèse culturelle opéré par Chrysostome sur un point en apparence marginal, la question du titre.
- Une fonction programmatique due à sa brièveté. L’inscription est θησαυρός, trésor qui contient en germe, dans un espace réduit, l’ensemble de ce qui va suivre, un développement explicité ou non ensuite. On retrouve cette idée dans le principe de « l’initiale prégnante » théorisé par Gilles Dorival : « un livre biblique n’est jamais que le développement du mot ou du verset qui l’inaugure » [2]. Mais Chrysostome est là encore en même temps héritier de toute une tradition philosophique et littéraire profane, celle de l’ἐγχειρίδιον, du « manuel » comme celui d’Epictète, des apophtegmes comme ceux de Plutarque, des préceptes comme ceux de Marc-Aurèle. La réflexion sur l’art de la formule ramassée, quasi oraculaire, permet un nouveau et rapide pont entre les cultures.
- Une fonction polémique, due à son utilisation. L’inscription est outil de renversement qui a une grande force en soi : elle se renverse elle-même (comme le sens de l’épigramme de l’autel est renversé par Paul) et elle renverse l’interlocuteur que l’on veut convaincre ou convertir. Ce renversement s’inscrit dans le contexte éristique de l’époque ; il est ainsi parfaitement possible d’appliquer à notre texte la phrase par laquelle Jean Reynard qualifie la demande à l’origine du traité Sur le titre des Psaumes de Grégoire de Nysse : il y aurait là une « volonté de démontrer contre certains que les titres ne doivent pas être négligés, mais qu’ils font partie intégrante de l’Écriture inspirée et s’y insèrent parfaitement »[3]. La fonction polémique se double de la fonction programmatique dans la mesure où l’orateur lui-même ne cesse de pratiquer le renversement d’idées dans son homélie. Chrysostome renverse même le sens de cet épisode des Actes qu’il cite en exemple : il passe sous silence les premiers débats à Athènes et le scepticisme final des Athéniens qui se manifeste par leurs moqueries (Ac 17, 32), pour faire de ce relatif échec de Paul une brillante victoire de l’apôtre sur les Grecs, les païens. Le renversement, à l’échelle du passage entier et non plus seulement de la formule, devient alors réécriture du texte biblique.
[1] I. Hadot, « Les introductions aux commentaires exégétiques chez les auteurs néoplatoniciens et les auteurs chrétiens », Les règles de l’interprétation, Paris, Les Éditions du Cerf, 1987, pp. 99-122. Voir aussi : P. Hoffmann, « La problématique du titre des traités d’Aristote selon les commentateurs grecs. Quelques exemples », in Titres et articulations du texte dans les œuvres antiques : Actes du Colloque International de Chantilly, 13-15 décembre 1994, Paris, Institut d’Études augustiniennes, 1997, pp. 75-103.
[2] G. Dorival, « Sens de l’Écriture », Dictionnaire de la Bible, Supplément, t. 12, Paris, Letouzey & Ané, 1996, col. 430.
[3] Grégoire de Nysse, Sur les titres des Psaumes. Introduction, texte critique, traduction, notes et index par Jean Reynard (Sources chrétiennes 466), Paris, Les Éditions du Cerf, 2002, p. 32.
]]>- Matthieu Cassin, La première Homélie sur le Notre Père de Grégoire de Nysse : genre littéraire, structure, forme rhétorique et modalités du commentaire exégétique.
- Françoise Frazier, Nouvelles considérations autour de pistis chez Plutarque : platonisme et piété
- Létitia Mouze, La nature philosophique des mythes dits “littéraires” chez Platon: l’exemple du Phèdre.
- Sébastien Morlet, L’accusation de malentendu (parakoè) dans la polémique entre Celse et Origène
- Mérédith Danezan, Les fragments de l’Homélie In principium Prouerbiorum de Basile de Césarée dans l’Épitomé de la Chaîne sur les Proverbes de Procope de Gaza : proposition de traduction
- Angelo Giavatto, Un texte stoïcien anonyme sur papyrus : PSI XV 1489
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- 27 février 2015
- 23 janvier 2015
- Antoine Paris, « Le début des Stromates de Clément : comment traduire un entrelacement de citations ? »
- Arnaud Perrot, « La réécriture de l’Apologue de Prodicos dans Aux Jeunes gens de Basile ».
- 19 décembre 2014
- Françoise Frazier, Une nouvelle “lecture” des Vies : l’exemple de la Vie d’Antoine
- Arnaud Perrot, La réécriture de l’Apologue de Prodicos dans Aux Jeunes gens de Basile
- 20 novembre 2014
- Agnès Bastit, Un exemple de contresens fécond : Is 10, 23 LXX, Rm 9, 28 et la parole raccourcie
- Françoise Frazier, Écriture biographique et commentaire : réflexions pour un commentaire littéraire des Vies
- 24 octobre

Les deux textes étudiés, se signalent, chacun dans leur ordre, par des phénomènes d’hétérogénéité littéraire. La « lettre-préface de l’Hypotypose d’ascèse » a été éditée à plusieurs reprises : dans l’édition princeps des Ascétiques en 1535, par Fr. Combefis en 1679 qui le tenait pour un inédit, et enfin par J. Gribomont en 1953. Nous avons affaire, avec le « Prologue 6 » à une préface qui atteste, ou prétend attester, que cette compilation est une compilation d’auteur – l’usage de la première personne du singulier est sans équivoque de ce point de vue – et qui détaille, dans sa partie centrale, le contenu du corpus ascétique qui suit effectivement, dans cet ordre, dans les manuscrits, quelles que soient les pièces supplémentaires qui peuvent leur être adjointes en amont et en aval : Du jugement de Dieu, Sur la foi, Ethiques, Questions. Au début du XVIIIe siècle, J. Garnier avait, lui, renoncé à établir une nouvelle édition critique de ce texte qu’il jugeait suspect. Les arguments du Mauriste étaient à la fois internes et externes, et il avait conclu, sur la base des éléments considérés, à un document d’élaboration tardive. J. Gribomont a été, dans sa thèse sur l’Histoire du texte des « Ascétiques », un partisan de l’authenticité de la pièce, en considérant que les arguments de J. Garnier étaient sans portée sur un texte mieux établi. C’est la partie centrale du texte, marquant un changement de style, qui est en cause. Or, malgré l’édition à nouveaux frais de J. Gribomont, dans cette partie intermédiaire entre l’énoncé des motivations d’écriture – un moment de crise doctrinale et/ou disciplinaire – et l’envoi à proprement parler, le style du document devient technique et la syntaxe très difficile, parce qu’elliptique. L’absence de sujets et l’emploi des verbes ont été soigneusement étudiés et s’accordent mal avec la pratique cappadocienne des lettres-préfaces ou des lettres d’envoi. La lettre-préface que nous connaissons sous l’appellation de « Prologue 6 » ou « Prologue de l’Hypotypose d’ascèse », qui, en sus d’interventions rédactionnelles jouant de façon évidente le rôle de « raccords » entre ces textes, crée la cohérence et l’ordre de la somme doctrinale et disciplinaire des « Ascétiques », pourrait-elle être considérée, au moins dans sa partie centrale, comme un artifice littéraire d’une seconde main, destiné à créer a posteriori la cohérence du corpus constitué et à légitimer comme « véritable » une certaine akolouthie ?
L’Ep. 2 comporte, elle, deux parties visibles, liées par une transition (1.18-21 C.). On passe d’une première partie en forme de discours sur soi – le peu de profit que l’auteur a personnellement tiré de l’ἐρημία – à un texte de forme prescriptive et générale. La lettre, particulièrement longue pour un courrier, constitue alors comme un « manuel », un « guide » qui totalise les principes qui doivent animer la vie d’un homme spirituellement engagé, auquel sont donnés, successivement et dans des parties différentes, les noms de σπουδαῖος (2.70 C.), de φιλόθεος (4.9 C.) et d’ἀσκητής (τῆς εὐσεβείας) (6.40 C., 6.46-47 C.), mais jamais de « chrétien ». Si, en raison de la forte rupture littéraire qui les sépare, on met à part l’introduction du courrier qui peut avoir un caractère secondaire, il reste à donner un « nom » à un ensemble de définitions et de développements plus ou moins longs, écrits sur un mode plus général ou exhortatif. On peut exclure, faute de sources identifiables, le genre de l’épitomé ou du florilège, ou avouer, en tous les cas, l’impuissance de la Quellenforschung sur ce texte. L’absence de visée explicative globale, de portée argumentative nette ou d’appareil pédagogique excluent le « manifeste » ou un caractère d’introduction à telle ou telle partie de la doctrine, quand un certain nombre de passages sont inspirés, au contraire, par une intention manifeste de concentration. L’objectif (s’il n’est pas celui – secondaire – évoqué dans l’introduction, c’est-à-dire faire connaître ses occupations) pourrait être de constituer un mémento ou un manuel pour son usage personnel (d’où l’aspect parfois concentré), puis, par le jeu de la mise en forme épistolaire, pour celui de ses proches…
Arnaud Perrot
]]>C’est particulièrement clair dans le cas du Dialogue de Timothée et Aquila, situé aujourd’hui au VIe s. Ce texte, composé en grec, est transmis sous deux formes : une recension longue, et une recension courte. Il se présente comme les minutes d’une discussion ayant opposé un juif et un chrétien à Alexandrie, à l’époque de l’évêque Cyrille, mort en 444.
Le dialogue se présente avant tout comme un échange fictif :
- Il a de multiples sources littéraires, fait qui contredit a priori la possibilité qu’il puisse en même temps refléter un débat authentique.
- Alors que plusieurs sources indiquent que les juifs, y compris dans leurs débats avec les chrétiens, n’utilisaient pas la Septante, mais des révisions grecques, le juif du dialogue n’utilise jamais les révisions, et son texte présente même parfois des influences clairement chrétiennes. Cette remarque, qui s’ajoute à l’absence de matériel rabbinique dans l’argumentation du juif, tend à montrer que le judaïsme du dialogue est avant tout fictif. Il est inutile, et certainement illégitime, d’utiliser le dialogue pour reconstruire une forme de judaïsme totalement étranger aux idées rabbiniques.
- Le dialogue fonctionne comme un outil d’exposition de la doctrine chrétienne, et non comme le reflet d’un échange polémique. Le juif est là pour servir l’exposition de la vérité chrétienne, et ses objections n’ont que peu de poids. Plus fondamentalement, il prend les traits d’un élève qui se laisse instruire, tout comme le chrétien prend celui d’un professeur.
Cette dernière observation amène à s’interroger sur l’un des contextes possibles de production et de transmission du texte. Si l’on peut parler sans difficulté d’une intention pédagogique ou catéchétique, faut-il aller jusqu’à imaginer que ce texte ait pu servir de manuel dans le cadre d’une catéchèse, c’est-à-dire d’une instruction pré-baptismale ? Plusieurs observations vont dans ce sens.
]]>- 5 avril Françoise Frazier, Les apostrophes ὦ ψυχή, ὦ διάνοια chez Philon : (quel) dialogue avec l’âme ?
- 26 avril
- Anne Boiché, Philon, De somniis I 92-101
- Sébastien Morlet : le « genre » des dialogues antijuifs
- 24 mai :
- Anne Duchadeuil, Grégoire de Nazianze, Discours 28 (Περὶ θεολογίας), 2-3
- Françoise Frazier: Formes du dialogue dans l’œuvre de Plutarque
- Sébastien Morlet : Exemples de dialogues antijuifs
- 21 juin
- Agnès Bastit, Dialogue, mise en scène et théâtre. Autour de l’Adversus Haereses d’Irénée de Lyon
- Fanny Galet, Le dialogue fictif dans l’In Flaccum de Philon d’Alexandrie
- Arnaud Perrot, Quelques réflexions sur l’Ep. 46 de la correspondance de Basile de Césarée »
1er semestre 2013-2014
- 8 novembre
- Françoise Frazier, L’écriture du dialogue dans le De facie de Plutarque : de la physique à la métaphysique
- Arnaud Perrot, À propos de l’Ep. 1 de Basile de Césarée
- 13 décembre
- Françoise Frazier, Le platonisme de Plutarque dans le De facie: à propos de la nouvelle édition de P. L. Donini
- Matthieu Cassin, La méthode du commentateur anonyme sur le Théétète
2d semestre 2013-2014
- 24 janvier
- Matthieu Cassin, Éléments de commentaire philologique dans un commentaire philoso-phique : le Commentaire anonyme sur le Théétète
- Arnaud Perrot, Jugements littéraires de Basile de Césarée sur l’écriture de la polémique.
- 14 février
- Angelo Giavatto, Plutarque et la théorie du langage : la dixième Question platonicienne
- Olivier Munnich,L’entrée de Moïse dans la ténèbre (Ex. 20.21) : exégèses philoniennes
- 14 mars
- Agnès Aliau et Hélène Grelier-Deneux, Deux passages d’un prologue aux psaumes attribué à Origène : attribution en question.
- Françoise Frazier, Delphes dans les Dialogues Pythiques
- 11 avril
- Anne Boiché, L’exégèse philonienne du “Puits du Serment” (Gn 28,10)
- Françoise Frazier, Delphes dans l’exposé de Théon (De Pythiae 19-30) : temps humain et temps de l’histoire.
-
6 juin : Sébastien Morlet, Dialogue et enseignement : le cas du Dialogue de Timothée et Aquila (VIe s.)
-
20 juin
-
Fanny Maignan, Un « exorde » étrange : l’éloge de Flaccus (Philon, In Flaccum 1-7)
-
Françoise Frazier, Les emplois de πίστις chez les médioplatoniciens.
-
Une première reconsidération quantitative permet de mieux cerner l’importance du phénomène. On trouve chez Philon 20 occ. de ὦ δ. et 23 de ὦ ψ.[2] ; l’écrasante majorité se trouve dans le Commentaire allégorique (15 δ. / 21 ψ., avec une prédominance, qui resterait à expliquer, dans les Leg. —7 δ. / 7 ψ) contre 2 δ. seulement dans l’Exposition de la Loi (Spec. I 210 et 299) et 5 emplois (3 δ. / 2 ψ.) dans les Questions. Ces derniers semblent montrer que cette interpellation n’est pas limitée à une exégèse élaborée, mais s’inscrit naturellement dans la construction de la pensée de Philon même dans le cadre moins « littéraire » de questions. Si, en se limitant au Commentaire allégorique, on replace ces apostrophes à l’intérieur de l’ensemble des apostrophes, on trouve 63 autres apostrophes, mais dont 29 ne sont pas le fait de l’exégète (le locuteur est un personnage biblique, un sage antique, une allégorie, un contradicteur) ; sur les 34 qui restent (contre 36 ψ / δ), 11 de nouveau s’adressent à Dieu ou à un personnage biblique. On n’a donc plus que 23 occurrences où l’exégète s’adresse à un contemporain, initié ou contradicteur, soit à peine plus que les apostrophes à la seule ψυχή (21). Le dialogue incessant que mène Philon avec l’Écriture, avec les personnages bibliques, voire des allégories, avec les auditeurs / lecteurs, mériterait une étude particulière –peut-être à replacer dans le jeu des personnes et dans une réflexion plus large sur « l’oralité » du commentaire. On voit en tout cas que âme et pensée apparaissent comme des interlocutrices privilégiées.
La comparaison (suggérée par Terian) avec d’autres textes à la fois confirme la particularité de Philon et suggère des fonctions possibles de l’apostrophe : on ne trouve que 2 apostrophes à l’âme chez Marc-Aurèle, pour se gourmander et s’exhorter au progrès (II 6 et X 1), tandis que Jean Chrysostome (5 apostrophes à ψ.) met en lumière une origine possible puisque ὦ ψυχή glose dans 4 cas, dans un style plus littéraire, l’apostrophe des Psaumes, ἡ ψυχή μου. Enfin la majorité des emplois pour Grégoire de Nysse (4 sur 5) se trouve dans les Homélies sur le Cantique des Cantiques et là aussi suggère un autre aspect que peut partager Philon, puisque l’apostrophe intervient chez le Cappadocien dans un contexte où la fiancée est assimilée à l’âme, de même que toute la lecture proposée par Philon est celle d’une aventure spirituelle de l’âme. Celle-ci devient ainsi à la fois objet et sujet de la méditation.
L’apostrophe à la dianoia reste sans autre exemple dans toutes les œuvres grecques conservées[3] et elle ne peut, comme ὦ ψυχή, être inspirée par une reformulation des Psaumes. On peine en outre à expliquer pourquoi on a l’une plutôt que l’autre ; un accent contextuel sur la réflexion et l’aspect intellectuel pour διάνοια fonctionne parfois, mais pas toujours. Le De somn. montre en revanche ce qui peut les réunir : l’une (ψ. I 149) comme l’autre (δ. II 251) sont destinées à être la « demeure de Dieu » ; dans l’état actuel de l’étude on peut juste voir dans la spécification de cette instance de pensée, à côté de l’instance spirituelle « globale » qu’est l’âme[4], un signe de l’importance de la réflexion et de la rationalité dans la méditation exégétique.
Les apostrophes doivent être avant tout replacées en contexte, dans le « tissu exégétique », inscrites dans le mouvement de la pensée qui se déploie à travers l’écriture : loin de surgir brusquement, elles donnent des indications pour la conduite de l’exégèse ou de la vie qui s’ancrent, pour de nombreux cas, dans une reformulation du lemme, primaire ou secondaire, discuté par Philon. Une typologie, indicative, et un tableau, tout aussi indicatif, sont proposés ·
Groupe 1 : centré sur la recherche, la méthode, suivant l’énoncé de principes ou vérités généraux, sans reprise directe d’un lemme (Leg. III 31 et 116, Cher. 29, Det. 13)
Groupe 2 : introduction du lemme ou de son interprétation dans le complément de l’impératif (Sacr. 20, Deus 4, Mut. 255)
Groupe 3 : interprétation explicitement introduite ([a] « c’est-à-dire » ou [b] « c’est bien dit ») avec reformulation appliquant le texte à l’âme ([a] Leg. III 52, Migr. 169, Somn. II 76, [b] Leg. III 47 et 158)
Groupe 4 : la même chose mais sans introduction explicite et avec une valeur parénétique marquée (Sacr. 64 et 101, Leg. III 11, 17 et 165)
Groupe 5 : incidences morales et parénèse plus dégagées du texte de base –cf sens des verbes employés- (Leg. II 106, Post. 135, Gig. 44, Deus 114, Somn. I 149).
Groupe 6 : Même chose, mais avec des questions rhétoriques plus instantes (Leg. III 36 et 74, Cher. 52) ou un impersonnel (Leg.ΙΙ 91).
+ 4 passages complexes avec deux apostrophes proches : Leg. I 49 et 51 ; Migr. 219 et 222 ; Heres 69 et 71 ; Somn. II 176 et 179.
Est mis en lumière, en particulier, le glissement d’une personne à l’autre, de « vous » à l’âme ou de l’âme à « nous », de l’âme comme lieu à l’âme comme interlocutrice — voir, e.g. Leg. III 165 où, à propos de la manne et des nourritures de l’âme, on passe du lemme (Ex. 16, 4, § 162, καὶ ἐξελεύσεται ὁ λαὸς καὶ συνάξουσι τὸ τῆς ἡμέρας εἰς ἡμέραν) à la reformulation interprétative, à la 3e p. (§ 163 ἐξίτω μέντοι ὁ λεὼς καὶ πᾶν τὸ τῆς ψυχῆς σύστημα καὶ συναγαγέτω καὶ ἀρχέσθω τῆς ἐπιστήμης …) ; c’est après le commentaire qui se développe autour de la « ration quotidienne », du juste et du suffisant, de l’opposition entre celui qui s’en remet à Dieu au jour le jour et celui qui veut tout tout de suite (insensé, § 164, εἰ οἴεται τῶν συναχθέντων ἱκανὸς ἔσεσθαι φύλαξ ἄκοντος θεοῦ), qu’on passe à l’invite à l’âme dans une première conclusion partielle (§ 165, σύναγε οὖν, ὦ ψυχή, τὰ αὐτάρκη …) ; cette mesure, cette reconnaissance de sa faiblesse par rapport à Dieu, est la condition du progrès et, après cette explication, la conclusion générale revient à la 3e p. (§ 165, τὸ τῆς ἡμέρας οὖν εἰς ἡμέραν συναγαγέτω ἡ ψυχή, ἵνα μὴ ἑαυτὴν φύλακα τῶν ἀγαθῶν ἀλλὰ τὸν φιλόδωρον θεὸν ἀποφήνῃ).
Ce « tissage » peut servir de tremplin à l’introduction de textes nouveaux (e. g. Sacr. 64 : Tαχέως οὖν αὐτὸ ἀναζήτησον, ὦ ψυχή, καθάπερ ὁ ἀσκητὴς Ἰακώβ, ὃς … [cit. de Gen. 27, 20]) et / ou de personnages bibliques, mis ainsi en relation avec âme ou pensée. Rien dans tout cela qui ressemble à un surgissement ; au contraire on est très souvent dans un passage de conclusion (ou de transition, ce qui est une forme de demi-conclusion). Il faudrait approfondir les liens tissés entre âme et personnages bibliques et le passage parfois par une comparaison, parfois par simple juxtaposition de l’une à l’autre, regarder aussi de plus près les jeux d’oppositions, entre ce que peut l’âme et ce que peut Dieu, la hiérarchie où s’échelonnent débutant, progressant, parfait. Plus que l’inspiration, la mention de l’âme ou de la pensée fait ressortir l’effort pour progresser grâce à la méditation de l’écriture, voire la nécessité pour l’âme de sortir de soi et de s’en remettre à Dieu. À partir, e.g., de Heres 71-73, il faudrait encore reprendre de plus près la présence et le sens de l’inspiration chez Philon (De somn. II 252 et 253, Cher. 27 ou Migr. 34, où l’on a quelque chose qui pourrait y ressembler n’ont pas nos apostrophes).
À paraître : « Exégèse et méditation. Les apostrophes à l’âme ou à la pensée chez Philon » in J. Moreau et O. Munnich (eds), Religion et rationalité : Philon d’Alexandrie et ses successeurs dans le paganisme et le christianisme (Brépols).
[1] D. M. Hay, « Philo’s View of Himself as an Exegete: Inspired, but not Authoritative », S.Ph.A. 3, 1991, Heirs of the Septuagint, Festschrift for Earle Hilgert, 40-52 (remarques occasionnelles)
A. Terian, « Inspiration and Originality : Philo’s Distinctive Exclamations », S. Ph. A. 7, 1995, 56-84 (entièrement sur les apostrophes).
[2] Non compris le cas litigieux du De prov. (voir M. Hadas Lebel, OPA n° 35, 49-50).
[3] Les occurrences relevées par Terian pour Jean Chrysostome (MPG 63, 709, l. 41 et 64, 27, ll 48-52) sont exclamatives ; Jean Damascène (MGP 95, 1085, l. 45) cite Leg. III 47.
[4] Il n’y a aucune apostrophe ni au νοῦς, ni au θυμός ni à l’ἐπιθυμία.
Parmi les nombreux exemples de cette pratique du questionnement que l’on peut trouver dans le commentaire philonien, on peut en citer un en particulier : l’exégèse d’Ex 22, 25-26, aux §92 à 101 du De Somniis. Si ce passage nous intéresse, c’est parce qu’il est constitué d’une longue accumulation de questions, cherchant à prouver l’impossibilité de comprendre de façon littérale ce texte de l’Exode. On peut, dès lors, s’interroger sur la fonction de ce long passage interrogatif, et sur son rôle dans l’exégèse ; on peut aussi se demander quels sont les interlocuteurs de Philon, s’ils renvoient à un référent réel et précis ou s’ils sont construits et imaginés par l’auteur ; enfin, il s’agit de voir comment les questions que pose Philon donnent lieu à un commentaire polyphonique, où l’auteur rapporte, construit, transpose la parole d’autrui.
Le texte de l’Exode que commente Philon est une loi biblique selon laquelle un manteau pris en gage doit être rendu à son propriétaire avant le coucher du soleil. Avant d’exposer le sens allégorique du passage (le manteau comme symbole du logos), Philon montre longuement qu’il est impossible de comprendre le texte de manière littérale. Les questions qu’il pose lui permettent donc de préparer et d’amener le sens allégorique, développé à partir du §102. De manière générale, lorsque Philon multiplie ainsi les questions, elles ont souvent pour but, de façon très rhétorique, d’annoncer et de mettre en valeur la suite de l’exégèse[1].
Si elles sont, ici, aussi développées et aussi polémiques, c’est sans doute parce qu’il est rare que Philon rejette complètement le sens littéral d’une loi : V. Nikiprowetzky, qui s’est attaché à montrer que, pour Philon, le sens allégorique d’une loi biblique ne faisait souvent que s’ajouter à son sens littéral[2], parle de ce passage comme de l’une des rares exceptions que l’on peut relever chez l’auteur[3].
Les interlocuteurs de Philon, dans ce passage, sont ceux qui ne s’attachent qu’à la lettre du texte biblique et que l’auteur interpelle ironiquement (ὦ γενναῖοι, §93), qu’il critique en raison de leur lenteur d’esprit (καὶ ὁ βραδύτατος, §101), dont il rapporte la pensée pour mieux la contester (τοὺς οἰμένους…, §93), et qu’il désigne ouvertement, au §102, comme « les sophistes qui s’occupent de la lettre et qui froncent exagérément les sourcils » (…πρὸς τοὺς τῆς ῥητῆς πραγματείας σοφιστὰς καὶ λίαν τὰς ὀφρῦς ἀνεσπακότας). Cette dernière expression semble directement empruntée à la comédie[4], ou peut-être à certains orateurs qui l’utilisent eux-mêmes pour transformer leurs adversaires en personnages de comédie[5]. Cette formule, ainsi que les nombreux liens parodiques que l’on peut relever dans ce passage avec les auteurs comiques ou les orateurs, invite à s’interroger sur la part de construction littéraire dans la manière qu’a Philon d’évoquer ceux que l’on appelle parfois les « littéralistes » : s’agit-il de « collègues » juifs de Philon qui pratiqueraient surtout une lecture littérale des textes[6] ? Ou Philon s’oppose-t-il à une certaine manière de lire les textes, chez les grammairiens alexandrins par exemple ? Sans évacuer complètement la possibilité que Philon désigne ici certains exégètes historiquement situés, on voit en tout cas que la part de construction littéraire est importante dans la présentation de ses adversaires. Peut-on suggérer que le rejet de la pratique l’emporte ici sur la détermination précise des praticiens ?
Cette manière de contester le sens littéral du texte, en polémiquant contre ceux qui le comprendraient de façon trop littérale, fait de ce passage un lieu de dialogisme, où Philon multiplie les points de vue et les objections auxquelles il répond ensuite dans un style qui n’est pas sans rappeler la rhétorique judiciaire. On peut d’abord remarquer que, au §92, Philon introduit la citation du texte biblique, de façon ironique, par l’expression λέγε τὸν νόμον, que l’on trouve chez les orateurs pour introduire un texte de loi. Puis, comme s’il s’agissait de discuter au tribunal de l’application d’une loi, Philon prend successivement le point de vue du créancier (§95) puis celui du débiteur (à partir du §96), dans une argumentation très rhétorique, avant d’en venir à une discussion sur la formulation même de la loi, à partir du §100.
Ce cadre dialogique, pour discuter d’une loi biblique elle-même présentée sous forme dialogique – ou du moins qui comporte une question suggérant le dialogisme (Ex 22, 26 : ἐν τίνι κοιμηθήσεται;), permet à Philon d’emprunter à plusieurs intertextes, bibliques ou littéraires. La description d’une terre abondante, où débordent les torrents et où la terre dispense les fruits de saison rappelle la manière dont est décrite la terre promise dans la Bible[7]. La façon ironique dont il dépeint un homme qui serait privé de son dernier haillon (ῥάκιον[8]) par des détrousseurs (λωποδύται[9]) reprend le lexique de la comédie et en particulier d’Aristophane. La manière, enfin, dont il anticipe les objections (φήσει τις ἴσως, §95) et explique ce que le texte biblique aurait dû dire (παραινῶν μὲν γὰρ εἶπεν ἄν τις, §101) rappelle certaines discussions talmudiques sur ce que l’Écriture « aurait dû dire » : la législation du prêt étant particulièrement importante et discutée dans le Talmud[10], on peut émettre l’hypothèse que les discussions rabbiniques aient pu influencer Philon dans son commentaire et dans la forme que prend celui-ci.
En multipliant les questions rhétoriques pour discuter du sens littéral d’Ex 22, 25-26 et en imitant le style des orateurs dans leur manière de débattre de l’application d’une loi, Philon introduit donc une forme de dialogisme dans son exégèse et prépare ainsi de façon dynamique le commentaire allégorique.
[1] Dans le Somn. I, voir aussi les §21-23, 30-32, 53-54.
[2] Voir par exemple « La spiritualisation des sacrifices et le culte sacrificiel au temple de Jérusalem chez Philon d’Alexandrie », Études philoniennes, Paris, Cerf, 1996.
[3] « L’exégèse de Philon d’Alexandrie dans le De Gigantibus et le Quod Deus », Two treatises of Philo of Alexandria, éd. D. Winston et J. Dillon, Brown Judaic Studies 25, 1983, p. 56.
[4] Aristophane, Acharniens, 1069 ; Ménandre, fr. 556 (Kock).
[5] Démosthène, Sur les forfaitures de l’ambassade, 314.
[6] C’est l’hypothèse que défend M. Niehoff, en particulier dans son livre Jewish Exegesis and Homeric Scholarship in Alexandria, Cambridge University Press, 2011.
[7] Deut 8, 7-8, par exemple.
[8] Voir Aristophane, Les Acharniens, 414-415.
[9] Aristophane, Les Grenouilles, 771-774 ; Philon reprend presque mot à mot ces vers, en Spec. IV, 87, ce qui montre qu’il connaissait bel et bien ce passage d’Aristophane et qu’il a pu également s’en inspirer dans le De Somniis.
[10] Ce passage de l’Exode est cité et discuté dans le livre Bava Metzia, ch. 9, 114B.

Autour de Plutarque et de l’achèvement de l’édition intégrale de ses œuvres d’une part, des confrontations, plus ou moins polémiques, réelles ou parfois fictives, entre Grecs et chrétiens, juifs et chrétiens, entre chrétiens d’autre part, ce séminaire propose de réfléchir à toutes les formes de dialogues, au sens large comme au sens générique, par lesquels une pensée se développe et prend forme dans l’écriture à l’époque impériale. Le Sage de Chéronée est non seulement le seul platonicien à avoir pratiqué à cette époque le dialogue platonicien, mais il est, plus largement, à travers les Vies Parallèles, les Propos de Table, les Questions diverses et variées, pour ne citer que quelques exemples, un penseur pour lequel la recherche de la vérité s’élabore avec prédilection dans la confrontation des opinions, doctrines et usages, et, conséquemment, s’inscrit et se développe dans certaines formes d’écriture. Ce sont aussi ces dialogues, pédagogiques ou polémiques, “génériques” ou non, qui animent la réflexion philosophique et religieuse de l’époque. De Philon d’Alexandrie à « l’âge d’or » de la patristique, les textes exégétiques et doctrinaux présentent également, en tout ou en partie, la forme d’un dialogue ou d’une prise à partie. Dans le cas d’œuvres longues, ce dialogisme est parfois introduit de façon secondaire dans la tradition manuscrite. La confrontation sera par la suite à d’autres genres communs comme la biographie.
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