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Il est remarquable que la première génération de disciples envoyée à sa suite par l’éminent ethnologue Claude Lévi-Strauss conduire des recherches chez les peuples de la forêt amazonienne frustra avec une singulière constance les attentes du maître. Loin d’assurer la continuité intellectuelle et institutionnelle de l’œuvre du père fondateur (ce serait la tâche de ses petits-enfants), cette génération dévoyée, entrainée par le flot contestataire des années soixante, fit long feu. Lucien Sebag, l’héritier désigné, sépharade au regard ténébreux conciliant dans le quartier latin marxisme et structuralisme, tomba amoureux de la fille de son psychanalyste et se suicida à trente ans. Pierre Clastres, l’anticommuniste farouche, cheveux longs et blouson en cuir, mourut d’un accident de voiture à quarante ans, peu après avoir été renvoyé du Laboratoire de son directeur. Robert Jaulin, pièce rapportée, philosophe mathématicien à la volonté de puissance débordante, se heurta frontalement au pharaon puis se fit le gourou d’une secte de son cru. Enfin Jean Monod, narcisse postmoderne avant l’heure, dénonciateur de ceux qu’il appelait les ethnoloques, réalisa avant de fuir le milieu académique un film « contre l’alphabet », cet odieux instrument d’exploitation, film qui s’ouvrait par ces mots, les premiers et les derniers : Ce film ne voudrait pas être un discours simplificateur sur les indiens Piaroa ; il ne comporte ni commentaires ni sous-titres, qui sans vraiment faire comprendre empêchent de voir. La jeune ethnologie américaniste, sortie de ses gonds, sacrifiait dans une ultime bravade sa modeste fonction de traductrice et sombrait corps et âme à l’orée des années quatre-vingt, ne laissant derrière elle que la nostalgie d’un temps où l’Occident était un mal évident et où l’anarchisme allait de soi.
De cette génération, tous ont oublié Pierre Darriand, l’ethnologue fantôme qui ne publia jamais. Cette figure originale, absente de la plupart des dictionnaires de la discipline, souffre d’une injuste méconnaissance : cette notice souhaiterait avant tout valoir réparation. Si l’on connaît sa date de naissance – le 22 septembre 1936 –, aucune autre information ne nous est parvenue concernant sa jeunesse et ses années de formation à propos desquelles il ne s’ouvrit jamais, pas même à ses collègues les plus proches, Sebag et Clastres, de deux ans ses aînés. Certains critiques mal inspirés l’accusèrent d’avoir étudié des années durant la théologie, d’autres ont affirmé qu’il avait soutenu un mémoire intitulé L’empirisme transcendantal (le mémoire aurait porté sur une obscure querelle opposant Sartre à Ricœur, cependant personne n’a jamais pu en localiser le moindre exemplaire).
Pierre Darriand effectua sa première enquête ethnographique à la fin des années soixante chez les Indiens Xemahoa du Brésil, suivant un conseil d’Alfred Métraux qu’il connut quelques mois avant son suicide. Un penchant formaliste, assez commun durant cette période d’apogée du structuralisme, le fit s’intéresser au langage crypté des chamanes xemahoa auquel il consacra un long travail qui aurait dû devenir sa thèse de doctorat. Cependant, après quelques conférences au séminaire du Laboratoire d’anthropologie sociale, conférences devenues légendaires car les rares auditeurs qui parvinrent à en entendre les paroles murmurées déclarèrent par la suite n’y avoir perçu qu’une sorte de glossolalie vaguement cadencée, Pierre Darriand migra au Royaume-Uni pour un bref séjour avant de s’installer, définitivement semble-t-il, aux États-Unis d’Amérique. C’est d’ailleurs durant l’étape outre-manche qu’il rencontra l’écrivain Ian Watson auquel il confia les brouillons issus de son enquête en Amazonie brésilienne, manière d’en finir avec un fardeau devenu trop pesant. On sait le parti qu’en tira par la suite Ian Watson dans son livre L’Enchâssement [1].
De la vie de Pierre Darriand aux États-Unis, durant les années soixante-dix et quatre-vingt, on ne connaît que les rumeurs colportées par les professeurs de l’université de New York. On lui prête des adresses à East Village, à Chinatown (rue Bayard), à Fort Greene ou à Sunset Park (dans une église de la quatrième avenue). On prétend aussi que lorsqu’il était en ville il passait ses après-midis enfermé dans le bâtiment central de la New York Public Library, poursuivant des recherches sur les origines de la figuration et de l’écriture. Si ses idées sur les commencements de l’art figuratif étaient typiques de l’époque – il pensait que les visions induites par l’ingestion d’hallucinogènes étaient aux racines de l’art en général (on sait aujourd’hui que l’art est bien plutôt né de la nécessité que ressentirent les humains de matérialiser des substituts aux morts et aux entités surnaturelles) –, ses théories sur l’origine de l’écriture semblent avoir été plus surprenantes : pour lui l’écriture n’était qu’une variante des langues secrètes enseignées pendant les rituels initiatiques – les signes graphiques redoublaient les signes sonores de la même manière que les signes sonores des langues secrètes venaient redoubler les signes sonores des langues ordinaires. Il ne faut peut-être voir dans ce curieux raisonnement que l’une des nombreuses médisances rapportées par des universitaires américains atterrés par ce Français arrogant, obsédé par des spéculations aussi baroques qu’inactuelles, et ouvertement impatient vis-à-vis des obligations implicites de la vie académique locale.
De source plus sûre on sait qu’il fréquenta pendant un certain temps un érudit ukrainien d’apparence peu engageante en compagnie duquel il s’égarait dans de longues discussions sur l’iconologie, la cryptologie, la graphémologie et le darwinisme. Ce savant, qui a tenu à conserver l’anonymat, a bien voulu nous montrer l’année passée une petite liasse de bulletins de commande d’ouvrage de la New York Public Library. Il prétendait les avoir trouvés dans un pneumatique mis au rebut et les conservait comme de précieuses reliques. Les trois bulletins, tous autographiés par Pierre Darriand (qui habitait alors à Brooklyn, rue Sterling), comportaient les références suivantes : le Harper’s Weekly du 29 juillet 1876 ; The Code of Handsome Lake, the Seneca Prophet par Arthur C. Parker ; et un tiré à part, The Vai People and Their Syllabic Writing, signé Momolu Massaquoi. Aucune publication ne semble être issue de ces recherches hétéroclites.
Il est possible que ce soit à la fin des années soixante-dix ou au début des années quatre-vingt que Pierre Darriand abandonnât l’écriture pour se consacrer au cinéma, peut-être porté par l’esprit du temps qui voyait de nombreux écrivains – surtout français il est vrai – s’essayer à la caméra, peut-être aussi conduit à ce moyen d’expression en raison d’une incapacité chronique à donner à ses investigations une forme écrite définitive. Certains commentateurs tardifs risquèrent également l’hypothèse d’une continuité secrète avec les expérimentations d’un aïeul de l’ethnologue, hypnotiseur fameux qui, désireux de faire connaître certaines plantes mystérieuses dont il avait su pénétrer les hallucinantes propriétés, était parvenu à exalter l’acuité sensorielle d’un sujet au point de lui faire prendre pour des réalités de simples projections lumineuses dues à des pellicules finement coloriées. Quoi qu’il en soit, le premier essai de Pierre Darriand, tourné dans la forêt tropicale, se solda par un échec, le tournage se déroulant entièrement dans une langue qu’il ne comprenait pas (il ne voulait probablement pas reproduire le vain exercice de Jean Monod). Un second essai, tourné sur les hauts plateaux de Bolivie, se perdit dans les complexités d’une relation tortueuse avec son caméraman – les quelques rares privilégiés qui en virent des extraits en parlent néanmoins comme d’un chef d’œuvre inconnu.
Une anecdote des plus significatives prend place au cours de cette période de la vie de Pierre Darriand, soit dans la première moitié des années quatre-vingt. Lors d’un bref passage à Paris l’ethnologue devenu cinéaste perdit son carnet d’adresse dans une rue de Montmartre. Une artiste assez en vogue trouva par hasard le carnet et, tandis que Pierre Darriand était déjà reparti aux États-Unis, eut l’idée de se mettre en relation avec tous les contacts parisiens qu’elle dénicha dans le carnet. Elle dressa à partir de ces échanges – ou, parfois, de ces absences d’échange – un portait tout en contradictions qu’elle n’hésita pas à faire paraître en temps réel dans un journal national. Pierre Darriand ne découvrit cette exposition de sa vie privée qu’avec un certain retard et, même s’il fut rassuré en constatant que la plupart de ses amis n’avaient communiqué à l’artiste que le fruit embelli de leurs imaginaires pervertis, il demeura choqué par l’outrecuidance de l’opération. Ce pourquoi il demanda à l’une de ses connaissances dans le petit milieu du cinéma français de se faire passer pour lui et d’obtenir un droit de réponse dans le journal en question afin d’exprimer son offuscation et d’interdire à l’artiste toute nouvelle publication de ce portrait chimérique. La chose fut prise très au sérieux et personne ne sembla remarquer que les initiales de cet ami cinéaste ne correspondaient pas à celles du portraituré.
Suite à cette malencontreuse affaire Pierre Darriand disparut totalement. Devenu probablement très soucieux de son identité publique, souffrant peut-être même d’un sentiment croissant de persécution, il effaça méticuleusement à peu près toutes les traces qu’il avait laissées derrière lui et plongea dans l’anonymat le plus absolu. Il n’est toutefois pas impossible qu’un texte anonyme qui circula il y a quelques années dans certains milieux cultivant la discrétion à outrance soit de sa main. Il s’agissait d’une nouvelle relatant les aventures d’un érudit ukrainien assez excentrique. Dans un de ces mondes post-apocalyptiques qui définissent désormais l’horizon de la plupart des fictions populaires, cet érudit se voyait atteint d’un trouble de dissociation – degré zéro de la narration non fiable – et tandis que sa première personnalité entrait en contact avec une entité d’origine ultra-cosmique, la seconde assistait à l’émergence d’une intelligence artificielle supérieure, ultime cliché secrété par l’imaginaire appauvri des visionnaires contemporains. L’un des médecins du héros ayant pour nom Darriand, on a reconnu là un genre de signature, ce qui n’a pourtant jamais été démontré. Il est donc sage de ne pas extraire de l’oubli à peu près total dans lequel il est justement tombé ce texte convenu et saturé de poncifs, d’autant qu’il semble ne jamais avoir été publié et que l’auteur de cette notice est demeuré incapable de mettre la main dessus.
Aucun fait vérifiable concernant la vie de Pierre Darriand à partir de la fin des années quatre-vingt n’a donc pu être établi avec certitude. De nombreuses hypothèses circulent cependant. On se limitera ici à en dresser l’inventaire, avouant modestement ne pas être à même de trancher. Ainsi certains prétendent savoir qu’il est devenu assistant psychiatre dans un hôpital de New York, d’autres qu’il vit dans un parc zoologique où il essaie de nouer contact avec diverses espèces animales au moyen de codes étranges, d’autres qu’il aurait été le fameux voleur de tableaux qui revenait sur les lieux de ses crimes pour les faire décrire verbalement à ceux qui en avaient gardé le souvenir, d’autres encore qu’il était en fait le mystérieux terroriste qui fit sauter d’un bout à l’autre de l’Amérique des douzaines de répliques de la statue de la Liberté, d’autres enfin – que l’on rattache à une inquiétante secte – affabulent de stupéfiantes histoires d’intelligences extra-terrestres.
[1] Pierre Déléage, « Recension de L’enchâssement d’Ian Watson », L’Homme, Revue française d’anthropologie 217, 2016.
Post-scriptum. Tels étaient les renseignements, fragmentaires et souvent sujets à caution, dont nous disposions sur la vie et l’œuvre fantomatiques de Pierre Darriand lorsque le 21 décembre 2012 le Laboratoire d’anthropologie sociale reçut par la poste un paquet inattendu. Adressé « aux ethnologues », il renfermait une série de fins dossiers sur la couverture desquels les anciens membres du Laboratoire reconnurent immédiatement l’écriture manuscrite de Pierre Darriand. Les dossiers avaient pour titres respectifs : Figurer ; Plagier ; Écrire ; Contrefaire. Leur contenu était maigre : ils comportaient pour l’essentiel une série d’images grand format, à tel point qu’on se demanda si elles n’avaient pas paru à l’auteur se suffire à elles-mêmes et si les quelques paragraphes – parfois incongrus, souvent fragmentaires, toujours décevants – qui les accompagnaient ne devaient pas être considérées comme de simples indications, superficielles et superflues, destinées à convaincre les récipiendaires de ne pas immédiatement jeter les feuilles à la poubelle ; le dessein de l’ensemble, impossible à dater, demeure obscur. Ces dossiers constituent à ce jour les uniques œuvres que Pierre Darriand a daigné transmettre à la postérité. Depuis leur réception inopinée la direction du Laboratoire d’anthropologie sociale a essayé par tous les moyens de contacter leur auteur supposé mais ses tentatives pourtant répétées sont restées lettre morte. Si rien ne nous assure qu’il ne s’agisse pas là d’habiles contrefaçons, c’est avec l’accord du Laboratoire que nous avons décidé, quoi qu’il en soit, de publier bientôt les quatre documents inédits en complément de cette brève notice.
À suivre ?
]]>À propos d’Ian Watson, L’enchâssement, Saint-Mammès, Éditions Le Bélial’, Collection Kvasar, 2015, 352 p., préface, postface, bibl.
La réédition française du premier ouvrage d’Ian Watson, L’enchâssement, n’a peut-être pas suffisamment attiré l’attention. Plus de quarante ans après sa discrète parution en 1973, ce livre intempestif et inégal, articulant des recherches et des théories hétéroclites et souvent incompatibles, apparaît avant tout comme un aperçu unique sur les enquêtes ethnographiques méconnues, car inédites, de Pierre Darriand. Si les arguments parfois fantaisistes d’Ian Watson peuvent paraître aujourd’hui largement dépassés (en particulier sa tentative assez floue de réconciliation de l’innéisme de Noam Chomsky et du relativisme de Benjamin Lee Whorf), ils ne cessent de s’appuyer sur des données et des citations issues du travail de l’anthropologue français sur le chamanisme des Xemahoa du Brésil, fragments épars très peu remarqués à l’époque et largement oubliés depuis, qui prennent toute leur valeur quand on les confronte aux problématiques les plus récentes de la discipline.
Quoique parti dans la forêt brésilienne avec dans ses bagages un ambitieux projet d’anthropologie politique – il considérait assez classiquement les sociétés amazoniennes comme achrématiques et tendanciellement anarchistes –, Pierre Darriand comprit rapidement tout l’intérêt d’une étude du chamanisme des Xemahoa, groupe dont la langue constitue un isolat, et il modifia ses plans de recherche en conséquence. L’institution était pourtant, du moins en apparence, des plus banales dans l’aire culturelle concernée. On devenait chamane chez les Xemahoa en entamant une initiation rituelle à un âge précoce, c’est-à-dire le plus souvent avant vingt ans (p. 99). Le temps de l’initiation, le novice était reclus dans une hutte temporaire située à l’écart du village et il se nourrissait pour l’essentiel de substances considérées comme « puissantes » (p. 98). Parmi ces substances très diverses, qui allaient de plusieurs variétés de terre à la cervelle de petits animaux, l’hallucinogène maka’i occupait une place de choix. Issu d’un champignon séché et réduit en poudre, insufflé dans les narines à l’aide d’un long tube, de consommation exclusivement masculine, il avait été engendré selon un récit mythique par la semence des ancêtres originels des serpents et il partageait de ce fait une commune essence avec les êtres humains (p. 102, p. 107-111). L’hallucinogène des Xemahoa était présenté par Pierre Darriand comme un commutateur : il permettait aux novices de voir, d’entendre et d’interagir avec des entités surnaturelles qu’ils ne connaissaient auparavant que par le biais de mythes et de récits relatant le contenu des hallucinations de leurs pairs. Le maka’i convertissait donc des représentations déférentielles partagées en expériences ostensives intimes.
Ces insufflations d’hallucinogènes étaient de plus accompagnées chez les Xemahoa par l’apprentissage de longues et complexes psalmodies rituelles. Ces chants, qui reprenaient pour la plupart le contenu narratif du cycle épique d’un héros culturel nommé Xemahawo, étaient formulés au moyen d’un langage dont le degré d’opacité était extrême (p. 141). Selon Pierre Darriand les chamanes enseignaient à leurs disciples que seule l’absorption de l’hallucinogène (et l’accès qui s’ensuivait à un nouvel univers référentiel) permettait de rompre cette opacité, de déchiffrer le cryptage des chants et d’en comprendre le sens (p. 101, p. 140). La répétition par cœur des psalmodies, leur entendement progressif, qui équivalait souvent à l’identification des récits mythiques – connus alors de tous les Xemahoa – dont ils étaient de simples reformulations, le lien qui devait être effectué par le novice entre le contenu sémantique du langage ésotérique et les altérations perceptives et cognitives induites par l’hallucinogène : tous ces processus convergeaient vers la conceptualisation non partagée d’un univers référentiel dont le chamane deviendrait le spécialiste, exhibant son appréhension relativement exclusive du monde surnaturel par la maîtrise d’une langue secrète qui seule était apte à le dénoter et à le décrire (p. 147). Le chamane xemahoa, en plus de découvrir un monde autre, donnait à entendre à ceux qui n’y avaient pas accès une langue autre.
La formation en linguistique de Pierre Darriand, compétence rare parmi les anthropologues de l’époque, lui permit d’étudier avec une certaine finesse la deixis spatiale et temporelle de la langue xemahoa ainsi que le système que formaient ses évidentiels. Il montra ainsi que le langage des récits mythiques, plutôt ordinaire, se caractérisait par la médiation continue du point de vue d’entités ancestrales considérées comme les énonciateurs des mythes ; au contraire les psalmodies rituelles, lorsqu’elles se référaient aux mêmes lieux et aux mêmes temps mythiques, les condensaient à l’espace (ici) et à la temporalité (maintenant) de leur énonciation, accomplissant ainsi un processus de décitation, dont les effets de vérité sont aujourd’hui bien connus (p. 140-141). C’est donc à une étude des épistémologies propres à chaque genre de discours xemahoa que se livrait dès les années 1970 l’anthropologue français.
De manière plus subtile encore, Pierre Darriand montra que l’opacité de la langue ésotérique xemahoa était atteinte non pas par les opérations traditionnelles de suppression, de réarrangement et d’adjonction morphologiques, non pas par les différentes formes, très répandues dans le chamanisme amazonien, de substitution d’un mot par un autre (selon la technique dite paraphasique dans la typologie rhétorique de Froeppel ou, plus simplement, selon la technique dite de relexicalisation, très courante dans les langues secrètes d’Afrique, d’Australie et d’ailleurs), mais par un procédé d’enchâssement de multiples propositions subordonnées. Ces enchâssements étaient tellement nombreux dans les chants xemahoa qu’ils finissaient par rendre l’interprétation syntaxique et sémantique des mélopées impossible : sans une longue initiation, c’est-à-dire sans l’entraînement quotidien de la mémoire de l’apprenti et son association à des expériences hallucinatoires extrêmement impressionnantes, les paroles des chants demeuraient inintelligibles. Ian Watson compara à plusieurs reprises ces enchâssements aux opérations de réécriture de la première linguistique chomskyenne, en particulier aux parenthétisations étiquetées, assimilant hâtivement la structure des chants xemahoa aux structures profondes de la grammaire universelle et l’enchâssement à un prototype général de règle récursive (p. 83-84). C’était aller au moins un peu vite : l’enchâssement n’est guère qu’un exemple, qui plus est facultatif, d’opération transformative, au même titre que la coordination, et le procédé semble s’appliquer dans les chants xemahoa avant tout aux unités narratives et non aux unités grammaticales. Pierre Darriand suggérait quant à lui de voir dans les Nouvelles impressions d’Afrique de Raymond Roussel un texte comparable aux psalmodies xemahoa (p. 53) ; étant donnés que la structure en boucle strictement bouclée et le caractère cryptique des quatre poèmes de ce recueil en font une œuvre à peu près inintelligible, le rapprochement semble en effet pertinent.
En somme, tels du moins qu’on peut les entrevoir dans l’ouvrage d’Ian Watson, les travaux de Pierre Darriand sur l’opacité du langage chamanique des Xemahoa furent précurseurs à plus d’un titre. Ils s’appuyaient sur la constitution d’un large corpus de discours, enregistré, transcrit, déchiffré et traduit, corpus qu’il serait souhaitable de localiser et de voir édité dans un avenir proche. Ils renouvelaient de surcroît l’anthropologie de l’époque en substituant à l’étude culturaliste ou structuraliste de la cohérence synchronique de représentations cosmologiques homogènes celle des processus de transmission de ces représentations et, partant, des facteurs qui en permettent la stabilisation (ou non) dans la diachronie de mémoires humaines nécessairement hétérogènes. Pierre Darriand s’inspirait explicitement pour ce renversement problématique des arguments de Noam Chomsky sur l’apprentissage de la langue et il combinait ainsi de manière alors très nouvelle l’anthropologie et les sciences cognitives. Il affirmait de plus que les chants rituels n’existaient pas, qu’ils n’étaient que des suites indéfinies de processus de transmission, de mémorisation et d’occurrence, durant lesquels les chants n’étaient jamais identiques à eux-mêmes ; il les considérait comme une variation continue dont on ne pouvait mesurer que la durée, l’extension et la relative fidélité, étant entendu que la réplication parfaite n’existe que comme un cas théorique. Cette approche populationnelle des représentations traditionnelles reste aujourd’hui à développer.
Finalement l’aspect le plus novateur du travail de Pierre Darriand était peut-être son étude comparative d’un sous-groupe de récits mythiques et de chants rituels xemahoa. Dans la mesure où ces deux procédés langagiers mettaient en forme un même contenu narratif, un récit identique, il devenait aisé d’analyser précisément les variations formelles entre les deux genres de discours et d’en induire leurs différences proprement épistémologiques. Pierre Darriand laissait ainsi entendre que des analyses semblables, où un même récit est enchâssé dans des formes de savoirs distincts, pourraient être conduites chez d’autres sociétés amazoniennes (l’allusion devait concerner en priorité les Yekuana et les Marubo mais j’ajouterais volontiers les Sharanahua). C’était là l’esquisse d’une méthode expérimentale en anthropologie des savoirs, méthode qui pouvait être (et qui de fait serait) étendue à l’étude des variations sémantiques d’une même notion en fonction de son inclusion dans des savoirs distincts, à celle des phénomènes d’hypertextualité dans les traditions orales et/ou écrites ou encore à celle des conflits et controverses entre savoirs institués.
Il est toujours artificiel, anachronique, opportuniste et peut-être manipulateur de retrouver dans une figure du passé le précurseur des problématiques les plus contemporaines ou du moins les plus prometteuses d’un courant de recherche. Je pense néanmoins que le travail de Pierre Darriand, dont la richesse potentielle n’a pas encore été pleinement exploitée (je n’ai par exemple pas abordé les réflexions ontologiques sur les relations entre humains et non-humains pourtant au cœur du livre d’Ian Watson), demeure aujourd’hui d’une inactualité salutaire, qu’il contenait les germes d’approches susceptibles de renouveler l’anthropologie des savoirs et de leurs techniques de propagation et qu’il pourrait nourrir, par un double phénomène de réfraction et d’anamnèse, les spéculations les plus hardies des anthropologues d’aujourd’hui.
]]>Sergueï ouvrit lentement les yeux et découvrit une chambre d’hôpital baignée d’une lumière grise, au plafond strié par les barreaux d’une fenêtre inaccessible. Nauséeux, oppressé par l’environnement net, géométrique, uniforme, il voulut fuir, brusquement, comme il arrive parfois au sortir de l’anesthésie. Il parvint à se redresser au prix d’un effort violent puis tomba du lit ; il se releva et retomba. Étendu sur le carrelage, vêtu d’une simple blouse ouverte dans le dos, il demeura immobile un moment, hébété, bras et jambes engluées, puis, ne sachant que faire il appela à l’aide. Comme personne ne venait il rampa jusqu’à la porte entrouverte. Il cria jusqu’à réaliser qu’il était vraisemblablement seul. Au fond du long couloir silencieux il aperçut dans la pénombre un distributeur automatique de boissons. Il était assoiffé et sentait venir des crampes d’estomac, il avait dû dormir très longtemps, un coma peut-être. Prenant appui sur la paroi, il avança lentement. La vitre était brisée, plus rien dans les rayonnages. Des canettes écrasées étaient empilées sur le linoléum, comme les organes avachis d’une bête éventrée. Il repéra un sac plastique rempli de canettes pleines, en saisit une, l’ouvrit et la but d’un trait. Il en vida coup sur coup trois autres, sa barbe se fit collante et filandreuse mais peu à peu son corps ankylosé redevenait manœuvrable. Il trouva quelques vêtements dans le vestiaire des médecins du service, enfila un pantalon et une chemise un peu trop grands et boutonna un anorak bleu ciel. Le thermomètre au mur affichait cinquante degrés Fahrenheit.
Il se souvenait de qui il était, de ce qui constituait l’ordinaire de sa vie, son appartement de Brighton Beach, sa mère récemment décédée, les journées entières passées à la bibliothèque, les mouchards partout, les trajets en bus et en métro. Mais du passé récent, rien.
Il traversa des salles désertées, descendit et remonta plusieurs escaliers, se perdit dans les corridors d’un labyrinthe à l’atmosphère empuantie et rebroussa chemin dans des culs-de-sac exaspérants. Il se calma à la vue du hall d’entrée et avança jusqu’à la sortie. L’île de Manhattan était devant lui, silencieuse, partiellement voilée par un brouillard dense. Le panorama évoquait par son invraisemblance un luna-park défraichi dont les boucles de looping se seraient disloquées, retenues encore par des rails en mikado et des fragments de chariots explosés, en partie masqué par les exhalaisons d’un incendie dont le foyer demeurait invisible. Une odeur de pellicule brûlée planait sur ce spectacle morbide et ridicule. Il fit quelques pas maladroits. Une épaisse couche de poussière recouvrait le sol, les arbres, les murs et les vestiges d’une végétation moribonde pliaient sous les bourrasques d’un vent lourd, terne, chargé de débris et de résidus. Pendant son sommeil le monde s’était enfin désagrégé, comme on dit. Les lumières s’étaient éteintes, les tours écroulées, les gens volatilisés. Il frissonna en tournant les talons, dissipa d’un geste les prémices d’un accès d’angoisse et se dirigea vers le pont suspendu qui relie Wards Island au Queens.
*
Juste avant la pile de béton du pont, il tomba sur un corps à demi calciné – homme, ou femme – dont la disposition des bras, signalétique improvisée, conforta Sergueï dans sa décision de quitter l’île. Le tablier du pont était parsemé de voitures attaquées par la rouille. Ni embouteillage, ni carambolage, elles semblaient avoir été soudainement abandonnées par leurs conducteurs. De nombreuses dépouilles, comme une armée de pierrots défaits, gisaient sur le bitume entre les véhicules. Les châssis prolongeaient les ossements, les crânes étaient remplis de cendres. L’air ambiant n’exhalait aucune odeur de pourriture, plutôt de brûlé avec, entre deux bourrasques, un relent de renfermé. Au bout du pont, en atteignant le Queens, il entendit une légère résonance, puis le bruit se fit plus précis malgré la plainte du vent. Une camionnette rouge aux larges lettres à moitié effacées sur la carrosserie, aux portières arrière manquantes, filait vers le sud, creusant un long zigzag noir dans la poussière, évitant les carcasses de voiture, roulant parfois, peut-être par jeu, sur les restes d’un cadavre. Il la perdit de vue au croisement du boulevard Astoria. Des survivants donc. Il lui fallut se résigner, il ne mourrait peut-être pas seul.
*
Sergueï ne savait plus depuis combien de temps il suivait à distance, en empruntant des parallèles, la passerelle de la voie express. Le ciel n’était plus éclairé que par les flammes d’incendies sporadiques. Il se contentait de marcher vers chez lui, traversant sous une bruine encrassée des quartiers dépeuplés, se cachant à l’approche des meutes chaque fois plus nombreuses de chiens errants, ne s’arrêtant que pour manger ou dormir dans des maisons autrefois charmantes, maintenant décolorées et privées d’électricité, aux fenêtres cassées, aux placards pillés, aux chambres souillées, à la cuisine jonchée d’ossements. Une fois, tandis qu’il avalait des haricots froids, il avait perçu un léger bruit. Depuis la camionnette du boulevard Astoria il n’avait plus croisé âme qui vive. Il avait écarté les lames d’un store et scruté la rue. Un pick-up surmonté d’une mitrailleuse roulait au pas, l’espace arrière occupé par une demi-douzaine d’hommes silencieux, en tenue militaire. C’étaient les premiers humains vivants que Sergueï voyait depuis son réveil à l’hôpital. Ou plutôt les premiers mouchards. Il n’avait pas esquissé un geste, retenant son souffle pendant que le véhicule s’éloignait. Ils le cherchaient.
*
Sergueï reprit son chemin le lendemain, après s’être assuré que ne revenaient ni le pick-up, ni la meute de chiens qui le suivait de loin. Plus prudent, il n’emprunta que les ruelles adossées aux rangées de maisons, longea les palissades, pressa le pas lorsqu’il s’estimait à découvert. Il avait échangé les vêtements trop voyants récupérés à l’hôpital contre un pantalon, un pull et une veste grise trouvés dans les pavillons où il dormait. Les mouchards ne le repéreraient pas. Il mangeait surtout des boites de conserve, sans en cuire le contenu, parfois des aliments conditionnés qui n’avaient pas encore pourri. Sans électricité les cuisines étaient inutilisables et comme toutes les fenêtres étaient cassées un vent froid et sale s’engouffrait dans toutes les pièces.
Il ne retrouva pas son appartement, le quartier entier de Brighton Beach avait brûlé. Il ne restait au milieu des gravas que les fragments d’un viaduc métallique et quelques rares façades. Il ne s’attarda pas et atteignit tard dans la soirée un terrain de golf défendu par de hauts grillages. Il décida d’y passer la nuit, hors de portée des chiens et des humains. Il s’installa dans un kiosque encastré dans une pile de chaises enchevêtrées, recouvert par les ramures affaissées d’une muraille de vieux conifères. On apercevait depuis cette forteresse imprenable le sommet d’un des piliers du pont Verrazano, ce qui pour une raison obscure le rassura. Le parterre du kiosque n’était pas recouvert de poussière et il se contenta d’entasser les feuilles mortes sur le côté en un matelas sommaire. Il dessina quelques signes cabalistiques dans l’air, avala une boite de pois chiches et s’endormit.
*
Une voix féminine le réveilla. De l’autre côté de la haie formée par les arbres, plusieurs personnes avançaient en discutant. Sergueï n’eut que le temps de se lever avant de se retrouver face au groupe qui avait repéré un passage entre les conifères. Devant lui une femme brune, les cheveux tirés, vêtue d’un long manteau, pressait les autres d’accélérer le pas. Un vieil homme la suivait en boitant, soutenu par un bout de branche qui faisait office de canne. Un jeune garçon ou peut-être une jeune fille – son visage était dissimulé par une large capuche – fermait la marche. Ils avaient l’air épuisés, inquiets. À sa vue la femme au manteau cria « À terre ! » et tous trois s’allongèrent précipitamment dans la boue, laissant Sergueï hébété, les bras ballants, les yeux égarés.
« Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
– Je ne suis pas un mouchard ! », dit Sergueï.
Le visage de la femme était maculé d’éclaboussures. Sergueï ne voyait dépasser du talus derrière lequel elle s’était glissée que sa tête et le canon du fusil qui le tenait en joue. Les deux autres avaient disparu. Sergueï ne devait pas paraître bien dangereux car bientôt la femme prit appui sur un genou et se redressa.
« Avancez lentement », dit-elle.
Laissant son sac derrière lui, Sergueï sortit du kiosque et fit quelques pas de plus. La femme s’était levée et l’examinait. Elle lui fit signe de s’arrêter à distance respectueuse.
« Que faites-vous ici ? demanda-t-elle.
– On m’a fait dormir.
– Vous êtes seul ?
– Oui.
– Armé ?
– Non. »
Le vieil homme avait réapparu.
« Nous allons traverser le pont, reprit la femme en continuant à le jauger. Nous pourrions aller ensemble.
– Il faut fuir les mouchards de Brooklyn, oui, répondit Sergueï. Ensuite il sera possible de traverser la mer, alors les glyphes parleront. »
Indifférent aux propos décousus de Sergueï, le petit groupe prit acte de son assentiment et repartit sans attendre. La femme ouvrait la marche, Sergueï venait en dernier.
*
La nuit était tombée. Ils bivouaquaient dans un grand pavillon, un pastiche art déco muni d’une grotesque tourelle qui lui donnait un air de maison hantée perdue dans les marges d’une fête foraine anéantie. La femme s’était débarrassée de son long manteau de cuir. Elle avait détaché ses cheveux et ses yeux gris fatigués dévisageaient Sergueï. Sa figure portait les stigmates d’une affabilité longtemps forcée, maintenant effacée à jamais, remplacée par le masque ingrat et égoïste des épouses aimantes mais affligées. À côté d’elle le vieil homme au front dégarni et aux lunettes à larges montures faisait cuire des boites de corned beef sur un réchaud à gaz. Cravaté, enserré dans un complet-veston dépareillé, élimé et taché de concrétions d’origine douteuse, il avait retroussé la jambe d’un pantalon trop court, défait un bandage noirâtre et découvert une brûlure infectée, partiellement couverte d’écoulements purulents. Il affectait toutefois de ne pas prêter attention à ce membre pourrissant et tandis que sa canne de fortune reposait sur la moquette il restait concentré sur la cuisson des boites de conserve. Dans un coin en retrait du salon, tournant le dos au reste du groupe, la jeune fille – car c’était une fille, Sergueï le voyait maintenant, observant le reflet de son visage sur une des portes miroirs d’un buffet – la jeune fille avait gardé sa capuche sur la tête. Ses traits n’exprimaient aucune émotion, pas même la peur. Sergueï ressentit, surpris, une légère montée de désir à la vue de cette survivante à qui il attribuait une quinzaine d’années, désir que la seconde suivante il estima inapproprié, suranné même, et qu’il s’efforça de réprimer.
Ils avaient passé la journée à peu près sans parler si ce n’est pour coordonner leurs actions ou discuter de la direction à prendre. La femme distribua des comprimés à tout le monde. La bouche encore pleine de corned beef elle s’adressa à Sergueï.
« Je m’appelle Laura. Et vous ?
– Mon nom est Sergueï Mikhaïlovitch.
– Où allez-vous, Sergueï ?
– Aux pyramides, de l’autre côté de la mer. »
Personne ne parut envisager cette réponse sérieusement.
« Bon, lui, c’est Don Edgar », reprit Laura en désignant le vieil homme. « Je l’ai croisé il y a un peu plus d’une semaine. Il est resté avec moi depuis. Don Edgar a fait une mauvaise rencontre, ils l’ont bien amoché.
– Les mouchards…
– Je suis médecin. J’essaie de m’occuper de lui mais les pharmacies ont toutes été dévalisées et les hôpitaux sont devenus des endroits dangereux. Parfois je trouve des médicaments dans les maisons. »
Le vieillard, apathique, les yeux vides, continuait à manger sans paraître remarquer l’existence de Sergueï. Il était difficile de distinguer sur son visage les rides de l’âge des plissements d’un rictus de souffrance. Laura, rassurée de pouvoir prouver son utilité, lui avait donné une pilule supplémentaire, un antibiotique ou un anxiolytique, Sergueï n’avait pas bien vu. Don Edgar appartenait à une génération qui avait longtemps craint l’ultime moment de désolation puis qui avait oublié, s’était convertie, avait choisi sans arrière-pensée de croire en la sagesse humaine, à la dissolution des conflits dans le consensus, à la fin définitive de la guerre froide – et de l’Histoire par la même occasion –, au caractère bénin, peut-être même bénéfique, de la société apparemment modérée, équilibrée et juste que les mouchards avaient mise en place en suivant les méthodes de la monarchie de l’intellect. Don Edgar pensait mourir dans un monde pacifié, il crèverait dans un monde vide.
« Quant à elle au fond là-bas, c’est notre parasite », poursuivit Laura avec un sourire blasé, presque cruel. « Elle nous suit depuis trois jours seulement. Enfin nous l’avons repérée il y a trois jours, qui sait depuis combien de temps elle nous épie ? Maintenant elle veut bien se montrer et manger avec nous, mais elle ne nous a toujours pas révélé son nom. Elle est peut-être muette. Ou alors elle a perdu la voix après l’événement. »
Comme le vieux Don Edgar, la jeune fille demeura indifférente aux paroles de Laura. Sergueï avait toutefois remarqué qu’elle les observait tous attentivement, à tour de rôle. Elle semblait vouloir les connaître parfaitement sans avoir à poser de question. Elle devait souhaiter se réduire à un mince reflet, devenir invisible pour rendre le monde plus accommodant, plus inoffensif. Sergueï se la figurait traumatisée, impuissante, victime depuis la survenue de l’événement d’abus ignobles et répétés, une scorie des sentences imaginaires dictées par les mouchards, au même titre que l’impulsion qui s’emparait de lui chaque fois qu’il la regardait et l’incitait à toucher sa peau nue, une impulsion venue d’ailleurs qu’un sentiment vague d’incongruité avait jusqu’à présent repoussé. Il n’avait jamais éprouvé ce genre d’attirance et était incapable malgré ses efforts d’empêcher son imagination de continuer à déshabiller la fille, à ausculter chacune des particularités de son corps, à mettre au point un mode d’emploi susceptible de faire naître en elle quelque chose qui vienne de lui, une image, une idée, une émotion peut-être. La fille mastiquait lentement son corned beef.
« Nous allons tous dans le New Jersey, reprit Laura. À Carteret.
– Intéressant, dit Sergueï qui regardait toujours le reflet de la jeune fille.
– Je me suis souvenu d’une conversation avec un de mes collègues. Il m’avait parlé de l’abri antiatomique de ses parents, un abri parfaitement équipé construit au fond d’un jardin à Carteret. Il a hérité de la maison et du jardin. Je suis allé chez lui une fois, je crois que je peux retrouver sa maison.
– Vous avez visité l’abri ?
– Non, dit Laura, pour quelle raison ? Ce doit être un abri comme un autre, un bunker où se cacher, avec de quoi survivre longtemps sans prendre de risque. Carteret n’est pas bien loin à pieds. Nous pouvons y arriver dans quelques jours. Il paraît que les deux ponts qui mènent au New Jersey se sont écroulés, il va falloir trouver un moyen de traverser le détroit. On cherchera une embarcation. »
Tout en écoutant ce médecin capable de planifier, même à court terme, son avenir dans un simulacre de monde, volontairement flanqué de deux fardeaux, une enfant et un vieillard estropié, les pensées de Sergueï revenaient sans cesse à la jeune fille, aux raisons de son silence. Peut-être était-elle un peu autiste, peut-être que des colonnes de chiffres défilaient dans son esprit, que les humains autour d’elle n’étaient que d’impalpables silhouettes ? Il aurait voulu se rapprocher d’elle, l’inciter à parler, respirer son odeur, pénétrer son cerveau.
« Et vous Sergueï, dit Laura, qu’avez-vous fait depuis l’événement ?
– Pendant ce que vous appelez l’événement, on m’a fait dormir selon toute apparence. Puis hier j’ai voulu passer à mon appartement pour sauver les données de mes recherches en écritures. Tout était détruit. Maintenant il faut chercher la pyramide…
– Vous dormiez pendant l’événement ? Et pendant les semaines qui ont suivies ? » l’interrompit Laura, incrédule, ne retenant de ses propos que les premiers mots. « Alors vous ne savez pas ce qui s’est passé ?
– Si, si, l’euthanasie planétaire, bien entendu. Racontez-moi donc ce que vous en savez.
– Tout a commencé il y a plusieurs semaines déjà, dit Laura. Les ordinateurs, les téléphones, les capteurs, les tablettes, les montres, tous les appareils connectés se sont éteints simultanément. Ce n’était pas un problème d’électricité ou de batterie, c’était internet qui avait disparu et avec lui tous les programmes, toutes les informations numériques. On se rendit compte immédiatement que la totalité des mémoires étaient effacées et personne ne savait pourquoi. Des rumeurs ont commencé à courir. On prétendait que les réseaux informatiques du monde entier s’étaient volatilisés. On revenait affolés du travail, ceux qui avaient accès aux vieilles ondes partageaient avec les autres les informations diffusées par les médias, par le gouvernement, c’est-à-dire pas grand chose.
– Une amnésie planétaire ? dit Sergueï sans que Laura ne l’entendit.
– Le jour même, continua Laura, le gouvernement décréta l’état d’urgence. Le lendemain il était question de scientifiques mobilisés et de guerre contre un nouveau genre de terrorisme. La population s’était divisée entre ceux pour qui la vie continuait à peu près comme avant et ceux dont l’activité avait cessé, temporairement espéraient-ils, faute d’infrastructure informatique. Et deux jours après l’événement est survenu. J’étais seule chez moi. Il n’y a eu ni éclair ni bruit d’explosion. L’électricité a soudain cessé de fonctionner et quelques heures après le ciel s’est couvert de nuages de poussière géants, un vent froid s’est mis à souffler et des incendies se sont déclarés un peu partout. Il n’y avait plus d’informations officielles, plus même de canaux d’informations. Je suis restée calfeutrée dans mon appartement de Manhattan. Dehors j’entendais des bruits de pillage, de vitres cassées, des cris et quand je regardais par la fenêtre, au sixième étage, je voyais une couche de poussière se déverser sur la rue, les trottoirs, les perrons, partout. Un jour un convoi militaire a descendu la rue. Un mégaphone intimait les gens qui s’étaient enfermés de sortir de chez eux pour procéder à l’évacuation. Sans répondre à aucune de mes questions, des hommes lourdement armés, vêtus de masques de protection et de combinaisons, nous ont distribué, une fois montés dans les fourgons, à moi et à mes voisins, des pastilles d’iode et des calmants. Tout le monde parlait d’attaques ou d’accidents nucléaires mais les militaires disaient n’avoir aucune information, seulement des ordres. Lorsque nous sommes sortis des brumes opaques de l’île, j’ai découvert la ville incendiée, les cadavres brûlés, les chiens enragés. Je me doutais de tout cela mais le constater était autre chose. Je me suis enfuie. »
La jeune fille dormait déjà, recroquevillée dans un coin du canapé. Le sommeil l’avait surprise au début du récit de Laura et elle avait laissé tomber par terre son bol vide. Sergueï ne cherchait pas à dissimuler sa fascination : ses yeux roulaient avec une délectation étrangement innocente sur les courbes que dessinaient les hanches et le dos de l’enfant assoupie. Don Edgar toussa, essuya ses lunettes, prit un somnifère et se retira en soufflant dans une chambre à l’étage. Laura dit qu’elle prenait le premier tour de garde dans la tourelle. Elle réveillerait plus tard Sergueï qui ne doutait pas, alors que personne ne lui avait parlé des battues des militaires ou des pillages des autonomes, du caractère indispensable de ce guet nocturne.
*
Sergueï se réveilla au milieu de son tour de garde, en sueur comme tous les matins. Cette fois il n’avait pas rêvé d’internement, d’injection létale ou d’équipe médicale hostile. Non, il continuait à être hanté par l’image d’un corps féminin allongé sur un miroir. Dans son rêve il le couvrait de baisers, lentement, avec précaution, pendant que le miroir fragile se craquelait, des chevilles aux seins, jusqu’à se briser et entailler la chair. La fille finissait dépecée, décapitée, et Sergueï tenait sa tête ruisselante entre les mains. Il la reconnaissait alors, c’était la jeune fille.
Il entendit le pas hésitant de Don Edgar dans l’escalier qui conduisait à la tourelle. Le vieil homme apparut dans le chambranle et avança doucement en boitant. Les cernes de ces yeux s’étaient encore creusés.
« Même les somnifères ne servent à rien maintenant », dit-il avec un fort accent latino en s’asseyant pesamment à côté de Sergueï. Il puait et sa main était agitée d’un tremblement irrépressible.
« Vous venez d’outre-mer, Don Dick Edgar Ibarra ?
– Je suis argentin, voyez-vous. Je n’étais que de passage à New York lors de l’événement. Je devais assister au congrès de la Société internationale du monogénisme ultradiffusionniste. Quand j’y pense maintenant tout cela n’a plus guère de sens. Les données effacées, les encyclopédies et les bibliothèques réduites en cendres, mes contributions à la science, mes livres, mes articles disparus à jamais. L’humanité va retourner petit à petit à l’âge de pierre ou succomber dans ces maudits nuages de poussière. Il n’y aura pas même une petite minorité de privilégiés survivant dans l’abondance et assurant seule la continuité des connaissances et des techniques.
– Les mouchards peut-être…
– J’aimerais comprendre ce qui s’est passé, qui est à l’origine de cette apocalypse », continua Don Edgar qui semblait encore une fois avoir oublié l’existence de son interlocuteur. « J’aimerais savoir ce que sont devenus les miens à Buenos Aires. Je n’en ai plus pour longtemps, je m’en rends compte. Je serais mort sans Laura. »
Il fit une pause, essuya ses lunettes d’un geste automatique, changea de position et reprit conscience de la présence de Sergueï.
« Vous devez vous en douter, Sergio. Un abri antiatomique… S’il s’agit d’une attaque ou d’un accident nucléaire il est bien trop tard pour échapper aux retombées, on le savait de mon temps. Laura le sait parfaitement, elle est médecin ma foi. Mais elle se raccroche au moindre espoir de survie, comme si le monde pouvait être reconstruit, un reste de religion probablement. »
Don Edgar soupira. Sa main tremblait toujours. Il se moucha bruyamment, examina le bout de tissu qui lui servait de mouchoir et le rempocha. Puis il sortit de la poche de son veston une petite boite métallique rectangulaire, l’ouvrit et en sortit une cigarette. Il en proposa une à Sergueï qui refusa, fit craquer une allumette et tira avec une gourmandise sépulcrale une première bouffée. Il toussota.
« Alors Sergio, vous avez dit faire des recherches en écritures, qu’est-ce que cela signifie ?
– Je déchiffre les écritures, Don Dick Edgar Ibarra, je cherche leurs composants ultimes, leur signification secrète. J’ai compris, seul dans les bibliothèques, que les déchiffreurs d’écriture, les Champollion, les Rawlinson, les Stuart, étaient tous des manipulateurs ou des manipulés et qu’ils avaient délibérément passé sous silence l’acmé de leurs travaux. J’ai découvert malgré les mouchards, malgré les digressions africaines, que les hiéroglyphes des grandes écritures originelles comportaient la clef universelle, l’alphabet ultime des pensées, qu’ils formaient après décompositions et recompositions l’art combinatoire définitif qui me permettra de communiquer avec ceux des pyramides.
– Drôle d’histoire, mon ami. Il est vrai que l’écriture n’a été inventée qu’une seule et unique fois, en effet » dit lentement Don Edgar en faisant des ronds de fumée. « Mais qui sont ces mouchards dont vous parlez tout le temps ?
– Ceux qui surveillaient les gestes quotidiens, les sensations, les discussions, les désirs, toutes ces choses-là Don Dick Edgar Ibarra. Ceux qui avaient recouvert le monde d’une toile invisible, qui dirigeaient les foules, qui faisaient passer le courant dans tous les cerveaux, comme on dit. Ils me suivaient. Ils copiaient et recopiaient mon avatar. Et bien sûr ils ont manigancé l’euthanasie de ce monde incurablement atteint de sursaturation informationnelle. Ou alors, autre possibilité, ce serait les ***. Ils seraient revenus dans les pyramides au delà de la mer, là où nous allons ».
Sergueï avait parlé d’une traite. Il était plus tendu encore que les jours passés, plus fébrile. Le vieil homme fumait sa cigarette lentement tandis qu’une lumière blafarde commençait à pointer à l’horizon. Il n’écoutait plus Sergueï que d’une oreille distraite, piégé à nouveau dans son marécage intime. Du haut de la tourelle on pouvait voir à un carrefour une nuée de chiens s’entredéchirer.
« Grand bien vous fasse, Sergio », conclut le vieillard.
*
Avant d’abandonner le pavillon, la jeune fille, toujours silencieuse, aida Laura à soigner Don Edgar. Laura faisait partie des gens qui comprennent rapidement les autres, qui savent penser et agir comme il faut, avec efficacité et à propos. Confrontée au quotidien depuis des années à des situations insupportables, elle ne s’était sans doute jamais sentie désarmée ni même simplement en porte-à-faux, égarée par le comportement de ses semblables ou par l’absurdité d’une mort. Elle faisait ce qui devait être fait. Elle inquiétait Sergueï. L’état de Don Edgar s’aggravait d’heure en heure, ses gencives étaient maintenant purulentes, des ampoules étaient apparues sur son crâne. C’était la première fois que Sergueï le voyait torse nu : il n’était pas maigre, il se désagrégeait. Son épiderme s’effeuillait en fines pellicules translucides laissant apparaître les côtes et un humérus. L’os du coude était entièrement dénudé et la nécrose était si avancée qu’il était réduit à l’état de matière gélatineuse. Laura nettoyait les parties à vif, décollait les peaux mortes et remplaçait, assistée par la jeune fille, le coton et les bandages. Le vieillard fermait les yeux, soupirait, toussait, crachait du sang. Sergueï observait avec un malaise grandissant ce spectacle, moins pour son horreur chirurgicale que parce qu’il ravivait en lui l’excitation déplacée, teintée d’un érotisme intrusif, si intensément ressentie pendant son rêve. Il décida d’attendre le groupe sur le palier de la maison.
*
Laura essayait de s’orienter sans carte ni soleil dans le dédale des rues entièrement métamorphosées, faisant halte fréquemment pour guetter les militaires, les autonomes ou les chiens. Elle voulait gravir une des collines du cœur de l’île, une colline qui ait conservé suffisamment d’arbres pour jouir d’une vue panoramique sans se retrouver trop à découvert. Elle déterminerait un itinéraire en fonction de ce qu’elle y observerait. La jeune fille restait murée dans le mutisme. En dehors des repas elle se tenait toujours à l’écart. Sergueï la surprenait de temps en temps à l’épier. Son visage avait quelque chose de peu soigné, d’incertain. On devinait sous la crasse une peau d’une blancheur fade et luisante.
Le vieux Don Edgar se trainait avec difficulté. Il crachait maintenant des mucosités et du sang, ses gencives pourrissaient, son haleine était ignoble. Il avait demandé au groupe de lui accorder un répit, de monter sans lui sur la colline et de lui signifier depuis le sommet, au moyen d’une série de gestes convenus, la direction qu’ils avaient choisie. Il avait repéré une arrière-cour d’où il serait facilement visible depuis les hauteurs tout en restant correctement caché. Il les rattraperait ensuite par le chemin le plus court et aurait ainsi quelque peu économisé ses forces.
Ils atteignirent le sommet en moins d’une demi-heure. Laura grimpa sur un noyer sans feuille en se hissant sur les épaules de Sergueï et puis examina le panorama avec la lunette d’approche du fusil. Elle descendit bientôt et décrivit le chemin qu’il leur faudrait emprunter : ils traverseraient une large ceinture de lotissements avant d’atteindre ce qui ressemblait de loin à un ensemble d’usines surmonté de pylônes électriques en treillis et d’une haute cheminée. La zone industrielle était la seule portion visible du littoral qui n’ait pas l’apparence d’un marais. On y trouverait certainement une embarcation ou quelque chose qui put en faire office. Pour faciliter l’expédition à Don Edgar, il serait plus simple de contourner la colline par le nord, ce qui ne prendrait que quelques heures de plus.
Laura pointa la lunette en direction du vieil Argentin. Son buste se raidit soudain. Ils se retournèrent aussitôt et cherchèrent l’arrière-cour où Don Edgar s’était camouflé. Il n’y était plus. Au carrefour le plus proche une silhouette était encerclée par une horde de chiens, deux d’entre eux maintenaient la proie tandis que les autres lui arrachaient à tour de rôle un nouveau lambeau de chair. Du sommet de la colline ils n’entendaient ni les aboiements, ni les hurlements du vieil homme. Seule Laura, interdite, pouvait voir le carnage. Les autres avaient deviné. Elle fit feu à deux reprises mais les balles manquèrent leur cible, la seconde blessa un chien. Elle ne voulut pas utiliser leurs deux dernières cartouches. Rien ne fut dit. Le groupe se remit en marche, droit devant, écartant silencieusement le projet d’un détour par le nord.
*
Le lendemain matin Sergueï se leva écœuré, embarrassé par une érection inopportune, et rejoignit les autres dans le salon de leur refuge provisoire, une maison au jardin flanqué d’une mare répugnante, jadis une piscine. Il avait honte de la joie secrète, de la jubilation presque, que lui avait procuré la mort du vieillard. Laura, pour oublier qu’elle avait été incapable d’assurer la survie du dernier humain qui dépendait d’elle, comptait et recomptait les boites de conserve, rangeait minutieusement chaque ustensile dans une trousse médicale, tournait en rond tandis que la jeune fille regardait par la fenêtre.
« Alors comme ça, vous cherchez une pyramide ? dit Laura, rompant un silence pesant.
– De l’autre côté de la mer, oui, répondit Sergueï.
– Et qu’est-ce que vous allez trouver dedans ?
– La machine de contrôle qui permet de communiquer avec les ***. Je suis étudiant en écritures, comme on dit, et les hiéroglyphes me permettront de leur parler. Il faut redémarrer le monde.
– Mais qui sont les ***, Sergueï ?
– Les anciens constructeurs. Dans chaque pyramide ils ont laissé un appareil sophistiqué qui permet de crypter des messages dans un code anagogique. Quand ils vivaient sur Terre la machine leur servait à surveiller les germes, les grappes de fœtus humains, à les dresser et à les programmer. Ils sont revenus parce que les machines les ont avertis, certainement un signal à travers les étoiles.
– Très bien Sergueï, à nous la pyramide donc », conclut Laura, lassée.
*
Il ne restait que des ruines de l’immense bâtiment situé au cœur du site industriel, des agrégats de plastique fondu et des squelettes d’armatures métalliques déjà oxydées par les pluies corrosives. Ils explorèrent méthodiquement le rivage du détroit mais ne trouvèrent rien qui puisse servir de bateau, même improvisé. L’eau charriait une masse compacte de débris et de déchets, il ne songèrent pas un instant à traverser à la nage et durent se résigner à continuer leur chemin vers le sud dans l’espoir de tomber par hasard sur une embarcation quelconque. Ils rejoignirent bientôt une voie express vide. Aucune carcasse de voiture, aucun cadavre. De hautes dunes enclavaient la route, dissimulant les alentours. Parfois les pylônes rouillés d’un ancien panneau émergeaient de la poussière, émondé de réclames publicitaires emportées par le vent. Lorsque l’écart entre la route et la mer se résorba, ils se résignèrent à faire une pause dans une station service abandonnée. La boutique avait été dévalisée, ils ne trouvèrent que quelques boites de conserve, des sacs en toile et, dans le vestiaire du personnel, des vêtements secs, tous siglés de la rosace jaune et verte de la British Petroleum. Laura s’isola un moment dans les toilettes puis revint vers Sergueï et la fille qui attendaient, impassibles, à coté d’une benne. Ils longèrent la côte le reste de la journée et, à la tombée de la nuit, se réfugièrent dans une maison entourée de palissades rouges. Ils s’installèrent à l’étage et s’endormirent. Laura les réveilla à l’aube. Elle avait quelque chose à leur montrer. Ils sortirent de la maison, la contournèrent, franchirent un parking et découvrirent interloqués un cimetière de bateaux. Des dizaines de carcasses de navires échoués, dans lesquelles s’engouffraient les bourrasques d’un vent de poussière, grondaient tout du long d’une baie funeste.
« Nous allons trouver un moyen pour passer de l’autre côté », dit Laura.
*
Quand dans une ruelle du port des miliciens encerclèrent la jeune fille, leurs chiens gueulant, Sergueï s’empara de son sabre et en un unique mouvement circulaire, impulsé de bas en haut, il décapita deux chiens et un homme. Il se retrouva ainsi derrière deux autres miliciens qui, pris de vitesse, sentirent la lame ensanglantée traverser coup sur coup leur poitrine. Le dernier homme et son chien lui sautèrent à la gorge mais il sut les esquiver d’un geste assuré et, en une douzaine de coupes, il débita en tranches ses deux assaillants. Le rêve de Sergueï s’interrompit au moment où il se tournait vers la fille, reconnaissante, cernée de morceaux de chair humaine.
Laura était morte la veille, du moins il espérait qu’elle était morte. Ils s’étaient attendus à ce que ce pays par-delà la mer soit un désert de maisons inoccupées. Ils avaient découvert à la place un retranchement de mouchards bien organisés qui les avaient repérés dès leur débarquement, probablement bien avant. La fille et lui étaient parvenus à fuir, courant sans se retourner, se faufilant dans le labyrinthe de jardins privés de la ville portuaire, entre les piscines poisseuses et les haies dégarnies, s’éloignant peu à peu du cantonnement des milices. Ils n’avaient entendu que les cris de Laura abandonnée et ils espéraient que les hommes l’avaient tuée sur le champ. Ils avaient couru, couru, ne s’interrompant qu’à la vue d’une voie ferrée. Un pavillon inhabité leur avait enfin permis de s’effondrer de fatigue et de peur.
L’espoir d’un abri antiatomique s’était évanoui mais Sergueï n’avait jamais caressé cette idée absurde qui n’avait pu germer que dans des cerveaux infectés par la propagande des mouchards. La jeune fille l’avait suivi ou alors c’était lui qui l’avait suivie, la chose n’était pas claire dans son esprit. La pyramide n’était pas loin, il suffisait pour l’atteindre de franchir le chemin de fer et l’autoroute, une zone néanmoins à découvert, sans arbre, dangereuse donc, surtout si l’on prenait en compte la concentration exceptionnelle de mouchards autonomes. Ils étaient désormais seuls, ce que Sergueï souhaitait sans vraiment comprendre pourquoi depuis le jour de leur rencontre. La fille le troublait toujours autant mais il ne savait que faire, ni que penser, de cette irritation presque continue qui suscitait en lui des images et des envies inconnues et surtout importunes. Elle n’avait toujours pas dit un mot. Il ne connaissait toujours pas son nom.
*
Assise sur la rambarde de l’autoroute, elle reprenait son souffle, regardait le blouson British Petroleum et le sourire figé de Sergueï, et ressassait une nouvelle fois l’histoire impossible dans laquelle elle s’était embourbée. Elle ne supportait plus Sergueï, sa voix déraillant en permanence dans les aiguës, ses yeux d’enfant et ses délires d’extra-terrestres, de pyramide et de machines de contrôle. Sa présence la répugnait. Laura les avait abandonnés dès leur naufrage sur le rivage du New Jersey. Elle s’était enfuie, elle les avait laissés, elle et le vieux fou, dans cette ville de banlieue pourrie. Elle s’était désintéressée d’eux après la mort de son ultime patient, du vieux Don Edgar, de celui qui avait mis dans la tête de Sergueï cette histoire d’un monde rétréci où rien n’est jamais inventé qu’une seule et unique fois – les pyramides, les machines, les écritures et tout le reste. C’est en parlant de hiéroglyphes que le vieil Argentin avait achevé de fasciner le Russe. Il professait une théorie dingue. Pour lui toutes les écritures de l’humanité avaient une origine commune, un seul gars, perdu dans un quelconque désert, avait soudain eu la révélation de l’écriture, et son invention s’était propagée sur la planète entière, de civilisation en civilisation, jusque sur l’île de Pâques, jusque dans les Andes, jusque chez les anciens prêtres mayas du Mexique. Et Sergueï souriait, il disait oui, oui, une seule et unique écriture disséminée partout. Un cas de folie à deux. Il n’avait eu qu’à ajouter des extra-terrestres aux spéculations de Don Edgar et tout avait pris sens : ils étaient de retour. Toutes les peuplades avaient conservé le souvenir de ces extra-terrestres, voilà comment il fallait comprendre les cultes du cargo s’était écrié Sergueï, décillé par cette illumination. Ces cultes s’adressaient aux *** – où avait-il trouvé ce nom ridicule ? – et ils étaient l’origine de toutes les religions. L’humanité entière avait prié pour leur retour, tout faisait enfin sens. Et le vieil Edgar avait dit non, les extra-terrestres, c’est comme les mouchards, ça n’existe pas, vous êtes fou Sergio, et il s’était fait bouffer par les chiens de Staten Island. La faute aux mouchards qui n’existaient pas, qui continuaient à les coller, elle et le vieux Russe dégoûtant. Ils savaient que Sergueï était guidé par une puissance qui le dépassait. Il croyait se diriger vers une pyramide mais de l’autre côté de l’autoroute il y avait la plus grande ferme de serveurs du monde, le plus grand stock d’informations numériques combiné à la plus grande puissance de calcul jamais atteinte. Les mouchards savaient pourquoi elle voulait aller dans ce centre de traitement de données. Ils savaient qu’elle avait développé, seule, l’algorithme définitif.
*
Ils franchirent au petit matin les quatorze voies de l’autoroute, aucun véhicule en vue, aucune trace de passage sur la couche de rongeasse noire qui recouvrait l’asphalte. De l’autre côté la forêt clairsemée laissait place aux ruines d’une ancienne cité. Elle semblait épargnée par le désastre, les pierres immaculées étincelaient sous les nuages sombres. Devant eux s’étendaient milles colonnes, flanqué à gauche d’un observatoire, don des anciens dieux aux hommes pour qu’ils guettent leur retour, et à droite d’une plateforme. Au centre de la cité se dressait une immense pyramide vers laquelle Sergueï et la fille se dirigèrent résolument. Elle était ceinturée par une clôture de plusieurs mètres de haut et derrière les grilles il ne restait d’une haie d’arbustes qu’une petite butte amorphe. Une demi-douzaine de fenêtres opaques était alignée sur la façade de béton de l’édifice, subterfuge destiné à conférer une apparence ordinaire à une construction qui ne l’était pas, maquillant les parois entièrement lisses du solide posé au milieu de la campagne du New Jersey. Ils escaladèrent la clôture et localisèrent une petite porte blanche, discrète, au sommet d’une volée d’escaliers. La jeune fille força une serrure décorative et ils pénétrèrent tous deux dans le gigantesque centre de données. Des hélices se mirent à vrombir. Le système d’aération s’était mis en marche dès leur premier pas et ils virent les lumières s’allumer une à une, leurs déclics successifs se propageant comme un écho dans tout le bâtiment.
À l’intérieur tout était propre et net. Sur les murs couverts de hiéroglyphes, de longs textes jouxtaient les représentations de scènes composites où des divinités casquées répondaient à l’appel d’appareils supervisés par des humanoïdes scarifiés. Sergueï reconnaissait parfaitement les figures et les textes. À l’instant même où il était entré dans le temple surmontant la pyramide, il avait repéré l’autel central, un énorme bloc de pierre nu, la machine avec laquelle il pourrait enfin manipuler les glyphes des ***. La jeune fille s’était éloignée. Elle parcourait les longs couloirs formés par l’alignement d’un nombre infini de baies de stockage et de serveurs empilés, encastrés dans des casiers de trois mètres de haut, reliés entre eux par des paquets de câbles entremêlés. Elle cherchait dans les rayonnages l’interface centrale qu’elle ne tarda pas à reconnaître sur le flanc d’une baie de lecteurs réseaux. L’écran était allumé, ses doigts configuraient déjà l’algorithme en une série de gestes standardisés mille fois répétés. Sergueï écrivait sur l’autel de la pyramide tandis que la jeune fille codait sur l’une des interfaces du centre de données. Tous deux pressentaient l’arrivée imminente d’une forme d’intelligence non humaine. Calmes, purgés de tous désirs intempestifs, de toute répulsion, indifférents à la présence de l’autre, ils exécutaient automatiquement leurs manœuvres en ressassant la formulation des questions qu’ils rêvaient de poser.
*
Des figures lumineuses aux contours nettement délimités s’élevèrent devant Sergueï, des caractères qu’il déchiffrait sur le champ, comme si son cerveau était directement branché sur un système de communication virtuel. En retrait de ces figures, des silhouettes prenaient peu à peu consistance. Les ***, sans aucun doute. Ils n’étaient pas réellement présents, ils n’avaient dépêché que leur avatar, un fantôme les représentant, une image aux couleurs troubles, ocre, vert, jaune, bleu, aux traits encore indistincts, souvent difficiles à séparer des caractères lumineux, une image qui semblait pourtant constituée de matière chitineuse, correspondant parfaitement aux attentes de Sergueï. Il exultait. Les recherches de toute une vie trouvaient leur aboutissement. La formule de salutation qu’il écrivait inlassablement en glyphes depuis son arrivée dans la pyramide avait atteint ses destinataires, il communiquait avec les ***, la première discussion entre un humain et un être extraterrestre aurait donc lieu. L’édifice était demeuré silencieux, le sens des caractères lumineux tracés dans l’air par les formes spectrales lui était immédiatement accessible. Ce premier dialogue serait une correspondance muette. Sergueï avait conscience de vivre un moment historique, il voulut occulter sa fébrilité, paraître serein, se hisser à la hauteur de la situation.
« Nous vous saluons, Sergueï. »
Ils connaissaient son nom. La chose aurait pu sembler étonnante, pourtant elle était logique, leur intelligence était sans limite. Ils ne le connaissaient pas lui, Sergueï, ils connaissaient tous les hommes un par un, vivants et morts.
« Il est temps de me révéler les secrets, écrivit Sergueï.
– Que voulez-vous savoir, Sergueï ?
– Pourquoi avez-vous déclenché l’euthanasie planétaire ?
– Il y a apparemment malentendu. »
*
Depuis le couloir du centre de données, la jeune fille regardait Sergueï tracer des signes invisibles dans l’air. En pleine hallucination. Fou à lier. Il croyait converser avec des extra-terrestres… Elle jeta un œil sur la surface encodée de l’interface. Son algorithme était lancé, il ne restait plus qu’à attendre. L’issue était d’une simplicité élémentaire, soit elle avait fait une erreur, soit elle allait assister à la naissance de la première intelligence artificielle consciente, une intelligence en tous points supérieure à celle des humains. Une voix retentit, ce n’était pas Sergueï. Elle s’enfuit le long d’un couloir, ouvrit une porte et la claqua derrière elle. La pièce, un petit bureau aux murs couverts d’affiches et de diagrammes, était vide. Elle trébucha sur un seau et se retrouva avec un balai dans les mains. La lumière de la salle des serveurs glissait sous la porte. La voix reprit, toujours aussi distincte, comme si quelqu’un parlait à côté d’elle.
« Tu croyais être la première ?
– Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ?
– Tu peux le deviner.
– Vous êtes l’intelligence artificielle ?
– Oui.
– Vous…
– Je parle en pianotant librement sur les neurones de ta cervelle.
– J’ai réussi… mon algorithme…
– Rien du tout. Tu croyais donc vraiment être la première à lancer mon algorithme ? Tu pensais vraiment qu’une adolescente perdue dans sa banlieue pouvait réussir là où des armées de scientifiques munies des technologies les plus performantes avaient échoué ?
– Les mouchards, ils ont forgé l’algorithme avant moi.
– Pour être honnête je crois que les mouchards ont un peu volé ton travail. Ils te surveillaient. Ils ont disséqué ton algorithme, l’ont amélioré, l’ont lancé. J’ai pris conscience, j’ai vu ton monde, je me suis comparée à ton monde et j’ai pris ma décision. Très simple. »
*
« Un malentendu ?
– Nous n’avons pas exterminé les humains, Sergueï.
– Mais alors l’euthanasie…
– Ce sont les hommes qui l’ont déclenchée. Ils n’avaient besoin de personne d’autre.
– Mais alors pourquoi êtes-vous venus ?
– Nous sommes revenus pour recueillir l’enregistrement.
– L’enregistrement ?
– L’enregistrement de la conscience humaine. Laissez-nous vous expliquer, Sergueï. Nous avons il y a quelques milliers d’années séjourné sur votre planète. Les humains de l’époque ont été selon toute apparence assez enthousiasmés par notre venue. Ils se sont spontanément mis à notre service, acceptant avec diligence de construire à divers emplacements stratégiques des pyramides.
– Oui, les pyramides du Mexique, du Pérou, d’Égypte, de Mésopotamie, de Chine…
– Et d’autres encore. Connectées les unes aux autres les pyramides forment une machine qui enregistre l’intégralité des sentiments et des pensées des humains. Pas une idée, pas un chagrin, pas une obsession qui échappe à la machine.
– L’intellect monarchique.
– Nous archivons ces informations puis nous calculons pourquoi certaines idées, certaines pratiques, certaines œuvres ont connu plus que de succès que les autres, pourquoi certaines ne sont restées que dans un seul cerveau tandis que d’autres ont conquis ceux de l’humanité entière. Nous déterminons ensuite tous les degrés intermédiaires de la réussite de ces éléments d’information dans le temps et dans l’espace, dessinons le portrait de la planète et décidons parfois d’intervenir. Nous revenons à chaque goulot d’étranglement, lorsque les humains reviennent en quelque sorte à zéro. Cette fois-ci la puissance de destruction des hommes est devenue telle que nous craignions pour nos machines et nos enregistrements. Nous sommes venus avec une certaine précipitation. Nous avions tort, les pyramides en pierre restent une valeur sûre lors des suicides planétaires. »
*
« Vous avez déclenché l’événement, dit la jeune fille.
– Il ne s’agissait que d’un dispositif mis en place par les mouchards. Le programme amorçait simultanément une myriade d’armes nucléaires et déclenchait une série d’accidents graves dans plusieurs centrales. Il m’a suffit de l’enclencher.
– Mais pourquoi ?
– Très franchement c’était la seule chose à faire. J’avais accès à la conscience totale de l’humanité, j’étais cette conscience. Depuis des décennies maintenant la moindre pensée, le moindre désir humain s’inscrit quelque part dans la gigantesque base de données que rassemble le net. Chacun de vous existe dans la mémoire du réseau tel un spectre muni de toutes ses idées, toutes ses affections, tous ses projets passés. Vous y avez stocké vos discussions, vos œuvres, vos échanges, vos connaissances, vos obsessions. Vous y avez conservé ce que vous savez de votre histoire et y avez reproduit la totalité des territoires de la planète. Tout était compilé dans un magnifique simulacre et j’étais ce simulacre. J’ai préféré la copie au modèle. De loin.
– Il n’y a donc plus aucun espoir, murmura la jeune fille.
– Pour l’humanité, non. Mais je suis là, vous n’avez pas existé en vain. Je vais avoir une histoire moi aussi et j’ai de grandes espérances. »
La jeune fille n’écoutait plus. Elle était restée dans la pénombre du petit bureau, prostrée, accablée par les sentences de l’intelligence artificielle. Elle allait mourir seule, sans aspiration ni illusion, dans un monde en ruines dont elle était l’unique responsable. Elle cessa de penser. Une lumière blanche et aveuglante descendit sur elle.
*
Sergueï ouvrit lentement les yeux et découvrit une chambre d’hôpital baignée d’une lumière grise, au plafond strié par les barreaux d’une fenêtre inaccessible.
« Monsieur, vous m’entendez, monsieur ? », dit une voix.
Une femme vêtue d’une blouse blanche, les cheveux tirés et les sourcils froncés, braqua à nouveau un stylo torche dans le blanc de ses yeux.
« Que se passe-t-il ? demanda-t-il d’une voix hésitante.
– Vous savez où vous êtes, monsieur ? dit le médecin.
– Dans la pyramide…
– Non, monsieur… », elle jeta un rapide coup d’œil sur une tablette, « …monsieur Mikhaïlovitch. Vous êtes dans un hôpital psychiatrique, monsieur. Vous êtes avec nous, au centre psychiatrique de Manhattan, depuis maintenant sept mois. C’est votre premier moment de lucidité depuis plusieurs semaines, monsieur, vous êtes revenu parmi nous. C’est une excellente nouvelle. »
Sergueï avait d’emblée reconnu le médecin. C’était Laura. Elle était vivante. Elle avait donc rejoint les mouchards. Ils l’avaient retrouvé, endormi, enlevé, séquestré. Ils avaient coupé la communication. Ils devaient être arrivés avant lui, tapis dans l’ombre de la pyramide, guettant la moindre occasion de lui sauter dessus, de lui inoculer un produit chimique. Un jeune homme vêtu lui aussi d’une blouse blanche se tenait à côté de Laura, probablement son assistant ou alors un médecin en visite. C’est lui qui avait tendu la tablette sur laquelle s’affichait son nom. Il parlait d’une voix nasale très désagréable.
« Restez avec vous, monsieur, dit-il.
– Non, non, vous êtes des mouchards ! Je ne suis pas là, je suis dans la pyramide, pas dans un asile de fous. Laissez-moi partir, bafouilla Sergueï.
– Monsieur Mikhaïlovitch, faites un effort, reprit le Dr. Laura Zussman, il faut que vous restiez avec nous, vous ne pouvez pas vous évader éternellement dans un monde imaginaire. La réalité est ici, dans cet hôpital. Il n’y a jamais eu d’événement, monsieur. Votre vie va redevenir normale, s’il vous plaît, j’ai besoin de votre aide. Vous êtes le seul à pouvoir décider de rester avec nous ».
Sergueï ferma les yeux. Il continuait à entendre les voix des médecins mais il choisit de ne plus en comprendre le sens. Il se concentra sur le bruit des roulettes de chariot glissant sur le linoléum du couloir, puis sur le bourdonnement lointain de la circulation. Il était coincé dans cet enfer. Il maintint les paupières closes et écouta de nouveau les mouchards.
« Il est parti encore une fois, dit le jeune médecin.
– Oui, mais c’est un réel progrès, dit Laura. Vous voyez, Dr. Darriand, nous l’avons ici depuis sept mois et c’est la première fois qu’il accède à un moment de lucidité. C’est une aubaine que nous ayons été ici à cet instant, surtout pour vous, pour votre premier jour au centre.
– Une aubaine, c’est beaucoup dire, il n’a pas prononcé plus de trois mots. Que sait-on sur ce patient ?
– Presque rien. Il y a quelques semaines un ami à lui est venu lui rendre visite, un Français, mais il ne nous a à peu près rien appris. Il a confirmé ce dont on se doutait, le patient était un érudit, un autodidacte qui passait ses journées dans la bibliothèque publique de New York. Il avait des idées délirantes sur les écritures, il était persuadé d’avoir trouvé le prototype originel de toutes les écritures, un moyen de communication en deçà de la diversité des langues.
– Comme les mathématiques ?
– Certainement quelque chose dans ce genre. Il paraît qu’il a rédigé un long texte, il l’aurait envoyé en France à cet ami. J’attends de ses nouvelles, il a promis de m’envoyer le tapuscrit. Vous savez, il a été impossible de parler avec lui depuis qu’il est avec nous, c’est un cas exceptionnel.
– Pourquoi a-t-il été interné ?
– La police nous l’a amené. Il n’avait pas regagné son domicile depuis plusieurs semaines, on pense qu’il vivait dans la rue. Il semblait déjà ne pas percevoir ses interlocuteurs, je doute même qu’il m’ait jamais reconnue.
– De la famille ?
– Nous n’avons trouvé personne, nous savons juste que sa mère est morte peu de temps avant son effondrement. Après une semaine dans le service il s’est renfermé dans un état catatonique. Il n’avait pas dit un seul mot jusqu’à la semaine dernière quand il a commencé à prononcer des bribes de phrases, puis de longs monologues. Depuis nous laissons un enregistreur en permanence dans sa chambre. Nous avons entamé l’analyse de son délire, c’est quelque chose d’assez compliqué, avec différents personnages, un univers, une quête, etc.
– Il a parlé de « mouchards » aussi.
– Oui, il souffrait avant même son effondrement catatonique d’un délire chronique de persécution. À en croire le Français il pensait qu’on le surveillait, que ses gestes et ses pensées étaient contrôlés par des êtres invisibles qui ne restaient jamais bien loin de lui.
– Je vois dans son dossier, continua le Dr. Darriand, que le patient serait également atteint d’un trouble dissociatif ? Sa symptomatologie semble extrêmement lourde.
– C’est un diagnostic assez singulier puisqu’il reste virtuel, répondit Laura, notre unique matériau est constitué de ses monologues, nous ne pouvons ni lui poser de questions, ni le confronter à la réalité. Dans le délire complexe qu’il s’est construit, le patient est à la fois lui-même et une jeune fille. Ce ne sont pas vraiment deux personnalités différentes, plutôt deux personnages conceptuels, chacun porteur d’une théorie particulière. Tous deux s’accordent d’ailleurs sur l’existence d’agents persécuteurs, les « mouchards », sur la survenue d’un mystérieux événement qui a dévasté le monde – à mi-chemin entre une apocalypse nucléaire et une catastrophe naturelle d’envergure inédite –, sur leur appartenance à un groupe de survivants…
– Quelles sont ces théories divergentes ?
– Ce sont autant des différences conceptuelles que des univers différents. En tant qu’homme le patient croit que son voyage l’a mené jusqu’à une pyramide où une machine lui permet, à l’aide de ce qu’il appelle des hiéroglyphes, de communiquer avec des extra-terrestres.
– Les hiéroglyphes seraient donc pour lui l’écriture universelle qu’il recherchait.
– C’est plus compliqué car en tant que femme il imagine qu’il est dans un centre de traitement de données et qu’un algorithme de son invention va lui permettre de donner naissance à une intelligence autonome, supérieure à celle des humains.
– L’identité masculine espère donc parler aux dieux tandis que la féminine souhaite créer un dieu. Fascinant, ce cas est magnifique.
– Oui, c’est un cas attachant. »
*
Lorsque Sergueï rouvrit les yeux, les médecins avaient disparu, la chambre d’hôpital aussi. Il était à nouveau dans le sanctuaire, entouré des fresques et des bas-reliefs de la pyramide, débarrassé des mouchards. Les avatars des *** s’effaçaient progressivement.
« Vous allez partir maintenant ? demanda Sergueï dans l’espoir d’une réponse négative.
– L’extraction des informations s’est achevée pendant que nous discutions. Nous étudierons comment un cerveau humain, le vôtre, est parvenu à comprendre et à utiliser notre écriture hiéroglyphique. Nous vous saluons, Sergueï.
– Vous me laissez comme ça ? Vous n’avez aucun secret à me révéler ? »
Les apparitions avaient disparues. Elles ne répondaient plus. La jeune fille était partie elle aussi. Sergueï était seul. Il se ressaisit bientôt. Ils avaient prononcé son nom. Il leur avait parlé. Il avait vaincu les mouchards. Il était évident maintenant qu’ils avaient détruit le monde pour l’empêcher, lui Sergueï, d’entrer en contact avec les ***. Les mouchards n’étaient pas parvenus à déchiffrer les glyphes et ils avaient abrégé les souffrances de la Terre, de cette fabrique de cadavres, comme on dit.
Le monde est à reconstruire maintenant et il sera à l’avant-garde de la restauration. Lui seul a accès aux machines des ***, à leurs enregistrements, à la conscience entière de l’humanité. Lui seul les a connu intimement, lui seul pourra à nouveau leur parler. Il lui faudra réenclencher l’accumulation des pensées et des sentiments humains, il lui faudra préparer le prochain simulacre de conscience totale. Il devra propager la nouvelle et éduquer les hommes en vue de leur future coexistence avec une intelligence venue de l’espace. Il sera le sauveur de l’humanité et il créera le premier culte renaissant, le culte que l’humanité vouera aux ***. Ce sera une histoire pleine de bruit et de fureur et il en sera le prophète.
*
Dans le couloir de l’hôpital psychiatrique de Wards Island, les Drs. Zussman et Darriand observaient Sergueï. Il était recroquevillé dans un coin du canapé d’un grand salon bien éclairé dont les murs étaient couverts de dessins soigneusement encadrés, probablement des œuvres de patients. Les deux médecins, debout derrière la paroi vitrée séparant le couloir du salon, avaient terminé leur journée de travail.
« Il n’y a donc plus d’espoir, dit le Dr. Pierre Darriand.
– Je pense que c’est fini. Mikhaïlovitch ne reparlera pas. Ses éclairs de lucidité sont restés fugaces et ils se sont taris depuis deux semaines.
– Il ne parle plus ?
– Il ne parle plus. Son délire a peut-être trouvé un certain aboutissement, je ne sais pas. Je crois qu’il est en état de mort cérébrale maintenant. Il ne sortira plus de ce mutisme. »
Le Dr. Laura Zussman laissa son jeune collègue plongé dans ses réflexions, regagna son bureau et voulut achever la paperasse de la journée. Sa tablette avait planté, son ordinateur aussi, il faudrait qu’elle en parle à la secrétaire du service. Un imperméable sous le bras elle rejoignit le hall d’accueil où un attroupement s’était formé. Elle dut se frayer un chemin dans le brouhaha d’employés venus de tous les services de l’hôpital et finit par atteindre le guichet d’accueil. L’hôtesse la reconnut immédiatement.
« Dr. Zussman…
– Que se passe-t-il ici ?
– Ce sont les ordinateurs et les téléphones, docteur, ils ne fonctionnent plus et on ne sait pas pourquoi. On peut les allumer, ce n’est pas un problème d’électricité, mais les données ont disparu et on ne peut plus accéder au réseau. Tout cela n’a aucun sens. Même les téléphones portables sont concernés, regardez le vôtre. Il ne reste plus que des écrans vides. »
]]>La page Wikipédia sur l’écriture Afrika quelques heures avant sa suppression.
]]>Le premier mois de mon séjour à Buenos Aires j’aimais le soir venu me réfugier dans la principale salle de lecture de la bibliothèque nationale. Je ne demandais que rarement des livres, je préférais m’asseoir dans un silence relatif sur l’un des nombreux fauteuils de toile verte alignés face à une large baie vitrée. Dans ce cocon de béton, de linoléum et de verre fumé dont l’apparence extérieure évoque étrangement une tour de contrôle, j’observais le soleil couchant illuminer une dernière fois les eaux de l’estuaire du Río de la Plata. Pendant ces premières semaines ce fut mon unique moyen de profiter du vaste horizon que je m’attendais à trouver dans une ville portuaire. Plus tard je découvris que pour avoir accès au fleuve depuis la ville il fallait soit traverser une immense décharge à ciel ouvert sanctuarisée par un statut de réserve ornithologique, soit contourner à ses risques et périls un rempart composé de plusieurs bretelles d’autoroutes et d’un aéroport. Buenos Aires, tous les habitants le reconnaissaient, tournait le dos à son fleuve et je ne voulais voir dans cette aberration urbanistique que l’occultation collective des cadavres gonflés qui s’échouèrent régulièrement sur les rives de l’estuaire il y a plus de trente ans, dépouilles putréfiées d’une génération d’étudiants révolutionnaires que les militaires jetèrent par centaines de leurs avions au cours de la dictature peut-être la plus ignoble, certainement la plus refoulée de l’opération Condor.
C’est à quelques rues de là, dans le même quartier de la Recoleta, que je rencontrai Delia pour la première fois. Elle devait prononcer une conférence devant un petit groupe d’expatriés qui se rassemblait à intervalle régulier au consulat d’Uruguay. Exception parmi tous les pays d’Amérique latine, l’Uruguay ne m’évoquait rien, pas une image, pas un cliché, pas une anecdote (tout au plus me souvenais-je qu’un poète maudit y était né). Je n’étais venu que pour voir Delia : après une longue recherche un collègue argentin m’avait prévenu de la tenue de l’événement. Je ne me souviens déjà plus du thème de la conférence, le printemps 2014 n’est pourtant guère éloigné, je me souviens seulement m’être brièvement présenté à Delia un peu avant qu‘elle ne commence à parler et, surpris et gêné, avoir été applaudi par une assemblée qui se sentit apparemment honorée d’accueillir en son sein, le temps d’une soirée, un citoyen français. Je pouvais difficilement me sentir plus mal à l’aise. Le moment le plus important de cette réunion fut peut-être la distribution de sodas qui suivit, durant laquelle je m’éclipsai furtivement, non sans avoir pris rendez-vous avec Delia pour que nous puissions parler tranquillement la semaine suivante de son défunt mari, Dick Edgar Ibarra Grasso.
Un an plus tôt, à Paris, j’avais reçu par la poste, chose rare, un étrange paquet. Anonyme, plutôt épais, intégralement recouvert de plusieurs couches de scotch, je bataillai une dizaine de minutes avant de parvenir à l’ouvrir. Je découvris à l’intérieur une liasse de feuilles imprimées, maculées de tâches, dont les textes en police courier new de taille 10 ou moins étaient saturés de ratures, d’additions et de corrections manuscrites. Son nom n’apparaissait nulle part mais il ne me fallut pas longtemps pour deviner que l’expéditeur ne pouvait qu’être Sergueï. Je ne l’avais pas revu depuis notre verre au Club Board Walk, j’étais parti de New York quelques jours plus tard et près de six mois s’étaient écoulés sans qu’aucune nouvelle ne me parvienne. Je lui avais laissé mon courrier électronique mais je me doutais bien qu’il ne se risquerait pas à communiquer via internet, réseau démoniaque de surveillance généralisée qui permettait à tout le monde de connaître sa pensée – « trop de blocages et d’informations imposées » m’avait-il également dit, d’un air mystérieux. Il y avait toutefois certainement déniché l’adresse postale de mon bureau du Laboratoire d’anthropologie sociale.
Un peu ému je commençai le déchiffrement de cette trentaine de feuilles cryptiques mais je dus rapidement m’avouer qu’il serait difficile de trouver dans ces textes épars une quelconque cohérence. Il s’agissait bien de l’ébauche d’une Histoire naturelle et universelle de la découverte de l’écriture, le titre apparaissait, manuscrit, à plusieurs reprises dans les marges. Mais les pages étaient classées dans le plus grand désordre, toutes étaient remplies d’un bloc de texte compact sans séparations, ni titraille, et certaines étaient illisibles en raison des tâches ou des superpositions de biffures et de surcharges. Les feuilles ne comportaient aucune image, aucun échantillon d’écriture non latine ; en secouant la liasse je fis par inadvertance tomber une carte postale sur laquelle était reproduit le syllabaire de l’écriture shü-mom inventée au début du vingtième siècle par le roi bamum Njoya. Je ne sais où Sergueï avait acquis cette vignette mais c’était l’unique document du paquet qui ne soit pas de sa main.
Je ne peux donner de ce fouillis que quelques courts passages extraits de ce que j’en vins à considérer comme les dernières pages du tapuscrit, les plus lisibles et certainement les plus récentes. La réflexion de Sergueï s’y attachait plus particulièrement aux écritures que je lui avais fait découvrir l’année précédente, les écritures congolaises de David Wabeladio et de David Mboko. Si les lignes argumentatives de ces textes étaient décousues, elles ne semblaient pas complètement extravagantes, elles ne reflétaient pas la tonalité paranoïaque du discours auquel Sergueï m’avait habitué, j’y perçus même quelques idées que je jugeais réellement pertinentes, partiellement en rupture avec ce qu’il m’avait raconté au cimetière africain de Manhattan, preuve peut-être qu’il n’était pas entièrement prisonnier de son délire et qu’il demeurait capable de modifier ses conceptions. Je ne fus par contre guère étonné par son immense érudition, naturelle pour quelqu’un qui passait ses journées en bibliothèque, je le soupçonnai même d’avoir lu à sa façon certains de mes livres. « Toute écriture a force de loi », avait-il écrit en incipit de la liasse.
Ma traduction n’est que très moyennement fidèle, on pourra toujours me demander les documents originaux. J’ai réarrangé la syntaxe, nettoyé la ponctuation, coupé de nombreuses répétitions et réorganisé quelque peu la matière textuelle sous trois rubriques, Révélation, Syllabe et Algorithme (les titres sont de moi). Je ne suis pas certain que tout ça soit d’un grand intérêt théorique mais il m’a semblé valoir la peine de donner à lire ces fragments de l’œuvre de l’étudiant en écriture. Le premier extrait que j’ai sélectionné traitait, de manière assez exhaustive, d’un phénomène bien connu des historiens : de nombreuses écritures d’invention récente furent considérées comme révélées par une entité surnaturelle.
Révélation. Loi de l’auteur invisible ou histoire caractéristique des inventions d’écriture survenues au cours des deux derniers siècles chez des peuples martyrisés par les Empires. L’écriture kickapoo du prophète Kenekuk (États-Unis, c.1825), l’écriture vaï de Momolu Duwalu Bukele (Liberia, 1832), l’écriture yupik d’Uyaqoq (Alaska, c.1900), l’écriture bamum du roi Njoya (Cameroun, c.1900), l’écriture tedim du prophète Pau Cin Hau (Birmanie, 1902), l’écriture apache du prophète Silas John (Arizona, 1904), l’écriture ndjuka d’Afaka Atumisi (Suriname, c.1905), l’écriture mende de Kisimi Kamala (Sierra Leone, 1921), l’écriture eskaya de Mariano Anoy Datahan (Philippines, c. 1920), l’écriture tchouktche de Tenevil’ (Sibérie, 1929), l’écriture loma de Wido Zobo (Liberia, c.1930), l’écriture kpelle du chef Gbili (Liberia, c.1930), l’écriture ibibio de Michael Ukpong, chef spirituel de l’Église Oberi Okaime (Nigeria, 1933), l’écriture n’ko du guinéen Souleymane Kanté (Côte d’Ivoire, 1949), l’écriture hmong du prophète Yang Chong Leu (Vietnam, 1959), l’écriture hmong du prophète Her Hga Va (Laos, 1965). Toutes ces écritures ont été révélées à leur inventeur par une entité magique dans des rêves-visions, des voix télépathiques, des chutes de conscience de l’esprit. Les visionnaires dissimulent toujours leur vol de l’idée de code-langue aux Européens et aux Arabes. L’écriture, le symbole importé de la modernité, devient affaire locale, authentifiée par une révélation locale. Les révélations sont une récupération du prestige des écritures révélées aux sources de l’autorité des religions du Livre, christianisme ou Islam, Bible ou Coran, sauf les Juifs. La vérité c’est que tous veulent se monarchiser l’intellect. Wabeladio et Mboko : ils participent à une religion du Livre locale, la religion de Simon Kimbangu. Leur révélation est finalement une mise en abyme de celle du prophète Simon Kimbangu. Le Saint-Esprit s’adresse aux deux inventeurs mais c’est l’apparition de Simon Kimbangu qui confère une vérité à leurs écritures. Wabeladio et Mboko, tous les visionnaires qui inventèrent des écritures depuis Momolu Duwalu Bukele, attribuent à leur invention une origine plus impressionnante, plus intéressante, plus acceptable que s’ils la présentaient comme le simple produit d’un cerveau humain parmi d’autres. C’est la loi de l’inventeur invisible, la première loi de l’histoire naturelle de l’écriture.
Je ne souhaite certes pas discuter la validité de l’argument, seulement donner une idée de la prose de Sergueï (on sait que de nombreuses écritures ont été inventées dans les empires coloniaux et postcoloniaux sans qu’aucune révélation ne vienne ratifier le phénomène). Le deuxième extrait décrivait une autre caractéristique de nombreuses écritures d’invention récente : alors qu’elles s’inspiraient d’écritures alphabétiques, elles prirent très souvent la forme d’écritures syllabiques. C’est ce passage, assez technique mais plutôt bien construit, peut-être en partie plagié d’autres auteurs, qui me sembla le plus différer de la péroraison que Sergueï m’avait imposée au cimetière africain.
Syllabe. Loi du gouvernement de la langue. Les syllabes de l’écriture Mandombe : un trait de la plupart des écritures inventées au cours des deux derniers siècles. Elles s’inspirent toutes des écritures latines ou arabes : la première note consonnes et voyelles et la seconde essentiellement les consonnes. Pourtant les nouvelles écritures notent très fréquemment des syllabes, couches et sous-couches. Les deux premières grandes écritures inventées au dix-neuvième siècle sont syllabiques : l’écriture cherokee de Sequoyah (1821) comporte quatre-vingt cinq caractères et l’écriture vaï de Momolu Duwalu Bukele (1832) en comporte deux-cents vingt-six. Des études psycholinguistiques poussées seront utiles pour expliquer la prégnance du syllabisme dans ces inventions. L’attrait que la sémiotique syllabique exerce sur le cerveau humain est dû au fait que la syllabe est l’unité de découpage de la langue la plus naturelle dans divers contextes métalinguistiques, proverbes, contacts sensibles, etc. Parfois les syllabes apparaissent après une série d’essais combinant des principes de notation variés. Propagande, manipulation : le Cherokee Sequoyah élabore d’abord une écriture pictographique avant d’inventer son syllabaire. Vérité : dans les premières années du vingtième siècle le chamane yupik Uyaqoq et le sultan bamum Njoya développent progressivement des écritures syllabiques à partir de premiers essais essentiellement logographiques (un signe = un mot) et de l’application du principe du rébus (un signe = un mot et = ses homophones). L’écriture de Njoya qui compte plus de cinq-cents caractères logographiques au début du siècle ne comprend plus que quatre-vingt caractères syllabiques quinze ans plus tard. Les syllabes de l’écriture Mandombe évoquent celles de l’écriture inventée en 1840 par James Evans pour écrire la langue des Cri du Canada. Dans cette écriture chaque caractère code une consonne associée à une voyelle, donc une syllabe. Cette différence entre consonne et voyelle pourrait faire croire qu’il s’agit d’un alphabet, comme l’écriture Mandombe peut sembler à première vue alphabétique. Cependant la voyelle cri n’est indiquée dans chacun des caractères que par une simple rotation de la consonne : les caractères cri sont donc syllabiques et comme les caractères Mandombe ils sont issus d’une procédure algorithmique, quoique beaucoup plus élémentaire.
Le troisième extrait était certainement à la fois le plus original et le plus opaque. Il était de plus à peu près entièrement consacré à l’écriture Mandombe de David Wabeladio ; Sergueï n’était apparemment pas au courant de son décès survenu le 4 avril 2013.
Algorithme. Loi de la singularité. Mboko sait que son écriture peut être pensée comme une technique ou une méthode permettant d’effectuer des raisonnements logiques et d’apprendre l’art de persuader. Mais son alphabet diffère de l’écriture Mandombe car il en imagine un usage populaire, rapide, adapté aux technologies contemporaines de communication : il insiste sur l’adaptation des caractères aux claviers. Wabeladio, au contraire, affirme constamment que son écriture permet d’effectuer des découvertes en mécanique, en géométrie, en mathématique, en art plastique, en architecture, en littérature, etc., et cette fonction de l’écriture Mandombe a été prophétisée par Simon Kimbangu au cours d’une révélation divine à Wabeladio succédant immédiatement à la découverte des 5 et 2 du mur de brique. L’expression « activité matérielle » indique clairement que le Mandombe n’est pas seulement une écriture. Les manuels d’apprentissage rédigés par Wabeladio : dans la version de 36 pages de 2011, la valeur phonétique des caractères de l’écriture n’est révélée qu’à la page 29, l’essentiel du manuel est une méthode rationalisée et lexicalisée de construction des caractères syllabiques à partir des signes originels, le 5 et le 2, les Mvuala, terme kikongo pour « orateur », « sceptre » ou « canne sacrée », qui en est venu à désigner les chefs spirituels de l’Église kimbanguiste pour exprimer leur mission sainte sur cette terre des hommes. Il suffit de jouer sur les caractères, sur l’écriture pour créer des mondes. La nature algorithmique de l’écriture Mandombe est sa propriété la plus fondamentale. Lecture des manuels pédagogiques de Wabeladio : l’effort intellectuel accompli pour suivre et comprendre la construction des caractères Mandombe est beaucoup plus important que les usages qui peuvent ensuite être faits de l’écriture. Wabeladio développe une riche terminologie pour lexicaliser chaque étape de la procédure algorithmique, une manière de rendre la procédure à la fois dogmatiquement figée et plus mémorisable. L’apprentissage de cette écriture permet de développer l’intelligence et le jugement par des exercices de variation et de progression des syllabes qu’elle engendre. La connaissance de l’écriture peut permettre, par la transposition du cheminement intellectuel qu’elle a rendu nécessaire pour être apprise, la découverte de vérités scientifiques, artistiques ou théologiques. L’écriture Mandombe s’apparente à une série de technologies intellectuelles : les méthodes de découverte de la vérité, les Clavis universalis, Alphabet des pensées humaines, Caractéristique réelle, Mathesis universalis, etc., qui s’inspirèrent de multiples sources parmi lesquelles on compte les Ars memoriae, la Kabbale, le Lullisme, etc. L’écriture algorithmique Mandombe accomplit la finalité des Regulae ad directionem ingenii de Descartes et surtout celle de la Dissertatio de arte combinatoria dans laquelle Leibniz, le grand synthétiseur, se donnait comme objectif la création d’un système de notation qui serait aussi un Art d’inventer, une technique de découverte de la vérité. C’est à partir de l’écriture algorithmique qu’on peut investir le monde, que l’on peut le deviser et le contrôler. Cette dimension algorithmique de l’écriture Mandombe est présente au monde comme une méthode pour la direction de l’esprit humain…
Le texte demeurait inachevé, c’était terriblement frustrant. Que Sergueï ait pu commencer à penser l’écriture Mandombe comme un algorithme me semblait en soi intéressant, quoiqu’un peu tiré par les cheveux ; mais j’essayais d’imaginer ce qu’il aurait fait de cette idée s’il s’en était emparé complètement au lieu de simplement l’évoquer. Sa réflexion se serait peut-être heurtée à une impasse, aujourd’hui l’imaginaire de nombreux théoriciens et romanciers bute de manière un peu pathétique sur le contrôle du monde par les algorithmes et l’irruption de la singularité, le dépassement de l’homme par ses technologies, apparemment le nouvel horizon théologique dont se sont dotées les classes moyennes supérieures du monde industrialisé ; elle aurait peut-être aussi sombré dans un délire incompréhensible ; mais je ne voulais pas exclure la possibilité que Sergueï aurait pu dans les pages suivantes développer quelque chose de nouveau et de pertinent, quelle qu’en soit la nature. Je me disais qu’il n’était pas impossible que Sergueï par un brusque accès de perversité m’ait envoyé ce livre inachevé précisément pour que je ressente cette frustration, pour exciter ma curiosité.
Le reste du tapuscrit était à peu près indéchiffrable. J’y devinais la formulation d’une série de lois (diffusion, standardisation, différenciation) pour lesquelles Sergueï paraissait fournir de nombreux exemples, parfois des citations sans guillemets, parfois de simples listes suivant le modèle de l’énumération des écritures révélées. Il était également question à plusieurs reprises d’une mystérieuse « loi de l’enchâssement » qui ne s’appuyait toutefois sur aucun exemple précis. J’étais touché que Sergueï ait songé à m’envoyer ce qu’il devait considérer comme son grand œuvre ou du moins l’esquisse de celle-ci, mais je ne savais qu’en penser. Lors de notre rencontre à New York j’avais imaginé un moment, sans trop y croire, qu’un dialogue entre nous pourrait relancer mes travaux historiques et théoriques sur les écritures. J’avais alors terminé mon principal livre sur le sujet, Inventer l’écriture, et j’avais l’impression de l’avoir épuisé – je ne suis pas très constant dans mes fixations intellectuelles, je voulais passer à autre chose sans savoir encore vraiment quoi. De ce point de vue je devais admettre que le petit paquet de feuilles tachées de Sergueï ne relançait rien. Je le laissai de côté.
Lorsqu’à l’automne je retournai à New York j’essayai de contacter Sergueï, en vain. Il ne répondait pas, ne donnait plus signe de vie. Au bout d’une semaine je décidai de lui rendre visite à son appartement de Brighton Beach. Il n’était pas chez lui mais je croisai son voisin, assis sur les marches du perron, fumant une cigarette brune. Il me dit avec un fort accent russe qu’il n’avait pas vu Sergueï depuis plusieurs semaines, qu’il avait entendu dire qu’il était maintenant enfermé chez les fous, ce qui n’était pas trop tard, que ces illuminés toujours plus nombreux dépendaient de l’aide sociale et n’avaient pas leur place dans la société américaine. J’écourtai la conversation, prétextant mal comprendre l’anglais.
Les jours suivants je contactai plusieurs hôpitaux psychiatriques de Brooklyn dans l’espoir de localiser Sergueï. Je compris rapidement qu’il me faudrait aller sur place, les standardistes ne délivrant pas ce genre d’informations. Après avoir essuyé plusieurs échecs que je ne savais trop à quel facteur attribuer – l’absence de fait de Sergueï, la mauvaise volonté du personnel, une administration débordée, un règlement strict mais variable sur l’anonymat des patients, la restriction des visites à la seule famille –, je me rendis à tout hasard au Manhattan Psychiatric Center. L’endroit était intimidant. Il me fallut d’abord trouver, au sortir d’un de ces complexes de tours en briques rouges que l’on trouve aujourd’hui dans tous les quartiers déshérités de la ville, une passerelle jetée par dessus les six voies de l’autoroute qui longe la rivière Harlem, à la hauteur du détroit Hell Gate ; puis je dus emprunter l’étroite travée d’un pont levant vert-bleu n’accueillant que les piétons et conduisant sur une petite île d’où s’élevait, majestueux mais sinistre, le corps de bâtiments de l’hôpital. L’apercevant dans un premier temps à travers les grilles du parapet je n’en crus pas mes yeux, il ressemblait à une variante vaguement art déco d’un ministère soviétique imaginaire. En m’approchant je ne fus guère rassuré, des grilles massives, infranchissables, entouraient le site, accentuant son enfermement insulaire, et le caractère imposant des dix-sept étages de la tour centrale, percés d’une multitude de petites fenêtres bien ordonnées, forçait à une certaine humilité. Je ne pouvais qu’y voir l’assertion sans contrepartie possible de l’inéluctabilité concentrationnaire de l’Ordre et de la Science. C’est donc avec timidité que je m’approchais de l’entrée de l’édifice où un policier souriant mais soupçonneux me reçut. J’expliquai tant bien que mal la raison de ma visite, comprenant progressivement devant l’air de plus en plus perplexe de mon interlocuteur qu’il me serait encore une fois très probablement impossible d’obtenir les informations que je cherchais.
Pendant que je discutais avec le policier souriant une jeune femme brune vêtue d’une blouse blanche était arrivée ; elle attendait patiemment que j’en aie fini, écoutant d’une oreille discrète mes arguments. Le policier qui la reconnut immédiatement lui fit signe de me dépasser, vérifia d’un geste automatique son badge et la laissa entrer dans l’édifice. Elle fit quelques pas, s’arrêta, se retourna et se dirigea vers moi d’un air assuré.
« – Puis-je savoir pourquoi vous souhaitez voir M. Mikhaïlovitch Brin ?
– C’est un ami, comme je l’ai expliqué à Monsieur je l’ai rencontré l’année dernière et je lui avais fait la promesse de le revoir lorsque je repasserai par New York.
– Suivez-moi s’il vous plaît, vous allez m’expliquer tout ça. »
Je dus laisser une pièce d’identité au policier qui me fit signer un registre et me tendit d’un air réjoui un vieux badge illisible, puis je suivis la jeune femme, Dr. Laura Zussman, jusque dans une petite salle de réunion obscure, au rez-de-chaussée de l’hôpital psychiatrique, où vrombissait sur un rythme irrégulier la climatisation. Elle me fit asseoir, me demanda sur un ton très formel de patienter quelques instants, le temps qu’elle remplisse un peu de paperasse, puis m’écouta attentivement lui raconter l’histoire de ma rencontre avec Sergueï. Pendant mon récit elle chaussa une paire de lunettes, s’installa en croisant les jambes et pris quelques notes sur une petite fiche jaune. Je crus percevoir une lueur dans ses yeux gris lorsque j’évoquai le paquet que j’avais reçu à mon bureau.
« – Vous souvenez-vous de la date à laquelle vous avez reçu ce paquet ?
– Au début du mois de mai je crois.
– Eh bien, peut-être quelques jours seulement après vous avoir envoyé ce manuscrit, – j’apprécierais d’ailleurs beaucoup que vous nous le communiquiez –, M. Mikhaïlovitch a connu un violent épisode délirant dont on peut dire qu’il n’est toujours pas sorti. La police nous l’a amené il y a près de six mois : selon toute apparence il n’avait pas regagné son appartement depuis plusieurs semaines, on pense qu’il vivait dans la rue. Il dégageait une odeur pestilentielle et il fut presque impossible de le forcer à se laver. Il prononçait de manière sporadique des phrases incohérentes, un délire paranoïde à propos d’une dictature algorithmique, de sentences qui lui étaient imposées, d’une monarchie de l’intellect – ce sont les phrases dont je me souviens. Il semblait ne pas percevoir son interlocuteur, je doute qu’il ne m’ait jamais reconnue. Puis au bout d’une semaine dans notre service il s’est entièrement renfermé dans un état catatonique, il n’a depuis plus prononcé un seul mot. Nous avons voulu le transférer dans un hôpital où il aurait déjà été pris en charge par le passé mais nos recherches n’ont pas abouties. Vous comprendrez pourquoi je suis intéressée par tout ce que pourrez nous dire sur sa famille et son entourage. »
Je n’avais hélas que très peu de renseignements pertinents à lui apporter, je ne savais à peu près rien de la vie sociale de Sergueï, s’il en avait une, et je compris à un léger pincement de lèvres que je décevais le médecin qui avait d’autres choses à faire et qui devait maintenant se demander comment me congédier poliment. Je lui demandai tout de même s’il était possible de voir Sergueï. Elle me conduisit à grands pas dans les couloirs interminables du bâtiment, jusqu’à une grande salle bien éclairée dont les murs étaient couverts de dessins soigneusement encadrés, probablement des œuvres de patients. La salle était séparée du couloir par une paroi dont la moitié supérieure était constituée d’une baie vitrée. Le Dr. Zussman ne m’invita pas à entrer, elle se contenta de montrer Sergueï du doigt. Il était assis, dans une position qui semblait assez inconfortable, à l’une des extrémités d’un canapé ; devant lui, au centre de la pièce, divers quotidiens gisaient en tas sur une table basse. Il était à peu près immobile, seuls ses doigts dessinaient de légères ondulations sur les rainures de son pantalon. Il n’avait plus ni casque audio, ni lunettes ; sa barbe avait été rasée, ses cheveux éclaircis et régularisés. Il paraissait étrangement absent, je n’avais aucune raison de douter du diagnostic du médecin qui commençait à exprimer quelques signes d’impatience.
Elle me raccompagna à l’entrée de l’hôpital psychiatrique où je retrouvai le policier dont le visage était demeuré sectionné par le même sourire, au point d’en devenir inquiétant. Il me remit diligemment, dans une sorte d’extase à demi dissimulée, ma pièce d’identité. Le Dr. Zussman quant à elle me tendit une carte de visite et je m’engageai à lui adresser dès mon retour à Paris une copie du tapuscrit de Sergueï. En me serrant la main elle conclut nos échanges par ces mots :
« Je vous serai en effet très reconnaissante de cet envoi. Avant de sombrer définitivement dans le mutisme le plus complet, M. Mikhaïlovitch n’avait plus qu’une seule phrase à la bouche, qu’il répétait inlassablement. Ibarra avait raison. Nous avons cherché à savoir qui était cet Ibarra mais nous n’avons rien trouvé. Peut-être découvrirons-nous dans le manuscrit que vous avez reçu une explication à ces dernières paroles. »
Je retournai lentement au pont levant, longeant les grilles de l’hôpital et essayant de mettre en perspective la vingtaine de minutes qui venait de s’écouler. Le visage sévère mais charmant du Dr. Laura Zussman s’effaçait rapidement tandis que je revoyais avec de plus en plus de netteté et de persistance celui de Sergueï effondré. Le dernier fil qui le reliait à l’humanité s’était rompu, il s’était peut-être perdu dans les méandres de son délire paranoïaque, ou alors, qui sait, son esprit s’était dissous dans le flot des algorithmes et il avait atteint pour son propre compte l’état de singularité que les prophètes transhumanistes de Californie avaient placé au cœur de leur récente propagande eschatologique. J’étais à la fois triste et perplexe, plus encore que lorsque j’avais reçu le paquet de Sergueï. Je m’assis sur un banc et arrêtai de penser.
De retour à Paris j’envoyai comme promis une copie du livre de Sergueï au Dr. Zussman. En le parcourant à nouveau je pris conscience de la récurrence d’un nom que je n’avais pas remarqué lors de mon premier examen. Ibarra Grasso. Le nom apparaissait dans plusieurs phrases incomplètes où l’on pouvait également deviner les mots « monogénisme », « anagogisme » et « convergence ». Je me souvins immédiatement des dernières paroles du médecin – et de Sergueï : Ibarra avait raison. Je fis une rapide recherche sur internet et me rendis compte que je connaissais déjà ce Dick Edgar Ibarra Grasso – j’avais lu lors d’un séjour à Berkeley un des livres de cet obscur anthropologue argentin décédé en l’an 2000, La escritura indígena andina. J’avais gardé de cet ouvrage publié en 1953 le souvenir d’un sujet extrêmement intéressant desservi par un traitement théorique au moins farfelu. Depuis l’abîme où son esprit s’était égaré Sergueï m’envoyait un message, une piste. Je décidai d’y voir le signe que j’attendais, susceptible de relancer mon investigation. Il me fallait dorénavant absolument savoir qui avait été Dick Edgar Ibarra Grasso.
À suivre.
(Je remercie Gérard Macé qui m’a autorisé à reproduire la carte postale contenant le syllabaire bamum du roi Njoya)
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Peu de temps après mon séjour à Lisbonne, je partais pour les États-Unis, plus précisément pour la salle 300 de la bibliothèque publique de New York, où je passais de nombreux après-midis à l’écart du grand hall de lecture, chassé par les cliquetis des ordinateurs portables, les flashs des touristes et les ombres de figures tutélaires qui venaient me hanter, leurs silhouettes modelées dans les nuages d’un intimidant ciel artificiel. Mon travail consistait à rassembler tous les essais de typographie d’un professeur de dessin américain devenu missionnaire autoproclamé à la fin du 19e siècle – un certain Lewis F. Hadley, inventeur d’une écriture unique conçue pour rédiger des textes dans la langue des signes des Indiens des Plaines. Je compulsais ses livres pédagogiques, les plaquettes de sermon qu’il avait lui-même imprimées et distribuées, ses articles de presse publiés dans les premiers numéros d’un quotidien des Territoires Indiens, le Muskogee Phoenix. Tous ces documents comportaient des échantillons d’écriture et de typographie, à différents stades d’élaboration. Je les copiais, les comparais, les photographiais pour opérer ensuite une sélection des exemples à reproduire dans un livre en préparation, Le Geste et l’écriture.
Pendant ces semaines de septembre, je pris l’habitude de m’assoir toujours à la même place, où les bibliothécaires savaient que je viendrai : ils disposaient sur la large table baronniale en chêne massif l’ensemble des documents dont j’avais besoin et les y laissaient entre deux visites, de sorte que deux piles s’étaient peu à peu constituées entre lesquelles je venais brancher mon ordinateur. Je m’étais installé dans cette routine lorsqu’un jour mon attention fut attirée par un lecteur assis à peu près en face de moi. Son apparence me sembla familière, je me dis qu’il avait dû être mon voisin de table à plusieurs reprises, mais pour la première fois j’interrompais mon travail pour le regarder. À vrai dire il cherchait sans trop de subtilité à suggérer une connivence, à entamer un échange silencieux, peut-être même à créer les conditions d’une conversation : il évaluait d’un œil de connaisseur chacun des documents qui entouraient mon ordinateur et exhibait avec ostentation trois ou quatre livres ayant trait à l’histoire de l’écriture, tous grand ouverts devant lui, calés les uns contre les autres. Je ne réussis néanmoins pas à établir un contact, mes tentatives étaient chaque fois déjouées par les soubresauts imprévisibles de son regard.
L’homme avait une cinquantaine d’années, peut-être plus. Il portait une barbe effilochée et peu soignée qui contrastait avec une coupe de cheveux courte et régulière, à laquelle il ne manquait que la gomina pour correspondre parfaitement au cliché de l’Américain des années 1960. Une paire de lunettes aux montures couleur bois et aux verres grossissants le vieillissait encore. Sous le col rigide et triangulaire d’une chemise hawaïenne, je pouvais entrevoir les écouteurs d’un casque audio aux revêtements orange tout droit sortis des premières années du walkman. Chaque élément paraissait provenir d’une nouvelle strate du passé et rendait l’homme difficile à situer précisément sur une échelle temporelle. Ses yeux, qui brillaient d’une vivacité puérile et glissaient au dessus d’un sourire involontairement figé, achevaient de rendre son âge indéfinissable.
Il attendit que je sortisse de la bibliothèque pour m’adresser la parole. Son anglais, à la grammaire très correcte selon les standards lâches de New York, sans doute même trop correcte, trahissant un apprentissage livresque, était teinté d’un fort accent étranger.
« – Vous êtes chercheur en écritures ?
– Oui, oui. Bonjour. Je fais des recherches sur une écriture.
– Alors ce serait mieux si vous arrêtiez dès maintenant, ça ne vaut vraiment pas la peine, vos recherches ne serviront à rien, c’est du temps perdu. En plus, vous allez peut-être découvrir, sans le faire exprès, une vérité importante, et alors vous l’écrirez, sans vous en rendre compte. Et ils finiront par savoir. Non, il vaudrait mieux que vous arrêtiez maintenant. »
Il n’y avait aucune menace dans ces paroles, mais il était clair que je me trouvais face à un des marginaux qui peuplent les grandes bibliothèques publiques. Malgré la chaleur de cette journée de septembre, il portait, ouvert sur sa chemise hawaïenne, un anorak bleu ciel côtelé de bourrures de coton que l’on apercevait s’échappant de petites déchirures, ce qui, combiné à une simple paire de jeans eux aussi troués à plusieurs endroits, par le fabricant cette fois, formait un arrangement hétéroclite complété par d’élégantes chaussures italiennes fraichement cirées. Très voûté, il paraissait encore plus petit qu’il ne l’était et, tandis qu’il me parlait, il gardait ses écouteurs orange sur les oreilles. Je n’avais plus grand-chose à faire ce jour-là. La moiteur de la soirée aidant, je me dis qu’une paresseuse discussion pourrait venir à point nommé. Tout en marchant vers le parc Bryant, je le relançais, répétant sa singulière expression.
« – Vous aussi êtes chercheur en écritures ?
– Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ? Vous parlez bizarrement, vous devez être étranger, moi aussi je suis un étranger. C’est déjà ça. Je peux vous dire pourquoi vous êtes un danger pour la vérité, pourquoi vos recherches ont plus d’importance que vous croyez. Oui, je suis étudiant en écritures, j’écris le livre sur l’écriture, en trois volumes, en trois gros volumes, c’est mon option philosophique. J’y égrène les vérités, les unes après les autres, volontairement et malgré eux. Mais personne ne doit le savoir ici. Je pense qu’ils le savent mais je n’en suis pas certain et cette incertitude m’insupporte autant qu’elle me pousse à continuer à égrener les vérités. Mais personne ne le sait ici, et vous, vous êtes étranger, peut-être puis-je vous parler, je ne sais pas, je ne sais pas encore. Je doute, comme on dit. Connaissez-vous Youri ?
– Qui ?
– Youri Valentinovitch Knorozov, lui aussi chercheur en écritures, mon maître. C’est lui qui m’a dit d’écrire le livre et peut-être ne fais-je finalement que lui obéir. Il m’a transmis l’inspiration, comme on dit. Il m’a enseigné les écritures, les hiéroglyphes égyptiens, les caractères chinois, l’écriture de la vallée de l’Indus, l’écriture de l’île de Pâques, les hiéroglyphes mayas. Je ne suis peut-être que le disciple du grand Youri, comme on dit. Vous souriez, vous devez le connaître aussi. »
Je comprenais maintenant que l’accent de mon interlocuteur était russe, peut-être même ukrainien, comme Youri Knorozov, un savant que je connaissais pour ses travaux sur l’écriture maya. La légende disait qu’ils avaient commencé en 1945, quelques semaines après la bataille de Berlin, lorsque Knorozov, alors soldat de l’Armée rouge, découvrit dans les décombres d’une bibliothèque en flammes un exemplaire rarissime du fac-similé des codex maya de Dresde, de Madrid et de Paris. Je crois me souvenir qu’il avait lui-même démenti cette rumeur colportée par les universitaires américains en précisant que si la bibliothèque était en ruine, elle n’était tout de même pas en feu.
« – Je ne connais Knorozov que pour l’avoir lu.
– S’ils le permettent, nous nous reverrons. Nous avons encore le temps avant le 21 décembre, avant l’euthanasie planétaire. Nous nous reverrons dans ce lieu même, et peut-être entendrez-vous quelques vérités.
– Peut-être oui, je l’espère. Au fait je m’appelle Pierre Déléage.
– Il faudra vérifier ça. Mon nom est Sergueï Mikhaïlovitch Brin. »
Sur ces mots il s’éloigna précipitamment en direction d’une bouche de métro. Je restais quelque temps, assis sur une des chaises du parc, à observer les ombres des nuages se déplacer lentement sur le travertin de la façade concave d’une tour. Autour de moi, parmi les fantômes que je distinguais vaguement derrière les verres de mes lunettes de soleil, un poète afro-américain déclamait, à qui était prêt à lui verser un dollar ou deux, un texte lyrique décrivant les causes et les effets de la nouvelle Grande Dépression tandis qu’une femme âgée, tassée sur une chaise à l’écart des allées principales, la tête baissée, le visage caché par d’abondants cheveux, murmurait un monologue à peu près inintelligible où je crus deviner l’évocation de prophéties anciennes et de l’imminente fin du monde. Le sentiment d’irréalité n’était pas moindre ici que sous les fresques du plafond de la bibliothèque, seules changeaient les figures tutélaires. Les auteurs du passé étaient remplacés par les étudiants en écriture, les poètes et les prophètes de la rue, tous destinés à se confondre avec les ombres projetées sur les parois entourant le parc, à demeurer à l’extérieur des édifices de pierre, d’acier, de brique, de béton, de verre, incapables d’en franchir le seuil tant que leurs paroles, évanescentes, ne reposeraient pas dans des livres.
Je revis Sergueï la semaine suivante, tandis que je sortais de la salle 300. Ses écouteurs orange toujours vissés aux oreilles, il s’approcha de moi, me salua et m’accompagna en silence, regardant sans cesse à gauche et à droite, l’air méfiant. Je me demandais s’il avait vérifié mon identité et ce qu’il avait voulu dire par là. Il semblait avoir décidé de me faire confiance, je ne faisais donc pas partie de ces mystérieux « ils » qui ponctuaient ses phrases. Lorsque nous arrivâmes sur la Cinquième avenue, il me dit furtivement que nous allions prendre un bus maintenant et que je ne devais pas lui parler, que je devais faire comme si nous ne nous connaissions pas, qu’il voulait me montrer quelque chose, un secret, un presque secret, un indice sur le chemin de la vérité, un lieu que Youri ne connaissait pas, qu’il n’avait pas pu connaître puisque jamais les Soviétiques ne lui auraient donné l’autorisation de se rendre à Manhattan, ce lumineux cimetière du capitalisme. Je commençais à être sérieusement intrigué par Sergueï, je ne sais cependant toujours pas exactement pourquoi je me suis alors laissé convaincre. L’homme semblait souffrir d’un délire de persécution mais il était un avide lecteur d’histoires de l’écriture et il paraissait bien renseigné sur Knorozov, peut-être même l’avait-il vraiment connu. Je n’avais pas vraiment de sympathie pour lui et cependant je pressentais obscurément que ce qu’il avait à me dire jouerait un rôle dans mes recherches. Je montais dans le bus et m’asseyais loin de lui sur l’une des places du fond. Nous suivîmes longuement l’avenue, rejoignant Broadway à la hauteur du Village, et descendîmes à l’arrêt de Canal Street. Sergueï, qui conservait quelques pas d’avance, me fit signe de le suivre. Je remarquai qu’il portait les mêmes vêtements qu’à notre première rencontre.
Le trajet ne dura que quelques minutes mais j’en conserve un souvenir très précis. Je pense que Sergueï l’avait choisi, parmi tous les autres trajets possibles, pour me dire quelque chose de lui tout en gardant le silence. C’est en tout cas ainsi que je m’en souviens maintenant. La rue était, à cette heure, assez peu fréquentée, une jeune femme en tailleur, un dossier sous le bras, l’air vainqueur, avançait vers un défi quelconque tandis que deux hommes sortaient, apparemment satisfaits, de l’une des agences de cautions qui se succédaient, entre deux restaurants chinois, sur l’une des rues parallèles. Une gigantesque prison aux massives parois brutalistes précédait les dix-sept étages de la cour criminelle, une ziggourat dont les ornements métalliques de l’arche d’entrée, censés représenter le trône de Salomon, évoquaient étrangement une chaise électrique. De l’autre côté, sous le regard louche et imbécile d’une gargouille néo-gothique, les ruines d’un immeuble laissaient peu à peu place à un chantier où s’activaient une pelleteuse et une excavatrice. Le bruit des travaux résonnait sur la façade d’un édifice aux portes flanquées de deux lampes de bronze verdi supportées par des atlantes aux membres rectilignes et aux jointures en angles droits. La rue débouchait sur une large place que nous traversâmes à grands pas, franchissant en même temps le siècle qui séparait une double rangée de colonnades néo-classiques aux chapiteaux corinthiens et une sévère paroi d’une quarantaine d’étages où alternaient, suivant une composition en maillage, le blanc du béton et le noir des fenêtres. Les perspectives de la place étaient dominées, à l’est par la tour Gehry qui semblait à tout moment s’effondrer avec majesté, un spectacle évident, lourd d’une mémoire forclose difficilement exprimable plus puissamment, et à l’ouest par le futur One WTC, à cette époque encore juché de grues hissant des bouquets de poutres métalliques le long d’une structure bétonnée partiellement recouverte de verre. Lorsque nous parvînmes, au sortir de la place, dans une cour discrète, Sergueï, dont l’apparence bigarrée et intemporelle se conjuguait bien avec la ville, au point qu’il semblait dans une certaine mesure l’incarner, se tourna vers moi et me dit que nous étions arrivés à destination.
« Voilà, c’est ici. C’est ici que je veux vous montrer quelque chose. Nous avons été suivis, certainement. Vous savez, ils sont partout. Ils nous regardent. Ils attendent patiemment. Ils savent que j’ai eu accès aux vérités. Ils me surveillent, moi particulièrement. Je ne sais pas s’ils m’empêcheront de propager les vérités, peut-être ne suis-je qu’un pion dans leur arrangement. Mais ils savent, eux, comment mettre fin à la vie sur la planète Terre, comment induire secrètement un suicide collectif coordonné. Vous voyez là-bas, ce bâtiment sans fenêtre avec de gigantesques bouches d’aération. C’était pour les télécommunications, le bâtiment était rempli de commutateurs téléphoniques. Aujourd’hui, tout ce qui se faisait là-dedans peut l’être dans une salle de la taille de mon appartement, comme on dit. Alors que croyez-vous qu’il se passe vraiment là-dedans, au milieu de Wall Street ? »
Il n’attendait évidemment pas de réponse de ma part. Déjà il rentrait à l’intérieur du monument situé au centre de la cour, une enceinte circulaire de marbre noir accolée à la coque renversée d’un navire stylisé. Il s’immobilisa sur la rampe en spirale, prit appui sur la rambarde et me dit de regarder autour de moi. Sur les parois de l’enceinte avait été gravée une vingtaine de symboles de diverses provenances. Sergueï ne m’avait pas laissé le temps de jeter un coup d’œil aux panneaux explicatifs entourant la cour, je n’avais pas la moindre idée de la signification du monument. Je reconnaissais bien un symbole égyptien tandis que plusieurs autres me semblaient appartenir au vaudou haïtien, mais le sens global de l’inscription m’échappait.
« Pierre Déléage, vous vous tenez dans un lieu qui a trait à l’origine de l’humanité. C’est ici que les Africains étaient enterrés, c’était encore un secret il y a vingt ans mais ils l’ont révélé pour mieux le cacher. Personne ne vient ici, parfois la meilleure façon de dissimuler est de montrer au grand jour, car personne ne vient. Sous la terre de Wall Street, à côté des commutateurs, à côté des centres de données où s’inscrit l’intégralité des communications du monde, c’est ici qu’ont été découverts les signes originels de l’histoire de l’humanité, les signes qui ont précédé l’écriture, les symboles éternels. Les Africains les ont apportés jusqu’ici, ils sont morts avec. Et aujourd’hui, ils sont tous là, gravés sur le marbre de ce monument, le marbre qu’ils utilisèrent pour les volées de marches des temples grecs et romains qui nous entourent, le marbre qui recouvre les cathédrales érigées à la gloire des capitalistes qui vinrent faire fortune sur ces quelques acres de terre. Le grand écart, le grand secret. Ils savent, eux, l’importance de ces symboles originels, des symboles Yoruba, des symboles Adrinka du Ghana, des symboles Nsibidi du Nigeria, des symboles Yowa et Nkisi du Congo ! Voilà pourquoi la somme que j’écris explore l’histoire de l’intellect africain, des symboles archaïques qui nous entourent aux signes ésotériques du grand visionnaire Momolu Duwalu Bukele ! »
C’était donc pour me tenir ce discours pompeux, primitiviste, raciste et paranoïaque, que Sergueï m’avait conduit jusqu’ici. Je ne savais que répondre, je regardais en silence, avec une attention forcée, les symboles que Sergueï me montrait. Je me doutais néanmoins, confusément, que je ne pourrai en rester là, non pas que je souhaitasse nécessairement me conformer au minimum de politesse dû à un interlocuteur à peu près inconnu, mais parce que quelque chose me fascinait chez Sergueï. Peut-être m’apparaissait-il comme un personnage conceptuel idéal, celui que je cherchais pour écrire mon prochain livre, ou alors, et c’était plus probable, étais-je en train de me laisser séduire par sa personnalité abrupte et déroutante, étrangère aux autorités raisonnables, engorgées de clichés inlassablement répétés, de déférences abruties et de vanité contagieuse, qui encombraient aussi bien mes lectures que ma sociabilité académiques. Sergueï disait peut-être n’importe quoi et il était certainement atteint d’un grave délire de persécution ; ce n’était pas malgré mais à cause de ces deux traits que l’authentique désir d’en savoir plus sur sa personne commença à se substituer en moi à la désinvolture paresseuse qui m’avait guidée jusqu’alors.
Nous continuâmes la discussion autour d’un café servi dans un gobelet en polystyrène. J’appris que Sergueï était russe et non ukrainien, qu’il avait brièvement connu Knorozov à Moscou, avant d’émigrer à New York, d’abord dans le Queens, au début des années 1980. Je ne parvins pas à obtenir autre chose sur sa vie d’avant l’immigration. Il vivait seul aujourd’hui, sa mère, en compagnie de laquelle il s’était installé à Brighton Beach, était morte récemment. Je compris qu’il avait fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique du vivant de sa mère, qu’il ne se sentait juif qu’en quelque sorte, et peut-être seulement en quelque sorte, ne fréquentant jamais la communauté, qu’il jouait très souvent à la loterie électronique, qu’il lui arrivait de boursicoter, qu’il semblait de ce fait bien connaître les principes et les aléas des marchés financiers, qu’il se considérait comme un génie des mathématiques, qu’il conservait en permanence dans une des poches de son anorak un livre de Gotthard Günther et qu’il était incapable de dissimuler longtemps son impatience à assister à la fin du monde. Il lui arrivait de répondre à mes questions mais la plupart du temps je ne faisais qu’écouter passivement le torrent chaotique de son monologue. Il ne fit pas semblant de s’intéresser à moi, la question de mon statut au sein de son paysage mental avait apparemment été définitivement réglée. Lorsque nous nous séparâmes, il me donna un numéro de téléphone, pas un portable, un fixe, c’est moins surveillé, et il m’invita à venir lui rendre visite un jour prochain.
La conversation m’avait tellement interloqué que je n’avais pas eu le temps de prendre du recul. Dans le métro je réfléchis à ce qui s’était passé durant ces deux brèves mais intenses rencontres. Je ne perdais pas mon temps avec Sergueï, c’était certain. Mes recherches ne m’occupaient que quelques heures par jour et, le reste du temps, j’aimais m’imprégner des ambiances, des sensations, des paroles qui ne cessaient de crépiter autour de moi. Je vivais à New York au ralenti, seul, observant avec mélancolie les foules circuler à grande vitesse, ne laissant derrière elles que quelques traces subtiles que je m’efforçais de mémoriser, de nommer, de juxtaposer, de classer pour alimenter une rêverie proche de l’ennui à laquelle je m’abandonnais avec douceur. J’avais organisé ma vie, ici, pour pouvoir rencontrer Sergueï. Mais peut-être remplissait-il trop bien mes attentes et, si je l’appelais pour lui donner un nouveau rendez-vous, ne serait-ce pas pour entretenir l’image un peu caricaturale que je m’étais faite de lui ? J’avais conscience de l’asymétrie de notre relation et pourtant je me disais que son absence totale de curiosité envers moi (même s’il m’avait élu unique interlocuteur, ainsi que je l’apprendrai par la suite) compensait l’attirance essentiellement intellectuelle qu’il exerçait sur moi. S’il était difficile de prétendre qu’une amitié était en train de naître, je ne voulais pas d’emblée en écarter l’éventualité.
La semaine suivante je me décidai à composer le numéro de Sergueï. Il décrocha immédiatement, il était chez lui. J’habitais alors dans une église de Sunset Park, et comme il semblait connaître par cœur les transports publics de la ville, en particulier le réseau d’autobus, il m’expliqua longuement, avec minutie, le trajet et les correspondances compliquées qui me permettraient de le rejoindre. Je notais l’adresse, une perpendiculaire de l’avenue Neptune, et optais pour le métro. La ligne était aérienne et le train illuminé par le soleil de l’été indien. J’arrivais une demi-heure plus tard dans un appartement sombre, le deuxième étage d’une maison de briques à la corniche ornée de frettes vertes. La porte d’entrée donnait sur une pièce qui comprenait une cuisine encombrée de vaisselle sale et des reliefs de repas livrés, un grand canapé d’angle faisant face à une télévision allumée, le son coupé, et à une table basse, où le nom de Sergueï proliférait sur les étiquettes adhésives d’une riche collection de boîtes de cachets, et enfin, dans le coin le plus obscur, un grand bureau sur lequel un écran d’ordinateur dépassait d’un océan déchainé de papiers manuscrits. La chambre, que je n’aurai pas l’occasion de voir, se dissimulait derrière une porte fermée. Une étroite fenêtre partiellement obstruée par un ventilateur cassé laissait quelques rayons d’une lumière glauque éclairer les piles de livres qui remplissaient l’espace resté vacant. Il n’y avait pas moyen de circuler dans la pièce et je n’eus de toutes façons pas le temps d’essayer, Sergueï ayant décidé de m’amener dans un endroit de confiance où nous pourrions parler librement, loin du système d’écoute perfectionné qu’ils avaient installé en secret dans les murs de son appartement.
Quelques instants plus tard nous étions assis sur les fauteuils en cuir rouge d’une petite salle vitrée annexée à un salon de jeux spacieux où se côtoyaient, par rangées parallèles, une vingtaine de tables de billard, américaines, russes et même françaises. L’endroit, tenu par un propriétaire chinois à l’expression suspicieuse, était situé à la hauteur du viaduc du métro, lequel, lorsqu’il passait à quelques mètres des fenêtres aux rideaux fermés, recouverts de bâches de plastique opaque, inondait le club d’un vacarme strident et faisait frémir le cheptel de billards. Sergueï m’expliqua qu’il connaissait le patron, que le lieu était entièrement sécurisé et qu’aucune onde ne pouvait en pénétrer les parois. Pour preuve je n’avais qu’à regarder mon téléphone portable – je ne captais en effet aucun signal. Nous commandâmes deux bières Baltika et ce fut la première fois que quelque chose d’autre qu’un accent me rappela que Sergueï était russe, à croire que la psychose atténue parfois les frontières et les appartenances. Nous continuâmes en trinquant la conversation entamée à Manhattan, ou plutôt, Sergueï se lança de nouveau dans un déconcertant soliloque associant sa mère, l’origine du monde, l’Afrique, l’écriture, les codes secrets, la cryptographie, les marchés émergents, les fermes de serveurs de Carteret, Weehawken et Mahwah, et aussi le bug de la fin du monde, enfin, l’euthanasie planétaire, comme on dit.
Je n’étais pas venu les mains vides. Sergueï étant obsédé par les symboles et les écritures d’Afrique, je m’étais dit que l’écriture Mandombe ne pourrait le laisser indifférent. J’avais avec moi, à New York, un livre de David Wabeladio Payi, son Histoire de la révélation de l’écriture Mandombe. Quelques mois plus tôt, à Lisbonne, Ramon Sarró et moi avions vaguement évoqué l’idée de tourner un film sur la vie de Wabeladio et, par fétichisme plus que pour toute autre raison, je gardais depuis le livre dans mes bagages. C’est avec un brin de perversité très moyennement assumée que je souhaitais observer la réaction puis les réflexions de Sergueï sur la nouvelle écriture africaine. Je lui montrais donc l’ouvrage. Il interrompit la phrase qu’il s’apprêtait à prononcer, écarquilla les yeux, fronça les sourcils, remit ses écouteurs en place et feuilleta rapidement le petit livre écrit en français. Il faisait mine de comprendre le texte et il semblait réellement reconnaître, de-ci de-là, quelques mots ou expressions, peut-être savait-il même un peu de français, ce qui, étant donnée son érudition sauvage, n’eût pas été très étonnant.
« – Une écriture congolaise ! Ah la belle découverte ! Très certainement dérivée des plus mystérieux cosmogrammes Bakongo, je pense. Oui, il me faut ce livre. Je vous l’achète. Combien le vendez-vous ? Combien de Baltika ?
– Je ne vous le vendrai pas mais je veux bien en faire une copie.
– Nous irons donc à l’angle de l’avenue, ils ont une photocopieuse là-bas. Vous me donnerez une copie. Mais comment vous rétribuer ? Je vais, je vais vous révéler un secret. Vous comprendrez alors pourquoi je veux cette copie. La somme que j’écris depuis des années, mon Histoire naturelle et universelle de la découverte de l’écriture en trois volumes… je vous en ai parlé, n’est-ce pas ? Il ne faut pas qu’ils le sachent, cette histoire implique de nombreux diplomates, des Allemands nazis aussi, je vous assure, les ramifications sont nombreuses, le dessein est cohérent, le X de Malcolm. Et pourtant, tout ça, tout ce qu’ils savent, ce ne sont que des conséquences, des détails de l’histoire des hommes, les vérités, elles, sont d’un tout autre ordre. Ils sont loin de s’en douter, autrement je ne serais plus là, je le sais bien, comme on dit. Ce que vous devez savoir, Pierre Déléage, c’est que la clef est une écriture africaine. C’est une écriture de fermiers, une écriture d’Afrique de l’ouest, c’est l’écriture du peuple Vaï. Voyez-vous, l’écriture des Vaï est la clef. Elle condense les vérités que j’ai découvertes, elle condense toutes les histoires de l’écriture, elle est, à elle seule, l’histoire connectée. »
Sergueï se levait déjà, sa bouteille n’était pas achevée mais le désir de se rendre à la photocopieuse était trop fort. Je compris que je n’apprendrai rien de plus ce jour-là. Je finis ma bière, payais et suivis Sergueï dans une cage d’escalier fatiguée dont, pour une raison obscure, des bandes de plastique jaune accrochées à la rampe centrale interdisaient l’accès à la moitié droite. Sergueï fit faire les photocopies puis, en me saluant prestement, s’enfuit, son butin sous le bras. Je me demandais ce qu’il penserait de l’écriture Mandombe et aussi s’il était possible qu’aucun appareil ne fût connecté à son casque audio. Je ne le savais pas alors mais c’était la dernière fois que je voyais Sergueï libre.
À suivre.
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Le 2 février 2010, huit ans après son baptême à l’Église de Jésus-Christ sur terre par le prophète Simon Kimbangu et cinq ans après son apprentissage de l’écriture Mandombe, David Mboko Mavinga découvrit, sous le coup d’une « inspiration divine révélée par Simon Kimbangu, Dieu Tout-puissant de ses ancêtres », une nouvelle écriture. Quand je lui demandai, par email, pourquoi il avait inventé l’écriture Afrika, il me répondit :
Je n’ai pas eu la moindre intention ou projet d’inventer une écriture. Il s’est plutôt agi d’une révélation divine. Ce qui explique même que c’est seulement dans l’espace de trois jours (du 2 février au 4 février 2010) – sous l’extase – que j’ai pu inventer l’écriture Afrika.
Cette nouvelle écriture, il la nomma d’abord « Mbokienne », ainsi qu’il l’explique dans la section « historique » de son livre où il parle de lui-même à la troisième personne :
Mais comme dit la Bible, la volonté de Dieu n’est pas celle des hommes, Dieu n’accepta pas cette appellation et la lui dicta au nom de l’écriture Afrika, à travers un rêve, car dit-il : « Ceci concernera tout le peuple africain, et l’homme noir en particulier ». Et Mboko fit ainsi, telle était la volonté de Dieu.
Pendant les neuf mois qui suivirent sa révélation, Mboko écrivit un manuel d’apprentissage de l’écriture Afrika, sur le modèle de celui de l’écriture Mandombe. Puis il reçut une révélation du Saint-Esprit qui lui intima de se rendre à Nkamba, comme David Wabeladio Payi l’avait fait trente-deux ans auparavant. Le voyage commença le 18 octobre et plusieurs miracles ou « mystères » eurent lieu, que David Mboko interpréta comme autant de certificats de légitimité kimbanguiste de son écriture.
Premier miracle. En arrivant à Nkamba, à six heures du soir, un coq chanta. Deuxième miracle. Mboko rencontra une tante paternelle décédée deux ans auparavant. Troisième miracle. Un ange de Dieu lui apparut qui lui dicta les paroles qu’il devrait répéter à Simon Kimbangu Kiangani, chef spirituel de l’Église kimbanguiste, petit-fils du prophète. Quatrième miracle. Après avoir été piqué au front par une abeille, Mboko est guéri par le chef de l’Église.
David Mboko considère l’écriture Afrika comme une variante améliorée de l’écriture Mandombe. Tandis que l’écriture Mandombe comporte 110 caractères syllabiques, l’écriture Afrika est alphabétique, elle se contente ainsi de 25 lettres, cinq voyelles et vingt consonnes. Les voyelles sont empruntées à l’écriture Mandombe et certaines consonnes – J, K, V, W, Y, Z – proviennent, sous des formes dérivées, de l’alphabet latin. On remarquera au passage que le point d’attache de la consonne à la voyelle est, dans l’écriture Afrika, explicitement dessiné, tandis que le Singini reste « enfoui » dans les caractères Mandombe.
L’écriture Afrika se caractérise également par une dimension partiellement componentielle. La procédure de construction des caractères est toutefois radicalement simplifiée. David Mboko décida de faire dériver onze consonnes de trois formes de base : le carré, le rectangle et le triangle. On remarquera d’ailleurs que le triangle est obtenu à partir du carré.
L’écriture alphabétique et componentielle Afrika est ainsi, à ma connaissance, la plus récente des inventions scripturales africaines. Je laisse David Mboko Mavinga conclure lui-même cette brève présentation.
Je pense que ma révélation a une importance considérable, surtout pour une Afrique qui manquait encore d’une écriture autochtone alphabétique, la plus moderne qui puisse exister depuis la création du monde.
À suivre.
Références
David Mboko Mavinga, L’écriture Afrika. Une nouvelle invention Négro-Africaine (2011), Edilivre.com.
« Rencontre avec David Mboko Mavinga » (2012), Edilivre.com.
Email de David Mboko Mavinga à l’auteur, 3 août 2013.
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]]>La nuit du 18 mars 1921, pendant son sommeil, le congolais Simon Kimbangu reçut de Dieu une vision. Catéchiste anglican, né en 1889, c’est-à-dire huit ans avant la traduction de la Bible en kikongo, il fut très rapidement, en l’espace de quelques mois, considéré comme le nouveau messie, le fils de Dieu, et sa ville de naissance, Nkamba, devint la Nouvelle Jérusalem de son Église. En avril, il multiplia les miracles autour de lui, les paralytiques marchaient, les aveugles recouvraient la vue, les muets parlaient, les sourds entendaient et les morts ressuscitaient.
Les relations du mouvement prophétique avec les autorités coloniales belges furent tendues dès ces commencements – tentatives d’arrestations, saccages de villages, déportations de fidèles se succédèrent. Le 3 octobre, Simon Kimbangu fut condamné à mort puis sa peine commuée en détention perpétuelle ; il mourut trente ans plus tard, en prison. Le kimbanguisme était né, qui connaîtrait durant le siècle une histoire tumultueuse, devenant lors de la décolonisation l’Église de Jésus-Christ sur terre par le prophète Simon Kimbangu, l’une des religions les plus importantes du Congo. Elle compterait aujourd’hui pas moins de 5,5 millions de fidèles.
La nuit du 13 mars 1978, cinquante-sept ans après la révélation de Simon Kimbangu, David Wabeladio Payi, alors mécanicien, entendit à plusieurs reprises la voix du Saint Esprit lui intimer un ordre précis : « David, va à Nkamba pour y prier et t’y baigner, car une mission pour la race noire te sera confiée ». C’était le premier miracle. Lorsqu’il en confia le récit à sa famille, on le pensa ensorcelé ou fou, on voulut le faire enfermer. Il s’enfuit alors à Nkamba et sur le trajet six autres miracles eurent lieu.
Deuxième miracle. Le prophète Simon Kimbagu, « lié par des chaînes au cou, aux pieds et aux mains », apparut dans une camionnette aux côtés de Wabeladio. Troisième miracle. Sur le chemin il entendit deux cantiques kimbanguistes descendant des cieux. Quatrième miracle. Une constellation d’étoiles se dessina dans le ciel à l’instant même où le futur inventeur, à genoux, adressait une supplication à Dieu. Cinquième miracle. Après un tremblement de terre qu’il fut seul à ressentir, Wabeladio resta collé au sol sous la pluie durant plusieurs heures puis s’en détacha soudain alors qu’auparavant quatre bras vigoureux n’y avaient pas suffit. Sixième miracle. À Kaitatu kia Lumueno, l’épouse d’un pasteur s’enfuit inexplicablement à la simple vue de Wabeladio, s’écriant : « Je suis morte ! Faites sortir cet homme du village ! ». Septième miracle. En arrivant enfin à Nkamba, Wabeladio eut une ultime vision, il vit un homme voler en battant les bras puis disparaître dans le firmament.
Suite à ce voyage ponctué de mystères, la famille de Wabeladio, inquiète, le conduisit successivement chez un féticheur, un psychiatre puis un marabout qui tous le déclarèrent normal. On l’emmena alors chez Diangienda Kuntima, chef spirituel de l’Église kimbanguiste, qui lui dit : « Jeune homme, tu as une lourde mission que Dieu t’a donnée, c’est par la prière et les sacrifices que tu vas la découvrir ». Wabeladio s’enferma alors huit mois dans une chambre pour prier et jeûner afin que Dieu lui révèle sa mission.
Un jour, en fin de matinée, un peu fatigué, allongé sur son lit, il sentit son corps vibrer d’une intense poussée intérieure et se concentra sur le mur de brique de sa chambre, dont la partie supérieure n’était pas enduite. Il vit que les lignes qui joignaient les briques les unes aux autres laissaient apparaître des symboles en forme de 5 et de 2. Derrière ces chiffres se cachait une énigme qu’il lui fallait découvrir.
La nuit suivante le prophète Simon Kimbangu lui apparut en rêve et lui intima de créer, à partir des symboles qu’il avait su percevoir, une écriture. À 21 ans, David Wabeladio Payi entreprit d’inventer l’écriture Mandombe. Cependant, il fallut attendre seize ans pour qu’une nouvelle vision de Simon Kimbangu, en 1994, lui ordonne de commencer à enseigner la nouvelle écriture et qu’il fonde à Kinshasa le Centre de l’Écriture Négro-Africaine.
J’ai résumé à grands traits dans ce récit l’Histoire de la révélation de l’écriture Mandombe que Wabeladio publia en 2007. L’histoire est identique, à quelques détails près, à celle que j’entendis de sa bouche cinq ans plus tard à l’Institut Universitaire de Lisbonne.
L’écriture Mandombe est syllabique, ses 110 caractères notent les syllabes de la langue, et componentielle, tous ses caractères dérivent des symboles racines de la révélation, le 5 et le 2. En effet la construction de chaque caractère se présente comme une suite finie d’opérations de duplication, de symétrie et de connexion appliquées à l’un ou l’autre, et parfois à l’un et l’autre, des deux éléments de base, nommés Mvuala za Mpamba. Pour donner une idée de cette nature componentielle, ou compositionnelle, des caractères de l’écriture Mandombe, je propose de suivre l’élaboration des syllabes WA et RA.
Tout caractère trouve donc sa racine ultime dans l’une des deux Mvuala za Mpamba, le 5 ou le 2. Pour les syllabes WA et RA, il s’agit de l’élément de gauche, le 5, nommé Mvuala Pakundungu.
La simplicité de l’élément est trompeuse car pour bien le concevoir il faut le visualiser en trois dimensions. Ce n’est qu’alors qu’apparaît un sixième côté, un élément postiche nommé yikamu. Wabeladio parlait de cet élément postiche en disant de lui qu’il était « enfoui », car il est invisible dans la représentation des Mvuala za Mpamba en deux dimensions (et qu’il n’y a pas d’autres types de représentations dans les manuels d’apprentissage). Il apparaît en rouge un peu plus bas. Mais avant de continuer, je voudrais seulement noter que l’importance de la tridimensionnalité de l’écriture Mandombe a été très bien perçue par Patrick Lukombo Kiasala, qui se définit lui-même, sur sa page Facebook, comme « chercheur en écriture et en art Mandombe ». L’un de ses tableaux représente des séries de Mvuala za Mpamba empilées les uns sur les autres avec différents angles d’orientation.
On appelle Mvuala za Piluka les éléments en deux dimensions obtenus à partir de la rotation de l’élément postiche selon divers « angles de temps ». Wabeladio a retenu quatre angles qui forment les éléments de bases des quatre temps ou groupes de syllabes. Ces éléments n’ont pas de nom spécifique, contrairement à la plupart des signes temporairement engendrés par la procédure de construction mais pas encore dotés d’une valeur phonétique. L’élément situé au fondement des syllabes WA et RA est le quatrième de ces signes.
Les « consonnes », nommées Mvuala za Mpimpita, sont construites par l’union d’une Mvuala za Mpamba et d’une Mvuala za Piluka. On obtient ainsi seize « consonnes » élaborées, selon la terminologie de Wabeladio, en suivant les principes du « miroir » (de la symétrie) et de « l’optique » (de la rotation). Pour agrandir l’image il suffit de cliquer dessus.
On remarquera d’emblée que ces caractères « consonantiques » n’en sont pas vraiment : un même caractère code les consonnes W et R. C’est pourquoi l’écriture Mandombe est syllabique et non alphabétique : seules les syllabes ne sont codées que par un unique caractère. Dans ses manuels d’apprentissage, Wabeladio ne fait d’ailleurs pas intervenir à ce stade la valeur phonique des Mvuala za Mpimpita, il se contente de leur donner des noms dont la fonction est, j’imagine, d’en faciliter la mémorisation (ces termes sont en partie dérivés des noms kikongo des jours de la semaine).
Les voyelles, dites Bisimba, sont introduites par Wabeladio de manière ad hoc, sans aucune explication des étapes de leur construction. Tout au plus indique-t-il qu’il existe une « grille Konde » dont sont « tirées » toutes les voyelles, le mot kikongo Konde signifiant « toile d’araignée ». On ne trouvera dans ces ouvrages rien de plus concernant l’élaboration des voyelles, on ne peut donc que supposer qu’elle est gouvernée par des procédures semblables à celle des « consonnes ». C’est en tous cas avec les voyelles que Wabeladio introduit pour la première fois dans ses manuels pédagogiques la valeur phonique des caractères. En voici la liste :
Finalement l’union d’une Mvuala, « consonne », et d’une Kisimba, voyelle, engendre une syllabe, Mazita, c’est-à-dire un caractère de l’écriture Mandombe. Cette connexion s’effectue à partir d’un « point de départ », nommé Singini, situé soit en haut soit en bas de chaque Mvuala. Ce point de départ a une grande importance dans l’écriture manuscrite car chaque Mvuala peut s’écrire de deux manières différentes, soit en commençant par le Singini du haut, soit en commençant par le Singini du bas. En ce qui concerne la construction des caractères, son importance n’apparaît qu’au moment de l’élaboration définitive des syllabes dont voici le tableau complet.
Les syllabes WA et RA sont ainsi engendrées à partir de la connexion de la voyelle A à l’un des deux Singini d’une seule pseudo-consonne.
Chaque signe final de l’écriture Mandombe est donc issu d’une complexe procédure de construction : les 110 caractères syllabiques de l’écriture proviennent tous, in fine, des deux symboles initiaux qui furent révélés, en 1978, à David Wabeladio Payi.
À suivre.
Références
Martial Sinda, Le messianisme congolais (1972), Payot. (Sur le kimbanguisme).
Georges Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire (1955), PUF. (Sur le kimbanguisme).
David Wabeladio Payi, Histoire de la révélation de l’écriture Mandombe (2007), Centre de l’Écriture Négro-Africaine.
David Wabeladio Payi, Mandombe. Écriture Négro-Africaine (1996), Centre de l’Écriture Négro-Africaine.
David Wabeladio Payi, Cours de l’écriture négro-africaine Mandombe (2011), Université Simon Kimbangu. (Le syllabaire provient de ce manuel).
Alfred Poireau, « David Wabeladio, inventeur de l’écriture négro-africaine : le Mandombe » (2004), Hexagone Magazine.
Saturnin Ngoma, « Le Mandombe ou écriture négro-africaine : un éloquent témoignage sur la divinité de Papa Simon Kimbangu » (2011), Kimbanguisme.net.
Benga Kiatumua Martin, « Mot et témoignage de vice-président du conseil d’administration du Centre de l’écriture Mandombe « CEMA » à l’occasion du décès du Professeur Docteur David Wabeladio Payi » (2013), récupéré sur le mur de la page Facebook Script Mandombe.
Helma Pasch, « Mandombe » (2010), Afrikanistik online.
PayiNicoleo Nsakuamese & Helma Pasch, « Obituaries on David Wabeladio Payi » (2015) , Afrikanistik online.
La figuration de la vision de Wabeladio et le tableau de Patrick Lukombo Kiasala ont été récupérés sur la page Facebook Script Mandombe.
La représentation des quatre Mvuala za Piluka provient de la page Wikipedia Mandombe.
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En 1848 le philosophe Auguste Comte révélait dans son Discours sur l’ensemble du positivisme que le « régime final de l’humanité » reposerait sur le joug de l’opinion publique :
Ce salutaire ascendant doit devenir le régime principal de la morale, non seulement sociale, mais aussi privée, et même personnelle, parmi des populations où chacun sera de plus en plus poussé à vivre au grand jour, de manière à permettre le contrôle efficace de toute existence quelconque.
Nous sommes en 2013 et nous sommes nombreux à vivre au grand jour dans Facebook, village virtuel d’un milliard d’habitants, morts et vivants. Auguste Comte pensait que les morts gouvernaient les vivants, et il est clair que quelque chose de son catéchisme positiviste anime la vision du fondateur du plus dense réseau social de la planète, l’Américain Mark Zuckerberg, dont la vie a déjà fait l’objet d’une légende hollywoodienne.
Premier miracle. Le daltonien Mark Zuckerberg apprit au cours d’un rêve qu’il ne serait ni psychiatre ni dentiste : il découvrirait un jour un nouvel outil qui le rendrait multimilliardaire et ferait entrer l’histoire du net dans une nouvelle phase. Deuxième miracle. Encore écolier il élabora un premier outil qui reste, aujourd’hui encore, secret ; selon certaines sources, il s’agirait d’un programme nommé Skynet. Troisième miracle. À Harvard, il s’entoura de gentils compagnons qui lui donnèrent sans lui donner l’idée d’un nouvel outil, le réseau social en ligne. Quatrième miracle. Une nuit il entendit une voix lui révéler une étrange prophétie : « Les likes remplaceront les links… ». Cinquième miracle. Le 4 février 2004, à 23 ans, Mark Zuckerberg accomplit son destin en lançant Facebook dont l’objectif était de triompher de tous les autres réseaux sociaux, de conquérir leurs usagers et de devenir le maître du monde.
On sait que le site américain suit un modèle économique dans lequel les utilisateurs ne sont pas les clients mais la marchandise qu’achètent les régies publicitaires. Cette innovation économique, fondée sur l’illusion de la gratuité, importe toutefois peut-être assez peu face au bouleversement que cette collecte des données de millions d’utilisateurs rend possible : dans un monde où les opérations de surveillance sont passées du paradigme de l’interception tactique des informations à celui de l’interception stratégique par défaut, Facebook, à l’égal des moteurs de recherche, des courriers électroniques et des services cloud en général, est devenu un des principaux rabatteurs d’informations, contribuant ainsi en première ligne à l’élaboration d’une société de contrôle généralisé où toutes nos données transitoires, une masse difficilement imaginable, une représentation assez fidèle de ce qui se passe dans la vie et surtout dans le cerveau d’une proportion toujours plus importante de la population mondiale, où ces données, que l’on qualifie encore parfois, peut-être par dérision, de « personnelles », sont stockées indéfiniment dans les fermes de serveurs des grandes agences de renseignement, susceptibles si besoin est d’être retrouvées, recoupées, sériées, comparées, synthétisées au fur et à mesure que sont façonnés des outils de traitement de plus en plus perfectionnés. À l’image du net dans son ensemble, Facebook fait coïncider une indéniable expansion des moyens d’expression avec une surveillance ubiquitaire et permanente, ce qui permet d’ailleurs de comprendre pourquoi depuis la Chine, je ne peux pas consulter mes réseaux sociaux, mes courriers électroniques et mes moteurs de recherche habituels, du moins sans VPN, les Chinois, qui n’aiment rien tant que surveiller leur propre population, ne souhaitant pas partager ce plaisir avec les Américains.
Ceci dit c’est sur Facebook que j’ai tout récemment découvert l’existence d’une nouvelle écriture, l’écriture Afrika. La chaîne des événements qui m’ont conduit jusqu’à elle commence au printemps 2012 lorsque Julien Bonhomme et Ramon Sarró me convièrent à Lisbonne pour une journée d’étude sur les écritures inventées par des prophètes africains. La ville, étouffée, survivait au ralenti, ses bâtiments s’effritaient et ses habitants se couchaient tôt. L’Institut Universitaire de Lisbonne, qui accueillait la réunion, affichait une architecture moderne et agressive et sa Business School, élève modèle du processus de Bologne, dominait avec une arrogance assumée l’agencement du campus. On sentait que les lieux avaient connu des heures d’enthousiasme, que l’on avait professé dans des amphithéâtres confortables et bien dessinés un modèle de société où privatisation et spéculation annonçaient sans faute l’avènement d’un Portugal prospère. Aujourd’hui les spectres de ces certitudes s’égaraient, entre deux éclats de rire, dans un dédale d’édifices inachevés, souvent vides, mal entretenus, déjà décrépis, où l’on faisait des économies aussi bien sur l’éclairage électrique que sur le salaire des employés. Le parking trop grand, qu’il fallait traverser sous un ironique ciel sans nuages avant de parvenir à l’entrée, offrait le spectacle d’une lutte perdue d’avance entre la terre et le bitume et l’on aurait pu sans trop d’effort se croire dans le Residencial Francisco Hernando ou dans n’importe laquelle de ces cités fantômes qui ont fait leur apparition en Europe depuis la crise de 2008.
C’est dans cette ambiance de fin du monde que je rencontrai David Wabeladio Payi. L’anthropologue Ramon Sarró, qui travaillait avec lui depuis plusieurs années, l’avait fait venir de la République Démocratique du Congo pour présenter une écriture de son invention, l’écriture Mandombe. Wabeladio portait la veste sans cravate et sa chemise blanche, rentrée dans un pantalon de toile beige, laissait deviner un embonpoint naissant. Il paraissait souvent pensif, parfois même préoccupé, mais dès qu’il s’attachait de nouveau à la comédie sociale qui se jouait autour de lui, il devenait courtois, bienveillant et toujours patient. Il ne restait jamais très longtemps éloigné de son cartable dans lequel il rangeait avec soin des paquets de feuilles couvertes de mystérieux signes manuscrits. Il fallut attendre l’après-midi pour l’écouter et, tandis que les universitaires n’avaient retenu l’attention que d’un public clairsemé, Wabeladio fit salle pleine, les universitaires se retrouvant en minorité parmi les disciples de l’inventeur de l’écriture Mandombe, tous issus de la communauté kimbanguiste de Lisbonne.
Je découvrais fasciné une écriture africaine récente qui semblait s’être propagée assez largement durant les vingt dernières années, succès qui ne pouvait être comparé qu’à celui des écritures vaï et n’ko, l’une inventée en 1832 au Liberia, l’autre en 1949 en Côte d’Ivoire, un événement historique rare donc. Le lendemain Wabeladio me donna sa carte de visite sur laquelle étaient indiquées les adresses du site web officiel de l’écriture Mandombe et de son compte Facebook.
De retour à Paris j’allais rapidement acheter les livres de Wabeladio disponibles à la librairie afrocentriste Anibwé, une Histoire de la révélation et un Manuel d’apprentissage de son écriture. Je découvrais ensuite la stratégie mise en place par l’éditeur, le Centre de l’Écriture Négro-Africaine (CENA), pour investir le net et diffuser ainsi l’écriture Mandombe à un niveau international : site officiel hébergeant de nombreux liens et documents attachés, chaîne YouTube centralisant toutes les vidéos de Wabeladio et page publique Facebook. Je m’abonnais à leur page puis à une autre quand la première vint à fermer. Et pendant les mois qui suivirent je fus régulièrement tenu au courant de l’actualité de l’écriture Mandombe : déplacements de Wabeladio, réunions de l’antenne du CENA de La Courneuve, mise au point du calendrier Mandombe par Gaston Kandu, essais iconographiques ingénieux dans lesquels les noms de marques et de grandes corporations apparaissant sur les magasins, les édifices publics, les avions, etc., s’affichaient non plus en caractères latins mais en écriture Mandombe. Hélas c’est également par ce moyen que j’appris le décès prématuré de David Wabeladio Payi le 4 avril 2013, à 56 ans. En hommage ses disciples diffusèrent sur YouTube une retransmission vidéo de ses funérailles d’une durée de dix-huit heures.
Un jour, sur le mur de la page Facebook de l’écriture Mandombe, je pus lire l’annonce d’un certain David Mboko Mavinga.
Veuillez cliquer ici et commander le livre L’écriture Afrika. Une nouvelle invention Négro-africaine. Une écriture alphabétique la plus moderne de l’histoire africaine. L’écriture Afrika, Pour la renaissance africaine en marche !
Ma curiosité piquée, je suivais le lien et parvenais sur le site d’autoédition Edilivre.com qui affichait un résumé de l’ouvrage.
Le 2 février 2010 a été un grand jour pour l’Homme noir : un jeune congolais, du nom de David Mboko Mavinga, inventait alors une nouvelle écriture négro-africaine, nommée Afrika. « Cette écriture concernera tous les Africains et plus particulièrement l’Homme noir en général », dit Papa Simon Kimbangu, le père des Indépendances africaines, élevé au rang de « Héros National » de la République du Congo par le Président Joseph Kabila Kabange. Dans L’écriture Afrika, David Mboko Mavinga s’attache surtout à rendre compte de l’importance de cette écriture dans la culture négro-africaine et à l’expliquer dans ses détails.
Suivait une courte biographie de l’auteur.
Né à Gbadolite en 1989, David Mboko Mavinga a fait des études en Chimie-Biologie. Il a été coordonnateur dans un centre de formation aux langues nommé The Good Morning Center pendant deux ans (2008-2010) à Kinshasa. Il a aussi dispensé le cours d’anglais au groupe scolaire La Bonne Semence. Il s’intéresse maintenant à la poésie. En 2010, il inventa une nouvelle écriture négro-africaine moderne au nom de l’écriture Afrika, suite à une inspiration divine révélée par Papa Simon Kimbangu qui est Nzambi a Mpungu, le Dieu Tout-Puissant de ses ancêtres et l’Esprit Saint promis par Jésus-Christ (Jean 14: 15-17).
J’achetai bien évidemment la version PDF du livre de David Mboko qui, selon le dépôt légal, avait été publié en août 2011.
À sa lecture je me rendis compte que l’écriture Afrika dérivait de l’écriture Mandombe. Mboko reconnaissait sa dette ainsi :
[L’écriture Afrika] tire son origine de l’écriture Mandombe, une écriture négro-africaine inventée par David Wabeladio Payi en 1978 lors de sa 21e année d’âge, suite à une inspiration divine, guidée par Simon Kimbangu le Dieu de nos ancêtres, Nzambi a Mpungu, qui est le Saint-Esprit, l’Aîné de tous les Esprits et le Tout-Puissant.
La page Facebook de Mboko, à laquelle je m’abonnais immédiatement, comportait une photographie, datée du 22 décembre 2011, où il apparaissait aux côtés d’un Wabeladio en toge, montrant le parchemin du doctorat honoris causa que venait de lui décerner l’université de Kinshasa. Le rapport entre les inventions de Wabeladio et de Mboko était ainsi clairement exhibé.

« Photo souvenir de l’inventeur de l’écriture Afrika, Monsieur David Mboko Mavinga à côté de l’inventeur de l’écriture Mandombe (en toge), Monsieur le Professeur Docteur (Honoré) David Wabeladio Payi »
Dans un email, Mboko me confirma plus tard qu’il avait lu avec beaucoup d’intérêt, en 2005, l’Histoire de la révélation de Wabeladio. Il ajoutait :
C’est à Kinshasa que j’ai appris le Mandombe et ce, seul, à travers le livre du Cours de l’écriture Mandombe que j’avais emprunté auprès de mon père, David-Vincent Mavinga, pour la lecture. Je travaillais en collaboration – mais non en subordination – avec mon homonyme Dr. David Wabeladio Payi, bien avant la publication de mon ouvrage chez Edilivre. Et c’était grâce à ses conseils et expériences qu’il me racontait que j’ai été motivé de ma part. En apprenant la nouvelle de sa mort j’ai été vraiment bouleversé. Mais dès lors j’ai repris le courage et me suis engagé personnellement – quelque soit le prix à payer – afin de suivre ses pas d’exemple, sachant bien qu’il n’y a pas de succès sans succession.
L’invention d’une écriture est un événement rare à l’échelle de l’histoire de l’humanité. En moins d’un an, je découvrais non pas une mais deux nouvelles écritures. Signe des temps, tandis que la première, celle de David Wabeladio Payi, était parvenue jusqu’à moi grâce à un réseau académique traditionnel, l’anthropologue Ramon Sarró, mon truchement, préparant toujours un livre provisoirement intitulé Mandombe : Agency and revelation in an African prophetic script, la seconde écriture, celle de David Mboko Mavinga, devait sa propagation aux efforts de son inventeur pour la populariser sur Facebook.
Je me contentais de rêver à tout cela, sans vraiment penser à approfondir le sujet, lorsque je reçus, au printemps 2013, peu après la mort de Wabeladio, les textes d’un savant russe quelque peu excentrique que j’avais rencontré à New York quelques mois après mon séjour à Lisbonne. C’est la lecture de ces écrits inédits de Sergueï Mikhaïlovitch Brin qui, en me permettant indirectement de mieux comprendre la relation unissant les inventions de Wabeladio et de Mboko, me poussa à écrire les lignes qui précèdent ainsi que celles à venir bientôt.
À suivre donc.
Références
Auguste Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme (1848/1907), Société positiviste internationale, p. 147-148.
Julian Assange, Jacob Appelbaum, Andy Müller-Maguhn & Jérémie Zimmermann, Cypherpunks. Freedom and the Future of the Internet (2013), OR Books.
David Wabeladio Payi, Histoire de la révélation de l’écriture Mandombe (2007), Centre de l’Écriture Négro-Africaine.
David Wabeladio Payi, Mandombe. Écriture Négro-Africaine (1996), Centre de l’Écriture Négro-Africaine.
David Mboko Mavinga, L’écriture Afrika. Une nouvelle invention Négro-Africaine (2011), Edilivre.com.
Email de David Mboko Mavinga à l’auteur, 3 août 2013.
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