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Ce livre, déjà vieux (1996), a le mérite d’éclairer la position actuelle de Dominique Bourg. C’est un livre pédagogique, mais dont le point de vue est au mieux partial, au pire de mauvaise foi.
Les trois scénarios de l’écologie sont le scénario fondamentaliste, le scénario autoritaire, et le scénario démocratique. Aucun de ces trois scénarios n’a jamais vu le jour… Et à force de redouter les deux premiers, on oublie d’œuvrer au troisième. Les travaux ultérieurs de D.Bourg qui œuvrent au troisième scénario, semblent avoir oublier les leçons d’Illich, de Gorz ou de Van Parijs.
I. L’idéologie économique en crise.
Selon Bourg, le socle commun à toute réflexion écologique est le refus de l’idéologie économique, au sens de Louis Dumont (13). L’idée néfaste est bien celle selon laquelle le cycle production-échange-consommation serait indépendant tant vis-à-vis de la nature que des autres dimensions de la société. Reprenant la doxa sur la modernité, Bourg explique que cette idéologie économique aurait hérité de l’ensemble de notre culture : le legs des Écritures, celui de l’attitude nouvelle vis-à-vis de la nature, de la technique et du travail propre à la chrétienté latine, celui de la philosophie politique des XVIIe et XVIIIe siècles, et enfin celui de la science galiléo-newtonienne. Cet héritage vacille, et c’est entre autres la raison d’être la bioéconomie (René Passet, Nicholas Georgescu-Rœgen, qui «récuse trois présupposés fondamentaux de l’économie néoclasssique : tout d’abord, l’idée d’un équilibre atemporel du marché ; ensuite, l’indépendance des cycles économiques vis-à-vis de la nature ; enfin, l’indépendance de ces mêmes cycles par rapport aux autres dimensions de la société» (26).
Les modalités du rejet de l’idéologie se répartissent entre deux positions extrêmes : «D’une part, le refus global et radical de l’idéologie économique, y compris la primauté fondamentale de l’individu sur le groupe. Tel est le cas de l’idéologie radicale (deep ecology). D’autre part, non plus le rejet de l’idéologie économique, mais son acception plénière. Tel est le cas de l'”écologie de marché” selon l’Américain Hardin qui prône l’extension absolue de la régulation par le marché» (28).Dominique Bourg expose pour sa part trois des modalités possibles de rejet de l’idéologie économique, ce sont les trois scénarios qui suivent.
II. Le scénario fondamentaliste.
Ici, Dominique Bourg ne se distingue guère de la mauvaise lecture de Luc Ferry. Il écrit : «Je tiens la deep ecology pour potentiellement beaucoup plus nocive que ne l’a été le nazisme» (125). Cette affirmation est d’autant plus scandaleuse que bien des auteurs se retrouvent dans le même sac d’une deep ecology fantasmée et mal comprise : Aldo Leopold, Arme Naess, Paul.W.Taylor, John.B.Callicott. En quoi la valeur intrinsèque de la nature est-elle nécessairement fondamentaliste, en quoi s’oppose-t-elle nécessairement à la valeur intrinsèque de l’humain, en quoi l’égalitarisme bio-centrique est-il incompatible avec la réalisation de soi ?
III. Le scénario autoritaire.
Ici, c’est Hans Jonas qui est discuté, à mi-chemin entre la deep ecology et le scénario démocratique. Si Jonas n’est pas fondamentaliste, c’est qu’«il n’y a pas ici négation du primat et de la supériorité de l’homme» (67). Si Jonas est autoritaire c’est qu’il pense la démocratie de marché incapable de relever le défi des générations futures, ce pourquoi il imagine une «tyrannie bienveillante» toujours citée (Le Principe de responsabilité, 1990, p. 200).
À propos de Jonas, Bourg écrit : «Le “complexe capitaliste-libéral-démocratique” ne pouvait à ses yeux connaître d’autre logique que l’accroissement de la consommation et la satisfaction des intérêts immédiats. En conséquence de quoi, il fallait opposer à l’appétit insatiable des foules hédonistes la clairvoyance d’une “élite” seule capable d'”assumer éthiquement et intellectuellement la responsabilité pour l’avenir”» (73). La citation suivante annonce les réflexions futures de l’auteur : «Autrement prudente me paraît la double procédure de contrôle inhérente au fonctionnement des démocraties représentatives : le contrôle des élites par les citoyens, et celui des citoyens par les élites. Le mécanisme de la représentation parlementaire, les garanties afférentes à l’État de droit, rendent en effet possible un certain procès de décantation, une certaine mise à distance de la représentation nationale par rapport aux citoyens, sans pour autant livrer la représentation nationale à son propre arbitraire» (75).
IV. Les scénario démocratiques (Illich, Gorz et Van Parijs).
Ce qui est étrange disions-nous est qu’aucun des auteurs mentionnés dans ce chapitre pour penser le scénario démocratique ne sera mobilisé ultérieurement pour penser la démocratie écologique.
«Le scénario de l’écologie démocratique semble tout aussi nécessaire qu’improbable» (83). Et nous ajoutons : il est d’ailleurs d’autant plus improbable qu’on continue à croire au capitalisme vert.
V. Vraie et fausse écologie.
Les trois exigences de l’écologie démocratique sont :
- «offrir encore aux individus des perspectives d’amélioration de leur existence, mais sous une forme plus large que la seule accumulation de biens matériels.
- continuer à produire suffisamment de richesses pour faire face aux divers coûts de l’environnement, et tout particulièrement au coût de la recherche.
- apprendre à considérer l’intérêt des générations futures, et donc à respecter les grands mécanismes régulateurs de la biosphère, à prendre conscience de nos devoirs à l’égard de la nature» (99).
Bourg s’oppose donc à la décroissance, pour lui préférer la solution naïve conjuguant croissance et développement durable. Il reconnaît cependant des difficultés à l’écologie démocratique. La première est d’ordre culturel et concerne l’évolution des mentalités et du fonctionnement démocratique ; la deuxième concerne la place du travail dans la société ; la troisième vient de la coopération internationale qui ne fonctionne pas ; la quatrième tient à l’inertie générale de nos sociétés. Cela fait beaucoup de difficultés, d’autant plus grande qu’on se refuse à sortir du cadre des démocraties de marché. Ce pourquoi «il est malheureusement beaucoup plus probable qu’il faille compter sur la vertu pédagogique de quelques catastrophes pour ébranler nos mentalités et nos structures sociales» (118).
C’est l’aveu d’un renoncement. Il nous est tous arrivés d’y succomber…
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FLIPO Fabrice, Nature et politique. Contribution à une anthropologie de la modernité et de la globalisation; Éd. Amsterdam, 2014
Ce livre documenté, polémique, ambitieux, est dédié aux écologistes. Il a pour vocation de définir l’écologisme, qui n’est pas à rechercher, disons le tout de suite, dans le rapport des hommes à la nature. Il est question d’écologie, mais jamais de changement climatique, ni de pollution, ni de biodiversité, etc. Ce livre est un livre sur l’écologisme défini par les dualismes qu’il déplace, et c’est la Critique de la raison dialectique (I.1960, II.1985) de Sartre, qui est mobilisée pour comprendre le sens de l’écologisme. Ce livre se présente à la fois comme un livre d’histoire de la pensée (qui tente de mettre de l’ordre dans ce que l’auteur nomme l’écologisme) et de philosophie (qui tente de penser la modernité et la globalisation). Il se concentre sur la situation française, et restitue les controverses en même temps qu’il les tranche ; c’est un livre à charge dirigé contre un certains nombres de philosophes de l’écologisme, en particulier Luc Ferry et Dominique Bourg, d’historiens ou de sociologues de l’écologisme, en particulier Jean Jacob et Guillaume Sainteny, et certains penseurs de la démocratie, en particulier Marcel Gauchet.
Les personnes qui se réclament de l’écologie sont diverses et rarement académiques. De quelle couleur est l’écologisme ? Le vert paraît mâtiné de brun (Waetcher par exemple faisait l’apologie du «génie du lieu» et de la terre) et de rouge (Lalonde par exemple appelait à abolir l’État). Mais tout ceci n’est pas facile à démêler : Waetcher, pour reprendre le même exemple, se réclame à la fois du peintre naturaliste conservateur Robert Hainard et de l’anarcho-communiste états-uniens Murray Bookchin. C’est là le premier, et le principal, mérite de ce livre : «prendre au sérieux les thèses de Lipietz, Waetcher, Lalonde, etc.» (25). Mais, plutôt que définir l’écologisme, l’auteur, à la manière dit-il des post-colonial studies, part du principe que « les enjeux d’un mouvement peuvent être mieux saisis en examinant les principaux sites de controverse qu’il suscite dans le milieu qu’il perturbe» (26). Ces controverses forment autant de chapitres, qui vont du plus court au plus long.
I. Les droits de la nature contre l’humanisme.
Tout commencerait, selon l’auteur, en 1972 par un procès perdu par le Sierra Club contre la compagnie Disney. 1972, c’est aussi l’année du premier Sommet de la Terre à Stockholm. Ce premier chapitre vise à contester l’idée, si chère à Luc Ferry (Le nouvel ordre écologique, 1992), que l’écologisme est un antihumanisme. De Luc Ferry, les philosophes pensent en général qu’il est à la philosophie (de l’écologie), ce que Claude Allègre est à la science (climatique) ; et ils ne prennent plus le temps de le contredire. Certes, il ne faut pas sous-estimer l’adversaire et ne pas mépriser l’ennemi, mais n’est-ce pas prendre le risque de lasser le lecteur, que de choisir comme Fabrice Flipo, de lui répondre si longuement. La bonne nouvelle, mais nous le savions déjà, c’est que l’écologisme n’est pas un anti-humanisme mais est incompatible, par contre, avec la pensée de Luc Ferry!
Aldo Leopold savait bien que préserver la nature c’est en définitive maintenir une culture (qui n’a rien d’anti-humanisme, qui est simplement anti-industrielle). Bernard Charbonneau ou Robert Hainard savaient bien eux aussi que préserver la nature c’est sauver la civilisation, c’est sauver l’homme. «À rebours d’une solution malthusienne, les écologistes tendent donc plutôt à réclamer le partage» (62). L’articulation des Droits de la Nature et des Droits de l’Homme fonctionnent similairement à l’analyse des «droits-buts» proposés par Amartya Sen. On pourra se reporter sur ce dernier point à l’article de l’auteur : Pour une écologisation du concept de capabilité d’Amartya Sen. D’une manière générale, Fabrice Flipo insiste sur l’antagonisme entre la valeur intrinsèque et la valeur économique, et précise que cet antagonisme ne se limite pas à un problème de relation à la nature mais pose la question de l’universel.
II. L’écologisme un mouvement anti-démocratique.
Un refus de respecter les règles classiques de la politique ? Certes, il existe un comportement étrange des écologistes en politique, mais Flipo tente de prouver que la préservation de la démocratie figure au contraire parmi les premiers soucis des écologistes, comme il montrera la méfiance permanente des écologistes envers l’éventualité d’un éco-fascisme ou d’un régime autoritaire, hétéronome, qui serait porté au pouvoir à l’issue de crises majeures. Cependant, cela n’enlève rien aux contradictions des positions écologistes : « revendication d’autonomie mais appel très fréquent à l’État ; apologie du régionalisme mais base électorale principalement parisienne et discours très faiblement régionalisé ; enfin dénonciation de la science et de la technique, mais sur fond d’appel à… la science et la technique» (76).
Le libéral-libertarisme écologiste. L’écologisme semble perdu entre l’anarchisme libertaire et libéralisme. En effet, selon l’auteur, les deux courants les plus proches de l’écologisme sont l’anarchisme et le centrisme.
Une bonne partie de ce chapitre est une charge contre l’omniprésent Dominique Bourg qu’il qualifie de centre-droit (96). Bourg est considéré comme plus à droite qu’au centre (comparée à Corinne Lepage, par exemple). Ce chapitre s’évertue en fin de compte à critiquer l’interprétation par Bourg des scénarios fondamentalistes et des scénarios autoritaires (Les scénarios de l’écologie, 1996). L’écologisme de centre-droit «croit aux menaces écologiques et à leur urgences, mais il ne voit pas comment changer la société» (106). La lecture de Flipo est à charge et pas tout à fait honnête, il pourrait citer par exemple la conclusion la conclusion du livre dont il parle : après nous avoir rappeler que la démocratie écologique exige de changer les modes de production et de consommation, Bourg et Whiteside affirment que «l’opposition droite/gauche se déplace elle-même vers la gauche sous la pression des enjeux environnementaux» et cela car «on ne saurait continuer durablement à produire de la richesse et, plus encore, à en bénéficier, sans faire valoir à nouveau une logique commune et collective, indépendante du marché, visant à soustraire à l’arbitraire individuel et à la compétitivité ces nouveaux biens publics, en réalité indisponibles, que sont le climat, et la biodiversité, etc.» (Bourg et Whiteside, 2011, p.104).
Flipo s’en prend ensuite à ceux qui seraient plus soucieux d’endiguer l’écologisme que de comprendre la crise écologique. «Ni Jacob, ni Sainteny, ni Lascoumes ne se soucient d’évaluer l’ampleur du problème écologique, aucun ne se demande si les catastrophes nous menacent vraiment, avec les risques pour la démocratie que cela comporte. Le catastrophisme est ramené à une opinion parmi d’autres, son statut semble être purement psychologique, telle qu’une “préférence” chez les économistes néoclassiques» (110).
La question de la démocratie technique est abordée, mais non réellement développée : «La possibilité de différents avenirs technologiques possibles conduit à réintroduire de la démocratie, et non de l’autoritarisme. C’est au contraire le modèle dominant qui paraît autoritaire, avec le seul choix technique possible qu’il propose : celui qui augmente les rendements. D’où ce fait déjà contesté avec le droit de l’environnement que l’écologisme introduit de la démocratie dans la technique. Denis Duclos définit même l’écologisme comme une forme de reconquête des modes de contrôle du risque scientifique et technique par la société civile. Une crainte récurrente de la part des écologistes est que la classe politique se soude autour de la “forteresse technologique”, et se contente de miser sur la sagesse, à l’instar de Raymond Aron, pour qui “rien n’interdit d’imaginer la dissémination de la sagesse en même temps que des armes nucléaires”. La science, en s’appropriant la définition des risques, devient hétéronome, normative, antidémocratique. Une crise met en cause les choix collectifs fondamentaux. Les autorités ont tendance à pratiquer le déni et la fermeture, comme le reconnaissent Godard, Henry, Lagadec, et comme l’a montré l’exemple de Fukushima» (115-116).
Des (nouveaux) mouvements sociaux. Quelle est la nature de ces nouveaux mouvements sociaux apparus en marge de la lutte des classes ? À la différence des mouvements ouvriers les nouveaux mouvements sociaux semblent avoir la technocratie ou la société programmée pour adversaire (Touraine). L’écologisme emprunterait aussi bien à la psychanalyse (Marcuse, Reich), à l’existentialisme (Sartre, lu par Gorz), à la schizo-analyse deleuzo-guattarienne (L’Anti-Oedipe), à la «psychologie sociale» (Moscovici). Mais c’est sur la Critique de la Raison Dialectique, qualifiée d’oeuvre maîtresse, que s’appuie l’auteur ; et à ce stade le lecteur ne sait plus très bien si l’auteur commente Sartre ou les mouvements écologiques.
Si la question est celle du mouvement minoritaire, alors «l’écologisme se trouve aux prises avec ces problématiques culturelles et multiculturelles à trois titres principalement. Le premier est la problématique de la reconnaissance : il s’agit de reconnaître la dignité propre de la différence, ici des minorités en tant qu’elles ne sont pas subsumables dans la majorité, qu’il s’agisse des minorités d’écologistes ou de “non-humains”. (…). Le second est une critique du libéralisme, en tant que celui-ci n’est pas neutre par rapport aux conceptions du bien, ce qui conduit notamment à poser le statut des autres cultures et formes de vie collective possibles, en alternative au progrès et au “développement”. Sont alors proposées des solutions procédurales, d’où notamment cette “démocratie technique” dont le droit à l’environnement codifie en partie les règles: c’est le troisième aspect» (151).
Une des idées essentielles nous semble illustrer par cette citation : «Les analyses de Sartre et de Moscovici permettent donc de soutenir que le slogan “penser global, agir local” n’est pas réversible en “agir global, penser local“». (149). La citation suivante tente de résumer le propos de l’auteur : « Catastrophisme, dialectique du sujet et de l’objet, efficacité propre des minorités actives, solutions procédurales à défaut d’accord en substance, sont autant d’éléments qui permettent de mieux rendre compte et d’étayer la rationalité des comportements écologistes, là où la plupart des observateurs ne voient qu’idéologie bigarrée et prise de position inconséquente. Les analyses auxquelles nous avons eu recours jusqu’ici démontrent au contraire un mode d’action propre, dont les caractéristiques commencent à se dégager, permettant notamment d’affirmer que la convivialité et la non-violence ne sont pas des “théories périphériques” au sein de l’écologisme, comme le soutient Jean Jacob. (…). Toutefois, ces caractéristiques de l’action minoritaire ne sont pas propres à l’écologisme. Elles sont partagées par toutes les minorités actives. Ces mouvements ont tous d’une manière ou d’une autre la démocratie pour but et pour cela remettent en cause le fonctionnement démocratique, et donc ne respectent pas la démocratie formelle. D’où leur dimension anarchisante» (158).
III. Une économie écologique ?
Les écologistes ont l’accumulation monétaire comme principal adversaire. Selon l’auteur, c’est du côté de Lipietz que se trouve une pensée conséquente de l’écologisme et c’est Illich qui peut être considéré comme le Marx des écologistes.
Un écologisme libéral, ou au moins social-démocrate? Ici c’est encore la solution «libérale» de M.Gauchet ou D.Bourg qui est mise en avant : face aux «khmers verts», la solution par la technologie et le «capitalisme vert» : «Dominique Bourg a ainsi mis beaucoup d’espoirs dans “l’écologie industrielle” et dans “l’économie de la fonctionnalité”, dont il s’est fait l’ardent promoteur. Il s’agissait de pousser les entreprises à vendre des “fonctions” plutôt que des biens, ce qui lève partiellement l’incitation au renouvellement physique ou “obsolescence accélérée” des matériels, sans toucher à la quête des gains» (167). Flipo énumère ensuite l’ensemble des raisons pour lesquelles «le libéralisme voit l’écologisme comme un étatisme masqué» (168). Ici ce qui est condamné, c’est la solution technologique telle que défendue par exemple par Hugh Cole et al., L’Anti Malthus. Une critique de «Halte à la croissance», Paris, Seuil, 1974 (1973). Mais, on doit bien admettre avec l’auteur que ce qui est incompatible avec l’écologie dans le capitalisme, ce n’est pas tant la propriété privée des moyens de production, que l’accumulation pour l’accumulation.
L’alternative anticapitaliste. Flipo passe en revue les liens et les tensions entre l’écologie et le socialisme (et critique Foster au passage, pour lui préférer O’Connor). «L’écologie, écrivait Lipietz (Vert espérance, 1993, p.36) s’oppose au mouvement ouvrier sur le point capital du “progrès des forces productives”» (183, 227). Et l’auteur renchérit sans grande nuance : «Reconnaissons aussi que les mouvements ouvriers lorsqu’ils vont soutenir les projets qui présentent les meilleurs salaires et les meilleures conditions de travail, ou défendre “l’outil de production”, se trouvent être les alliés objectifs des capitalistes, contre les écologistes» (191). Ce mouvement se conclut sur la théorie critique de la valeur, celle de Moishe Postone, pour qui «ce sont les formes contemporaines de la subjectivité – les nouveaux “mouvements sociaux” – qui sont porteuses d’une authentique alternative : une alternative non pas seulement à la distribution (de la valeur, de la richesse, du travail, etc.) mais aussi au mode de production»(193).
Le vert, avenir du rouge ? Ce passage, appréciable, fait à lui seul plus de cinquante pages, où sont discutées bien des auteurs et notamment : Baudrillard, Galbraith, Gorz, Lipietz, Polanyi, Illich.
L’écologisme français, une minorité entre réforme et radicalité. Ces quelques pages résument en fait l’ensemble du chapitre : «Libéralisme et anticapitalisme se sont révélés tous deux méfiants envers l’écologisme, avec cette particularité troublante que chacun des deux classait l’écologisme dans le camp adverse au sien. L’examen vérifie et invalide à la fois ce jugement» (252). Les écologistes sont des libéraux (au sens où ils s’en prennent à la rente) et des petits-bourgeois (au sens où ils n’ont rien contre la propriété privée et sont plus préoccupés de leur qualité de vie que des inégalités sociales). «L’écologisme est à la fois libéral et anticapitaliste, et ni l’un ni l’autre, sans que cela soit absurde – et cela parce que l’écologisme est un groupe qui s’en prend à des séries sur lesquelles le mouvement ouvrier a peu de prise. C’est Sartre qui nous permet de formuler ce paradoxe qui n’est qu’apparent» (253).
«Ces caractères généraux de l’écologisme se traduisent par une diversité de positions possibles, en matière de relation à l’économique» (253). Mais à vrai dire, ce n’est pas tant vis-à-vis de l’économie, que vis-à-vis de la technologie que les écologistes s’opposent : il y a ceux pour qui les technologies de l’information sont un espoir (Edgar Morin et le Groupe des dix, André Gorz, Jean Zin) et ceux pour qui c’est un «bluff» de plus (Ellul, Moscovici). L’auteur semble appartenir à ce deuxième camp, et cela car il n’y a aucune philosophie de la technique dans son écologisme.
IV. Un monde réenchanté ?
«Si la critique de “l’anthropocentrisme” ne vise que l’homme industriel, alors le “biocentrisme” est parfaitement tenable. L’anthropocentrisme est la conception qui met l’Homme industriel au centre de tout ; le biocentrisme est la position qui met l’homo ecologicus au centre du tout» (279). L’anthropocentrisme et l’écocentrisme sont donc en quelque sorte équivalents, car dans les deux cas la Nature est au centre, mais ce n’est pas la même nature : dans le premier c’est la nature comme chose étendue, comme matière instrumentale, dans la seconde c’est la nature cosmopolitique de l’ensemble des êtres vivants. Contrairement à ce qu’ils pensent, les critiques de l’écologisme ne défendent pas tant la subjectivité humaine dans toute sa liberté que l’ordre industriel de croissance perçu comme étant objectif. «Ainsi l’humanité se voit-elle assignée une nature, contrairement à ce qui est affirmé» (259). Ce n’est pas l’écologisme, mais «la modernité qui est équivoque, qui, se prétendant universelle, et donc généralisable, se prend les pieds dans le tapis (écologique), et exhibe son particularisme». Deux conclusions : 1) «un apport déontologique à “la nature”n’a rien de condamnable en soi» ; 2) «la modernité, quoique se définissant comme “arrachement à la nature”, a en réalité agi comme les autres sociétés, en sacralisant un mode d’être particulier, une “nature” : la rationalité économique» (381).
L’«ordre naturel» contre «l’homme-artifice». «Le recours écologiste à la nature est donc avant tout critique, c’est-à-dire à l’exact opposé de l’interprétation de Luc Ferry et Dominique Bourg» qui critiquent le naturalisme des écologistes, c’est-à-dire leur volonté de naturaliser l’homme (qui n’est pourtant qu’artifice). «La nature, le sauvage, sont des ressources mobilisées non pas contre “l’artifice” en général mais contre le domestique au sens de “domesticité”, entendu comme une forêt d’interdits qui étouffent l’humanité de l’homme et le réduisent à la survie». (274). «Ce qu’Ellul combat, c’est ce dont Ferry et Bourg l’accusent: l’usage des sciences en lieu et place de ce qui devrait revenir à l’étique et au politique.(…) ce souci de mettre les sciences et la technique en débat est bien celui du mouvement écologiste tout entier. La “démocratie technique” se situe donc bien dans le prolongement exact de l’intuition écologique initial» (276). Ces pages visent à arroser les arroseurs : l’auteur accuse Ferry et Bourg de ce dont ils accusent les écologistes (naturalisme, essentialisme). Ferry et Bourg sont assimilés, ce qui n’est pas très honnête, car certes ils sont tous les deux libéraux et technophiles, mais seul le second est écologiste et leurs désaccords sont bien réels (cf. Le débat durable, Philosophie magazine). Ce que reproche l’auteur est la confusion (supposée de ces adversaires) de l’artifice et de l’industrie mais son analyse de l’industrie est profondément sommaire.
L’écologisme, une religion. «On comprend maintenant beaucoup mieux les réactions passionnées et concordantes de Dumont, Ferry, Bourg et bien d’autres à l’encontre des écologistes. Ces derniers semblent restaurer ce “holisme” antimoderne caractéristique d’un monde “enchanté” qui cherchait ses normes dans la nature et n’acceptait pas de devoir s’appuyer uniquement sur soi» (288-289). «Au contraire de ce que prétendent Arond, Gauchet, Ferry et Bourg» les écologistes «se vivent comme ceux qui, tels les Lumières, s’efforcent sur fond d’une analyse de la nature, d’une volonté de scientificité, de lucidité, de déconstruire les mythologies modernes et d’en montrer le caractère oppresseur» (289).
Science ou religion? La nécessité d’une anthropologie fondamentale. Fabrice Flipo s’appuie sur Whitehead pour penser le sacré, c’est-à-dire ce qui est important. Au fil des pages, le lecteur passe de Whitehead à la dialectique sartrienne («La découverte capitale de l’expérience dialectique, je le rappelle tout de suite, c’est que l’homme est “médié” par les choses dans la mesure même où les choses sont “médiées” par l’homme», Critique de la raison dialectique, p. 213) à l’analyse du don («le don ne s’apprécie que relativement à ses effets concrets sur le milieu commun», 332).
L’écologisme, nouvel «universel concret». L’essentiel de l’analyse est consacrée à la décroissance, et s’appuie sur un livre précédent : La Décroissance. Dix questions pour comprendre et débattre, 2010. L’écologisme est présentée comme une critique de la rente : «La question écologique, en déplaçant l’enjeu de la valeur ajoutée vers la rente, de la croissance vers l’a-croissance ou la décroissance, met en cause la démocratie» (372). L’écologisme c’est donc une critique de la généralisation du mode de vie occidental, soit l’idée que notre culture puisse valoir comme nature. L’idée n’est pas de faire rentrer la nature en politique, car elle y est déjà. De même, «l‘écologisme n’est donc pas le mouvement qui importe une science en politique, il est celui qui met en cause le paradigme établi de rationalité et de vérité. La première question qu’il pose est donc : sommes-nous vraiment ce que la modernité dit de nous?» (382).
Conclusion.
Quel est le but du livre ? Proposer «un “universel concret” qui repose sur l’amour de la Terre plutôt que des machines et de l’accumulation. L’amour de la Terre c’est l’amour de ses habitants, de même que l’amour du matérialisme historique ou de la modernité a un temps pu faire figure d’humanisme. L’être humain ne peut aimer l’humain directement : il passe toujours pas un tiers médiateur, qu’il s’agisse du droit ou du cosmos» (37).
Si l’alternative se présente entre l’amour de la Terre d’un côté et l’amour des machines de l’autre, le problème est mal posé dès le départ. Sa thèse semble se résumer ainsi : l’industrie est le problème, non la solution.
Fabrice Flipo convoque la dialectique, mais jamais il ne dit mot de la contradiction, notre contradiction, qui consiste à être écologiste, à savoir critique de notre mode de vie, sans changer le sien.
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BOURG Dominique, WHITESIDE Kerry, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil, 2010.
Ce livre a fait beaucoup de bruit, et il existe, ici et là, des résumés, ou des compléments, comme cet article de La vie des idées : Pour une démocratie écologique.
Nos démocraties sont impuissantes à agir comme elles savent pourtant qu’elles le devraient ; ce pourquoi «le défi écologique est indissociablement un défi politique» ; «protéger la biosphère implique de repenser la démocratie elle-même». Si nous ne pouvons que saluer la prise de conscience à l’origine de ce livre, nous ne saurions partager ses solutions. Notre désaccord sur les solutions, provient d’un désaccord sur (au moins) deux prémisses théoriques : la question de l’écologie est celle de la Nature (or, ceci n’est vrai que pour un courant, aujourd’hui minoritaire, de l’écologie) ; la crise de la démocratie est une crise de la représentativité (or nous pensons que l’opposition de la démocratie participative à la démocratie représentative est une fausse piste, ou du moins n’est pas la seule).
Le problème : les Modernes
L’idée est bien connue : le monde des Modernes était ouvert et infini, comme nos désirs, relatifs et rivés à l’immédiateté du présent ; le nôtre est à nouveau clos et fini, non seulement relativement mais absolument, et habité par l’imprévisible futur. Selon les auteurs la faute est donc à la liberté des Modernes, comprise comme jouissance privée de biens individuels. La liberté Moderne serait coupable de tous les maux : elle privilégierait les droits au détriment des devoirs, elle n’admettrait ni limites aux désirs, ni tolérances aux normes ; elle serait synonyme de domination technique et soumission de la nature, etc. Les Anciens faisaient primer la communauté sur la liberté… les Modernes auraient-ils donc oublié toute idée de communauté ?
Il va de soi qu’une telle catégorie – les Modernes – fait fi de bien des nuances. Et bien des modernes ne semblent pas correspondre à leur définition des Modernes.
Problème économique ou problème politique ?
«Les problèmes d’environnement contemporains présentent cinq caractéristiques dont chacune met à mal le principe même du gouvernement représentatif : le rapport à l’espace, au sens des frontières politiques, mais aussi des conséquences de nos actions ; l’invisibilité des problèmes écologiques ; leur imprévisibilité ; la dimension temporelle, sous la forme des conséquences à long terme de nos actions ; la qualification même des difficultés écologiques» (10).Or sur cette qualification, les auteurs écrivent que «l’essentiel de nos difficultés ne relève plus à proprement parler de pollutions, mais de flux et de limites». «Alors que les problèmes de pollution se traitent en produisant mieux, ceux relatifs aux flux exigent que l’on consomme moins. L’idée que la technologie seule pourra nous sauver relève dès lors de la croyance» (16-17).
Ces cinq caractéristiques, selon les auteurs, rendent le peuple incapable de juger de la réalité et de l’ampleur de la crise écologique. «Pour connaître certains effets de mes actions, je dois m’en remettre à des tiers, aux résultats de la recherche scientifique. Il n’est plus de conscience immédiate possible des conséquences de mes propres agissements et, tout particulièrement, de leurs effets sur autrui. Je ne peux plus ainsi m’ériger en juge ultime de certains politiques publiques: tout un pan de la réalité échappe à ma capacité spontanée d’appréciation, alors même que je contribue à façonner cette réalité. Le principe du gouvernement représentatif, le renvoi au jugement ultime du citoyen, se trouve mis à mal».
Si le problème est l’augmentation des consommations de ressources corrélatives à l’augmentation du PIB, alors le problème n’est pas d’abord institutionnel. Certes, on peut bien affirmer que «le gouvernement représentatif a été conçu pour faciliter l’accumulation générale de richesses matérielles, pour maximiser leur production et leur consommation. On ne saurait imaginer de contradiction plus frontale» (18). Cela dit, on peut se demander pourquoi les auteurs n’envisagent jamais la possibilité d’un gouvernement représentatif qui lutterait contre la croissance. Bref, la question de fond à traiter, et qui est ici évacuée, nous semble être le lien historique et philosophique entre démocratie et capitalisme.
Le problème : la démocratie représentative.
«La représentation politique est enracinée dans des présupposés éthiques, territoriaux, temporels et scientifiques qui appartiennent à un passé révolu» (42). Ici les deux auteurs mobilisés sont Bernard Manin et Nadia Urbinati (cf. La démocratie représentative est-elle représentative). Après avoir exprimé les contradictions, entre la liberté (des modernes) et la finitude (de la biosphère), les auteurs affirment d’une part la coalition (coupable) entre la représentation et les intérêts (car selon eux, ne démordant pas de leur référence à Constant, la représentation démocratique est synonyme de représentation des intérêts) ; et d’autre part la contradiction (coupable) entre la représentation et la nature : «la représentation ne se distingue pas seulement du fait d’être présent (c’est-à-dire d’exprimer sa propre volonté directement, sans intermédiaire) ; elle se définit intrinsèquement en opposition à la nature» (54).
Certes, nous ne pouvons que regretter avec les auteurs qu’«une nouvelle politique énergétique pour les États-Unis risque d’être bloquée, voire enterrée, parce que les voix d’une poignée de représentants d’une région marginale feront défaut. Tant pis pour les ‘‘petits-enfants’’ du monde entier». Mais suffit-il, si l’enjeu est de changer de politique énergétique, de faire appel aux institutions méta-représentatives ? Et plus fondamentalement encore, les auteurs ne confondent-ils pas représentation et électoralisme?
Le gouvernement représentatif pêche dans son rapport à l’espace et dans son rapport au temps. Le premier problème fondamental serait l’assise territorial du gouvernement représentatif. Preuve historique à l’appui, ils montrent que «la représentation renforce l’identification des citoyens à un État territorialement délimité». Ils critiquent la solution biorégionaliste (car souvent les régions géographiques, climatiques, biologiques et culturelles ne se recouvrent pas), de même qu’ils critiquent la solution d’un recours aux représentations suprationales, comme l’Union Européenne, car «le bilan de ce modèle met davantage en lumière ses difficultés que ses atouts», «c’est le prix à payer pour un modèle qui se contente de réformer la territorialité représentative moderne au lieu de rénover profondément ses formes habituelles» (69). Le second problème fondamental serait sa cécité au long terme : «le futur reste la circonscription négligée de la politique représentative moderne» (71). Certes, il y a bien des partis (Les Verts) qui sont sensibles aux problèmes globaux-transversaux, et au long-terme mais «une fois lancés dans la conquête du pouvoir représentatif, ils doivent se positionner par rapport à tous les autres grands dossiers : l’éducation, la défense, la réforme de sécurité sociale, etc. Du coup, ils sont rattrapés par les enjeux du présent et la ‘myopie’ du système représentatif les guette» (72). «Notre propos est de relever que même les partis les plus explicitement écolo-futuristes ont le plus grand mal à échapper à la tyrannie du présent qui menace la démocratie représentative» (73). Leur conclusion est donc sans appel : «Notre analyse des bases territoriales et temporelles de la représentation nous amène à une conclusion déconcertante : ce n’est pas une représentation défectueuse, mais la représentation en tant que telle qui pose problème par rapport aux grands défis environnementaux» (73).
La solution : modifier la constitution et encourager la participation!
La première des solutions est l’appel aux forums citoyens : «la démocratie écologique relaie la représentation moderne dans sa volonté d’éviter d’éventuels abus de pouvoir. Pourtant, elle s’écarte fondamentalement du modèle de la représentation moderne en cherchant à étendre et à stimuler la participation citoyenne, et non à la tenir à distance» (60). Outre la participation des citoyens à des décisions touchant leur rapport à la nature, les auteurs préconisent la participation collective des ONGE, Organisations Non Gouvernementale Environnementale (ex. WWF ; World Resources Institute ; Fondation Nicolas Hulot). «Nous proposons d’introduire systématiquement des ONGE dans les institutions publiques ou gouvernementales qui encadrent les secteurs touchant à l’environnement» (75). «Pour contrebalancer le penchant national-présentiste des institutions représentatives, il faut dépasser les consultations ‘néo-corporatistes’ environnementales existantes» (76). «Notre stratégie générale viserait à associer des pratiques démocratiques diverses – appel à la société civile, tirage au sort, mécanismes favorisant la délibération- pour créer un ensemble institutionnel spécialement adapté aux enjeux de la question naturelle» (78). «On peut distinguer quatre types de dispositifs pour corriger les tendances court-termistes de nos institutions représentatives : l’introduction de considérations écologiques dans l’ordre constitutionnel ; l’extension de la définition du rôle patrimonial de l’État ; l’institution d’une ‘Académie du futur’ ; le développement de procédures participatives» (88). «Si l’on veut d’un côté permettre à cette Académie d’éclairer scientifiquement les décisions publiques et, de l’autre, éviter quelque ‘expertocratie’, il convient de confier à une assemblée populaire, le nouveau Sénat, le soin d’établir la médiation entre l’état des connaissances environnementales et la prise de décision publique» (89). Cette Académie, composée de scientifique dont les compétences permettent une forme de monitoring planétaire, exercerait une forme d’ «impartialité démocratique».
Une solution évoquée, mais oubliée.
Critiquant la soutenabilité faible de Robert Solow («Sutainability:An Econmist’s Perspective», 1993), les auteurs rappellent à juste titre que d’une part, «la nature ne se réduit pas un stock de ressources, elle nous fournit des services écologiques dont certaines ne sont pas substituables» ; d’autre part, «seules des règles enchâssant la consommation peuvent garantir in fine l’efficacité de nos techniques en matière d’économie des ressources. La croyance en la toute-puissance des techniques relève d’une pensée magique» (37). «Sur un autre plan, une démocratie écologique suppose un modèle macroéconomique
qui ne serait plus un modèle de croissance et qui concilierait emplois, faible consommations de ressources et modération consumériste. Un tel modèle n’existe pas encore et les efforts pour le produire sont insuffisants. Nous n’ignorons pas non plus que les institutions ne sauraient tout faire» (98). Quoiqu’ils évoquent le livre de Tim Jackson, (Prospérité sans croissance), les auteurs n’insistent absolument pas sur cet “autre plan”.
Après nous avoir rappeler que la démocratie écologique exige de changer les modes de production et de consommation, les auteurs affirment que «l’opposition droite/gauche se déplace elle-même vers la gauche sous la pression des enjeux environnementaux» «On ne saurait continuer durablement à produire de la richesse et, plus encore, à en bénéficier, sans faire valoir à nouveau une logique commune et collective, indépendante du marché, visant à soustraire à l’arbitraire individuel et à la compétitivité ces nouveaux biens publics, en réalité indisponibles, que sont le climat, et la biodiversité, etc.» (104). Nous sommes d’accords, mais nous doutons que la solution soit dans la représentation des ONGE au parlement.
Le citoyen, le savant, et le politique.
Dans un quatrième chapitre (“Pour une bioconstitution”), les auteurs abordent la question du rapport entre science et politique.Le «modus vivendi entre la représentation moderne et la technoscience a fini par devenir hautement problématique» ; «parce qu’elle est intrinsèquement vouée à instrumentaliser le monde, la science ne peut plus apparaître comme le conseiller impartial de l’action collective» (83). La technoscience serait à la fois l’origine du problème et l’élément de sa solution. Mais selon eux, le problème semble la puissance (donc la technique), et la solution semble la connaissance (donc la science), ce pourquoi ils distinguent la science agissante et la science éclairante. La science éclairante «ne comporte pas les mêmes risques de détournement de la chose publique par une partie de la société. Pourtant la coproduction des connaissances ne semble guère possible ; elle est même inopportune. Enfin, la science éclairante, en matière environnementale, remplit une fonction nécessaire d’appréhension du présent et du futur, là où l’auto-interprétation citoyenne est totalement défaillante» (87). Or, selon nous, cette distinction entre science agissante et science éclairante est une manière de ne pas comprendre le concept de technoscience qui refuse précisément cette distinction. Quant à la place de l’économie dans cette technoscience elle n’est pas questionnée, et c’est dommageable car les auteurs auraient pu alors distinguer ce qui relève de la technique et ce qui relève du système économique qui les utilise.
Les citoyens auraient besoin d’être éclairés par la science : «Il ne saurait être question de résoudre ‘démocratiquement’ les problèmes d’environnement en renonçant à la science, tout comme il ne saurait être question de ‘démocratiser’ la science en faisant intervenir systématiquement la volonté populaire dans le processus d’évaluation des hypothèses scientifiques» (84). L’opinion-publique est incapable d’avoir un juste avis de la crise écologique et du changement climatique global : «La remise en cause du GIEC lors du sommet de Copenhague en décembre 2009, le déferlement de climatoscepticisme en France au début de l’année 2010 mettent en lumière l’absurdité qu’il y aurait à vouloir laisser trancher l’opinion publique en ces matières» (84). «L’auto-interprétation des citoyens par rapport à leurs problèmes et à leurs aspirations perd son efficacité, comme nous l’avons vu, sur des questions telles que le changement climatique ou les pesticides, pratiquement invisibles à la perception ordinaire» (86).
Conclusion.
Ce livre a le mérite de nous rappeler l’impuissance de l’électoralisme à considérer les problèmes écologiques (long-termes, globaux, communs, etc.). Mais il nous semble pêcher sur sa conception de la démocratie, trop restrictive, et sur sa conception du peuple, trop élitiste. Les vertus de la démocratie semblent uniquement délibératives : informer et débattre. Ce qui ne peut manquer de surprendre le lecteur, c’est qu’après avoir dit tant de mal de la démocratie représentative, les auteurs se contentent «d’enrichir le fonctionnement parlementaire par l’institutionnalisation des ONGE et par l’introduction de procédures semblables aux conférences de citoyens» (96). Mais si la démocratie représentative est le mal, ce n’est pas en l’accommodant qu’on s’en sortira. Ce livre qui est censé interroger les liens entre démocratie et écologie ne dit pas un mot des liens entre luttes sociales et écologie. Si nous ne saurions approuver l’ensemble de la critique de Fabrice Flipo, il faut bien reconnaître que «la “question sociale”, jugée cruciale par de nombreux écologistes, est donc traitée par Bourg et Whiteside comme un encombrant “présentisme” qu’il s’agirait de surmonter» (Nature et politique, 2014, p. 106). De ce point de vue, la position des auteurs est celle d’un réformisme mou. Selon nous, cette position oublie que la question écologique n’est pas tant celle de la nature que celle des commons, et que la question démocratique n’est pas tant celle de la participation vs. représentation que celle de l’autonomie socio-technique.
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Les citations suivantes, extraites du livre de John Bellamy Foster, Marx écologiste, Paris, Éd. Amsterdam, 2011, suffisent-elles à faire d’Engels ou de Marx des écologistes ?
« Trafiquer la terre : la terre qui est la condition première de notre existence, notre Hên kai pan – a été le dernier pas vers notre transformation en objet de trafic » (Engels, Esquisse d’une critique de l’économie politique (1843-1844), Éd. Allia, 1998, p. 33).
«L’homme vit de la nature signifie : la nature est son corps avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir »(Marx, : Manuscrits de 1844, Éd. Sociales, 1962, p. 31).
«Du point de vue d’une organisation économique supérieure de la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra tout aussi absurde que le droit de propriété d’un individu sur son prochain » (Marx, Le capital, livre 3, tome3, Éd. sociales, p. 191).
Marx n’est ni adepte du prométhéisme, ni productiviste, et sa pensée est de part en part traversée par des questions écologiques. C’est du moins ce dont cherche à nous convaincre ce livre. À travers sa conception du métabolisme entre l’homme et la terre (le travail) et la rupture de ce métabolisme par l’agriculture capitaliste, Marx a développé une conception de la durabilité, en terme de conservation et de restauration, qui abordait des questions relevant « de la régénération des nutriments du sol, de la pollution, des conditions d’hygiène, de la déforestation, des inondations, de la désertification, du changement climatique du recyclage des déchets industriels, de la diversité des espèces, ou encore de la marchandisation des animaux » (93).

John Bellamy Foster est, avec Barry Commoner, James O’Connor et Joel Kovel, une des figures les plus importantes de l’écosocialisme aux USA. Il enseigne la sociologie à l’université de l’Oregon et dirige depuis 2000 la prestigieuse Monthly Review. Il est notamment l’auteur de Marx’s Ecology. Materialism and Nature (Monthly Review Press, 2002). Ce recueil traduit par les soins d’Aurélien Blanchard, Joséphine Gross et Charlotte Nordmann, comporte quatre articles (quatre chapitres), extraits de The Ecological Revolution: Making Peace with the Planet, New York, Monthly Review Press, 2009. Nous les résumons ci-dessous.
Une mise en perspective historique de l’écologie de Marx.
« La relation d’antagonisme entre le capitalisme et l’environnement, qui est au cœur de la crise actuelle, était paradoxalement plus évidente pour les socialistes du XIXe siècle et du début du XXe siècle qu’elle ne l’est aujourd’hui pour la majorité des penseurs écologistes. Cela exprime bien le fait que ce n’est pas la technologie qui est le problème principal, mais plutôt la nature et la logique du capitalisme comme mode de production spécifique » (11). C’est en étudiant les liens entre Liebig et Marx que Foster a pu prendre conscience de l’importante thèse marxiste de la rupture métabolique entre l’homme et la terre. Dans l’introduction anglaise de sa septième édition De la chimie organique appliquée à l’agriculture et à la physiologie (1862), Justus von Liebig écrivait que la Grande-Bretagne «prive tous les pays des conditions de leur fertilité» (cité p. 12). Comme nous le verrons, pour Marx la rupture métabolique ne peut pas être résolue au sein du capitalisme, malgré le remède temporaire que pouvait constituer la technologie – en l’occurrence, les engrais artificiels.
Grand lecteur d’Epicure et de Darwin, mais aussi d’Huxley (La place de l’homme dans la nature, 1863), Marx et Engels développent une thèse fondamentale sur le rôle du travail dans l’évolution humaine. Pour le jeune Marx, les organes (organon) sont les technologies naturelles, et les outils sont le «corps inorganique de l’homme». Et Engels ne doute pas du «Rôle du travail dans la transformation du singe en l’homme» (1876) : «ainsi, la main n’est pas seulement l’organe du travail, elle est aussi le produit du travail» (Dialectique de la nature, Éd. sociales, 1968, p. 135). Selon S.J Gould, «la meilleure défense de la co-évolution gènes-culture au XIXe siècle a été menée par Friedrich Engels» (Gould, Un hérisson dans la tempête, 1994).Toutes les contributions de Marx et d’Engels dans le domaine de l’évolution biologique et écologique, sont «sous-tendues par un matérialisme intransigeant et intrinsèquement dialectique, reposant sur des concepts comme ceux d’émergence et de contingence» (22).
Parmi les socialistes qui ont intégré des conceptions naturalistes et écologiques après Marx et jusqu’aux années 1940, l’auteur cite : William Morris, Henry Salt, August Bebel, Karl Kautsky, Rosa Luxemburg, V.I.Lénine, Nicolas Boukharine, V.I.Vernardsky, N.I.Vavilov, Alexandre Oparin, Christopher Caudwell, Hyman Levy, Lancelot Hogben, J.D.Bernal, Benjamin Farrington, J.B.S. Haldane et Joseph Needham. Foster effectue aussi une correspondance le matérialisme et le concept d’écosystème qui postule qu’on ne peut pas séparer les organismes « de leur environnement particulier, avec lequel ils forment un système physique unique ». Après avoir convoqué E.R.Lankester, puis Jan Christian Smuts Foster, l’auteur conclut sur Arthur Tansley et son concept d’écosystème, s’opposant à un holisme excessif, et qui s’avère « opérer une synthèse matérialiste plus complexe des éléments du monde organique et inorganique » (31). Pour Tansley, le concept d’écosystème, moins naturaliste, moins téléologique, permet d’appliquer l’écologie « aux conditions crées par la vie humaine ». La conception matérialiste de Marx présuppose l’unité de l’homme et de la nature (dans l’industrie) autant que la lutte.
La théorie marxienne de la rupture métabolique ou les fondations classiques de la sociologie environnementale.
La thèse généralement admise est que la sociologie s’est construite contre la biologie et contre l’environnement naturel. Au contraire, Foster, pense comme Frederick Buttel, qu’une sociologie environnementale solide peut être élaborée à partir des travaux de Marx, Weber, et même Durkheim. L’opinion courante est que Marx et le marxisme se situent du côté d’une modernité prométhéenne, anthropocentrée, et productiviste. Foster énumère les positions en présence, et se positionne lui-même comme un clair partisan de ceux qui pensent que les préoccupations écologiques sont au cœur de la pensée marxienne.
Entre 1830 et 1880 a lieu la seconde révolution agricole, due à l’essor de la chimie et de l’industrie des engrais et associée au travail du grand chimiste allemand Liepig. Liebig était très préoccupé par l’appauvrissement des sols, par la logique implacable de l’Angleterre qui condamnait son sol en même temps que le sol de l’engrais (le guano) qu’elle importait massivement, quantités de guano que l’Angleterre importait, et il préconisait un recyclage des excréments urbains et une réutilisation des eaux usées pour la fertilisation de la campagne. Marx en lecteur attentif de Liebig, réfléchit, tout particulièrement après les années 1860, à ce système qui pille le travailleur autant qu’il pille le sol, et affirme que l’industrie et l’agriculture à grande échelle détruit le « métabolisme entre l’homme et la terre, c’est-à-dire le retour au sol des composantes de celui-ci usées par l’homme sous forme de nourriture ou de vêtements, donc l’éternelle condition d’une fertilité durable du sol ». Si bien que le capitalisme ne se développe « qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur. » (Le Capital, livre 1, Éd. Sociales, p. 565-567). Dire que le travail médiatise le métabolisme entre l’homme et la nature, c’est dire que tout ce que l’on fait à la nature extérieure agit par là-même sur notre propre nature (ibid. p.199).
« La clé de la relation métabolique des êtres humains à la nature est donc la technologie, mais la technologie telle qu’elle est conditionnées à la fois par des relations sociales et les conditions naturelles. Contredisant ceux qui l’estiment incapable de concevoir les limites de la technologie pour affronter les problèmes écologiques, Marx a affirmé explicitement dans sa critique de l’agriculture capitaliste que, si le capitalisme servait le “développement technique en agriculture”, il créait également des relations sociales “incompatibles” avec une agriculture soutenable. La solution résidait donc moins dans la mise en œuvre d’une technologie donnée que dans la transformation des relations sociales » (72). « C’est le souci de la soutenabilité écologique, et non la notion abstraite d’éco-centrisme qui est le plus clair pour déterminer si une théorie fait partie du discours écologique. Qui plus est, une sociologie de l’environnement vraiment complète doit par définition avoir une perspective coévolutionniste » (84).
« L’une des affirmations centrales que nous avons défendues ici, en recourant tant à la logique qu’à des éléments factuels, est que les six aveuglements attribués à Marx en matière d’écologie – à savoir son incapacité à percevoir 1) l’exploitation de la nature ; 2) le rôle de la nature dans la création de richesse ; 3) l’existence de limites naturelles ; 4) le caractère variable de la nature ; 5) le rôle de la technologie dans la dégradation environnementale et 6) l’incapacité de la simple abondance économique à résoudre les problèmes environnementaux – lui sont en réalité attribués à tort » (84).« Sans ce dernier concept [« rupture métabolique »], il n’est pas possible de comprendre l’analyse détaillée que fait Marx de l’antagonisme entre la ville et la campagne, sa critique de l’agriculture capitaliste ou encore ses appels à la “restauration” de la relation métabolique nécessaire entre l’humanité et la terre – c’est-à-dire sa conception fondamentale de la soutenabilité. La réponse de Marx à la critique par Liebig de l’agriculture capitaliste était, qui plus est, associée à une réponse complexe à la théorie évolutionniste de Darwin » (85) ; mais aussi à la une lecture de Malthus, Marx contestant que la “surpopulation” soit d’ordre naturel plutôt qu’historique.
Capitalisme et écologie : la nature d’une contradiction.
Il existe de nombreux “écosocialistes” pour qui quoique les préoccupations écologiques de Marx soient bien réelle, mais il n’aurait pourtant jamais expliqué la manière dont les crises écologiques engendraient une crise d’accumulation pour le capitalisme. Le reste de l’article se situe dans cette querelle qu’on peut nommer : Marx’s Ecology vs. Ecological Marxism. Foster y discute les thèse de O’Connor (sur les deux contradictions du capitalisme) qui « se propose de réussir là où Marx a échoué » (94). La première contradiction (entre le capital et le travail) relève de l’analyse marxiste classique, la seconde contradiction (entre le capital et les conditions externes de son accumulation) est l’apport de O’Connor, et va de pair avec la dégradation des conditions de production. La première entraîne une sur-production, la seconde risquant une sous-production. O’Connor distingue trois types de « conditions de production » – conditions en ce sens qu’elles ne sont pas produites par le capitalisme – associés à trois types de « mouvements sociaux ».
- les conditions individuelles de production et de reproduction de la force de travail humain // les mouvements comme le féminisme qui s’attaquent au politique du corps, engendrés par la dégradation des conditions individuelles de production
- les conditions naturelles ou externes de production (forêts, champs pétroliers, ressources en eau, espèces d’oiseaux, etc.) // le mouvement écologique qui vient de la dégradation des conditions naturelles ou externes de production
- les conditions communes ou générales de production (c’est-à-dire le patrimoine bâti, par exemple les villes, infrastructures urbaines incluses). // les mouvements urbains qui viennent de la dégradation des conditions communes ou générales de production.
La réponse de Foster est pessimiste, c’est quand il sera trop tard que le capitalisme s’apercevra que l’argent ne se mange pas, il s’enrichira jusqu’au dernier arbre, sans souffrir de la seconde contradiction (97-98). L’auteur justifie sa position en deux points :
_« À se focaliser sur les conditions de production et sur la “seconde contradiction” du capitalisme, on tend à minimiser non seulement l’étendue des crises écologiques, mais aussi – en essayant de tout faire tenir dans les cadres verrouillés d’une théorie spécifique de la crise économique –, l’impact même du capitalisme sur l’environnement. La tendance du capitalisme à déplacer les problèmes environnementaux – le fait qu’il utilise la planète comme une poubelle géante et soit capable de fuir un écosystème pour se réfugier dans un autre (agissant, comme l’avait faire remarquer Marx, selon le principe du “après-moi de la déluge”) – signifie que la planète reste, dans une large mesure, un “cadeau fait au capital”. Et il n’y a aucun espoir que cela change fondamentalement puisque le capitalisme est, à bien des égards, un système qui ne fonctionne que parce que certains coûts fondamentaux ne sont pas acquittés. /. Le rapport sur le réchauffement climatique de l’administration Bush, intitulé Climate Action Report, 2002 et produit par l’Environmental Protection Agency (EPA), en constitue un bon exemple. […]. L’absence de liens de causalités clairs entre dégâts environnementaux et dégradation des conditions de production économique a contribué, via l’analyse standard coûts bénéfices, à justifier une politique d’adaptation au réchauffement climatique, plutôt qu’une politique d’adoption de mesures destinées à ralentir la progression du réchauffement climatiques (qui auraient augmenté les coûts de production). » (99)
_« Définir le marxisme écologique en référence à la seconde contradiction du capitalisme soulève un autre problème, à savoir qu’on est alors contraint d’adapter une perspective économique dualiste et mécaniste à laquelle il est ensuite difficile d’échapper. Le capitalisme souffre de deux contradictions (qui sont toutes deux à l’origine de crise économiques), l’une est interne et résulte principalement de la lutte des classes ; l’autre est externe et résulte principalement de la dégradation des conditions de production. En réaction, ces deux contradictions sont à l’origine de deux types de mouvements sociaux : des mouvements sociaux traditionnels basés sur la classe, qui émanent de la première contradiction, et des nouveaux mouvements sociaux qui émanent de la seconde contradiction. Bien sûr, on est donc porté à imaginer une alliance entre ces deux types de mouvements, qui reposerait sur la force combinée des deux contradictions. […]. Mon but est plutôt de montrer qu’il est dangereux de circonscrire de cette manière les problèmes environnementaux, que cette perspective est trop étroite – à la fois trop économiste, trop fonctionnaliste et trop encline au dualisme économique, car bien entendu trop peu dialectique – pour nous permettre d’exposer la pleine étendue de la contradiction biosphérique que représente le capitalisme » (101-102).
Le manifeste du parti communiste et l’environnement.
Ce dernier chapitre n’apporte que peu aux précédents, il les précise sur certains points, et ajoute cependant que le contrôle collectif et démocratique sur l’usage social de conditions de production est à la base de la soutenabilité, à la fois écologique et sociale. Marx avait lui-même envisagé de venir à bout de la rupture métabolique via une production soutenable s’appuyant sur une collectivité de producteurs associés librement.
Au final, si l’exégèse est convaincante, le lecteur demeure peu armé pour l’action, et il peut se demander, comme Fabrice Flipo (cf. Nature et Politique, pp. 186-188), si ce Marx écologiste n’est pas compatible avec la «croissance verte» — celle de Liebig!
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Dipesh Chakrabarty est un éminent historien, digne représentant des post-colonial studies et des subaltern studies. Il est devenu une figure majeure de la pensée de l’anthropocène (cf. cette vidéo), et cela essentiellement suite à son article : « The climate of history : Four theses », Critical Inquiry, vol.35, n°2, 2009, 197-222. L’article est consultable en anglais ou en français (traduction de Charlotte Nordmann).
Le cas de Dipesh Chakrabarty semble celui d’un retournement : l’histoire, sous ses formes actuelles (post-colonial studies comprises), serait démunie face à l’anthropocène, ce moment où notre espèce prend conscience d’elle comme d’une force géologique. La conséquence est raide : toute histoire de l’anthropocène, parce qu’elle implique l’histoire profonde de la vie, relègue au second plan toutes les questions relevant de l’histoire socio-politique (dont les luttes démocratiques, etc.).
Le climat de l’Histoire : quatre thèses.
Thèse 1 : Les explications anthropogéniques du changement climatique signent la ruine de la distinction humaniste entre histoire naturelle et histoire humaine. Autrement dit, la discordance des temps (environnementaux/humains) ne vaut plus. « L’homme a toujours été considéré “comme un prisonnier du climat” , comme le dit Crosby, citant Braudel : il n’était pas concevable qu’il puisse faire le climat ». « Les êtres humains ne sont devenus des agents géologiques que très récemment dans l’histoire humaine. On peut donc dire en ce sens que ce n’est que très récemment que la distinction entre histoire humaine et histoire naturelle – dont l’essentiel avait été préservé jusque dans les histoires environnementales, pour qui les deux entités étaient en interaction – a commencé à s’effondrer ».
Thèse 2 : L’idée que nous serions entrés dans l’anthropocène, dans une nouvelle époque géologique dans laquelle les humains constitueraient une force géologique, contraint à réformer profondément les histoires humanistes de la modernité/mondialisation. Depuis 1750, celles-ci n’ont en effet « jamais intégré la moindre conscience de la puissance d’agir géologique que les hommes étaient en train d’acquérir au même moment ». Si « le palais des libertés modernes est bâti sur l’usage toujours croissant d’énergies fossiles », alors « l’ombre épaisse de l’anthropocène » pèse sur nos libertés.
Thèse 3 : L’hypothèse géologique de l’anthropocène nous contraint à faire dialoguer les histoires mondiales du capital avec l’histoire des êtres humains comme espèce. Remarquons que nous sommes passés du pluriel (les histoires des modernités) au singulier (l’histoire unifiée l’espèce). « Si c’est le mode de vie industriel qui nous a menés à la crise, alors pourquoi penser en termes d’espèce, étant donné que cette catégorie appartient à une histoire bien plus longue ? Pourquoi le récit du capitalisme – et par conséquent sa critique – ne suffirait-il pas comme cadre pour interroger l’histoire du changement climatique et en comprendre les conséquences ? Il semble établi que la crise du changement climatique a été produite de façon nécessaire par les modèles de société prodigues en énergie que l’industrialisation capitaliste a créés et promus, mais la crise actuelle a mis en évidence certaines autres conditions de l’existence de la vie sous sa forme humaine qui n’ont pas de lien intrinsèque avec les logiques des identités capitalistes, nationalistes ou socialistes. Ces conditions ont plutôt à voir avec l’histoire de la vie sur cette planète, avec la façon dont différentes formes de vie se lient les unes aux autres, et avec la façon dont l’extinction massive d’une espèce peut constituer un danger pour une autre espèce. Sans une telle histoire de la vie, la crise du changement climatique n’a pas de “signification” humaine. En effet, comme je l’ai déjà noté, cette crise n’en est pas une du point de vue de la planète elle-même, indépendamment de la vie qui s’y développe ».
Thèse 4 : Croiser l’histoire de l’espèce et l’histoire du capital est un processus par lequel sont explorées les limites de la compréhension historique. Pour faire l’histoire de l’anthropocène, il est inutile d’en appeler à notre expérience, car il est impossible de reconstituer « l’expérience » d’un universel comme l’espèce humaine. « Nous, êtres humains, ne faisons jamais l’expérience de nous-mêmes comme espèce ». « Il ne fait pas de doute que le changement climatique, réfracté par le capitalisme mondial, aggravera la logique d’inégalité qui structure la domination du capital ; sans doute certains gagneront-ils temporairement au détriment des autres. Mais la crise dans son ensemble ne se réduit pas à une histoire du capitalisme. À la différence de ce qui se passe lors des crises du capitalisme, il n’y a pas ici de canots de sauvetage pour les riches et les privilégiés (comme on peut le constater à propos de la sécheresse en Australie, ou des récents incendies dans les quartiers aisés de Californie). L’angoisse que suscite le réchauffement climatique évoque le souvenir des temps où beaucoup craignaient une guerre nucléaire à l’échelle mondiale. Mais il y a par rapport à cela une différence très importante. La guerre nucléaire aurait résulté d’une décision consciente de la part des pouvoirs en place. Le changement climatique est une conséquence non voulue des actions humaines et montre, d’une façon qui n’est accessible que par l’analyse scientifique, l’effet de nos actions en tant qu’espèce. On pourrait même se demander si le nom d’espèce n’est pas celui d’une place qui reste à occuper, celle d’une nouvelle histoire universelle des êtres humains qui émerge tout à coup au sein du danger qu’est le changement climatique. Mais nous ne pourrons jamais comprendre cet universel ».
Remarques.
Il existe énormément de présupposés philosophiques à cet article, tous n’étant pas explicités ; comme par exemple : « le fait d’être un concept ne peut faire l’objet d’une expérience ».
Les thèses de l’auteur ressemblent parfois à des pétitions de principe ; pour s’en convaincre on pourra se reporter au bel entretien dans la Revue des Livres (Penser et agir en tant qu’espèce. L’humanité face aux bouleversements climatiques. Entretien). Ces thèses ont suscité de nombreuses réactions, comme dans cette même revue celle de Julien Vincent qui s’appuie sur l’histoire de l’histoire (sans l’homme) du climat, ou celle de Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher : « Dipesh Chakrabarty défend l’idée que la prise de conscience de l’agency géologique de l’humanité constitue une rupture radicale avec les schèmes culturels constitutifs de la modernité, caractérisés de longue date par une conception restrictive des effets de l’agir humain et l’incessante réaffirmation de la division entre histoire naturelle et histoire humaine. Cette vision nous semble problématique. En réduisant à peu de chose la réflexivité environnementale des sociétés passées, elle dépolitise l’histoire longue de la dégradation environnementale. Et inversement, en insistant sur la réflexivité récente de nos sociétés du risque, ces récits tendent à naturaliser le souci écologique et à passer outre les conflits qui en sont pourtant la source. » (Fressoz et Locher, Le climat fragile de la modernité. Petite histoire climatique de la réflexivité environnementale).
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MITCHELL Timothy
Carbon democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, Paris, La Découverte, 2013.
Le sujet est énoncé dans la première phrase : «les combustibles fossiles ont contribué à créer la possibilité et à définir les limites de la démocratie moderne» (7). Autrement dit, le charbon puis le pétrole ont contribué à définir les conditions de possibilité en même temps que les conditions d’impossibilité de ce que nous nommons « démocratie ». Le livre propose une histoire couplée de la démocratie et de l’industrie du pétrole au XXe siècle, histoire croisée des forces de travail (qui peuvent éventuellement cesser de travailler) et des flux d’énergie. Nous ne reprendrons pas les éléments de cette histoire, mais dégagerons seulement quelques unes des thèses fortes du livre, à commencer par la première : apprendre à « concevoir la démocratie non comme l’histoire d’une idée ou l’apparition d’un mouvement social, mais comme un assemblage de machines » (133).
Suivre la piste du carbone, c’est suivre toutes les ramifications des énergies fossiles et conjuguer ce qui semble opposer : les sabotages et la consommation, la violence de la guerre et le spectacle de la démocratie. Suivre la piste du carbone, c’est suivre la piste de ses transformations (physico-chimiques et socio-techniques) : « qui supposent l’établissement de liens et alliances qui ne respectent pas la distinction entre le matériel et l’idéel, l’économique et le politique, le naturel et le social, l’humain et le non-humain, ou la violence et la représentation » (15). Du charbon au pétrole, on change de matière, on change aussi d’idée, etc. Le charbon, de bois ou de terre, est solide, le pétrole est liquide. Or, cela change beaucoup ses procédés d’extraction, de transport, de transformation. D’un côté des réseaux dendritiques, c’est-à-dire un tronc principal muni de multiples branches, de l’autre des réseaux qui avaient plutôt des propriétés de la grille ou du réseau électrique. « Ces changements dans la manière dont l’énergie fossile était extraite, transportée et utilisée ont rendu les réseaux énergétiques moins vulnérables aux revendications politiques des travailleurs qui les faisaient fonctionner » (50).
Du charbon au pétrole. Le développement technique, la colonisation, et l’accès aux réserves de charbon participent tous trois de la révolution industrielle et du mode de vie énergivore. Cette époque du charbon a aussi était celle des luttes pour les droits des travailleurs, l’époque des grèves générales. « Ce qui manquait auparavant, ce n’est pas la conscience politique ni un répertoire de revendications, mais un moyen effectif de contraindre les puissants à écouter ces demandes » (31). La thèse vise à retirer le premier rôle à la conscience de classe, pour le donner à la capacité d’action socio-technique propre aux mineurs, aux dockers, aux cheminots. Entre le charbon et le pétrole, c’est le potentiel démocratique qui s’est trouvée bouleversé. Lorsque l’auteur parle de pétrole, il ne parle pas seulement de l’or noir, mais de tout le matériel technique qui rend possible sa production, sa diffusion, et son exploitation, c’est précisément en prêtant attention à l’ensemble du système technique que Mitchell a pu comprendre ce qu’il a compris (et si sa thèse est juste, ce que les firmes pétrolières avaient très bien compris) : le système pétrole avait un potentiel démocratique plus petit que celui du charbon, en ce sens qu’il était plus apte à canaliser les luttes des travailleurs. Si bien, que comme l’écrit Julien Vincent dans son introduction à Petrocratia, « les ouvriers du pétrole, contrairement aux mineurs ou aux cheminots, sont absent de notre imaginaire collectif des “conquêtes sociales” ». L’histoire socio-technique de l’énergie de Timothy Mitchell, comme celle Bruce Podobnick de son côté, nous permet de comprendre comment le pétrole quoique plus cher que le charbon, s’est imposé : il montre, en effet, comment un des objectifs du plan Marshall était d’encourager le recours au pétrole afin d’affaiblir les mineurs et leurs syndicats et d’arrimer les pays européens au bol occidental.
Pétrole et démocratie. «D’une étude consacrée à la démocratie et au pétrole, ce livre est ainsi devenu un travail sur la démocratie comme pétrole – comme forme de politique dont les mécanismes impliquent à de multiples niveaux, des processus de production et d’utilisation de l’énergie carbonée» (12). Dès l’introduction Mitchell critique un lieu commun selon lequel plus un pays produit de pétrole, moins il est démocratique (et son dernier chapitre s’évertuera, sous le nom de MacDjihad, à prolonger cette critique). Ce lieu commun s’accompagne d’une conception erronée de la démocratie : celle-ci serait une idée, une mentalité, une culture politique. Or, il ne faut pas confondre démocratie et démocratisation, car il est historiquement fondé que l’une n’entraîne pas l’autre – tout le livre laisse croire que nous ne vivons pas du tout dans une saine démocratie. Selon l’auteur, le pétrole et la politique industrielle qu’il a suggérée ont diminué les possibilités de revendications politiques, aussi bien dans les pays qui dépendaient de sa production que dans ceux qui dépendent de son usage. Pour éviter la concurrence, en l’occurrence celle du Moyen-Orient, les compagnies pétrolières fabriquèrent de la rareté et développèrent une méthode de sabotage, analogue à celle des travailleurs du charbon. Car il faut bien comprendre que « la politique énergétique implique tout autant le pouvoir d’interrompre le flux énergétique que d’assurer son approvisionnement » (16). Ce livre retrace donc l’histoire du « développement de la firme pétrolière internationale, qui devint le principal outil pour continuer, à distance, à limiter l’offre de pétrole. Par firme transnationale, j’entends ici la formation d’une “zone technologique”, à savoir un ensemble coordonné mais largement dispersé de réglementations, de dispositifs de calcul, d’infrastructures et de procédures techniques permettant de régir certains objets ou certains flux » (52) [cf. Andrew Barry, « Technological zones », 2006].
Démocratie et économie. Qu’est-ce que la démocratie ? Les revendications sociales des travailleurs ? Mitchell fait référence à Rancière (La Haine de la démocratie, 2005), pour qui les luttes de démocratiques sont un combat contre une logique de distribution considérant certaines affaires comme publiques et d’autres comme privées. « Le mot “démocratie” a deux significations. Il renvoie d’une part aux moyens de revendiquer de façon efficace un monde commun plus juste et plus égalitaire ; il désigne de l’autre un mode de gouvernement des populations qui, en divisant le monde commun, utilise le consentement populaire pour limiter l’aspiration à plus d’égalité et de justice. Par exemple, la pratique du gouvernement peut distinguer un espace privé régi par les règles de la propriété, un monde naturel régi par les lois naturelles, et des marchés régis par les principes de l’économie. Les luttes démocratiques sont ainsi un combat pour la distribution des domaines : elles tentent de transformer en question d’intérêt public des questions que d’autres présentent comme étant d’ordre privé (le niveau de salaire fixé par le patron), comme relevant de la nature (l’épuisement des ressources naturelles ou la composition des gaz de l’atmosphère), ou comme étant régies par les lois du marché (la spéculation financière). À partir du milieu du XXe siècle, cette “logique de distribution” a commencé à désigner un vaste et nouveau domaine de gouvernement, dont les règles imposaient une limitation aux revendications politiques alternatives : ce domaine, c’est que nous appelons aujourd’hui l’“économie” » (17). Notre démocratie a été réinventé en même temps que l’idée qu’il y aurait à côté d’elle, quelque chose que l’on a nommé l’économie, et que l’on a construite comme un domaine d’expertise qui sort du débat démocratique (cf. « L’économie du carburant »). C’est la thèse du livre la plus audacieuse, et donc la plus discutable : l’économie, comme telle, comme discipline séparée (de l’économie politique), aurait été inventé dans les années 1930, avec la naissance d’un nouveau type d’expertise, de planification. À côté de la matière et de ses flux, et du travail et de ses forces, un nouvel espace, ni tout à fait naturel ni tout à fait social, est venu s’intercaler : l’économie. « Dans les premières décennies du XXe siècle, le débat entre les économiste fait rage : les uns voulaient que la science économique parte des ressources naturelles et des flux d’énergie ; les autres voulaient organiser la discipline autour de l’étude des prix et des flux monétaires. C’est le second groupe qui a remporté la bataille, créant à partir de la mesure de la monnaie et des prix un nouvel objet : l’“économie” ». (158). La circulation monétaire peut croître sans devenir physiquement plus grosse et « le pétrole contribua à la nouvelle conception de l’économie en tant qu’objet qui pouvait croître sans limites » (167). L’économie comme chose séparée de la politique et de la société, telle que décrite par Keynes dans sa Théorie générale en 1936, supposait l’existence de techniques de comptabilité nationale et de représentations statistiques qui sont à l’origine de la notion moderne de croissance ; et cette nouvelle économie de croissance (définie comme par la quantité de monnaie échangée) reposa sur l’abandon de l’étalon or et l’émergence progressive d’une monnaie indexée sur le pétrole. « La démocratie moderne, écrit Julien Vincent dans sa préface à Pétrocratia, est le produit de ces alliances complexes entre le pétrole et la monnaie. Elle est aussi la conséquence du simple fait que les ouvriers du pétrole n’ont pas pu se constituer en force autonome. Depuis les grèves de Baku en 1905 jusqu’à aujourd’hui, les mêmes enjeux répétés à travers le monde conduisant aux mêmes solutions, l’argument de la sécurité nationale ou internationale a toujours été brandi pour justifier l’intervention de la force contre les tentatives de grève générale ».
En 1930, on avait donc l’économie et le développement : « Désormais, l’“économie” deviendrait l’objet central de la politique démocratique en Occident – un processus qui aurait pour corollaire, dans le reste du monde, l’apparition du “développement” » (150). En 1970, on aura la croissance et l’environnement : « Les préoccupations en matière d’épuisement des réserves de pétrole coïncidèrent avec l’apparition d’une politique des “limites de la croissance” et de la protection de l’“environnement” qui devait servir d’alternative à celle de l’“économie”. Curieusement, les compagnies pétrolières elles-mêmes à favoriser la fabrication de l’“environnement” comme objet politique rival » (226).
Pétrole et climat. Le constat semble sans appel : notre « mode de vie n’est pas soutenable, et il se trouve aujourd’hui confronté à une double crise qui entraînera sa fin. Tout d’abord, la découverte de nouveaux gisements pétroliers ne suffit pas à commencer l’épuisement des ressources existantes. […]. La seconde crise est liée au fait qu’en utilisant ces sources d’énergie, l’humanité a “involontairement menée une expérience géophysique de grande ampleur”, selon la formule employée il y a prêt d’un demi-siècle, en 1965, par le Science Advisory Committee du président des Etats-Unis. […]. L’une des limites majeures que le pétrole impose à la démocratie est la suivante : la machinerie politique apparue pour gouverner l’âge des combustibles fossiles, et qui est en partie le produit de ses formes d’énergie, pourrait se révéler incapable de faire face aux événements qui précipiteront sa fin. » (13-14). Une des différences essentielles entre la question du pétrole et celle du climat, c’est qu’il existe aujourd’hui une science du changement climatique, mais qu’il n’existe pas de science du pic pétrolier. « La séparation de la nature et de la politique a été maintenue non pas tant par l’autorité de la science et de l’ingénierie à grande échelle, qui a monopolisé le discours sur la nature, que par le travail d’économistes qui ont instauré entre les deux un vaste no man’s land. La production d’énergie – et notamment de pétrole – a fourni un terrain fertile à la l’établissement de division entre nature entre société, ou, comme le disent les compagnies pétrolières, entre ce qui est “sous le sol” et ce qui est “au-dessus du sol”. Cela explique pourquoi l’incertitude quant au système énergétique mondial est aujourd’hui le lieu où sont réalisés certains des efforts les plus vigoureux pour défendre et maintenir cette “économisation” qui sépare la nature de la société » (287-288).
Technique et démocratie. Mitchell ne cesse de lier démocratie et carbone, mais il condamne le déterminisme énergétique, soit l’idée que chaque forme d’énergie produisait un type de politique qui lui correspond, et insiste sur l’idée qu’« aucune forme d’énergie ne détermine les types de politiques, que l’énergie est un champ d’incertitude et non de déterminisme technique, et que l’élaboration de solutions aux besoins énergétiques futurs passe également par la construction de nouvelles formes de vies collectives. » (285). Ni malthusianiste, ni technologiste, Mithchell défend « une position alternative, qui consiste à reconnaître, non que les êtres politiques sont déterminés par les forces naturelles, ou, inversement que le progrès continu de la science et de la technologie les affranchira des contraintes naturelles, mais que nous nous trouvons au beau milieu d’un nombre croissants de controverses sociotechniques » (284). « En remettant en cause deux frontière étanches – entre la nature et la société, et entre l’expert et le citoyen ordinaire –, les controverses techniques peuvent fournir des opportunités pour rebâtir des formes plus “techniques” de démocratie » (287). Pour l’auteur, le problème démocratique n’est pas dans la mainmise de la technique ou de la science, celles-ci étant grosses de combats et de débats démocratiques, mais dans l’économie, qui s’accapare ou se sépare de questions relevant de la politique démocratique. « Reconnaître que la taille de la principale source de réserves conventionnelles – le golfe Persique – est une question techno-politique incertaine, et non une question économique ou une simple question de “ressources naturelles”, remet en cause la gestion économique de l’incertitude politique. C’est à partir de ce type de possibilité, et non pas d’une forme de déterminisme énergétique, que la politique future de l’énergie, et l’avenir de la démocratie carbonée, pourront se développer. » (300)
Pas de déterminisme technique donc, mais suivre de près le pétrole lui-même : « non pas parce que les propriétés matérielles ou la nécessité stratégique du pétrole déterminent tout le reste (au contraire, comme nous l’avons vu, il a fallu faire beaucoup d’efforts pour produire la “dépendance stratégique” des Etats-Unis par rapport au pétrole du Moyen-Orient), mais parce qu’en retraçant les connexions entre les oléoducs et les stations de pompage, les raffineries et les voies d’approvisionnement maritimes, les systèmes routiers et la culture de l’automobile, les flux de dollar et le savoir économique, les experts en armes et le militarisme, on voit comment certaines relations particulières ont été construites entre le pétrole, la violence, la finance, l’expertise et la démocratie » (301).
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Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène, Paris, Le Seuil, 2013.
Ce livre a déjà fait événement. Il vise à contredire cette fameuse sentence testamentaire: “Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font“. Or, hier comme aujourd’hui, nous savons très bien ce que nous faisons, et hier comme aujourd’hui, des choix politiques sont pris, qui ne sont pas les bons. Ce livre, dont nous proposons un résumé succinct largement nourri de citations, est avant tout un livre d’historien, mais c’est un livre d’histoire à visée politique : “Et si l’entrée dans l’Anthropocène, plutôt qu’un glissement inconscient ou bien la simple résultante de l’innovation technique (la machine à vapeur), était le résultat d’une défaite politique face aux forces du libéralisme?” (229).
I. Ce dont l’Anthropocène est le nom.
Nous ne résumerons pas la description qui est faite du terme d’anthropocène et les raisons qui militent en sa faveur (chapitre 1), car ce n’est pas tant comme «catégorie de science» que comme «enjeu politique» que les auteurs abordent ce concept. L’anthropocène, c’est d’abord une question d’échelle : “au lieu de l’environnement, il y a désormais le système Terre” (p.36). Mais cet événement géologique qu’est l’anthropocène est aussi bien un événement politique, si bien que la pleine compréhension de notre place dans le “système terre” ou de “l’histoire-terre” milite pour l’abandon du mot “crise (environnementale)” ou de celui de “développement durable”, tous deux bien naïfs.
La discordance entre l’histoire longue de la Terre et l’histoire courte des hommes a conduit, après 1850, à séparer de plus en plus, les sciences de la nature et les sciences humaines. Aujourd’hui, à l’exemple de l’histoire environnementale contemporaine, l’enjeu est de réintégrer la nature dans les humanités. “Les métabolismes éco-bio-géo chimiques opérés par les sociétés humaines performent donc à la fois ce qu’on appelait ‘”l’environnement” et ce qu’on appelait “le social”” (53). Et notre “socio-bio géosphère” est en “devenir incertain”. Le but des “humanités environnementales” n’est pas seulement théorique, il est de refonder la liberté à l’âge des attachements, d’autant plus que “c’est la vision libérale, individualiste et consumériste de la liberté de Constant qui s’est imposée culturellement, sur la planète entière“. L’enjeu est donc bien de “repenser la liberté autrement que comme arrachement aux déterminations naturelles ; explorer ce qui peut être infiniment enrichissant et émancipateur dans ces attachements qui nous relient aux êtres d’une Terre finie” (56).
Penser la démocratie dans un monde fini. C’est le titre d’une sous-section du livre (57-59). Les auteurs distinguent trois phases, trois démarches des sciences politiques vis-à-vis des mouvements écologiques.
- La première fut des les prendre pour objet. Andrew Dobson, Green Political Thought, Londres-New-York, Rotledge, 2007 (1990)
- La seconde fut d’interroger la vision simpliste de la “modernité” à l’aune des risques environnementaux (Ulrich Bech, Bruno Latour, Anthony Giddens). C’est cette seconde posture qui est critiquée dans le livre.
- La troisième fut de proposer une théorie politique de la démocratie intégrant les métabolisme matériels et énergétique. Il fallait pour cela déceler dans le passé ce qui était implicitement ou explicitement conditionné par des métabolismes éco-bio-géo chimiques particuliers. Les références citées sont : Andrew Dobson, Robyn Eckersley (dir.), Political Theory and the Ecological Challenge, Cambridge (MA), Cambridge University Press, 2006 ; les travaux de Timothy Mitchell et les travaux de jeunes politistes français comme Mathilde Szuba (in Agnès Sinaï (dir.), Penser la décroissance. Politiques de l’Anthropocène, 2013) et Luc Semal (Militer à l’ombre des catastrophes) ; et la justice environnementale (cf. Bob Dixon, Slow Violence and the environmentalism of the poor). C’est dans cette troisième démarche que s’inscrit ce livre.
II. Parler pour la terre, guider l’humanité. Déjouer le grand récit géocratique de l’Anthropocène.
Les spécialistes de l’anthropocène décrivent 3 étapes, phases (stages) : 1) révolution thermo-industrielle ; 2) après 1945, la “Grande Accélération” ; 3) depuis 2000, prise de conscience croissante de l’impact humain. Les auteurs semblent se méfier de la tendance actuelle à la compatibilité environnementale, au paramètrage de notre planète cybernétique, car il ne faudrait pas que cela vienne renforcer notre vision “déterrestrée”, celle que décrivait déjà Arendt.
Le chapitre 4 est proprement central. Ce que les auteurs condamnent dans les grands récits de l’anthropocène, ou dans l’Odyssée de notre espèce, qui de chasseur-cueilleur est devenue une force géophysique fondamentale, c’est l’idée qu’il y aurait une activité humaine générant une empreinte humaine (82). “Cette façon d’envisager les causalités en plaçant dans la narration l’humanité comme un agent universel, indistinctement responsable, illustre l’abandon de la grille de lecture marxiste et post-coloniale au profit d’une humanité indifférenciée” (84). “Il devient possible d’écrire des livres entiers sur la crise écologique, sur les politiques de la nature, sur l’Anthropocène et sur la situation de Gaïa sans parler de capitalisme, de guerre ou des Etats-Unis et sans mentionner le nom de la moindre grande entreprise” (85). Le but est donc de “déplacer la focale de l’étude des milieux atteints et des cycles bio-géochimiques perturbés vers les acteurs, les institutions et les décisions qui ont produit ces atteintes et ces perturbations” (87). “Finalement, le plus étrange dans ce retour en fanfare de “l’espèce humaine” dans l’histoire est que l’Anthropocène fournit la démonstration la plus éclatante que, d’un point de vue environnementale, l’humanité prise comme un tout n’existe pas” (89). Serres, Giddens, Beck, Gibbons, Latour, tous à leur manière “mettent donc en scène des “nous” ou des “ils” du passé qui n’ont pas fait exprès, qui ne savaient pas” (94). Cette “fable modernisatrice annonçant la fin de la modernisation” (97) reste une fable, et il est important de ne pas substituer une fable (le grand récit de l’anthropocène, ou celui non-Moderne, réflexif ou hybride) à un autre (le grand récit du progrès).
III. Quelles histoires pour l’anthropocène?
5.Thermocène – Une histoire politique du CO2. Ce chapitre vise à montrer “les contingences technologiques (d’autres choix auraient été possibles) et les dimensions politiques de notre nouvelle géologie” (269). Certes la concentration de CO2 ne fait qu’augmenter, mais “quels sont les grands processus historiques (impérialisme, guerre et préparation à la guerre, globalisation économique, fordisme, automobilisme, périurbanisation…) qu’il faut prioritairement mettre en relation avec cette courbe ?” (115). Il ne faut pas confondre l’histoire du thermocène avec l’histoire de l’énergie, entre autres parce que “si l’histoire nous apprend bien une chose, c’est qu’il n’y a en fait jamais eu de transition énergétique. On ne passe pas du vois au charbon, puis du charbon au pétrole, puis du pétrole au nucléaire. L’histoire de l’énergie n’est pas celle de transitions, mais celle d’additions successives de nouvelles sources d’énergie primaire. L’erreur de perspective tient à la confusion entre relatif et absolu, entre le local et le global” (p.117). “Par rapport à l’histoire de l’énergie, celle du thermocène devra également se libérer de deux abstractions qui surdéterminent les résultats : le PNB et le concept d’énergie lui-même” (121), et il ne faut pas confondre l’histoire des productions énergétiques avec l’histoire des services énergétiques. “L’histoire du thermocène devra dénaturaliser l’histoire de l’énergie. Celle-ci n’était pas écrite à l’avance : les transition/additions n’obéissent ni à une logique interne de progrès technique (les premières machines à vapeur étaient très coûteuses et très inefficaces), ni à une logique de pénurie et de substitution (les Etats-Unis qui possèdent d’immenses forêts, recourent massivement au charbon au XIXe siècle), ni même à une logique qui serait simplement économique” (124).
6. Thanatocène – Puissance et écocide. Ce chapitre vise à montrer que “l’appareil militaire, la guerre et la logique de puissance, avec leurs choix technologiques insoutenables qui s’imposent ensuite au monde civil, portent une lourde responsabilité dans le dérèglement des environnements locaux et de l’ensemble du système Terre” (269). “Les gains de productivité et les grains de destructivité ont suivi la même tendance : le coût de la destruction n’a fait que décroître tout au long des XIX et XX siècles” (141). C’est la guerre qui a donné naissance à l’ingénierie climatique. “La Seconde Guerre mondiale a ainsi préparé le cadre technique et juridique de la société de consommation de masse” (171).
7. Phagocène – Consommer la planète. Ce chapitre vise à montrer que l’histoire de l’Anthropocène est aussi celle “d’un devenir-monde de la marchandise ; celle de la genèse d’un nouveau système de besoins matériels et de subjectivité consuméristes, aujourd’hui mondialisés” (269). De quand date la société de consommation de masse – de l’Angleterre et des Pays-bas de la fin XVIIIe siècle ; des Etats-Unis dans la transition entre le XIXe et le XXe siècle ? Et de quand date sa critique – de Fourrier, du discours de J.Carter en 1979? Les réponses à ces questions ne sont pas évidentes, ce qui est sûr est que ni l’une ni l’autre ne datent d’aujourd’hui. “Avec la crise de la surproduction des années 1930, on repense la croissance non en termes matériels mais comme l’intensification de la totalité des relations monétaires. L’abandon du gold standard dans les années 1930 (c’est-à-dire la fin de l’idée que les billets représentent de l’or) et l’invention du PIB par la comptabilité nationale achèvent de dématérialiser la pensée de l’économie, qui peut alors être conçue comme croissant indéfiniment sans buter des limites physiques” (190) “Cette entrée dans la société consumériste qui est au fondement de la “Grande Accélération” non seulement dégrade les environnements, mais altère aussi profondément les corps et la physiologie des consommateurs” (196). Demeure cependant une question : “Comment historiquement faire sens de cette incapacité à sortir du consumérisme ? Comment expliquer, quoiqu’en disent certains chantres de la “modernité réflexive”, notre absolue irréflexivité ?” (176-177).
8. Phronocène. Les grammaires de la réflexivité environnementale. Ce chapitre vise à montrer qu’on “ne peut se représenter, sans se mentir profondément, les deux cent cinquante dernières années comme la sortie progressive d’une inconscience initiale des dégâts environnementaux” (269). La conclusion du chapitre est la suivante : “Circumfusa, climat, métabolisme, économie de la nature, thermodynamique, épuisement : ces six grammaires de la réflexivité environnementale dont nous avons esquissé une typologie devraient faire l’objet de travaux historiques, montrant en particulier leur articulation à des pratiques concrètes (le maintien du bon air, de la fertilité des sols, le recyclage, montrant également l’interaction entre leur formalisation théorique et les problèmes politiques” (221). “Mais, même en première analyse, il est manifeste que les modernes possédaient leurs propres formes de réflexivité environnementale. La conclusion s’impose, assez dérangeante en vérité, que nos ancêtre ont détruit les environnements en toute connaissance de cause (…). Le problème historique n’est donc pas l’émergence d’une “conscience environnementale”, mais bien plutôt l’inverse : comprendre comment la nature schizophrénique de la modernité qui continua à penser l’homme comme produit par les choses environnantes, en même temps qu’elle le laissait les altérer et les détruire” (221).
9. Polémocène. Objecter à l’agir anthropogénique depuis 1750. Ce chapitre vise à montrer qu’on “ne peut se représenter, sans se mentir profondément, les deux cent cinquante dernières années” “comme la montée progressive d’un mouvement environnemental au départ embryonnaire et bientôt enfin mature” (269). Depuis le XVIIIe siècle, il existe un “environnementalisme des pauvres” couplé à un “programme social”. Il y a trois raisons à la désinhibition du système industriel dans les années 1850-1950 : 1) les théories néolibérales (cf. la loi des débouchés de Jean-Baptiste Say et les débouchés coloniaux (parfois imposés à la canonnière comme en Chine avec les guerres e l’Opium) éloignent la hantise de la surproduction ; 2) le démantèlement de la police de l’Ancien Régime, chargée de gérer les activités artisanales et leurs relations aux choses environnantes est démantelée, si bien que “de bien commun défendu par la police, l’environnement devient l’objet de transactions financières” ; 3) le contournement de la médecine environnementale du XVIIIe par l’hygiénisme du XIXe siècle (237-238). Parallèlement, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, la critique de l’agir anthropocénique se renouvelle. Les auteurs distinguent trois pôles (243-251) :
- le conservationnisme se réclame de l’efficacité, de la science, et promet d’améliorer la domination industrielle sur la nature par un surcroît de logique industrielle, en optimisant les flux, limitant les pertes, etc. (foresterie scientifique, Th.Roosevelt, l’hygiéniste urbain)
- le préservationnisme défend la nature sur des bases morales et esthétiques non utilitaires (Sierra Club, Edmond Perrier, Paul Sarasin)
- et l’éco-socialisme (ou “back to nature socialism“) correspond à une critique plus global du capitalisme industrialiste, mêlant combats environnementaux et sanitaires, revendications sociales et critique culturelle”
En conclusion : “L’histoire de l’Anthropocène est celle des désinhibitions qui normalisèrent l’insoutenable : l’hygiène qui contourna la médecine environnementale du XVIIIe siècle, la norme technique qui sapa les contestations et constitua l’ontologie de l’administration des nuisances, la prolifération des objets qui construisit le sujet anthropologique libéral, le PNB et la notion d’économie qui naturalisèrent l’idée absurde de croissance infinie, les “solutions” techno-scientifiques qui prétendirent à chaque époque mieux générer la nature à son rendement soutenu maximal, et bien d’autres encore” (270).
Remarques finales. Ce livre, nourri d’une bibliographie conséquente, argumente historiquement l’ensemble de ses thèses. Un grand nombre de raccourcis historiques sont démolis : ex. “la mondialisation économique de la fin du XIXe siècle s’est ainsi réalisée majoritairement par la force du vent” (126). Des thèses fortes sont assumées : “la périurbanisation et la motorisation des sociétés occidentales constituent sans doute l’exemple le plus éloquent d’un choix technique et civilisationnel profondément sous-optimal et délétère” (130). Comme nous l’avons dit, l’essentiel de la thèse semble concentrée dans le quatrième chapitre :”Plutôt que de gommer la réflexivité environnementale du passé, nous devons comprendre comment nous sommes entrés dans l’Anthropocène malgré des alertes, des savoirs et des oppositions très consistantes, et forger un nouveau récit plus crédible de ce qui nous est arrivé” (98). Cette thèse se retrouve tout au long du livre, notamment dans le huitième chapitre : “Le grand avantage du concept d’Anthropocène est qu’il annule la distinction oiseuse entre modernité et modernité réflexive et qu’il nous contraint à penser la situation contemporaine d’un point de vue historique, moins comme un seuil dans la prise de conscience environnementale, et plutôt comme le point d’aboutissement d’une histoire de destructions” (199).
Les auteurs sont très vigilants vis-à-vis du risque de géopouvoir. Ils redoutent qu’au “sublime de la catastrophe succède le vertige de la toute-puissance” (107), et signalent le technocratisme de personne comme Crutzen dans ses articles sur l’Anthropocène de 2000 et 2002 (101). L’enjeu écologique ne saurait se résoudre à un “management adaptatif appliquant à l’action publique les règles de l’écologie et de la géo-ingénierie” (102). Le géopouvoir a tendance à penser que seul un surcroît d’innovation technologique, et non des expérimentations politiques alternatives, peut nous aider à nous sortir de la crise environnemental. “Les penseurs de l’écologie politique ont, dès les années 1970, pointé les dangers d’un tel géopouvoir. André Gorz l’avait qualifié d’éco-fascisme”(109). Les auteurs semblent indiquer que les voies de l’anthropocène se sont imposées sans aucune concertation démocratique. Si bien qu’ils peuvent se demander : “la voiture individuelle aurait-elle été acceptée dans de véritables démocraties?” (253). Mais ce livre se présente comme un outil politique : “L‘histoire, en relativisant le caractère inexorable des énergies fossiles, permet de re-politiser leur domination” (129). Ce livre est un outil démocratique à l’époque de l’anthropocène en ce sens qu’il montre, par l’histoire, comment des décisions industrielles et énergétiques furent prises en étouffant des luttes démocratiques existantes. Mais l’histoire a aussi un autre rôle dans le débat démocratique et écologique, celui de nous ouvrir les yeux sur les possibles technologiques : “Les résistances ne portent jamais contre “la” technique en général mais contre “une” technique” en particulier et contre sa capacité à écraser les autres, et il revient à l’historien de veiller à déplier l’éventail des alternatives existantes à chaque moment : au lieu des chemins de fer, des canaux ; au lieu du gaz d’éclairage, des lampes à huile perfectionnées ; au lieu de la production de masse, une production flexible et de qualité ; au lieu d’une chimie industrielle, une chimie d’artisans experts des qualités et des provenances, etc.” (233).
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«Aucun changement éthique important ne s’est jamais produit sans un remaniement intime de nos loyautés, de nos affections, de nos centres d’intérêt et de nos convictions intellectuelles.{…}. Dans nos efforts pour rendre l’écologie facile, nous l’avons rendue dérisoire.» (Aldo Leopold, Almanach pour un compté des sables, 1969). Tel est l’exergue choisi par la philosophe (bio-éthicienne) Corine Pelluchon dans sa note pour Fondapol, intitulée “Ecologie et libéralisme“.
L’auteur commence par innocenter les coupables habituels des philosophies de l’environnement : ni l’anthropocentrisme de la Bible, ni le rationalisme de Descartes, ni le libéralisme de Locke, ni l’autonomie des Lumières, etc. Pour repenser une responsabilité aux dimensions de l’écologie, il faut commencer par repenser notre rapport avec les animaux et développer ce qu’elle appelle une “éthique de la vulnérabilité”. Son grand mérite est de rappeler que l’écologie, loin d’exiger une “tyrannie bienveillante” (Jonas), est une chance pour la démocratie.
“Il ne s’agit pas seulement de dire à quelles conditions l’écologie, loin d’être un écofascisme, est compatible avec la démocratie. Tout en rendant compte des tensions existant entre les droits subjectifs et les normes écologiques, entre la liberté de choisir son mode de vie et le respect de l’environnement, entre les traditions culturelles et la préservation de certaines espèces menacées, il importe d’être attentif au fait que l’écologie, comme la bioéthique, suppose un changement de culture politique qui passe par plus de démocratie“ (p.8). “Les défis que soulèvent la prise en compte de l’écologie dans la politique obligent à reconfigurer le rapport entre sciences et société, et à redéfinir le rôle des représentants. Quelles instances peuvent introduire le principe du respect de l’environnement au cœur de la politique et tempérer les effets d’un système électoral uniquement dédié aux intérêts présents et au court terme?{…}. L’idée selon laquelle la prise au sérieux de l’écologie, loin d’aboutir au rejet du libéralisme et de l’humanisme, implique de compléter les instances représentatives et d’enrichir la philosophie du sujet est l’horizon des propositions et pistes de réflexion présentés dans cette note” (p.9)
La seconde idée, concomitante, est l’idée que la philosophie de l’écologie ne doit pas partir de la nature mais de l’homme (qui n’est pas seulement autonome mais vulnérable) :
“Il se pourrait que, pour honorer cet héritage {des Lumières} à l’ère de l’anthropocène, il faille à la fois tenir compte de la manière dont les écologistes profonds renouvellent l’éthique et contester leur prémisses, notamment l’idée selon laquelle c’est en partant de la nature que l’on peut procurer à l’écologie la philosophie dont elle a besoin. C’est en partant de l’homme et en proposant une philosophie rénovée du sujet qu’il est possible de tenir la promesse d’un règlement démocratique de la “question naturelle’’”(p.11). “Avec les notions de valeur intrinsèque et de considérabilité morale, on ne sort pas forcément de l’humanisme, puisque c’est l’homme qui reconnaît ou non la valeur des êtres, même si cette valeur n’est pas forcément relative à son utilité”(p.12).
La rentabilité étant devenue la seule valeur, il convient de rappeler qu’elle s’oppose à l’efficacité. Et cela concerne l’ensemble du monde du travail et non seulement les industries environnementales. Car comme le rappelle très justement l’auteur, qui s’appuie sur Christophe Dejours, “la crise environnementale n’est que l’expression d’une crise plus générale, ou plutôt d’une organisation sociale et politique elle-même fondée sur le déni du réel et sur une inversion des valeurs“. (p.15).
Lorsque l’auteur aborde la question démocratique dans sa seconde partie, l’essentiel de son propos se base sur le livre de D.Bourg et K.Whiteside dont nous reparlerons. Certes les problèmes environnementaux heurtent la démocratie représentative, mais il suffirait “que l’on corrige un peu les fondements philosophiques sur lesquels la démocratie représentative repose et que l’on ajoute des instances délibératives permettant de faire figurer la protection de la biosphère et le respect des autres espèces parmi les obligations de l’Etat” (p.20).
Corinne Pelluchon conclut son analyse, par le recours à l’émotion – qui est à l’écologie “ce que la douleur est au corps , à savoir un signal d’alarme” (p.27). Semblable à la souffrance… mais une souffrance bien ambivalente. Il est vrai que si chacun de nous visitait des abattoirs ou des batteries animales, il y aurait probablement un dégoût général de cette industrie de la mort. Mais avec l’émotion, vient (ou ne vient pas) l’action. L’auteur part de l’éthique pour revenir à l’éthique, et le trajet de l’éthique (la reconversion morale souhaitée par l’auteur) vers le politique n’est pas aisé, il bute sur le “libéralisme“ – la “rentabilité”, et son pendant : le consumérisme. Il est plus rentable aujourd’hui de jeter que de réparer, plus rentable de détruire souvent que de construire longtemps.
]]>Dupuy est un catastrophiste éclairé, un grand lecteur d’Anders. Il n’est donc pas étonnant que son article s’ouvre sur le symbole même de la démesure mesurée, de la catastrophe calculée, à savoir l’horloge de l’apocalypse ou horloge de la fin du monde.

Ce que l’article (initialement énoncé en 2009) ne pouvait pas dire, c’est qu’aujourd’hui, depuis 2012, nous sommes à 5 minutes du dernier gong (et cela en raison de la prolifération nucléaire, du réchauffement climatique et de la crise énergétique). Ce que l’article pouvait dire, mais qu’il ne dit pas, c’est que la fin du monde est moins proche aujourd’hui qu’elle ne l’était en pleine guerre froide, en 1953, lorsque l’horloge n’était qu’à 2 minutes de minuit. Ceci suffit à indiquer que cette horloge reste un très mauvais indicateur ; mais un très bon symbole de notre temps – Anders aurait dit notre “délai”.
Comment éviter, se demande Dupuy, que la menace sur la survie s’accompagne d’une menace sur les valeurs ? “Je voudrais illustrer, sinon défendre, la thèse suivante, qui s’exprime en deux propositions dont il convient de saisir la compatibilité : a) Non, il n’y a pas d’incompatibilité intrinsèque, bien au contraire, entre les exigences de la survie et l’assomption pleine et entière des valeurs de la modernité démocratique, libérale, laïque, scientifique et technique. Ceux qui affirment le contraire le font en général pour mieux ridiculiser et écarter les préoccupations dites écologiques, qui sent en fait celles de la survie. b) Comme nos démocraties actuelles ne sont pas prêtes, le scénario le plus probable est en effet qu’elles seront balayées par les catastrophes et les crises à venir. J’illustrerai cette double proposition sur cinq points” (p. 180). Or le lecteur ne comprend pas bien le lien entre la citation ci-dessus et les cinq points énumérés, plutôt qu’articulés, et qui se présentent comme un résumé trop rapide des derniers livres de l’auteur. L’écologie politique semble être l’ennemi de l’humanisme mais ne l’est pas. Ses positions quant aux autres points sont plus floues. L‘écologie politique semble être l’ennemi des technosciences (car celles-ci se caractériseraient comme le “design de l’immaîtrisable”) et du marché (car “les prix ne savent refléter que les raretés relatives, ils ne peuvent en rien gérer l’excès de ressources” carbonées – pétrole, gaz, charbon -, et que jamais “une démocratie d’opinion n’acceptera” une hausse des prix, qui seules pourraient induire une diminution de l’exploitation). Les deux derniers points ne nous aident guère non plus à relever le défi démocratique. D’une part, il est dit que l’écologie politique ne doit pas rendre de compte auprès des générations futures mais plutôt auprès de la possibilité même du futur, sans lequel ni passé ni présent n’aurait de sens, donc finalement auprès de nous, ici et maintenant. D’autre part, il est dit que l’écologie politique doit assumer sa dimension religieuse, “pour la bonne raison que toute pensée des questions dernières est inévitablement prise dans le religieux. Mais l’erreur à dénoncer est la confusion du religieux et du sacré. Il en va de la possibilité d’une écologie politique qui ne verse pas dans le moralisme voire dans le fascisme, et qui reste compatible avec les valeurs d’une démocratie moderne” (p.187).
À l’image de cette dernière citation qui clôt l’article, il n’y a aucune analyse de fond et aucune prise de position réelle sur la nécessité de repenser la démocratie à l’aune de la question écologique (et réciproquement). La position de Dupuy ressemble à une déclaration de principe : non la fin du monde (que nous devons croire nécessaire pour pouvoir y échapper) n’est pas incompatible avec nos idéaux démocratiques modernes! Il ne dit rien de cette supposée compatibilité.
Il y aurait beaucoup à dire sur la belle trajectoire intellectuelle de Jean-Pierre Dupuy et sur ses rencontres. Remarquons simplement qu’il n’a pas réussi à intégrer dans sa philosophie actuelle de la catastrophe ses anciens travaux en philosophie de l’action et de la justice, et Illich semble se dissiper. Au fur et à mesure que Jean-Pierre Dupuy médite sur la catastrophe, nous nous éloignons du thème de l’autonomie.
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