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Interview de Kai Fusayoshi par son assistante Sachiko Hamada qui a été réalisée en 2010 et publiée en japonais sur un des sites de Kai Fusayoshi. Texte traduit en français par Sylvain Cardonnel.
Nous remercions Kai Fusayoshi, Sachiko Hamada et Sylvain Cardonnel de nous avoir donné leur aimable autorisation de publier la traduction française sur Écho.hypotheses.org
PROMENADE
S. H. : J’ai l’impression que beaucoup de tes photos les plus emblématiques ont été prises en te promenant.
F. K. : À l’origine, la promenade est un univers qui ne connaît pas de concept, se promener occupe une part non négligeable du mode d’existence du chien qui court et vadrouille ici et là, et moi, lorsque je suis monté à la ville, même si ce n’était pas Rousseau et Les rêveries du promeneur solitaire, j’ai beaucoup circulé, erré, même sans mon appareil photo. Au début, je n’avais d’ailleurs que cela à faire. Sais-tu que le logicien Whitehead disait que son plus grand plaisir n’était pas de faire une découverte en logique ou la lecture de travaux d’amis, mais de se lever tôt et de se promener autour de chez lui pour découvrir, par exemple, que ce matin, un arbre était couché ? Il est toujours présomptueux de se servir des grands hommes, mais je dois dire que sur ce point, moi aussi, je mène une existence où ne manquent pas les occasions de promenade. Chaque jour est vraiment une succession de petites découvertes.
S. H. : Est-ce le désir de « petites découvertes » qui est la cause de tes promenades ?
F. K. : Oui. Lorsque j’ai repris la photographie dans les années 1970, mon esprit était tourné vers l’extérieur, toujours l’extérieur. Je tombais tous les jours sur de petites choses, des instants rares.

Ensuite, au bout d’un certain temps, j’ai cherché pendant mes promenades à prendre des photos qui donneraient un sentiment de nostalgie à celui qui les regarderait s’il revenait sur les lieux des dizaines d’années plus tard, même après ma mort. Je me suis également mis à parcourir des lieux pour moi chargés de souvenirs depuis mon arrivée à Kyoto en 1968, en me demandant si je réussirais à en faire de bonnes images, et ce fut une expérience intéressante. Même si j’avais l’intention de faire un tour dans le passé, c’était encore un « maintenant ». On ne peut pas faire de bonnes images en visant la nostalgie à tout prix, mais il est intéressant de travailler en référence aux stéréotypes déjà passablement usités de la nostalgie. Ce furent mes premiers pas. J’ai réussi à me faire accepter à Kyoto dans des lieux où des gens avaient souffert, connu des conditions d’existence difficiles, pleuré, mais je n’ai jamais cherché en me promenant qu’à prendre des photos « modestes », discrètes, des photos devant lesquelles ceux qui avaient dû quitter la ville et y revenaient dès que l’occasion se présentait diraient : « Oh ! C’est vrai qu’il y avait un endroit comme celui-là », des images qui leur feraient redécouvrir Kyoto.
S. H. : Est-ce la raison pour laquelle toutes les personnes qui regardent tes photos sont envahies par un sentiment de nostalgie ?
F. K. : Prendre des photos avec cette intention ne suffit pas à faire de bonnes images, c’est évident. Mais il est vrai que ce désir a donné naissance à ma minuscule philosophie de photographe.

S. H. : Tu ne sembles pas avoir de très grosses exigences quant à la qualité des tirages ou de tes appareils photo. Tu parais te moquer que tes négatifs soient rayés ou que tes objectifs soient sales : tu t’en fous vraiment ?
F. K. : Tu exagères, mais je crois que j’ai ce désir assez fort de vouloir prendre des images qui dépasseraient ces contingences. Sans doute se cache-t-il sous cela une prétention assez puérile. Je dois cependant confesser que j’ai commencé à me reprocher ma légèreté en matière de technique, sans vraiment parvenir à me corriger…
S. H. : Tu n’as jamais eu l’envie de faire des photos « propres », je veux dire techniquement propres ?
F. K. : Si, bien sûr, je sais apprécier une belle image, je me dis que ce serait pas mal de réussir à faire des images « propres ». Cependant, je dois avouer que je n’ai jamais été attiré par la belle photographie.
Je ne sais plus si je t’en ai déjà parlé. Il y a un truc que tout le monde te demande lorsque tu es en première année d’école primaire : « Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? ». Tous répondaient « PDG » ou « infirmière », « instituteur », etc. Moi, c’était « conducteur de chevaux » (automédon).
S. H. : Pour dire une chose qui s’écarte de ce que disaient les autres ?
F. K. : Pas du tout, je n’avais pas du tout l’intention d’être original. C’est juste que j’ai grandi dans un environnement radicalement différent de celui qu’ils connaissaient. Je trouvais très « classe » ce « conducteur » manchot qui m’avait pris en affection. Dans mon univers, il y avait aussi une vieille femme aveugle, etc.
T’ai-je parlé de ce cartable que j’avais reçu pour mon entrée à l’école primaire et que j’ai utilisé jusqu’à ma troisième année de collège ? C’était vraiment une réaction d’autodéfense. Peut-être même une sorte de comédie pour empêcher quiconque de pénétrer dans mon monde intérieur. Mon inadaptation sociale est la cause de ma venue à la photographie.

QUESTION DE GÉNÉRATION ET DE CARACTÈRE
S. H. : Quelles sont les relations entre la personnalité que tu décris, ce caractère qui est le tien, et la photographie ?
F. K. : La génération à laquelle j’appartiens, c’est celle de l’après-guerre, une époque où il n’y avait rien, où l’on recommençait à peine à trouver du lait pour nourrir les enfants, la génération qui a reconstruit le Japon, une époque où le développement de la société et le développement de l’individu se chevauchent, où ces deux sphères se développent indépendamment, laissant aux individus la possibilité d’être les acteurs de leur existence, je veux dire sans être obligé d’avoir à se couler dans un moule qui n’existe pas encore. C’était une époque qui acceptait que l’on puisse vivre au jour le jour, qui acceptait l’affirmation de comportements et de visions du monde très personnels. L’époque se construisait là-dessus et nous avions une sorte de confiance dans les générations, confiance dans l’époque. Nous vivions parfois n’importe comment, mais cela importait peu, c’était très bien ainsi, acceptable socialement. Mes photos en sont le produit. J’étais un peu différent de mes camarades du même âge, en raison d’une étrange manière de m’affirmer. Les autres par peur d’être laissés sur le bord du chemin finissaient par trouver un emploi stable ou avaient le désir de « faire quelque chose » et, sur ce point, je ne leur ressemblais pas. Je crois que j’avais un goût naturel pour « ne pas ». C’était sans doute lié à un puissant complexe d’infériorité. Je pense que mon attitude cachait divers problèmes.
Après « conducteur de chevaux » (j’y ai réfléchi hier soir), eh bien je me souviens qu’au collège, je disais que je voulais devenir salaryman (employé ordinaire). Simple employé, comme mon père. Ce qui, dans mon esprit, voulait dire : rester à la maison sans rien faire, cultiver son champ, aller à la pêche ! Voilà ce que je pensais être la vie d’un salaryman ! Puis au lycée, lorsque j’ai commencé à réfléchir sérieusement à la question, comme j’étais un garçon assez robuste et sportif, je me suis dit que je pourrais devenir professeur de gymnastique dans un collège ou dans un lycée, histoire de pouvoir vivre en m’amusant !
S. H. : Tu as donc toujours voulu vivre en dilettante, c’est ça ?
F. K. : Ben oui. Faut dire que l’époque produisait d’immenses changements sociaux, la société offrait plein d’interstices par où s’échapper. Est-ce lié à cela ? Je n’étais encore rien, mais comme j’étais entouré de personnes ayant tous une très forte conscience de ce qu’ils feraient, j’ai également commencé à m’imaginer plus grand, adulte. C’est à cette époque que je me suis dit que je voulais devenir journaliste dans une grande ville. Mais je ne me suis jamais posé la question de savoir comment devenir journaliste. J’ai parfois eu l’envie de revenir à la campagne. Je suis finalement entré à l’université et un temps, je me suis vraiment dit que je serais journaliste. Mais la société était en pleine transformation. Plonger dans le tourbillon et voir ce que je pourrais bien faire ? J’y pensais, mais comment procéder ? J’ai toujours préféré me fier à ma sensibilité plutôt que de me placer sur des rails afin de rationaliser ma position. J’ai préféré m’orienter dans une direction qui me plaisait malgré tout ce qu’elle comportait d’ambiguïté, j’ai préféré ce mode de vie aux évidences qui m’étaient données. Bref, je refusais par principe tout ce qui m’était offert ou s’offrait à moi. J’étais assez dogmatique sur ce point. Voilà comment on se retrouve à ouvrir un café avec des amis et moi, là-dedans, qui me demande quel rôle je vais pouvoir jouer. On tenait un café, mais le café en soi ne m’intéressait pas spécialement. Alors que je n’avais jamais été un grand lecteur, je me suis mis à lire énormément, à vouloir rivaliser avec les poètes ou les chanteurs que je fréquentais, à chercher à être reconnu. Il y avait une grande effervescence, mais rien de concret pour réaliser les ambitions qui m’habitaient. Aurais-je eu cette intelligence des choses, il n’est pas non plus certain que je me serais donné les moyens de viser l’agence Magnum. C’est donc dans cet état d’esprit que j’ai commencé à penser que ce serait pas mal de prendre des photos dans l’esprit du « Rakuchurakugai » (images de Kyoto peintes entre les époques Muromachi et Edo, XIVème- XIXème siècle). Mes centres d’intérêt n’étaient pas encore bien définis, plutôt dispersés, je n’étais pas encore en mesure de résumer par la photographie ce qui m’intéressait personnellement et je remplissais des pages de notes assez disparates. Ce qui me disqualifiait en tant que commerçant.

S. H. : Il suffit de jeter un œil à l’intérieur de ton café ou de ton bar pour se rendre compte que tu es doué d’une forme de génie pour le bordel. L’idée de rangement t’est complètement étrangère, non ? Tu es absolument incapable de remettre à leur place les choses ayant servi. On a l’impression que les choses sont abandonnées, comme si elles avaient été jetées, et également que tu te dis qu’il se trouvera bien quelqu’un pour ranger à ta place. C’est d’ailleurs ce que j’ai fait personnellement je ne sais plus combien de fois. Je t’en ai fait la remarque je ne sais non plus combien de fois, mais tu es incapable de mettre de l’ordre, n’est-ce pas ?
F. K. : Tu mets le doigt sur quelque chose qui fait mal. Tu as raison, j’ai toujours été à la recherche d’une femme ayant un caractère radicalement opposé au mien, dans le complément. La faiblesse de me dire que, ce que je suis incapable de faire, quelqu’un le fera pour moi. Tout en vivant dans l’illusion que « La beauté naît du désordre ». Tu vas peut-être penser que je me cherche des excuses, mais une telle personnalité a aussi la particularité de produire de bonnes photos. En dehors de cela, c’est vrai, ce bordel est le résultat d’objets jetés ou abandonnés. Ce qui est intéressant avec la photographie, le piège si je puis dire, c’est que des types comme moi peuvent aussi prendre des choses qui se tiennent, parce qu’une photo, c’est de l’ordre de : « tu vois un truc, l’image est là, clic ! Et hop ! c’est figé sur le papier. Et c’est une chose que même des types bordéliques dans mon genre peuvent faire. Pourtant le processus qui conduit à la production d’une seule photographie est très compliqué, parce qu’il exige justement une grande discipline et une capacité à gérer ces instants que ne possèdent, en fait, que certains individus.

S. H. : Cherchais-tu à prendre des images qui correspondaient à une époque ?
F. K. : L’institution, les notions esthétiques préétablies ne changent-elles pas avec les époques ? En plus, j’ai toujours éprouvé une sorte de révolte, un désir de résister à ces positions dominatrices. Va savoir pourquoi ? Certains pensent que la beauté ne change pas avec le temps, mais moi, j’ai toujours eu le désir — sans pour autant être un extrémiste — de détruire les pressions dominatrices de la mode et de l’époque, les photos que j’ai faites au début des années 1970 sont à leur façon assez « orthodoxes » comme je l’étais aussi, mais ce n’était pas là le point essentiel, en fait, j’aime les photos denses qui montrent le délitement, la déchirure, les éraillures dont tout est fait, les photos qui ont plusieurs centres, avec quelque chose qui échoue dans leur composition, vois-tu ? J’avais aussi la volonté de protester contre la manière dominante de faire de la photographie. L’envie de proposer des images en décalage. Je ne pense d’ailleurs pas y être réellement parvenu, mais je connaissais le concept de « provocation » (Provoke) tel que l’avaient défini Nakahira Takuma et quelques autres et j’ai essayé de m’en approcher. C’était cela qui me motivait au début, lorsque j’ai commencé à faire des photos.
Pareil pour les expositions, dès mes débuts, les galeries qui foutaient les images dans des cadres, ça m’écœurait, si je devais exposer ce serait directement, les photographies épinglées, avec un message du style « je vous les offre ». C’est ainsi que j’ai commencé à faire des expositions en plein air (sous le bleu du ciel), avec l’idée que la photographie devait être un média vivant, qu’elle n’avait aucun sens si elle n’était pas un moyen, un outil. C’était une idée assez puérile, j’en conviens, mais c’est cette sorte d’enfantillage qui a marqué mes débuts et mes premières images.

S. H. : Tu ne considères pas la photographie comme un art ?
F. K. : Je ne vais pas prendre la pose en prétendant que la photographie est un art. Mais je pense que cela a quelque chose à voir avec l’art et il est exact qu’il doit m’arriver de le prétendre. Au départ, je m’imposais plutôt la constitution d’albums dans l’esprit de l’album de famille qui est un objet très important, puis de faire l’album de certains groupes ou d’une communauté, des choses de ce genre. À présent, j’ai un peu changé mais je dois ajouter que les gens de ma génération n’avaient pas d’albums de photos de famille — sans doute à cause de nos origines sociales. Un manque qui sert de ressort. Les seules photos que nous avions étaient celles de nos pères à la guerre. Nous éprouvions un fort sentiment de révolte à leur égard. La photographie m’a sans doute servi à combler cette absence.
S. H. : Enfant déjà, la photo t’intéressait-elle ?
F. K. : Oui, beaucoup, petit, j’avais un attrait pour les catalogues, ma sœur l’a écrit dans un texte qu’on trouve dans mon album intitulé « Œuvres posthumes publiées de mon vivant », je collectionnais les cartes (menko), les photos de joueurs de baseball et j’aimais les aligner au gré de ma fantaisie. En primaire, dans les cahiers scolaires qu’on me donnait, il y avait des photos des produits agricoles de tout le pays classés par région et plusieurs dizaines de villes. J’aimais beaucoup ces cahiers, je les emportais toujours avec moi, où que j’aille. On aurait pu me demander de rester enfermé dans ce monde, ce petit monde étroit, j’avais la faculté d’en disposer à ma guise. Probable que j’aurais été un peu perdu lorsque des tas de variables auraient commencé à s’y glisser, mais je pense que j’avais le côté un peu otaku (obsessionnel) du collectionneur.
S. H. : En t’entendant dire cela, je ne peux m’empêcher de penser que tes albums de la série Bijo 365 nichi (jolies femmes, 365 jours ), ressemblent à des catalogues de jolies filles.
F. K. : Oui, tu as raison. Je n’avais jamais eu l’envie ni la prétention d’établir une hiérarchie dans la beauté ni de tracer des axes de partage. Ce qui ne signifie pas qu’on n’y trouvera aucune unité. Je crois que je suis comme nous le sommes tous, un faisceau de consciences diverses et variées et que cet ensemble constitue notre existence. L’idée que je suis un rassemblement d’autrui. Quoique j’obéisse à des codes conditionnant des centres d’intérêt parfois étranges qui, pour le coup, me sont absolument personnels.
S. H. : Est-ce cela que tu essaies de clarifier en prenant des photographies ?
F. K. : Oui, ce qui me réjouit au plus haut point lorsque je marche, c’est de tomber sur des situations qui entrent dans la diversité de mes codes, « Tiens, ça, ça rentre dans ce code-là », « Ici, cette fois, cela résonne avec cela ». Penser, l’idée seule que « cela va entrer dans ce tiroir-là » me procure une joie infinie. En réalité, je passe mon temps à prendre des images que je ne prends pas la peine de ranger dans mes tiroirs et que je laisse à l’abandon.

Je change de sujet, mais je voudrais dire que je pense depuis toujours que les gens que je prends en photos, les photos des communautés auxquelles appartiennent ces gens que je photographie retirent de mes photos une sensation commune, toute différente de celle qu’ils obtiennent en se regardant dans les albums de photos produits par des photographes professionnels. Je pense que la compréhension que les gens ont des médias ordinaires et leur incompréhension de la société sont ce qui facilite parfois mon travail. En fait, je suis assez simple d’esprit, moi.
S. H. : Tu ne prends en photo que ce qui est à portée de main. Par exemple, les gens que l’on voit sur tes photos, on comprend tout de suite ce qu’ils sont vraiment. Est-ce cela que tu souhaites capter avec tes photographies ?
F. K. : Au début des années 1970, oui, c’était ce genre de photographies que j’aimais. Cela devient moins clair dans les années 1980, un regard social plus incisif s’est glissé. Je parcourais Kyoto dans tous les sens, chaque quartier, chaque ruelle, partout et lorsqu’il m’est arrivé de dire que je voulais publier un livre qui serait Kyoto, un éditeur de Shobunsha m’a tendrement dit : « Quel crétin tu fais ! Tu ferais mieux de photographier ce qui existe “maintenant, là, tout de suite”, voilà ce que tu dois rechercher. Dans 40 ans, cela aura un intérêt. C’est dans cette perspective qu’il te faut travailler ». Moi je lui ai répondu à l’époque que je préférais faire les images que j’aimais et j’ai continué à photographier consciencieusement Kyoto en la parcourant de long en large. C’était au début, après avoir fait paraître mon premier album, je prenais énormément de photographies comme pris d’une véritable frénésie, mais ce que je ne savais pas, c’était que mon appareil était cassé : tout fut complètement raté. Fut-ce une façon de me remettre en question ? Je ne saurais le dire, mais je brûlais d’impatience, je me consumais.

SUR LA MANIÈRE DE PRENDRE DES PHOTOS
S. H. : Tu as l’art de prendre des photos lorsqu’on ne s’y attend pas, dans le croisement, on ne sait jamais que tu as déjà pris la photo. Et malgré cela, le cadre y est, ce n’est pas flou, ça m’a toujours impressionnée.
F. K. : Je suis quelqu’un qui n’a pas plus d’épaisseur qu’une ombre dans la société et je me sers de cette faculté, j’ai toujours eu l’ambition de « tirer » lorsqu’on ne s’y attend pas. Ce sont souvent ce genre de types qui font des photos. Lorsque j’ai commencé à maîtriser ma technique de prise de vue, j’ai eu le désir de quelque chose d’autre qui viendrait s’ajouter aux images pour créer une histoire. Oui, cela a commencé avec mes premières expositions en plein air.
Déjà un peu dans les années 1970, mais bien plus dans le milieu des années 1980, j’ai pris l’habitude de tenir un journal, dans lequel je consignais ce dont les gens avaient parlé. Je me souvenais de tout et, une fois rentré chez moi, j’écrivais une trentaine de pages sur la journée écoulée, pendant 2 ou 3 heures. Je recopiais même parfois très exactement ce que les gens avaient dit. C’est pour cela que sans m’en mêler ou y être mêlé, j’étais au courant de ce qui se passait, gardant par l’écrit tout cela à distance, un pas en arrière, je consignais aussi ce qui me concernait personnellement. Dans mes photos également, je ne participe pas subjectivement, je me contente de prendre la scène et de l’emporter telle quelle, voilà ce que j’ai toujours voulu faire, répondre sur-le-champ, dans l’instant, à une impulsion, à un désir, je cherche depuis le début des années 1970 le moyen de retourner, de faire une force de ce que l’on considère ordinairement comme une faiblesse de caractère. On retrouve encore un peu de cela dans mon blog.
S. H. : Est-ce le souhait de s’effacer ?
F. K. : Oui, il y avait un peu de cela, mais cela a changé. C’est sûr qu’en continuant de la sorte, jamais je n’aurais connu de femmes. Ce dilemme, je l’ai eu dès mon plus jeune âge, ce doit être dans mon caractère, je vais me répéter, mais j’ai le désir de saisir les situations globalement avec ce qu’elles recèlent de contradictions sans y être impliqué.
Le désir surtout de ne rien détruire de la scène, de ne pas déranger par ma présence, comme une marque de respect pour autrui, quel qu’il soit, même s’il est en train de vivre une situation difficile. Une logique inverse m’habite parfois également. Comme de pousser un coup de gueule contre des enfants qui pissent sur un mur. C’est pareil pour la photo, j’aime voler des images. Mais il y a des moments où il est impossible de ne pas prendre les choses de face, où il faut les prendre franchement. Cela m’arrive également.

S. H. : Je comprends que tu veuilles regarder les choses de face, mais comme tu sais aussi que ce comportement risque d’être interprété comme une impolitesse, tu prends plutôt des images de biais, un peu décalé et en douce. L’air de rien.
F. K. : Oui, ça j’aime mieux. Parce qu’au fond, je suis un grand timide. J’ai toujours craint qu’on puisse remarquer ou me faire remarquer mon intérêt ou mon égoïsme. Je dois avouer que c’est en commençant à prendre des photos pour la série Bijo 365 nichi (Jolies femmes, 365 jours) que j’ai pris confiance en moi, je veux dire en tant qu’homme par rapport à une femme.
Dans le vocabulaire de la photo, on dit « candide » pour désigner le fait de « voler des images ». Dans la réalité, cela ne se passe jamais réellement comme ça. J’ai entendu dire que Kimura Ihee et Domon Ken en avaient fait un idéal, mais ce n’est qu’un mythe. C’est plus complexe.
S. H. : Oui, même Kimura Ihee paraît-il demandait à ses sujets de poser.
F. K. : Oui. La série sur les seins intitulée Akita, Kimura dit l’avoir prise « par hasard », mais ce n’est pas vrai. Il a fait je ne sais combien de prises, et je ne sais quoi, comme jeter du sable sur les fesses de ces modèles pour les besoins de la photo, etc.
S. H. : Doisneau aussi faisait cela.
F. K. : Certes, mais moi, c’est clic, je prends la photo et c’est tout. Dans l’instant. Je me sens plus à l’aise comme cela, c’est mieux.
S. H. : Tu n’as jamais demandé à quelqu’un de poser ?
F. K. : J’en ai parfois envie, mais je ne le fais pas. J’aime réussir à prendre plusieurs mouvements dans un même cadre.
S. H. : Tu veux dire que tu aimes que le hasard produise de telles images ?
F. K. : Il m’arrive souvent lorsque je me promène sans appareil d’être témoin de scènes ayant plusieurs centres d’intérêt différents et ça me laisse toujours un regret de ne pas pouvoir les saisir.
S. H. : Tu as l’œil pour voir de telles scènes.
F. K. : Parce que ce sont les images que j’aime.
S. H. : Oui, mais c’est un talent que ne possède pas tout le monde. C’est une manière de regarder. Par exemple, je suis certaine que je serais incapable de faire les mêmes images que toi si nous devions être au même instant à photographier la même situation. Dans une situation où une personne ordinaire ne découvrirait qu’un seul élément, toi, tu es capable d’en voir plusieurs.
F. K. : Peut-être, oui, mais c’est pareil pour mon regard social, j’aime les sociétés à plusieurs dimensions. Peut-être que j’exagère quand je dis cela, non, ça va ?
KYOTO
S. H. : Pourquoi continues-tu à prendre des photos de Kyoto ? Parce que c’est une ville de tradition ? Tu la trouves d’un intérêt sans limites ?
F. K. : Je suis plus intéressé par la Kyoto des gens ordinaires, de ceux qui continuent de la construire en l’habitant, que la Kyoto ville millénaire, etc. Mais pour ce qui est de la tradition historique, je suis heureux lorsque je parviens à rendre visuellement les diverses « cultures » qui s’y sont sédimentées quoique cela reste une chose très difficile à réaliser. C’est vrai qu’au départ, Kyoto, ville au passé et à la tradition millénaire, cela me mettait mal à l’aise. Il y a un livre de Naïto Konan, un professeur de l’université de Kyoto, intitulé Théorie de l’histoire culturelle du Japon (Nihon bunkashi-ron) qu’il a écrit au début des années 1920. C’est un livre passionnant pour moi, oui, je sais maintenant que la Kyoto d’avant et d’après la guerre d’Onin (1467-1477) n’ont absolument plus rien en commun. Ce qu’on appelle tradition à Kyoto s’interrompt après cette guerre civile. On dit qu’elle a continué sans interruption, mais c’est une escroquerie. La Kyoto d’aujourd’hui n’est que le produit d’une tradition qui s’inaugure après la guerre d’Onin et qui a été conservée depuis. Il y a bien sûr quelques exceptions en ce qui concerne certains temples, mais la plupart ont été brûlés à cette époque et reconstruits ensuite, on a essayé tant bien que mal de reproduire des formes du passé. J’ai toujours été intéressé et attiré par les histoires de traditions ou de cités détruites, par ce qui périt, j’y vois de l’espoir, la base sur laquelle quelque chose de nouveau peut être reconstruit.
S. H. : Ces endroits en transformation, renouvelés, tu les trouves intéressants ?
F. K. : Oui, tout à fait. Le « métabolisme » de l’architecte Kurokawa Kishio – qui n’a rien à voir avec ce qu’on appelle « métabolisme » en biologie — c’est le quartier sous l’aspect du changement. Ce n’est qu’après avoir commencé à « poser des diagnostics » sur les rues ou artères commerçantes qu’il en est venu à réfléchir sur la virtualité, l’énergie accumulée dans les diverses couches de sédiments accumulés sur lesquelles reposent les quartiers. Ce quartier, quel est-il ? C’est une question qui a commencé à me préoccuper avec les premières expositions en plein air, oui c’est à ce moment que c’est produit le déclic. Que faudrait-il faire pour améliorer un peu ce quartier ? Quelle forme faudrait-il lui ajouter, voilà les questions que je n’ai jamais cessé de me poser en me promenant dans Kyoto. Un quartier tombe en ruine au bout de 10, 20 ans. Et c’est alors que se produisent les conflits entre autorités administratives et gens d’en bas, ceux qui vivent précisément dans ces quartiers et que des mouvements se font jour pour changer. On peut trouver ce que je dis irresponsable, mais j’aime beaucoup ces conflits qui s’éternisent. J’aime ces délitements, ces lézardes ou ces failles, car je crois qu’on peut y lire la vérité de l’histoire et même y trouver des indices pour sa reconstruction.

S. H. : Ton désir de création est aiguisé par le délitement des quartiers de Kyoto.
F. K. : Rien ne commence sans une forme de désespoir. D’abord le mouvement, bouger. J’aime beaucoup une parole de Jean-Paul Sartre disant que la liberté est pour les activistes. Je crois que liberté et bonheur sont pour celui qui crée.
S. H. : Une chose achevée ne présente donc plus aucun intérêt ?
F. K. : Non, parce que je pense que jamais rien ne sera achevé.
INFLUENCES ET PROJETS
S. H. : Quels sont les photographes qui t’ont influencé ?
F. K. : Les Français Cartier-Bresson, Robert Doisneau, Brassaï, etc. Au Japon, Miyamoto Tsuneichi, Ozawa Shoichi, Kuwabara Kineo. Aux États-Unis, Lewis Hine, Diane Arbus. Tous ces gens m’ont inspiré.
Et puis, je ne sais pas si c’est ou non une influence, mais il y a encore Roman Vishniac pour une image qui illustrait un livre d’Isaac Singer, Un jeune homme à la recherche de l’amour (?), une image qui m’avait toujours intrigué et dont j’ai appris bien plus tard qu’elle était de lui. C’est une chose qui me tracasse toujours quand je fais des photos en ville. Il y a tant de bons photographes, de photographes que j’aime.
S. H. : Araki ?
F. K. : Araki, oui, c’est vrai que c’est pas mal non plus.
S. H. : Des projets ?
F. K. : Me confronter à la somme de négatifs que je possède. Cela va me demander beaucoup de patience et de jugement. C’est le plus grand plaisir que je me réserve. Je suis certain de pouvoir en tirer plusieurs albums. Je ne suis plus tout jeune. Je dois commencer à compter à l’envers et laisser tomber tout ce qui ne concerne pas la photographie.
Je dis ça, mais on me demande à l’étranger et j’ai bien l’intention de répondre aux invitations : En 2012, huit semaines à l’université de Leyde à la Maison Siebold (Siebold Huis). En Asie, en Asie centrale aussi, on s’intéresse à moi.

S. H. : Tes photographies sont très japonaises et pourtant, les étrangers éprouvent en les regardant une sorte de nostalgie. Pour quelles raisons d’après toi ?
F. K. : Des artistes comme Elsken, Walker Evans ou encore Atget sont très appréciés chez eux, mais lorsque je regarde leurs photos, moi aussi, je suis ému. N’est-ce pas parce que la photo fait entre autres appel aux cinq sens et que c’est une composante universelle de la sensibilité humaine ? Au cinéma, j’éprouve une incroyable nostalgie pour le film de Hou Hsiao-hsien, La Cité des douleurs qui a pourtant pour cadre le Taïwan des années 1950. J’y retrouve le Kyushu de ces mêmes années 50. Alors je me dis que ce doit être pareil. Ce doit être la même chose, non ? Moi, Le voleur de bicycette de Vittorio De Sica, ça me rend nostalgique.
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Figure 5 : Ayano Sudō lors de la remise de Prix New Cosmos of Photography, 2014.
C. L. : En 2013, le vent a tourné. Que s’est-il passé ?
A. S. : En 2013, je suis tombée malade. J’ai fait une dépression. J’étais très faible, je me sentais seule, abandonnée, comme morte. Alors que j’étais dans cet état d’esprit, je suis tombée sur une affiche de jeune fille disparue. Au Japon, on trouve ce genre d’affiche dans les petites gares ou dans les kōban (petit bureau de police de quartier). Cette affiche m’a fait forte impression. Cette fille sur l’affiche avait disparu et elle était en quelque sorte abandonnée par la société, présumée morte. Je me suis identifiée à elle. J’ai commencé à regrouper des informations sur ces jeunes filles disparues en cherchant des informations sur internet (exemple de sites web) ou des affiches dans la rue. J’en ai trouvé plusieurs dans des petites gares d’Osaka. J’ai eu envie de travailler avec ce que j’avais trouvé.
C. L. : C’était le début de la série Gespenster「幻影」 (2012-2014)…
A. S. : Dans la liste des jeunes filles disparue, il y avait des informations détaillées sur leur apparence la dernière fois qu’elles avaient été vues, par exemple « elle a huit ans et porte une chemise blanche avec un short ». En lisant ces informations, je pouvais visualiser une image. Je voulais faire une reproduction de ces informations. Je suis allée dans des magasins de vêtements d’occasion pour trouver des pièces qui correspondaient aux descriptions faites dans les affiches. Comme c’était une période où j’étais déprimée parce que j’aurai voulu être quelqu’une d’autre, vivre dans un autre corps, j’ai fait des photos avec moi dans le rôle de ces jeunes filles. Je n’ai pas complètement essayé de me faire passer pour elles. Par exemple, je n’ai pas essayé de prétendre que j’avais huit ans (fig. 6). J’ai opté pour une expression neutre, calme, un peu fantomatique. Parfois, j’ai repris la composition de la photographie de l’affiche, mais pas toujours. Ce genre d’histoires peut arriver n’importe où. J’ai fait les shootings dans mon voisinage, car ces affiches sont toujours accrochées dans le voisinage de la famille de la jeune fille disparue. Ce sont des histoires de quartiers. Souvent, les gens finissent par cacher ce qui s’est passé. Au bout de quelque temps, on n’en parle plus. Moi j’ai cherché les informations et je les ai remises en pleine lumière.
C. L. : Pourquoi as-tu choisi ce titre ?
A. S. : Le titre est inspiré d’une scène du roman de Tanizaki Jun.ichirō intitulé Quatre sœur (1944), Sasameyuki en japonais. Cela n’a rien à voir avec l’histoire générale du livre, juste avec cette scène. Lorsque j’ai exposé cette série pour la première fois, c’était au musée commémoratif Tanizaki Jun.ichirō à Ashiya dans le Hyōgo (14 décembre 2012 – 2 février 2013). Avant l’exposition, j’ai eu envie de relire certains de ses livres, dont Sasameyuki. Une des scènes du roman décrit deux jeunes filles, amies et voisines, l’une japonaise et l’autre allemande, en train de jouer ensemble. L’histoire se passe juste avant la Seconde Guerre mondiale et la jeune Allemande doit repartir avec sa famille dans son pays d’origine. Elles passent donc la soirée ensemble pour se dire au revoir, elles font une soirée pyjama, elles jouent à se déguiser en fantôme avec des draps et la jeune fille japonaise demande alors à la jeune fille allemande comment dire « Obake» (fantôme) en allemand. Elle lui répond « Gestpenster». J’ai beaucoup aimé ce passage du livre. Elles s’amusent, c’est un moment spécial pour elles, puis ça s’évapore. C’est la même chose que pour les jeunes filles disparues. Avant de disparaître, elles étaient des jeunes filles comme tant d’autres, qui s’amusaient avec leurs amies, puis elles ont disparu. « Gestpenster » signifie aussi « illusion ». Ces photographies sont des illusions. Les jeunes filles auxquelles elles font référence ne sont pas forcément des fantômes, je ne sais pas si elles sont décédées, mais ce sont définitivement des illusions.
C. L. : Est-ce que des gens ont fait le lien entre les affiches originales et ton travail ?
A. S. : Lors de l’exposition au musée commémoratif Tanizaki Jun.ichirō, un collectionneur qui est venu à l’exposition a acheté une de mes photographies (fig. 7). Lorsqu’il est rentré chez lui à Nagoya, il a montré la photographie à sa femme qui a cru qu’il s’agissait d’une jeune fille du coin qui avait disparu. Elle connaissait bien l’affiche qui était accrochée dans une gare près de chez eux. Il m’a alors écrit pour me demander si la photographie qu’il avait achetée était bien une photographie d’art et il m’a envoyé les informations à propos de la jeune fille disparue dont je m’étais inspirée. Les personnes qui connaissent les jeunes filles dont je me suis inspirée reconnaitront l’origine de l’œuvre. Par contre, pour des raisons de confidentialité, je ne communique jamais moi-même les informations des personnes dont je me suis inspirée.
C. L. : Cette photographie (fig. 8) est très forte…
A. S. : Oui, sur la casquette, il y a écrit « Mort » en grosses lettres et sur le t-shirt, entre les cheveux, on distingue « have a fun ». J’avoue que j’ai fait exprès de choisir cette casquette. Par contre, au moment de la réalisation, je n’ai pas fait attention au message écrit sur le t-shirt. Effectivement, pour les Français c’est très direct. Mais peut-être que le public non-francophone ne va pas comprendre le message. Ça pourrait être considéré comme un acte manqué, ou un message caché dans l’œuvre.
C. L. : Gespenster a également été publié et récompensé, n’est-ce pas ?
A. S. : J’ai publié mon premier livre de photo avec cette série. Il est sorti en 2014 aux éditions Holoholo Books (Paris). Et la même année, pour cette série, j’ai aussi reçu le Prix New Cosmos of Photography ou shashin shin-seiki (写真新世紀) en japonais (fig. 5).
C. L. : Ensuite tu as commencé la série Autoscopy「面影」 (2015-)…
A. S. : Pour Gestpenster, je n’avais réalisé que des autoportraits et j’en avais marre de cette façon de travailler. Je voulais aussi utiliser des modèles variés, d’origines ou d’âges différents. À la même période, j’ai reçu à plusieurs reprises des messages d’amis qui me disaient « je t’ai aperçu l’autre jour, je ne savais pas que tu étais dans le coin » et je ne comprenais pas, car j’étais ailleurs. Par exemple, un jour que j’étais à Osaka, une amie croyait m’avoir vue à Shibuya (Tokyo). C’est arrivé très souvent, donc je me suis donc dit que je devais avoir un ou plusieurs doubles et j’ai décidé de partir à leur recherche.
« Autoscopy », le titre de la série, est tiré du nom d’une maladie mentale qui provoque des hallucinations et fait que l’on a l’impression de se voir lorsque l’on regarde quelqu’un d’autre ou l’image de quelqu’un d’autre. Pour cette série, qui est toujours en cours, je réalise des portraits de personnes très différentes les unes des autres, tant du point vu de l’âge, que du genre ou des origines. Puis, j’ajoute mon propre visage par transparence.
C. L. : Récemment, tu t’es à nouveau inspirée du travail de Tanizaki Jun.ichirō pour la série Teriha-no-ibara 「てりはのいばら」 (2016-)…
A. S. : Oui, l’année dernière (en 2016), j’ai commencé la série Teriha-no-ibara. C’est le nom d’un rosier sauvage originaire d’Asie. Son nom latin est « rosa luciae ». Je voulais trouver un titre qui fasse référence à une fleur provenant d’ici. J’ai fait des recherches parmi les noms de fleurs originaires du Japon et le nom de cette variété m’a intriguée. Je le trouvais étrange. En me renseignant sur cette fleur, j’ai découvert que ce sont de petites fleurs, mignonnes, qui poussent dans la nature japonaise à l’état sauvage depuis très longtemps. Cela me faisait penser aux jeunes filles du roman Quatre sœurs qui ont grandi, dans la banlieue du Hyōgo, dans un environnement très traditionnel, qui perpétuait la même façon de vivre depuis plusieurs générations. Leur famille est très conservatrice. Et dans cet environnement figé à travers le temps, il y a ces quatre sœurs qui sont très jolies. Pour moi, elles sont comme des teriha-no-ibara.
C. L. : Tu t’es immergée dans le monde de Tanizaki Jun.ichirō…
A. S. : Pour cette série, j’ai utilisé des meubles qui ont réellement appartenu à Tanizaki Jun.ichirō, qui ont été utilisés par lui, et qui sont conservés dans son ancienne maison Ishōan à Kobe, ainsi qu’au musée commémoratif Tanizaki Jun.ichirō d’Ashiya. Tanizaki aimait beaucoup bouger d’un endroit à un autre. Il n’aimait pas rester trop longtemps dans un même lieu. En plus des maisons d’hôtes où il descendait, il possédait plusieurs maisons dans la région. Si plusieurs ont été détruites, soit par la guerre, soit par le Grand tremblement de terre du Kansai (1995) ou encore juste parce qu’elles étaient trop vieilles, quelques-unes existent encore. La maison Sekisontei de Kyoto est d’époque, tout comme celle de Kobe, par contre le musée commémoratif d’Ashiya est un nouveau bâtiment qui propose une réplique, supervisée par sa veuve Matsuko, de l’endroit où il vivait de temps en temps. Cela fait un an que je travaille sur cette série et elle n’est pas finie. C’est difficile d’obtenir l’accès pour les lieux originaux et de pouvoir utiliser les vrais meubles et objets.
Pour cette photographie (fig. 10) par exemple, j’ai utilisé une table conservée au musée commémoratif et j’ai également utilisé des affaires de ma grand-mère : ce kimono lui appartient. Les racines des personnages de Sasameyuki sont à Senba (Osaka), et ma grand-mère est originaire du même quartier. Elle y tient un salon de thé et un kenban (bureau de geisha). Ma grand-mère représente un fragment de la culture de ce quartier. En parlant avec elle et en regardant les objets qu’elle a conservés (kimono, éventail, etc.), je retrace les archives de Senba. Malheureusement, pendant la guerre avec les bombardements ses affaires ont brulé avec la maison, mais après la guerre, la vie a repris son cours, et elle a rapidement reconstitué une collection de kimonos. Il date donc à peu près de la même période et il est originaire du même quartier.
Pour cette autre photographie (fig. 11), j’ai eu la chance de pouvoir utiliser une table et des chaises que le musée commémoratif avait empruntées à la maison de Kobe pour une exposition. La maison de Kobe était fermée pour travaux au moment du shooting. Sans le prêt pour l’exposition au musée commémoratif, je n’aurai jamais pu utiliser ces meubles originaux pour réaliser cette photo.
C. L. : Dans cette série, ce ne sont à nouveau que des autoportraits…
A. S. : J’ai pris l’identité des quatre sœurs Makioka sur toutes les photographies de cette série. Une amie coiffeuse m’a aidée pour mettre les kimonos, me maquiller, me coiffer. Après avoir tout préparé, setting, cadrage, lumière, je lui ai aussi demandé d’appuyer sur le déclencheur, c’était plus facile pour prendre les bonnes pauses qu’en utilisant une télécommande. Le choix de revenir à l’autoportrait pour cette série s’explique par le fait que Tanizaki Jun.ichirō a développé dans son travail littéraire une vision personnelle de la femme idéale. En 2016, quand j’ai eu trente ans, psychologiquement, j’ai eu l’impression de devenir adulte et de passer du statut de fille à celui de femme. Comme je l’ai évoqué précédemment, j’ai toujours senti que j’avais un problème de genre, que je voulais être un garçon. Mais j’étais née fille et pendant longtemps je n’arrivais pas à comprendre ce que cela impliquait. En entrant dans la trentaine, même si ce n’était toujours pas vraiment moi, petit à petit j’ai commencé à comprendre ce que cela signifiait d’être une femme. Dans le roman, les quatre sœurs sont dans leur vingtaine et leur trentaine. En lisant ce livre et en parlant avec ma grand-mère, j’ai pu comprendre un peu mieux ce que cela voulait dire que de vivre comme une fille. J’ai essayé de m’inspirer de cette vision idéale de la femme développée par Tanizaki Jun.ichirō. Quand j’avais vingt ans, je n’aurai pas pu faire cette série. Un pas après l’autre, j’avance dans une féminité illusoire.

Figure 12 : Affiche de l’exposition Teriha-no-ibara, au musée commémoratif Tanizaki Jun.ichirō d’Ashiya, du 9 novembre au 10 décembre 2016.
C. L. : Dans la vie de tous les jours, joues-tu sur les apparences comme dans ton travail ?
A. S. : Je pourrais m’habiller en garçon, mais mon corps est trop petit, fluet. Si j’étais aussi grande que les danseuses de la Takarazuka Revue, je m’habillerais probablement comme un garçon, mais sur mon corps, ça ne ressemble à rien. Je suis prisonnière d’une image idéale.
C. L. : Comment sont perçus les LGBT et le travestissement au Japon ?
A. S. : Aujourd’hui, c’est difficile. Pourtant, avant l’ère Meiji (1868-1912), il n’y avait pas de discrimination envers les LGBT et le travestissement. Ça a changé après l’ère Meiji, lorsque l’image genrée de la culture chrétienne est arrivée. Après la Seconde Guerre mondiale, il y a également eu l’influence américaine qui a conforté la vision du genre importée après l’ouverture du pays. Par exemple, avant cela, pour les samouraïs, un des moyens d’afficher leur statut et leur pouvoir était de montrer qu’ils pouvaient aussi bien avoir des amantes que des amants. Afficher les deux en imposait plus. Dans le passé également, le travestissement pouvait être tant profane que sacré. Par exemple, si l’on regarde les débuts du Kabuki, le travestissement est associé à la prostitution. D’un autre côté, il y a cette histoire que j’aime bien et qui raconte qu’en 1182, dans la région de Kyoto, il n’avait pas plu pendant une longue période, si bien que les rivières Kamogawa et Katsuragawa s’étaient taries, la terre était desséchée et il n’y avait plus de récolte possible. Les gens étaient affamés. Une centaine de moines bouddhistes prièrent pour la pluie au sein du temple Shinsen-en. Ce fut en vain. Alors, une centaine de Shirabyōshi dansèrent les unes après les autres. Malgré les danses des quatre-vingt-dix-neuf premières Shirabyōshi, il ne pleuvait toujours pas. Ce fut alors au tour de la dernière, Shizuka Gozen, de danser et la pluie commença à tomber. Une Shirabyōshi est une femme habillée en homme et qui porte un sabre. Dans cette histoire, Shizuka Gozen a dansé habillée en homme dans le temple Shinsen-en et la pluie a commencé à tomber. Le travestissement était donc aussi associé à des pouvoirs divins. Les deux aspects (profane et sacré) coexistaient.
C. L. : Tu travailles également avec des magazines. Peux-tu parler de cette expérience ?
A. S. : J’aime beaucoup travailler avec des magazines. Quand j’étais jeune, je ne pouvais pas aller au musée, cela coutait trop cher, mais je pouvais aller dans les librairies et feuilleter les magazines gratuitement. J’ai toujours été attirée par les photos de mode, comme celles qu’on trouve dans Vogue, Harper’s Bazaar ou Soen, le dernier est un magazine de mode japonais. En regardant ces magazines, je rêvais de ces images, du monde idéal qu’elles représentaient, je voulais pouvoir entrer dans ce monde idyllique. Donc même si je voudrais travailler principalement pour des galeries et des musées, à l’occasion j’aimerais aussi pouvoir travailler avec des magazines de mode, car cela permet aux jeunes de voir mon travail et de les toucher comme je l’ai été quand j’étais plus jeune.
Quand je travaille avec des magazines, soit c’est une commande et donc je travaille comme tout le monde, soit on fait appel à moi parce qu’on aime mon travail personnel, dans ce cas on me laisse généralement carte blanche pour créer des images qui me parlent. Les photos postées sur mon tumblr sont des exemples de travaux ou les directeurs artistiques de magazines m’ont laissé travailler librement, en accord avec mon style. Pour l’instant, j’ai eu beaucoup de chance.
C. L. : Te définis-tu comme une photographe ou comme une artiste ?
A. S. : 90 % environ de mon travail est de la photographie. Mais cela m’arrive aussi de travailler en trois dimensions ou de peindre. J’ai réalisé quelques travaux qui sont entièrement peints. Sur certaines de mes photos, je peints avec Photoshop, et sur d’autres, j’ajoute au pinceau quelques touches de peinture et de paillettes après avoir fait le tirage grand format. Quant au tirage, il est réalisé sur du papier aquarelle Arches.
Quand je me présente pour la première fois à quelqu’un, en général je dis que je suis artiste slash photographe. Je crois que je suis les deux. J’aimerais être une artiste. Dans le monde de l’art japonais, il y a une hiérarchie et dire que l’on est artiste nous place plus haut que si l’on dit que l’on est photographe. « Photographe » a une image plutôt commerciale, c’est un job alimentaire. De plus, les mots « photogurapha » (フォトグラファー) et « shashinka » (写真家) véhiculent des images assez différentes. Le premier qui est le mot anglais en katakana, est plutôt commercial. Le deuxième, au contraire, fait plutôt penser au monde des beaux-arts. Pour moi, le côté artiste représente le top. Par contre, pour les gens qui vivent en dehors du monde de l’art, l’artiste a une image négative. À leurs yeux, nous ne travaillons pas et nous n’avons pas d’argent. Nous ne sommes pas des gens normaux. Comme c’est difficile de se présenter en tant qu’artiste auprès de ces personnes, quand je m’adresse à elles, je mets plutôt en avant le fait que je suis photographe. Cela facilite la communication.
Interview menée par Cecile Laly, à la Galerie MEM, Tokyo, le 19 juillet 2017
Autres interviews d’Ayano Sudō sur le net
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Chère Ayano Sudō, merci de bien vouloir présenter ton travail sur Écho. Tu es née en 1986 à Osaka. Depuis 2015, tu vis à Tokyo, et aujourd’hui tu es représentée par la Galerie MEM (Tokyo). Malgré ton jeune âge, tu as déjà publié un livre de photo, Gestpenster (2014), aux éditions Holoholo Books et tu as reçu plusieurs Prix : Prix de la ville de Kyoto (2009), Prix Morimura Yasumasa lors du MIO Photo Osaka (2010), Prix New Cosmos of Photography (2014). Nous pouvons suivre ton travail sur Tumblr et sur Instagram.
C. L. : Est-ce que tu pourrais nous parler de ta formation ?
A. S. : quand j’avais onze ans, nous avons déménagé à Ashiya, si bien que lorsque j’étais adolescente, je suis allée au lycée d’Akashi. Au sein de ce lycée, j’ai pu suivre un cours d’arts plastiques. Ce cours était très libre, nous pouvions faire tout ce que nous voulions, donc j’ai touché à tout : je me suis essayée au dessin, au design, à la sculpture, au nihonga… je crois que ma grand-mère a encore toutes mes peintures de cette époque. Et pour le travail de fin d’études, j’ai créé une poupée articulée de grand format (fig. 1 et 2). À l’époque, j’étais très inspirée par le travail de Yotsuya Simon, un artiste de poupée articulée et acteur de théâtre. Quand j’avais douze ans, une amie m’a donné un magazine dans lequel certaines de ces œuvres étaient présentées et elles avaient fait forte impression sur moi. Depuis lors, j’avais envie de faire des poupées articulées.
Après le lycée, je suis entrée au département « Conceptual media art » de l’université municipale des arts de Kyoto (2009-2011). J’avais des classes très variées : des cours théoriques de gender, on regardait des films, on lisait des essais sur l’art ; et j’avais aussi des cours d’initiation à certaines techniques, comme la soudure, la menuiserie, la sculpture, la photographie ou encore la vidéo. Il y avait bien sûr une chambre noire où j’ai pu apprendre à développer des négatifs et à tirer des photos. Là encore, nous étions libres d’expérimenter ce que nous voulions.
C. L. : Durant ta formation, il me semble que tu es également venu en France ?
A. S. : En 2009, j’ai bénéficié d’un échange étudiant et j’ai passé quatre mois à Paris, à l’École des Beaux-Arts. J’y ai suivi un cours de Fresque. Ce cours m’intéressait, car pour moi c’était de la peinture typique à étudier en France. Peut-être que quand des Français viennent à Kyoto, ils veulent apprendre le nihonga, la peinture japonaise traditionnelle. Moi, à Paris, j’ai fait de la fresque. Je me suis rendue dans les musées pour étudier d’après des originaux. J’ai peint Sainte Madeleine et la Vierge à l’enfant. J’ai travaillé l’esquisse. J’ai fait du nu. C’était une formation très académique. C’était très différent de la formation au Japon, car même des personnes extérieures à l’École des Beaux-arts pouvaient assister à cette classe. J’étais très enthousiaste.
C. L. : À l’université, as-tu rencontré des personnes qui t’ont particulièrement marquée ?
A. S. : J’avais pour professeur Masayuki Towata, un artiste qui utilise les nouvelles technologies et autour de qui il y avait toujours d’autres artistes eux aussi très intéressants, par exemple Yukio Fujimoto, un artiste conceptuel qui mêle photographie, sculpture, musique, etc. Le département dont je dépendais était aussi celui qui avait vu naître le collectif Dumb Type dans les années 1980. C’est un collectif d’artistes qui fait des performances média. L’ambiance de ce département était très intéressante et m’a beaucoup appris.
C. L. : Qu’est-ce qui t’a plus particulièrement touché dans le travail des artistes rencontré à la FAC ?
A. S. : Dumb Type a travaillé sur la question du gender et les problématiques LGBT, notamment un de ses membres les plus connus, Teiji Furuhashi, qui est décédé dans les années 1990. Il a passé un certain temps à New York et quand il est revenu au Japon, il nous a fait découvrir le style des performances drag queen. Il est le pionnier de la culture drag queen au Japon. À son époque, c’était une icône à la FAC et son aura était encore très présente quand j’étais étudiante. On m’a notamment raconté qu’après son retour des États-Unis, il avait été invité à une Welcome Party pour les étudiants de première année et qu’il avait fait une performance avec un costume inspiré du film Rocky Horror Show. Depuis toute petite, je voulais être un garçon. Enfant, j’essayais de m’habiller en garçon, j’allais dans les toilettes des garçons, etc. Comme je ressentais que moi aussi j’avais un problème de genre, cette anecdote m’a beaucoup marquée.
C. L. : Est-ce que d’autres artistes t’ont touché en dehors de Teiji Furuhashi ?
A. S. : Mon père collectionne les livres de photos. Quand j’étais petite, j’avais pris l’habitude de feuilleter ceux qu’il avait à la maison. Je me souviens notamment d’un livre de la photographe américaine Diane Arbus. À l’époque, ces photos de « freaks » m’avaient interpelée. Par la suite, lorsque j’étais étudiante, dans un magasin de livres d’occasion, je suis tombée sur un vieux numéro de Studio Voice dans lequel il y avait des reproductions du travail de la photographe française Bettina Rheims. C’était des images de personnes transgenres et gays. Ça m’a beaucoup émue. J’ai voulu connaître son travail un peu mieux, et par la suite, j’ai acheté son livre Modern Lovers (1992). Là, j’ai compris que moi aussi je voulais travailler autour de cette thématique.
C. L. : Comment t’es-tu tournée vers la photographie ?
A. S. : Lors de mon séjour à Paris, j’ai eu l’occasion d’aller à Paris Photo. C’était la première fois que j’assistais à une grosse foire d’art contemporain, de surcroît, de photographie. C’était la période où l’on finissait d’abandonner l’argentique pour le numérique, les matériaux pour la photographie argentique avaient presque disparu et étaient devenus très chers. Je pensais donc que devenir photographe était difficile, voire impossible. Mais quand j’ai visité Paris Photo, j’ai été très surprise de voir des photos imprimées sur du papier inkjet et accrochées sans chichi directement au mur. J’ai vu beaucoup de travaux très libres et d’autres excentriques. Jusque-là, je croyais que la photo c’était surtout du documentaire, de l’instantané, que cela montrait la réalité. Pour moi les photographes étaient des gens qui avaient toujours leur appareil autour du coup et qui enregistraient ce dont ils étaient témoins. En visitant Paris Photo, j’ai compris que, d’une part, je n’étais pas obligée de devenir une office lady, que l’art pouvait être un métier, et que d’autre part, même avec la photographie j’avais la possibilité de laisser libre court à mon imagination et de devenir artiste. J’ai aussi vu le travail d’un photographe qui devait être allemand je crois (je ne suis plus sûre), et qui avait photographié des jeunes filles japonaises « Harajuku Style ». Ses images me paraissaient fausses, donc j’ai aussi eu le sentiment qu’en tant que Japonaise, j’étais peut-être plus à même de présenter un Japon que je reconnaitrais.
C. L. : Tu t’es mis tout de suite au travail à ton retour ?
A. S. : Je ne suis restée à Paris que quatre mois, car au printemps, à la fin de l’année universitaire au Japon, nous organisons toujours une exposition des travaux d’étudiants dans un musée local. Je devais donc préparer des travaux pour l’exposition. Dès que je suis rentrée de Paris, j’ai commencé à travailler sur une série que j’ai intitulé Metamorphose (fig. 3 et 4) et qui est aujourd’hui toujours en cours. Même si à la FAC on avait une chambre noire, j’ai tout de suite commencé à travailler en numérique. Je me suis inspirée de la culture girly japonaise, des shojo manga et du style des purikura. Les purikura sont normalement de toutes petites photos, j’ai pensé que ce serait intéressant d’en faire des grands formats. J’ai donc fait des portraits de mes amies et des autoportraits, et ensuite j’ai travaillé sur Photoshop pour transformer les visages avec une peau pâle et scintillante et de grands yeux, et j’ai ajouté des effets qui rappellent ceux des purikura. Je crois que les étoiles dans les yeux et sur le décor dans les shojo manga sont à l’origine des décors proposés dans les purikura machine. Quand j’étais petite, j’avais aussi envisagé de devenir une mangaka. J’avais envie de mettre mon rêve d’enfant dans ce travail. Avec Photoshop, je pouvais dessiner sur l’image avant de l’imprimer. Après l’impression, j’ai ajouté manuellement des touches de peinture et de paillettes. Est-ce que c’était de la photographie ou du dessin ?
Lorsque plusieurs photographies de la série Metamorphose sont exposées ensemble, à cause des modifications que j’ai opéré, les spectateurs sont généralement confus et n’arrivent pas toujours à faire la différence entre certaines des photographies qui me représentent et d’autres qui figurent d’autres personnes. Ils me demandent : « est-ce que c’est vous sur cette photo ? »
C. L. : Avec la série Metamorphose (2010-) tu as gagné le Prix Morimura Yasumasa lors du MIO photo Osaka 2010, n’est-ce pas ?
A. S. : Oui, j’avais repéré le concours MIO photo Osaka 2010 et j’avais vu que Morimura Yasumasa faisait partie du jury. J’avais très envie de lui montrer mon travail, car lui aussi travaillait l’autoportrait. Je me suis dit que ce concours serait une bonne opportunité pour l’approcher. J’ai aussi pensé que si lors de ce concours mon travail était récompensé, cela voudrait dire que j’avais mes chances en tant que photographe. Et j’ai eu beaucoup de chance, car mon travail a été sélectionné et en plus il l’a été par Morimura Yasumasa. Pourtant, je n’étais pas encore diplômée. Ça a été une expérience très positive et décisive pour la suite.
C. L. : Ça a marqué le début de ta carrière…
A. S. : À cette époque, en parallèle de l’université, j’étais stagiaire dans la galerie Picture Photo Space (Osaka). Aujourd’hui cette galerie n’existe plus. Malheureusement, le directeur, Masato Aino, est décédé en janvier 2016. Nous avions prévu d’aller à New York pour l’Aipad Photography Show en avril 2011. Je devais être assistante-stagiaire pendant cette foire, mais grâce au Prix que je venais de gagner, le Directeur de la galerie a décidé que je serais présente non pas en tant qu’assistante, mais en tant qu’artiste. Tout de suite après avoir reçu ce Prix, au moment même où je recevais mon diplôme, j’ai fait mes débuts en tant qu’artiste présentée à une Foire internationale de photographie. Ça a été une période très positive. Par la suite, je suis retournée cinq fois à New York avec la galerie Picture Photo Space et j’ai vendu des œuvres à plusieurs occasions. Je me souviens notamment que lorsque j’ai vendu la première œuvre de la série Metamorphose lors de ma première participation à l’Aipad, je me suis demandé pourquoi cette personne voulait acquérir mon travail. Tout allait si vite. Je n’y croyais pas.
Première partie de l’entretien mené par Cecile Laly le 19 juillet 2017
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Chère Russet, je te remercie de bien vouloir m’accorder un peu de temps lors de ton séjour parisien à l’occasion de Paris Photo 2016. Je voudrais profiter de cette occasion pour que tu présentes le projet « The Gould Collection Series » et son premier opus qui a été publié en septembre dernier (2016). Tu es auteure, chercheure et collectionneuse de livres de photographie. Pour ce projet, tu as travaillé avec deux coéditrices, d’une part Yoko Sawada, qui a travaillé avec Kōtarō Iizawa au sein du magazine Déjà-Vu dans les années 1990 et qui est aujourd’hui directrice d’Osiris Books (Tokyo), et d’autre part Laurence Vecten, directrice de Lozenup et rédactrice photo freelance qui travaille entre autres pour Le Monde (Paris). Ce projet a été réalisé en hommage à Christophe Crison, collectionneur de livres de photographie japonais, qui est décédé prématurément l’année dernière. J’ajouterai que présenter ce projet sur Écho, me tient particulièrement à cœur, car Christophe faisait partie de l’équipe à l’origine de ce blog. Il s’agit donc aussi de lui rendre hommage avec ce post.
C. L. : Comment est venue l’idée de la « Gould Collection Series » ?
R. L. : Christophe était constamment en train de chercher des informations, des textes, des livres, en rapport avec ses sujets de prédilection. Lorsqu’on lui disait que l’on cherchait quelque chose, le lendemain on recevait un e-mail avec tout ce qu’il avait pu trouver sur le sujet. C’était quelqu’un capable de dénicher des informations que personne d’autre n’aurait su trouver. C’était aussi quelqu’un qui connaissait beaucoup de monde. Je savais par exemple que Yoko Sawada le connaissait très bien, alors je lui ai demandé ce que les gens faisaient au Japon pour rendre hommage à une personne après son décès. Aux États-Unis, nous organisons une collecte pour faire un don au nom de la personne à une Fondation de recherche ou d’entraide. Elle m’a répondu qu’au Japon, il n’était pas coutume de faire ce genre de chose et, à la place, elle m’a proposé de faire un livre avec des œuvres de photographes qu’il appréciait particulièrement. Cela correspondait parfaitement à Christophe, puisqu’il était un collectionneur de livre de photographie japonais absolument passionné. Je savais que Christophe s’intéressait aussi à la littérature, au cinéma et à de nombreux autres domaines créatifs. C’était quelqu’un de très curieux. J’ai donc proposé à Yoko de combiner photographie et littérature.
C. L. : Pourquoi le choix s’est-il arrêté sur Mikiko Hara et Stephen Dixon pour le premier opus ?
R. L. : D’abord nous avons réalisé une courte liste de photographes. Il fallait que ce soit des photographes que Christophe appréciait particulièrement. Et pour des raisons pratiques, il fallait aussi que cela soit des personnes qui nous aideraient dans ce projet, notamment en ce qui concerne les droits d’auteurs. Nous avons choisi Mikiko Hara. Elle était déjà connue aux États-Unis, elle a entre autres exposé au Getty Museum lors de l’exposition de groupe In Focus: Tokyo (5 août — 14 décembre 2014). Et jusqu’à présent je crois qu’elle n’avait réalisé que deux livres de photographie These are Days (Osiris, 2014) et Hysteric Thirteen (Hysteric Glamour, 2005). Donc nous avons décidé d’utiliser ses images. Nous devions ensuite trouver un auteur avec une sensibilité proche.
Christophe m’avait présentée à Stephen Dixon, un auteur New Yorkais qui a été deux fois finaliste du National Book Awards pour des fictions et qui a aussi été Professeur à l’université Johns Hopkins. C’est étonnant, car lorsque nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes rendu compte que nous habitions dans la même rue et que sa femme avait fréquenté la même université que moi. Nous aurions dû nous connaitre depuis longtemps, mais la vie a fait que ça n’était pas le cas. Ce fût finalement grâce à cet homme en France, Christophe, que nous avons fait connaissance. Je crois que Stephen a eu une grande influence sur Christophe. Un côté un peu paternel. D’ailleurs, le nom du compte Tumblr de Christophe était Gould book binder. Or, Gould book binder est le protagoniste d’une des histoires écrites par Stephen. Nous avons donc décidé de choisir Stephen pour le premier auteur et « Gould » pour nommer le projet. Il y a un court texte au début du livre qui explique pourquoi nous avons choisi ce nom.

Photographie de Mikiko Hara et texte de Stephen Dixon, livre “Change”, éd. The Gould Collection Series, 2016
C. L. : Qu’est-ce qui rapproche le travail de ces deux artistes ?
R. L. : Pour moi, les photographies de Mikiko expriment un sentiment d’isolation, d’abandon. Nous sommes en permanence entourés de gens dans notre vie quotidienne et pourtant nous ressentons une certaine solitude. Dans les textes de Stephen Dixon, il en va de même. Il parle de connexions ratées, des gens qui essaient de se parler, mais qui se loupent, qui passent à côté les uns des autres. Donc nous avons associé les deux. J’ai toute la collection de nouvelles de Stephen (c’est pour ce type de texte qu’il est le plus connu). Je les ai toutes relues. Je lui ai parlé du projet et il m’a donné carte blanche pour choisir la nouvelle qui nous convenait le mieux. J’ai choisi Change. Ce titre est très évocateur. L’histoire tourne autour d’un homme qui se rend compte qu’il n’a pas été très sociable avec ses voisins, qu’il s’est enfermé dans son petit monde personnel. Il veut changer cela et il décide de commencer par saluer ses voisins le matin en allant chercher le journal, mais il s’y prend mal, alors la situation dégénère de façon grotesque. Il est entouré de gens, mais il n’arrive pas à créer de relation avec eux. Mikiko nous a aussi laissé carte blanche. Avec Yoko et Laurence, nous avons donc regardé toutes ses photographies et nous en avons sélectionné une quarantaine qui ont été prises entre 1996 et 2009. Dans ses photographies, nous avons toujours le sentiment que les personnes sont en train de la regarder, mais sans pour autant fixer l’objectif. Cela résulte du fait que Mikiko tient son appareil au niveau des hanches lorsqu’elle shoot. Alors dans ses images aussi, il y a ce sentiment de connexion ratée, d’à côté.
C. L. : Qu’en est-il de la composition du livre ?
R. L. : Après avoir choisi la photographe et l’auteur, il nous fallait un Designer pour réaliser la maquette du livre. Nous avons fait appel à Tadao Kawamura, un Designer d’origine japonaise qui réside à New York. Nous avons décidé de réaliser trois livres. Nous avons publié le premier en septembre dernier. Nous voulions dès le départ une maquette qui puisse être répétée sur les trois volumes. Et comme notre démarche est commémorative, nous voulions également que le format soit simple et modeste, rien de flashy ou de trop compliqué. Nous avons volontairement choisi d’avoir une reliure apparente afin d’avoir une ouverture maximum. Nous avons fait faire le livre en France, vers Toulouse. Pour la couverture, nous avons choisi une image assez mystérieuse. Une silhouette aperçue par transparence derrière un tissu. La personne est là sans être là. On ne sait pas trop ce qui se passe. Pour garder la sobriété, nous avons choisi de ne pas mettre de texte sur la couverture. Bien sûr, lorsque le livre est neuf, il est emballé sous plastique, et sur le plastique, il y a un autocollant qui indique quel est le contenu du livre. Mais une fois le livre déballé, la couverture est libre de texte, il n’y a plus que cette image énigmatique. À l’intérieur du livre, après la page de titre, on commence avec une page sur laquelle il y a un carré vide qui est de la même taille que les photographies figurant sur les pages suivantes. Ce carré vide symbolise notre perte. C’est comme si quelque chose manquait, nous avait été enlevé. Au début, le Designer nous avait proposé un rythme presque mathématique, il suivait une logique chronologique de l’enfance à l’âge adulte. Mais ce n’était pas ce que nous cherchions, nous voulions suivre un rythme qui reflétait une certaine sensibilité, qui exprimait ce que nous ressentions. Et nous ressentions une absence. Le texte, quant à lui, est imprimé sur du papier irisé bleu. Pour les deux prochains livres, nous garderons la même qualité de papier (irisé), mais nous changerons la couleur. Le texte du prochain livre sera peut-être imprimé sur du papier rouge. De plus, en lisant l’histoire, on est forcé de regarder toutes les images, car les pages de textes ne se suivent pas, elles sont intercalées avec plusieurs pages de photographie. On voulait que tout le long du livre, il y ait cet aller-retour entre le texte et les photos. On ne voulait pas faire quelque chose de didactique avec des images qui illustrent une histoire, mais trouver une émotion similaire, une même sensibilité, à travers deux moyens d’expression que Christophe appréciait.
C. L. : Je crois que vous avez également réalisé des éditions spéciales ?
R. L. : Effectivement, nous avons publié 26 copies en édition spéciale. Nous avons choisi ce chiffre, qui d’un premier abord peut paraître un peu arbitraire, à cause de la date à laquelle Christophe est décédé. Nous avons additionné les chiffres formant cette date. Nous voulions que ce chiffre aussi soit fort de signification. L’édition spéciale, qui est dédicacée par l’auteur et par la photographe, est accompagnée d’une photographie originale de Mikiko Hara signée au dos de la photographie et aussi sur le papier bleu de présentation. Trois photographies ont été sélectionnées pour accompagner le livre. L’une d’entre elles fait partie des photographies reproduites dans le livre, les deux autres par contre ne sont pas dans le livre. Une a été tirée en huit exemplaires et les deux autres en neuf exemplaires. Pour les signatures, comme nous avons produit le livre dans le sud de la France, que Stephen est aux États-Unis et que Mikiko est au Japon, nous avons utilisé des étiquettes que nous avons ajoutées sur la page de titre.
C. L. : Un mot de conclusion ?
R. L. : Ce livre a été réalisé pour honorer Christophe, qui était un passionné d’art et de culture, qui avait des amis en France, aux États-Unis, au Japon, et qui nous a quittés prématurément. Malheureusement, durant sa réalisation, nous avons perdu d’autres personnes. Le mari de Mikiko est décédé d’un cancer, puis une semaine plus tard son père nous a quittés. Ma belle-mère est également décédée alors que je devais venir en France pour vérifier les bons à tirer du livre. C’était une période assez dure pour nous tous. Nous avons donc voulu honorer cet ami parti trop tôt, mais nous avons voulu le faire d’une manière qui encouragerait ceux qui restent et qui connaissaient Christophe, comme Mikiko ou Stephen, ainsi que ceux qui ne le connaissaient pas et qui se reconnaitront dans ce projet.
Entretien mené par Cecile Laly le 8 novembre 2016
Site web dédié à la « Gould Collection Series »
Lieux où trouver le livre Change en France
Librairies Yvon Lambert et Plac’Art à Paris
Le Bal aussi à Paris
Liste des adresses à l’étranger ou sur le Net consultable ici
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Mise à jour du 3 novembre 2017
Le deuxième opus de la « Gould Collection Series » vient d’être publié. Il est intitulé It Don’t Mean a Thing: Photographs by Saul Leiter with a Story by Paul Auster (2017). A trouver dans les librairies citées ci-dessus.
Chère Yoko, je te remercie d’accepter de me rencontrer pour parler de photographie et de cerfs. Ton nom complet est Yoko ISHII. Tu es née en 1962 à Yamaguchi. Tu vis à Kanagawa et travailles à Tokyo. Je précise également que ton exposition intitulée Beyond the Border, au Ginza Nikon Salon s’est achevée il y a peu et qu’une version modifiée sera exposée au Nikon Salon d’Osaka à partir du 4 février 2016.
C. L. Ton travail a récemment été présenté en France…
Y. I. Oui, le premier janvier de cette année (2016), l’article « Au Japon, les cerfs sont des citadins comme les autres », qui présente treize de mes photographies de cerfs à Nara, a été publié par Marie LELIḔVRE, éditrice photo au quotidien Le Monde, sur le site web du Monde. J’ai rencontré Marie Lelièvre l’année dernière lors d’un événement organisé par Yumi GOTŌ au Reminders Photography Stronghold, Tokyo. À cette occasion, je lui avais présenté mon travail, puis je lui ai envoyé mon livre de photo. Ça lui a plu, donc elle a décidé de présenter mon travail sur leur site. Elle m’a contactée le 30 décembre et l’article a été publié le 1er janvier, cela a été très rapide. Depuis, une vingtaine de jours sont passés et j’ai déjà eu un peu plus de douze mille partages sur Facebook. C’est un très beau cadeau de Nouvel An !
En plus, lorsque j’ai appris le français, pour moi Le Monde était un standard. J’ai beaucoup étudié à partir des textes de ce journal. Mon professeur de traduction simultanée nous avait même fait apprendre par cœur certains articles. C’était vraiment dur. Donc, voir mon travail être présenté sur leur version électronique, c’était un peu comme un rêve.
C. L. Tu as commencé la photographie il y a quelques années en parallèle de ton travail. Quelle formation as-tu ?
Y. I. Il me semble qu’en France, la plupart des photographes ont suivi des cours de photographies ou une formation à l’école des beaux-arts, mais dans mon cas c’est diffèrent. Ma situation est un peu inhabituelle, même au Japon d’ailleurs. J’ai commencé la photographie il y a dix ans. Je n’ai pas eu de formation professionnelle, à la place j’ai participé à plusieurs cours ponctuels pour apprendre à utiliser mon appareil photo et à développer un projet photographique. Le Japon est le pays de l’appareil photo. On y trouve la plupart des marques spécialisées comme Nikon, Canon, Olympus, Ricoh, et il y a beaucoup de modèles avec des gammes qui vont du débutant au professionnel. Donc ici, beaucoup d’amateurs se lancent dans la photographie sans suivre de formation, juste parce que c’est facile d’acheter du matériel. Pour autant, tous ceux qui se lancent ne vont pas monter des projets d’exposition et de publication jusqu’au bout.
C. L. Comment as-tu commencé la photographie ?
Y. I. Tout a commencé lorsque j’ai décidé de partir deux semaines en vacances à Madagascar en 2006. Au Japon, deux semaines de vacances d’affilée ça fait beaucoup et c’est assez inhabituel. Madagascar est très éloigné du Japon, je me suis donc dit que c’était une opportunité rare et qu’il fallait que j’achète un nouvel appareil photo, de bonne qualité, afin de prendre des photos d’animaux exotiques. J’ai toujours aimé les animaux. Trois jours avant de partir, j’ai acheté le modèle « Kiss » pour débutant de Canon. Une fois à Madagascar, j’ai utilisé le mode automatique et curieusement ça marchait relativement bien. Cela m’a motivée et à mon retour j’ai décidé d’étudier l’utilisation de cet appareil. En plus de cours ponctuels, comme j’ai beaucoup d’amis photographes professionnels, je me suis également formée à leur contact.
C. L. Est-ce que les cerfs ont été ton sujet de prédilection dès le début ?
Y. I. J’ai surtout pris beaucoup de photos de lémuriens à Madagascar. Il y a dix ans, je ne m’étais pas encore spécialisée dans la photographie de cerfs en particulier. J’étais juste attirée par les animaux en général. Pendant cinq ans, j’ai beaucoup voyagé à l’étranger et dans chaque pas j’ai pris des photos d’animaux différents. Je faisais deux ou trois voyages par an dans des pays différents. J’ai pris l’habitude de voyager en France presque une fois par an, et j’ai aussi voyagé dans la plupart des pays d’Europe occidentale, sur le continent américain – États-Unis, Mexique, Brésil, Pérou et Bolivie – et dans plusieurs pays d’Asie, comme le Cambodge, Bali, l’Indonésie, la Malaisie et les Philippines. J’adore parler anglais ou français et, avant de faire un voyage, j’essaie toujours d’apprendre quelques mots de langues locales, tels que les salutations. J’aime aussi découvrir de nouvelles cultures et rencontrer des gens différents, ça me donne de nouvelles idées. Et puis dans la dernière dizaine du mois de mars 2011, je suis allée à Nara pour un déplacement professionnel. En me promenant en ville, je suis tombée sur un couple de cerfs au milieu d’un carrefour. En voyant ces animaux sauvages marcher librement dans une grande ville moderne de taille moyenne (la ville de Nara est la capitale de la préfecture de Nara), j’ai eu le sentiment que c’était une scène très étrange et cela m’a fait penser à une situation improbable, post-catastrophe, où les humains auraient disparus et les cerfs occuperaient librement la ville. J’ai eu l’idée d’exprimer cette idée avec la photographie. C’est comme cela que j’ai commencé les photos de cerfs.
C. L. Donc ton expérience est liée au 11 mars 2011 ?
Y. I. C’était juste après le tremblement de terre. Sur le moment, je n’en étais pas consciente, mais avec le recul aujourd’hui je sais que ma vision d’un monde sans humains et de la nature qui reprend le dessus était évidemment liée à cet évènement.
C. L. Depuis que tu photographies les cerfs, as-tu approfondi tes connaissances sur l’animal ?
Y. I. Je ne suis pas chercheure, mais j’ai lu des articles et discuté avec des chasseurs pour me renseigner sur les cerfs. À Nara, la situation est particulière, car les cerfs ont été classés espèce protégée en 1957. Une des raisons de ce classement est que c’est une scène inhabituelle de voir des êtres humains et des cerfs vivre ensemble dans une ville moderne. On raconte qu’à l’époque d’Heijō (710-784), quand Nara était la capitale du Japon, un cerf blanc ailé a apporté la divinité Takemikazuchi au temple shintoïste de Kasuga pour qu’elle protège la capitale impériale nouvellement construite. Depuis cette période, le cerf est considéré comme un serviteur des dieux. Pour cette raison, dans le temps, lorsqu’une personne tuait un cerf, elle était condamnée à une peine de mort. Bien sûr, la situation a évolué aujourd’hui, mais les gens continuent tout de même à protéger les cerfs de Nara. Aujourd’hui, il y a une communauté d’environ 1.200 cerfs qui vivent à Nara. Pour les touristes les cerfs sont le deuxième point d’intérêt de la ville après le grand Bouddha de Tōdai-ji. Ils sont donc protégés et aimés. Mais les agriculteurs qui travaillent aux alentours de Nara se sont plaints, car les cerfs mangent parfois leurs récoltes. Cela a fini plusieurs fois devant les tribunaux. Il existe aujourd’hui une association de protection des cerfs de Nara qui gère les animaux et si l’un d’entre eux sort de la zone de protection ne serait-ce qu’une fois pour aller manger les récoltes, on considère qu’il risque de recommencer, donc il est capturé et déplacé dans une réserve.
C. L. Au Japon, on trouve des cerfs dans toutes les régions. Est-ce que tu les photographies aussi dans d’autres endroits ?
Y. I. Au départ, ce projet a démarré avec les cerfs de Nara. Bien sûr, j’ai fait des recherches personnelles et lorsque j’ai commencé à en parler à mes amis, tout le monde a été enthousiaste et m’a tout de suite donné des informations complémentaires. Il y a également des populations de cerfs intéressantes à Miyajima, ou sur la péninsule de Notsuke, et à Hashirikotan à Hokkaidō, ou encore à Nozaki, une des îles de l’archipel de Gotō. Ce dernier lieu est un endroit intéressant, car auparavant cette île était habitée par des humains et des cerfs, mais aujourd’hui il ne reste que des cerfs. C’est un peu la concrétisation de la vision que j’avais eue à Nara la première fois.
C. L. Quand tu voyages à Nara, Miyajima, Hokkaidō, Kyūshū, combien de temps restes-tu ?
Y. I. À peine deux ou trois jours. D’une part, c’est difficile de prendre beaucoup de congés, d’autre part, je crois que c’est mieux pour ma démarche d’y aller régulièrement pendant un court laps de temps. Bien sûr quand je suis partie à Madagascar, ou dans les autres endroits précédemment cités, c’était pour les vacances et c’était des destinations éloignées, donc je partais pour une période plus longue. Mais pour ce projet, je me déplace uniquement dans le but de réaliser les shooting et j’aime garder un regard frais, neuf, un regard d’étrangère à la situation. Je ne suis pas originaire de ces endroits et je veux profiter de cette condition. Je veux ne pas prendre le temps de m’y habituer.
C. L. Tu as réalisé des prises de vues durant toutes les saisons. As-tu une préférence ?
Y. I. Je préfère les photographier au printemps et en été, car entre fin mai et fin août ils changent de cornes et de poils. En été, leur robe devient brun clair avec des petites taches blanches et c’est très joli. À cette période, leurs cornes se développent et j’adore cela. À Nara et Miyajima vers fin août début septembre l’association de protection pour les cerfs se charge de leur couper les cornes parce que ça pourrait être dangereux pour les touristes. Mais dans la nature, comme à Hokkaidō ou dans le Kyushu, les cornes restent jusqu’au printemps et vers mars-avril elles tombent naturellement pour que de nouvelles cornes se développent. En octobre-novembre, les poils deviennent plus foncés et il n’y a plus de tâches. La morphologie change également, leur cou forcit. Même si j’ai mes préférences, c’est intéressant de voir que mes modèles changent tout au long de l’année.
C. L. Sur tes photos, il n’y a pas d’humains…
Y. I. Oui, je fais exprès, car je veux exprimer la vision que j’ai eue en voyant les cerfs à un carrefour de Nara en mars 2011. Un monde urbain, sans hommes, occupé par les cerfs. Je voudrais que mes photos fassent réfléchir à la relation avec la nature. Si nous ne changeons pas de comportement peut-être que la terre va devenir plus difficile à vivre pour nous aussi.
Au Japon, il y a des problèmes un peu partout à cause des cerfs qui mangent les récoltes des paysans, les forêts, etc., alors les autorités locales demandent à des entreprises spécialisées ou à des chasseurs de venir les capturer ou les tuer pour limiter les dégâts. Pourtant, quand on y réfléchit, ce sont les êtres humains et leurs pratiques qui créent les problèmes. Par exemple quand on utilise du chlorure de calcium qui contient du sel pour fondre la neige sur la route, ça les attire car c’est bon pour eux. Il y a également beaucoup de champs abandonnés, ça aussi ça attire les cerfs. Alors ils sortent de la forêt pour venir manger dans ces friches ou le long des routes, près des villages. Les gens aident à la reproduction des cerfs et utilisent des produits qui les attirent et ensuite ils se plaignent de leur présence. C’est totalement contradictoire.
Au départ j’étais intéressée par la vision post-apocalyptique dans le centre-ville de Nara, puis au fur et à mesure que j’ai fait des recherches sur les cerfs, je me suis rendu compte qu’un même animal était traité complètement différemment en fonction du lieu où il évoluait. À Nara le cerf est admiré et protégé, on lui donne de la nourriture et on fabrique des gâteaux spécifiques pour que les touristes puissent les nourrir, et ailleurs ils sont tués, car ils sont considérés comme les ennemis des agriculteurs. Pourtant ce sont les mêmes animaux. C’est l’attitude des humains qui changent complètement en fonction de leur intérêt. C’est un peut-être un peu fort comme expression, mais je trouve que les hommes sont égoïstes en changeant leur attitude suivant le contexte. Les cerfs eux se comportent toujours de la même manière. S’ils trouvent de la nourriture ils se rapprochent et quand ils sont chassés ils s’éloignent. C’est normal pour des animaux sauvages, ils s’adaptent à la situation. Alors que les hommes changent radicalement leur attitude en fonction de leur intérêt personnel du moment. Donc pour moi le cerf est comme un miroir de l’homme.
C. L. Ce que tu me dis me fait penser à Princesse Mononoke.
Y. I. Oui tout à fait. J’adore ce film ! Le rapport entre la nature et la civilisation, c’est exactement ça le thème. Et dans ce film, le dieu de la forêt a une forme de cerf blanc. Je me sens un peu comme San, l’héroïne. D’un point de vue éthique, elle est du côté des animaux sauvages, mais physiquement elle est humaine. Elle est tiraillée entre les deux. Quand je regarde ce film, je m’identifie totalement.
C. L. Tes photographies sont aujourd’hui présentées dans un livre intitulé Dear Deer (Shika Shika en japonais). C’est ton premier livre de photographie. Peux-tu nous parler de sa réalisation ?
Y. I. Dans ce livre, il y a soixante-huit de mes photographies qui sont reproduites. Il a été publié chez Little More en 2015. Je connaissais Kenji TAKAZAWA, qui est un critique spécialisé dans la photographie, et qui donne des cours sur la réalisation de livres de photographie. J’ai eu envie de suivre son cours et quand j’ai eu fini l’édition d’un livre avec mes photos, il m’a proposé de démarcher ensemble des maisons d’édition. Nous nous sommes rendus chez Little More, Tokyo, et nous avons rencontré l’éditeur Moto.i KATŌ, qui a adoré mon travail et qui m’a donné très rapidement une réponse positive pour publier mon livre. Je ne le savais pas avant de le rencontrer, mais monsieur Katō connait très bien les cerfs. D’ailleurs, il avait déjà édité deux livres de chasseurs. Quand nous nous sommes rencontrés, nous avons beaucoup parlé de cerfs et de la nature en général. À mon avis, son choix de publier mon livre était motivé par ses goûts personnels. Une fois la décision prise, cela a pris environ sept mois pour réaliser le projet jusqu’au bout. Pour le design du livre, nous avons fait appel à Shin SOBUE, qui a travaillé avec de jeunes photographes populaires comme Ume KAYO et Kotori KAWASHIMA, et qui est très connu dans son domaine. Il a accepté de travailler sur mon livre et il a fait un travail que j’ai trouvé très intéressant, car tout à fait diffèrent de mon premier choix. Si l’on regarde la sélection de photographies pour l’exposition au Ginza Nikon Salon et celle pour le livre, on sent nettement cette différence. Pour l’accrochage, c’est moi qui ai choisi les photographies. Dans le livre, Mr Sobue a raconté une autre histoire que celle que j’avais écrite au départ. Cela m’a donné de nouvelles idées. Quant au processus, il a été assez intense. Je lui ai montré une première sélection d’une centaine de photos. Il m’a alors demandé si je n’en aurai pas d’autres qui seraient et plus comme ceci ou comme cela. J’ai réalisé une nouvelle sélection à lui soumettre et ça a recommencé. Nous avons renouvelé cet échange quatre ou cinq fois avant la sélection finale. Ça a été long, mais je suis très satisfaite du résultat.
Entretien mené par Cecile Laly le 22 janvier 2016 à Tokyo.
Pour citer cet entretien : Cecile Laly, “Portrait d’artiste : Yoko Ishii”, echo.hypotheses.org, 01/11/2016, https://echo.hypotheses.org/348
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Cher Kōtarō IIZAWA, je vous remercie de me recevoir aujourd’hui dans votre café restaurant de Tokyo, le Megutama, afin de parler de votre expérience personnelle concernant le droit d’auteur, les photographies et les livres de photographie. Vous êtes historien de la photographie, critique, auteur, lecteur dans plusieurs universités à travers le Japon et vous gérez ce café restaurant dans lequel vous avez déposé une partie de votre collection de livres sur l’histoire de la photographie japonaise, mais aussi internationale. Depuis les années 1980, vous avez écrit de très nombreux livres sur l’histoire de la photographie (principalement japonaise, mais pas seulement), plus récemment vous avez également écrit sur les champignons – votre passion – et sur le cinéma.
C. L. : Tout d’abord, pourriez-vous nous parler de vos débuts avec l’histoire de la photographie ?
K. I. : Quand j’étais étudiant, je pensais devenir photographe. Mais à peine une semaine après le début des cours, je me suis rendu compte que je n’avais aucun talent en tant que photographe et que j’étais bien plus à l’aise avec l’observation, la recherche et l’écriture. J’ai également pris conscience qu’il y avait très peu de gens qui conduisaient des recherches sur l’histoire de la photographie japonaise, et par conséquent, il n’y avait presque pas de livres sur le sujet. Pour ma thèse, j’ai donc décidé d’écrire sur l’histoire de la photographie japonaise moderne. Pendant que je menais mes recherches de doctorat, en guise de travail, j’écrivais également sur la photographie japonaise contemporaine pour des revues et magazines tels qu’Asahi Camera, Nippon Camera et Bijutsu-Techō. C’est comme ça que je suis devenu à la fois critique et historien de la photographie.
C. L. : Dans les années 1980, est-ce qu’en tant qu’étudiant et jeune professionnel écrivant sur la photographie vous pensiez au droit d’auteur ?
K. I. : Non, je n’y pensais pas. Au Japon, à cette époque, la notion de droit d’auteur n’existait pas vraiment. Bien sûr, si dans un livre nous reproduisions une photographie en pleine page, nous savions qu’il fallait demander l’autorisation, peut-être payer des droits, mais pour les photographies reproduites sous forme de vignettes, nous pensions que c’était inutile, que nous pouvions faire comme bon nous semblait. Pour nous, il ne s’agissait pas d’une reproduction, mais d’une simple citation. Je n’avais absolument pas réfléchi au bienfondé de cette pratique, car à cette époque ça ne posait aucun de problème. De plus, nous ne reproduisions pas l’image depuis un tirage original, mais depuis une reproduction trouvée dans un magazine ou dans un livre de photographie, donc il n’y avait pas de besoins techniques de prendre contact avec les photographes, leur agent, ou leur famille. À cette époque, c’était facile de faire un livre de photographie. J’ai l’impression qu’en Corée et en Chine, la situation était encore identique au début des années 2000. Quand je me rendais dans des librairies en Chine à cette époque, je voyais de nombreux livres sur la photographie alignés sur les étagères. Puis, petit à petit, ça a commencé à changer. C’est la même histoire qui se répète.
C. L. : À quel moment avez-vous senti un changement de perception du droit d’auteur au Japon ?
K. I. : Je crois que cela a commencé à changer dans les années 1990. À partir de cette période, il y a eu une prise de conscience graduelle du fait que lorsque nous utilisons l’image d’un photographe, il faut lui demander son autorisation et le payer. À cette période, c’est toute la situation de la photographie qui a changé au Japon… enfin, probablement comme en Occident d’ailleurs. Le Tokyo Photographic Art Museum (anciennement Tokyo Metropolitan Photography Museum), qui est situé à Ebisu, a ouvert en 1990. À cette même période, de nombreuses galeries ont commencé à travailler avec la photographie et les photographes ont commencé à vendre leurs photos aux magazines, ainsi qu’à demander des droits pour les livres de photographies. La photographie a pris une valeur financière et donc les problèmes de droit d’auteur ont commencé.
C. L. : Est-ce que vous avez noté des différences entre les photographes japonais et les photographes étrangers quand vous les contactez pour utiliser une de leur photographie ?
K. I. : Aujourd’hui je ne crois pas qu’il y a de différence entre les photographes japonais et étrangers. Par contre, avant que la notion de droit d’auteur ne soit bien prise en compte au Japon, nous pensions qu’avec les photographes étrangers, ça allait, ils ne viendraient pas se plaindre si nous utilisions leurs photographies. Mais nous avons fini par avoir des problèmes. Je me souviens d’un cas de plainte qui a été jusqu’au procès. Je crois que c’était à propos de photographies de Robert Frank, vers la fin des années 1980 ou au début des années 1990. Ça a fait beaucoup de bruit ! C’est aussi grâce à ce cas que nous avons compris que c’était dangereux d’utiliser les photographies comme on voulait et qu’il fallait prendre le droit d’auteur au sérieux.
C. L. : Au Japon, à qui faut-il s’adresser pour demander l’autorisation d’utiliser une image ?
K. I. : Au Japon, aujourd’hui encore il n’y a toujours pas d’agence. C’est éparpillé. Il faut s’adresser aux photographes, et après leur mort, à leur famille, leur veuve ou leurs enfants. C’est problématique à plus d’un niveau. D’une part, il y a un interlocuteur diffèrent pour chaque image, donc c’est fastidieux. D’autre part, les critères financiers ne sont pas coordonnés. Alors que certains vont donner l’autorisation d’utiliser plusieurs photographies gratuitement, d’autres vont réclamer 50.000 yens (environ 400 euros au taux de change actuel) pour une seule image. L’écart peut être énorme. Je crois qu’il serait bon qu’il y ait un prix fixe. Il y a beaucoup de problèmes dus aux variations de prix d’un photographe à un autre. Si le prix était fixe, cela permettrait aux auteurs et aux maisons d’édition de savoir à l’avance combien va couter la réalisation de tel ou tel livre. Lorsqu’un auteur ou un chercheur a écrit un article ou un livre, qu’il contacte le photographe et que celui-ci lui réclame un tarif hors de prix, c’est compliqué. Qu’est-ce qu’il doit faire ? Travailler à perte ? Abandonner son projet ? De plus, comme je disais, rien n’est centralisé. Donc quand on réalise un livre sur la photographie, il faut contacter beaucoup de gens pour demander les autorisations : des musées, des galeries, des photographes, des familles, des agents, des maisons d’édition. Ce serait vraiment une bonne chose de créer une agence qui regroupe toutes les informations des photographes japonais, que nous pourrions contacter et qui pourrait nous indiquer directement qui détient les droits et à combien ils se montent.
C.L. : Les tarifs ont-ils évolué entre les années 1980 et aujourd’hui ?
K. I. : Dans les années 1980 et au début des années 1990, lorsque nous demandions l’autorisation d’utiliser une image à la famille d’un photographe décédé, parfois elle ne savait pas quelle valeur avait cette photographie. Puis, dans les années 1990 et au début des années 2000, les gens ont commencé à se renseigner sur le marché et le prix des reproductions dans les livres a augmenté. On est passé de 3.000 yens (environ 24 euros) ou 5.000 yens (environ 40 euros), à 10.000 yens (environ 80 euros), puis 20.000 yens (environ 160 euros), jusqu’à 50.000 yens pour certains. C’est devenu difficile de faire des livres de photographies. Il faut beaucoup négocier pour obtenir des prix raisonnables, prouver que le livre n’est pas à but commercial, qu’il est important pour l’histoire de la société japonaise, et que par conséquent, s’il n’y a pas telle ou telle photo dedans il perd tout son sens. Mais ça ne marche pas toujours. Il faut alors trouver d’autres solutions. Par exemple, dans le livre 101 photographes japonais (『日本の写真家101』nihon no shashinka hyaku ichi), 2008, qui a été réalisé sous ma direction, nous voulions utiliser une photographie de Ihee KIMURA. Aujourd’hui, il est très connu et une seule photo de lui coute 50.000 yens. Ce tarif était totalement en dehors de notre budget, donc nous avons été obligés de ruser et nous avons joué sur le fait qu’il n’y a pas besoin de payer de droits quand on utilise la couverture d’un livre de photographie en guise de citation. Les couvertures de livres sont encore dans une zone de flou pour l’instant. Dans ce livre, nous avons également dû opter pour la couverture de livre pour Tōmatsu Shōmei. En zone de flou, il y a aussi la page de magazine ou de revue. Tant qu’on ne les reproduit pas plus grande que 1/6e de la page, ça passe. Cette zone de flou est importante elle nous permet de continuer a travaillé. Sans photographie, nous ne pourrions plus faire de livres.
C. L. : Qu’est-ce qu’internet a changé ?
K. I. : Internet rend les photographes et les auteurs anxieux pour plusieurs raisons. D’une part, c’est très facile de diffuser leurs travaux sans leur demander leur autorisation ou leur payer de droits. Néanmoins, il y a vraiment une différence de qualité entre une image trouvée sur internet et une reproduction de qualité dans un beau livre de photographie. Par conséquent, je crois qu’internet est un bon moyen de diffuser de l’information concernant les nouvelles publications afin que le public averti ait envie d’acheter les nouveaux livres de photographie.
D’autre part, j’ai toujours peur que les informations trouvées sur internet disparaissent. C’est de cette idée qu’est parti le livre Archives de la photographie japonaise contemporaine : après le tremblement de terre (『現代日本写真アーカイブ:震災以後の写真表現2011―2013』 gendai nihon shashin ākaibu : shinsai igo no shashin hyōgen 2011-2013). Je me suis basé sur le site web japonais Artscape qui présente les publications récentes sur l’art et les expositions en cours. Pendant environ cinq ans, j’ai enregistré mois après mois les informations concernant la photographie. Bien sûr, ces informations sont accessibles par tous au fur et à mesure sur internet, mais quand on regarde sur internet on oublie très vite, et sur le site il n’y a pas d’archives. Au moins quand l’information est fixée sur le papier, elle est organisée et pérennisée. Dans le premier volume que j’ai publié, il y a toutes les informations de 2011 à 2013. C’est très pratique quand on veut vérifier une date, une publication ou une exposition ! Depuis, j’ai continué à regrouper les informations liées à la photographie et je pense qu’en 2017, je sortirai un nouveau livre sur le même principe qui regroupe toutes mes données à partir de 2014. Du point de vue du droit d’auteur, ce livre a été facile, car les illustrations sont principalement des cartes postales publicitaires, des flyers et des brochures et là aussi ce sont des matériaux qui se trouvent dans une zone de flou.

Kōtarō Iizawa, 『現代日本写真アーカイブ:震災以後の写真表現2011―2013』 (Archives de la photographie japonaise contemporaine : après le tremblement de terre), éd. Seikyūsha, Tokyo, 2015
C. L. : Dans certains de vos livres, vous citez des textes écrits par des photographes. Faites-vous une différence entre l’utilisation de textes et de photographies ?
K. I. : Évidemment il y a une différence, car contrairement à une photographie, lorsqu’on cite un texte on ne cite pas sa totalité. Donc quand on cite un extrait de texte, il n’y a pas besoin de demander de permission. Je ne crois pas qu’un pourcentage soit défini au Japon sur la longueur de l’extrait d’un texte pour que cela soit considéré comme une « citation ». Tant qu’on se limite à un extrait, tout va bien.
C. L. : Est-ce qu’il y a des cas connus de problèmes de droits d’auteur dans le monde de la photographie japonaise ?
K. I. : Il y a eu des cas où lorsqu’un le photographe décédé avait plusieurs enfants, au moment de demander l’autorisation d’utiliser une image, le contrat était passé avec un seul des enfants, sans que l’autre ne soit au courant. C’est le problème quand rien n’est centralisé. Le jour où celui qui a été lésé s’en rend compte, bien sûr il va se plaindre du fait que seul son frère a touché des droits. C’est une situation commune. Ça a par exemple été le cas avec la famille de Ken DOMON et avec celle de Shōji UEDA.
Récemment, il y a également eu le scandale créé par le cas Masahisa FUKASE. Fukase n’avait pris aucune disposition légale concernant la gestion de son travail avant de faire sa célèbre chute dans les escaliers d’un bar de Golden Gai. À la suite de cet accident, il est resté dans le coma pendant une vingtaine d’années et ses agents, qui bien sûr avaient ses photographies et surtout ses négatifs, ont continué à réaliser des tirages et à s’occuper des droits d’auteurs. Ça a duré toute la période de son hospitalisation et ils n’ont pas prévenu la famille des revenus qui étaient engrangés. Ils ont tout gardé pour eux. Un jour la famille a été contactée par les impôts qui venaient réclamer leur dû, c’est comme ça que la vérité a éclaté. Ça a été jusqu’au procès. À la suite de cette mésaventure, les Fukase Masahisa Archives ont été créées pour gérer ses photographies.
Ce cas a permis de passer une nouvelle étape dans la prise de conscience du droit d’auteur et de ses problèmes au Japon. Comme la photographie peut engendrer de gros revenus, les photographes doivent préparer légalement le futur de leur travail après leur mort. C’est par exemple ce qu’a fait Daidō MORIYAMA. Il a fondé sa propre agence de son vivant. Je crois que c’est une très bonne initiative, car la situation est vraiment compliquée quand un photographe meurt de façon subite et que rien n’a été décidé avant. Un photographe pour qui la situation va être compliquée dans le futur c’est Araki. Araki n’a pas d’enfant. Tout le monde s’inquiète de savoir qui va gérer son œuvre après sa mort. Le format le plus simple serait une agence gérée par ses trois assistants, Shiro TAMIYA, Nobuhiko ANSAI et Sakiko NOMURA. Mais il semble que rien ne soit encore décidé… Enfin, pour l’instant il est en forme, donc tout va bien !
Enfin, quand le photographe ne veut pas ou n’a pas eu le temps de prendre ses dispositions, la formule la plus simple est encore le dépôt dans un musée et dans ce cas c’est le musée qui prend à charge toute la gestion. C’est par exemple le cas de Yasuzō NOJIMA dont les droits sont pour l’instant gérés par le musée national d’art moderne de Kyoto.
C. L. : En quelques mots de conclusion, comment décririez-vous le droit d’auteur ?
K. I. : Le droit d’auteur, c’est une épée à double tranchant. Avec une épée à double tranchant, on risque de se blesser soit même. Le droit d’auteur c’est pareil. Mon point de vue d’auteur et de critique c’est que d’un côté, il y a des photographes que je voudrais faire connaitre, mais si je dois payer des sommes exorbitantes, et bien je ne peux tout simplement pas. Donc ça porte préjudice au photographe qui reste dans l’ombre. D’un autre côté, lorsqu’un bon projet est monté sans payer de droits au photographe, alors on ne protège pas ce photographe ni son travail et c’est injuste. C’est une contradiction permanente !
Entretien mené par Cecile Laly le 18 janvier 2016
Pour citer cet entretien : Cecile Laly, « Entretien « Droit d’auteur » avec Kōtarō Iizawa », echo.hypotheses.org, 27/04/2016, https://echo.hypotheses.org/311
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Figure 7 : Miki Nitadori, Blond Ambition, installation, Galerie Lacen, Paris, mai 2008
C. L. Blond Ambition, 2008, est un travail différent de tes premiers travaux.
M. N. Oui, Blond Ambition n’est pas un travail photographique. C’est une installation avec une vidéo. L’installation est constituée d’une pièce blanche d’à peu près 10m2, dans laquelle j’ai installé un tapis blanc sur le sol et un meuble bas rond et rouge au centre du tapis. Sur ce rond rouge, j’ai disposé deux écrans avec des casques qui diffusent une vidéo de 4,14min en boucle. Cette installation résulte d’une réflexion sur les thèmes de la transculturalité, l’identité et la transmission culturelles.
La pièce blanche, avec un cercle rouge en son centre, représente le hi-no-maru, le drapeau japonais. Outre le symbole identitaire évident du drapeau, cela fait également référence à la polémique qui revient chaque année sur le fait d’arrêter de hisser le hi-no-maru et de chanter le Kimi-ga-yo (l’hymne japonais) dans les écoles, car ils rappellent tous deux l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Pendant la guerre, les soldats combattaient en portant le hi-no-maru et tout le monde signait autour du cercle rouge, parce que celui-ci était réservé aux kamis (divinités) et à l’empereur. Dans mon installation, les deux écrans sont placés dans l’espace normalement sacré, afin d’amener les gens à marcher et à s’assoir sur le drapeau pour regarder la vidéo.
C. L. Qui est le personnage principal de la vidéo ?
M. N. Le personnage principal de cette vidéo est Satomi SEKI, une personne nippo-américaine de deuxième génération, qui m’était très chère et qui est aujourd’hui décédée. Elle est morte en 2010, à l’âge de 97 ans. Lorsque je l’ai rencontré, elle avait déjà 70 ans passés. Nous étions voisines à Lahaina. Je passais beaucoup de temps chez elle et son mari, Hōzen. Comme elle était parfaitement bilingue (anglais-japonais), elle m’aidait avec mes devoirs. Je me souviens également que nous fêtions toujours son anniversaire début janvier. Depuis mon enfance, elle m’a raconté son histoire, et culturellement elle m’a transmis beaucoup de choses.
Satomi est née en Californie, de parents japonais originaires d’Hiroshima. Ses parents, fleuristes de métier, avaient relativement bien gagné leur vie et au moment de prendre leur retraite, ils ont décidé de rentrer à Hiroshima. Ils avaient une maison un peu en dehors de la ville. Lorsqu’en 1945, la bombe atomique est tombée sur Hiroshima, son père était en train de jardiner et sa mère se trouvait dans la maison. Son père, qui était en extérieur, a été irradié. Il est mort au bout de trois mois. Sa mère, elle, a été protégée des radiations par la maison et a vécu jusqu’à 100 ans. J’ai eu la chance de la rencontrer quand j’étais jeune.
Satomi a grandi en Californie, mais pour le lycée, elle est partie étudier au Japon. À l’époque, il fallait prendre le bateau, c’était un très long voyage à travers le Pacifique. Une fois de retour en Californie, elle a rencontré Hōzen, l’homme qui est devenu son mari. Hōzen était un moine bouddhiste originaire de Kagoshima. Sa vie était aussi une grande aventure, car il avait rejoint les États-Unis avec un petit avion biplace. Après leur rencontre, ils se sont installés en Arizona et il a été un des premiers à ouvrir un temple bouddhiste à l’intérieur des terres américaines. C’était un pionnier. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ils habitaient à New York. Normalement, les Japonais qui se trouvaient à l’est de Colorado River n’étaient pas internés dans les camps. Mais comme Hōzen était à la tête d’un temple à New York, il était considéré comme une personne d’influence, donc il a quand même été interné. C’est la première personne à m’avoir parlé de son expérience dans les camps. Quand je lui ai demandé comment était la vie là-bas, il m’a répondu : « tu sais Miki, j’ai appris à jouer du violon dans le camp, alors c’était bien » et il s’est mis à rire.
C. L. Que raconte la vidéo de Blond Ambition ?
M. N. Blond Ambition questionne l’identité japonaise et les relations nippo-américaines à la suite de Pearl Harbor, un événement marquant de l’histoire d’Hawaï et des relations nippo-américaines. Je suis partie de Satomi et de son histoire. C’est en discutant avec elle et son mari que j’ai compris ce que c’est d’être japonais. D’une part, en entendant leur histoire, j’ai pris conscience de la façon dont les Japonais utilisent le rire pour survivre. Le rire, utilisé comme moyen de surmonter les épreuves, fait définitivement partie de l’identité japonaise. D’autre part, j’ai aussi voulu réfléchir à ce que cela fait de se construire entre deux cultures et de se retrouver pris entre les conflits qui existent entre ces deux cultures.
Dans la vidéo, entre les extraits de paroles de Satomi, j’ai inséré des interviews de Japonais et de Nippo-américains de Maui que j’ai réalisées en japonais et en anglais. Je leur ai demandé ce que cela voulait dire d’être japonais et ce que représentait le Japon pour eux. Il y a eu toutes sortes de réponses. Je les ai transcrits dans un blog dédié à ce travail (accéder à la transcription des paroles).
Entre les images de Satomi, j’ai inséré des images tirées d’une ancienne vidéo de moi, que j’avais réalisée lorsque j’étais plus jeune et dans laquelle je porte une perruque blonde. L’insertion de ces images n’est pas du tout autobiographique. Je les ai récupérées et détournées, car la perruque blonde que je portais correspondait parfaitement à ce que je souhaitais exprimer. Après la bulle économique, de nombreuses entreprises américaines sont venues s’installer au Japon. Parmi les Japonais, il était devenu très à la mode de travailler pour ces entreprises. C’est une période où la société japonaise a changé très rapidement. Avant, les gens restaient toute leur vie dans la même entreprise. Mais avec l’implantation de ces nouvelles sociétés, les Japonais commençaient à changer d’entreprises, à avoir plus de flexibilité. Lors d’une de mes visites au Japon après l’explosion de la bulle, j’étais dans le métro de Tokyo et j’ai été très surprise de me rendre compte que j’étais une des seules personnes de la rame à avoir les cheveux noirs. Tout le monde – les jeunes comme les vieux, les femmes comme les hommes – était décoloré en blond ou en châtain. C’était impressionnant !
C. L. Où as-tu montré ce travail ?
M. N. J’ai d’abord montrée la vidéo avec l’installation dans une galerie de Paris qui s’appelait Galerie Lacen (Fig. 7), puis je l’ai présentée à l’Oslo Screen Festival. C’était mon premier travail vidéo et c’était une vidéo assez courte, donc je voulais tenter un petit festival. J’avais envie de voir comment les gens réagiraient. Lorsque j’ai su que ma vidéo était acceptée, j’étais très contente. Ensuite, par chance un des organisateurs du Rotterdam Film Festival est venu à Oslo et a décidé d’intégrer mon travail à Rotterdam. Par la suite, je l’ai aussi montrée dans d’autres pays.
C. L. Dans Odyssey/Reflect, 2013, tu continues de travailler sur le thème des Nippo-américains d’Hawaï. Peux-tu expliquer la démarche de ce travail ?
M. N. Quand je suis arrivée à Maui, j’avais onze ans. J’avais appris à parler anglais quand j’étais en Thaïlande, mais j’ai vite oublié une fois de retour au Japon. Je me souviens qu’avant d’aller à l’école de Lahaina pour la première fois, j’avais un peu peur de ne pas arriver à communiquer. Je me suis entrainée à dire les phrases qui me paraissaient importantes comme : « Where is the toilet ? ». Puis, à la fin de la première journée de classe, quand j’attendais ma mère, certains enfants me lançaient des choses comme « japs go home ». Ma première expérience à Maui a été assez dure, car c’est là que j’ai compris que j’étais japonaise. Il y avait un décalage culturel énorme entre eux et moi. Je n’arrivais pas à être proche des autres enfants de mon âge – j’avais juste quelques camarades de jeux philippins avec qui je jouais au street basket. Finalement, les gens avec qui je passais la plupart de mon temps étaient les vieilles personnes nippo-américaines, comme Satomi et Hōzen. Ce sont les personnes âgées qui m’ont accueillie, qui ont parlé avec moi en japonais, et avec qui je pouvais avoir des relations simples et agréables. Je crois que c’était en partie dû au fait que nous partagions une certaine nostalgie du Japon. Les personnes âgées m’ont raconté leurs histoires et je me suis sentie très proche de l’histoire des Nippo-américains. Discuter avec eux m’a permis de réfléchir à mon identité. Je pense que la transmission culturelle d’une génération à une autre est très importante. Or la génération de mes parents, c’est-à-dire qui est née pendant la guerre, a perdu les liens avec le passé, avec le Japon traditionnel. Dans leur jeunesse, eux ils rêvaient de Rock and roll, d’Elvis, d’américanisation. Ils ont vécu comme des expatriés. Mais moi, je ne suis pas expatriée, je suis immigrée. Je suis quelqu’un qui reste. Donc, avec le temps, je me rends compte que même si mon arrivée à Maui a été difficile, c’est un endroit qui m’est cher, car il m’a construit et il est ancré dans mon identité. À Maui, j’ai rencontré des personnes extraordinaires et je veux leur rendre hommage.
C. L. Pour Odyssey/Reflect, tu utilises des photographies trouvées et regroupées dans une valise. Quelle est l’histoire de cette valise ?
M. N. Cette valise de photographies m’a été donnée par Thomas HARDY, un ami français. Nous nous sommes rencontrés à l’époque où j’étais au 59 Rivoli. Un jour où il visitait le squat, il est venu dans mon atelier et, quand il a vu une de mes photos de l’usine de canne à sucre de Lahaina, il l’a reconnue et l’on a commencé à discuter. Il s’avère qu’il avait habité à côté de cette usine et qu’il se souvenait très bien de l’odeur très forte qui s’en dégageait tous les matins. Il m’a dit qu’il avait récupéré des photos de ses voisins à Lahaina et m’a proposé de me les montrer. J’ai été très heureuse de pouvoir les regarder, mais ça n’a pas été plus loin. Puis, peut-être deux ans plus tard (je ne suis plus sûre des dates), nous nous sommes croisés par hasard dans une agence de voyages devant Beaubourg. Cette agence n’existe plus aujourd’hui, mais à l’époque elle était très prisée parce qu’elle pratiquait des prix vraiment attractifs. À cause des tarifs, il y avait toujours beaucoup de monde, donc il fallait venir très tôt. J’y suis allée pour 9h et par hasard je suis tombée sur Thomas. Je voulais un billet pour rendre visite à mes parents à Maui et lui avait décidé de partir vivre aux États-Unis. Comme il s’en allait de façon définitive, il a proposé de me donner la valise de photos.
C. L. Sais-tu comment cette collection de photos a été constituée ?
M. N. Lorsque Thomas habitait à Lahaina, une des maisons voisines, qui était abandonnée, avait été habitée par des Nippo-américains. Juste avant la démolition de la maison, Thomas a décidé d’aller la visiter et c’est là qu’il a trouvé les photos. Il les a prises pour qu’elles ne soient pas détruites avec le reste de la maison. Par contre, lorsqu’il m’a raconté le moment où il a sauvé ces photos, il ne se souvenait plus si elles étaient déjà regroupées dans une valise ou si c’est lui qui les avait mis dedans. En tout cas, ces photographies proviennent d’une famille nippo-américaine de Lahaina.
C. L. As-tu pu en savoir un peu plus sur l’origine de ces photographies ?
M. N. Lorsque j’ai fait un premier voyage de préparation du projet, j’ai mené une enquête en partant d’un nom inscrit sur une enveloppe qui se trouvait dans la valise. J’ai retrouvé les descendants de cette famille, mais malheureusement ils ne reconnaissaient pas les gens sur les photographies. Ça n’a donc mené nulle part. Puis, lorsque j’ai exposé au Maui Arts and Cultural Center en 2013, un monsieur de 85 ans, M. KAWAGUCHI, et un autre de 80 ans, M. KUTSUNAI, sont venus voir mon travail. M. KAWAGUCHI m’a raconté qu’il connaissait plusieurs personnes sur les photos et il s’avère que M. KUTSUNAI était le fils du photographe qui avait réalisé une des photographies que j’avais utilisées. J’ai beaucoup échangé avec ces deux messieurs qui sont d’anciens professeurs d’histoire et de sports, ainsi que des collectionneurs de tout ce qui a trait à l’histoire des immigrants de Maui. M. KUTSUNAI m’a raconté que son père était un photographe professionnel de Lahaina. Sur le recto d’une des photos, j’avais également remarqué une inscription qui indiquait que leur famille était originaire d’Hiroshima.
Ce qui est drôle, c’est que ces deux messieurs ont été les voisins de mes parents pendant très longtemps. Mon père, qui aime bien marcher le matin, les connaissait très bien, car il les croisait régulièrement pendant sa promenade quotidienne. En 2001, alors que je travaillais sur une petite série de photographie avec des garçons hawaïens et des fleurs, j’avais repéré une belle branche de cassier. J’en avais parlé à mon père qui avait demandé à M. KUTSUNAI si je pouvais avoir cette branche de fleurs et c’est lui qui me l’avait donné. Nous n’avions pas conscience de toutes ces connexions, mais nous nous connaissons depuis 2001.
C. L. Pour Odyssey/Reflect, tu as continué d’utiliser du tissu. Pourquoi le tissu a-t-il pris autant d’importance dans ton travail ?
M. N. J’ai commencé à utiliser le transfert de photo sur tissu avec Combat. Le tissu est important pour moi, car j’ai habité dans plusieurs pays où la culture du tissu était très présente. J’ai habité en Thaïlande, où il y a une vraie culture du tissu. Lorsque je suis revenue au Japon, pays du symbolisme où chaque chose en représente une autre (les armoiries familiales ; le pin symbole de chance ; les fleurs de cerisiers liées à la vie, surtout éphémère, comme celle des soldats du Yasukuni ou de la promesse des kamikazes de se revoir pendant la période des fleurs de cerisier ; etc.), le tissu et la façon de s’habiller étaient également très présents. Puis, il y a eu Hawaï, avec le tissu hawaïen, qui en fait n’est pas hawaïen. L’histoire de la chemise aloha est très intéressante ! Ça mélange notamment l’histoire du kimono japonais et du tissu Vichy ou Gingham. C’est un assortiment d’influences asiatiques et européennes. Les Européens étaient très présents à Hawaï, l’île de Maui a d’abord été abordée par un Français qui s’appelait Jean-François de La Pérouse. Sans compter que quand j’étais petite, ma mère cousait tous mes vêtements, jusqu’à mes pyjamas. Depuis mon enfance, je suis donc plongée dans le tissu, dans la combinaison des motifs et des couleurs, ainsi que dans leur symbolique.
C. L. Quel type de tissus utilises-tu ?
M. N. J’utilise des tissus américains, français, européens, japonais, etc. Je choisis en fonction de la photo et du rythme que je veux donner. Parfois, c’est aussi juste instinctif. En général, je recherche des tissus qui représentent un environnement symbolique, et ensuite j’essaie le transfert. De temps en temps ça marche, de temps en temps ça ne marche pas. Avec cette technique, tout n’est pas parfaitement contrôlé.
Par exemple, dans cette image (Fig. 11), j’ai utilisé un tissu américain avec des écritures qui glorifient les militaires. L’armée est un élément très important pour les Nippo-américains, car c’est par cet intermédiaire qu’ils ont été acceptés en tant que citoyens après la Seconde Guerre mondiale. Lorsqu’ils ont été internés dans les camps, certains ont décidé de s’engager auprès d’autres Nippo-américains qui n’étaient pas internés, et ils sont partis se battre en Europe, notamment dans les Vosges (France), à Bruyères et Bellefontaine. Il y a d’ailleurs un Nippo-américain de Lahaina enterré au cimetière américain d’Épinal. Je me suis récemment rendue sur sa tombe. Dans un travail plus ancien (Fig. 10), j’avais utilisé un tissu qui représentait une carte du monde. Cette image présentait une interprétation totalement différente, en lien avec l’idée de déplacement. Le déplacement est aussi une idée très importante de cette série. Enfin, pour cet autre exemple (Fig. 13), les Européens sont généralement surpris parce que j’ai cadré la photo sur l’espace qui sépare l’homme de la femme. Avec la photo, je montre la distance qu’il y a entre eux, mais avec le motif du tissu, j’oppose cette distance à un jeu de séduction à l’occidental. Les Japonais ne sont pas dans la parole et la séduction physique. Pour nous, ce qui compte, c’est d’exister ensemble. C’est une différence culturelle à laquelle on doit fréquemment faire face quand on est une femme immigrée.
J’ai eu beaucoup de critiques du fait que j’utilise des tissus européens, par exemple la toile de Jouy. On m’a dit qu’il n’y avait pas de lien entre ce tissu et l’histoire des immigrés nippo-américains. Mais je ne suis pas d’accord. Pour moi, il y a définitivement un lien. Les Européens font partie de l’histoire d’Hawaï. Les îles ne se sont pas construites uniquement dans la confrontation avec les États-Unis, mais aussi avec le passage des Russes, des Anglais, des Français, des Hollandais, des Portugais, etc. D’autre part, j’adore la toile de Jouy, car ses motifs racontent des histoires avec intelligence et ces histoires représentent la vie que les enfants d’immigrés rêvent d’avoir. Une vie meilleure, à l’occidentale.
C. L. Comment réalises-tu les transferts ?
M. N. D’abord, je scanne l’image que je veux utiliser et je fais un tirage papier. Je ne travaille pas du tout l’image sur l’ordinateur, je ne fais que cadrer la partie qui m’intéresse pour l’agrandissement. Puis le travail manuel commence, il faut transférer l’image du papier vers le tissu. C’est un procédé à la fois facile et délicat. Il suffit de mettre le tissu à plat, avec une couche de liquide de transfert et l’image à transférer. Puis, il faut bien aplatir la surface et chasser toutes les bulles d’air. Ensuite vient le séchage qui fixe l’image photographique sur le tissu. Enfin, il faut retirer le papier. Pour cette dernière étape, il faut frotter doucement le papier avec une éponge humide. Ça abime beaucoup les mains. J’ai souvent les mains en sang durant cette étape. Une fois tout le papier retiré, je passe un vernis brillant. Le vernis devient mat avec le temps, alors de temps en temps je repasse une couche. J’aime ce processus de l’image qui pénètre le tissu avec le transfert et de la surface vernie qui évolue avec le temps. Ça rend l’œuvre unique. Elle a ses défauts et elle vit sa vie.
C. L. As-tu exposé Odyssey/Reflect à Hawaï ?
M. N. Au départ, j’avais proposé la série Combat au Maui Arts and Cultural Center. Odyssey était en cours et le musée a voulu voir cette série. L’idée leur a beaucoup plu et une exposition a été programmée. J’ai dû travailler intensivement pour que la série soit suffisamment aboutie pour être exposée aux dates convenues. C’était comme si ces photographies étaient rappelées par les îles. C’est toute l’histoire des immigrés : ils veulent toujours revenir à leurs origines. La première exposition dans les îles était à Maui. C’était très important pour moi, car c’est l’île où j’ai habité et l’île d’où viennent les photos. L’exposition était très émouvante. Il y avait une vraie connexion entre le public, mes travaux et moi. J’ai été couverte de Lei au point que la commissaire, Neida BANGERTER, a plaisanté en me disant que c’était comme si j’avais terminé le lycée. Dans la culture hawaïenne, le Lei est offert pour féliciter quelqu’un. Mais ces Lei n’étaient pas que pour moi, ils étaient aussi pour les gens sur les photos. J’ai également exposé Odyssey au Honolulu Museum of Art. Et en ce moment, jusque juillet 2016, il y a aussi une exposition à l’Hawaï State Art Museum des pièces que ce musée a acquises pour ses collections. Je suis très contente de pouvoir exposer ce travail à Honolulu, mais le contexte est un peu différent. Bien sûr, les gens d’Honolulu partagent cette histoire et ils sont vraiment touchés par mes œuvres, mais ces photos, tout comme moi, viennent de Maui.
C. L. Tu as également exposé Odyssey/Reflect en France. Comment cela s’est-il passé ?
M. N. Alors que je venais juste de revenir sur Paris et que la plupart des œuvres étaient encore à Hawaï, j’ai rencontré les marchands Bernard DUDOIGNON (avec qui j’ai déjà beaucoup travaillé pour Combat) et Emmanuelle FRUCTUS (Un livre – une image). Ils ont adoré mon travail et ils m’ont encouragé à participer avec Odyssey/Reflect à la thématique « Anonymes et amateurs célèbres », dont Valérie FOUGEIROL était la commissaire pour le mois de la photo 2014. Il n’y avait plus que trois jours avant la date limite de dépôt des dossiers. Ils m’ont tous les deux beaucoup aidée. L’exposition a eu lieu du 6 novembre au 6 décembre 2014 à la Galerie Catherine et André Hug, située dans le quartier de St-Germain. Pour cette exposition, nous avons réfléchi sur la façon d’exposer ce travail. Je ne voulais pas que ce soit simplement accroché au mur. Je voulais jouer avec l’espace et la vue depuis la rue à travers la grande vitrine de la galerie. J’ai fait faire des agrandissements que nous avons collés sur toute la hauteur des murs en jouant sur la profondeur de la pièce (Fig. 14). Je suis vraiment contente, car cette exposition a été une belle réussite, avec beaucoup de communication. Nous avons même eu un article en deuxième page du New York Times.

Figure 14 : Exposition Miki Nitadori, Odyssey/Reflect, Galerie Catherine et André Hug, Paris, 6 novembre – 6 décembre 2014
C. L. De manière générale, comment est reçu ton travail de part et d’autre du monde ?
M. N. Quand je montre le travail d’Hawaï en Europe à des gens qui ne me connaissent pas, je vois que c’est très loin pour eux. Parfois, les petites galeries pensent qu’elles ne peuvent pas montrer mon travail à un public français ou européen. Lorsque les galeries exposent des Japonais, elles veulent que ce soit des Japonais du Japon, qui montrent des samouraïs et des geishas ou qui correspondent à la tendance du moment. Mais ce n’est pas moi. Comme on dit à Hawaï, je suis Chop Suey ou Saimin. Je suis un mélange de culture. Néanmoins, lors d’une exposition ou d’un vernissage, quand les gens ne comprennent pas les œuvres, c’est intéressant parce que cela permet d’engager une conversation qui aboutit souvent à des échanges très enrichissants. J’ai également fait quelques expositions au Japon et ironiquement les Japonais ont adoré le côté européen de mon travail. Pour moi, c’est assez paradoxal, car bien sûr, j’habite à Paris depuis de nombreuses années, mais je ne suis pas vraiment européenne. Enfin, à Hawaï, mon travail est évidemment toujours très bien reçu et suscite beaucoup d’émotion.
C. L. Dernière question : quels sont tes projets pour le futur ?
M. N. Tout d’abord, Odyssey/Reflect va être exposé à Aix en Provence du 8 octobre au 31 décembre 2015. Puis, il sera présenté au Carré Amelot, La Rochelle, du 7 janvier au 2 avril 2016.

Figure 15 : Miki Nitadori, Appartement, Galerie Plateforme, Paris, 3 – 9 mai 2015 crédits photo : Emmanuelle Dagnaud
D’autre part, depuis un an environ, j’étudie l’art invisible avec Jean-Baptiste FARKAS, un artiste qui travaille sur l’art non-objet avec des services. C’est une nouvelle direction dans mon travail. Début mai, j’ai réalisé une intervention qui s’intitulait Appartement. La Galerie Plateforme (Paris 20e) avait été transformée en appartement et j’y ai reçu des gens comme si j’étais leur concierge. Il s’agissait de réaliser des interventions personnalisées et interactives. J’ai par exemple reçu le spécialiste de l’art minimal et conceptuel Ghislain MOLLET-VIEVILLE. Il est collectionneur et sa collection est présentée sous la forme de son ancien appartement au musée d’art moderne et contemporain de Genève. Ça l’intéressait de comparer ces deux « appartements ». Pour moi, il s’agissait de réfléchir à la façon de recevoir chaque personne en fonctions de leurs demandes particulières. Il fallait construire la soirée pour en faire une expérience exceptionnelle. J’ai réfléchi à ce qu’est vraiment un appartement et j’ai conclu qu’il fallait que je travaille sur la notion d’intimité et par conséquent sur la corporalité. J’ai mis en place un protocole et j’ai agi comme une « geisha contemporaine ». Dans un premier temps, j’ai d’abord allié services, proximité et silence, puis dans un deuxième temps, nous avons dîné de mets japonais en partageant une conversation. C’est un projet qui avait une structure assez simple, mais qui nous a permis d’avoir des expériences et des échanges très riches.
Pour le soir du vernissage, j’avais également réfléchi à la sonorité d’un appartement pour donner un aspect plus réaliste à l’espace. En repensant au film Tampopo (1985), de Jūzō ITAMI que j’adore, j’ai eu l’idée de réaliser une sorte d’orchestre avec des bruits d’aspiration de nouilles. C’était très intéressant, car quand mes intervenants ont commencé à faire ce bruit, le public français a relativement mal réagi. Les gens regardaient à droite et à gauche les sourcils froncés, ils se sont éloignés petit à petit de la source du bruit, certains sont même sortis. L’orchestre de nouilles a mis en avant des réactions directement en lien avec l’éducation et fait réfléchir aux mélanges et à la confrontation des cultures.
À partir de maintenant, je souhaiterais pouvoir trouver un équilibre entre ces deux pratiques et mener de front la photographie et les interventions.

Figure 16 : Ghislain Mollet-Viéville et Miki Nitadori lors de l’exposition Appartement, Galerie Plateforme, Paris, 3 – 9 mai 2015
crédits photo : Emmanuelle Dagnaud
Deuxième partie des entretiens menés par Cecile Laly le 18 avril et le 16 juin 2015
Pour citer cet entretien : Cecile Laly, “Portrait d’artiste : Miki Nitadori (2ème partie)”, echo.hypotheses.org, 29/06/2015, 16/09/2015, https://echo.hypotheses.org/244
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Bonjour Miki, je te remercie d’avoir accepté de me recevoir dans ton atelier pour présenter ta carrière et ton travail. Ton nom complet est Miki NITADORI. Tu es née en 1971 à Tokyo, Japon. Tu as habité dans de nombreux pays, et aujourd’hui tu vis et travailles à Paris.
C. L. Dans un premier temps, pourrais-tu expliquer quelles sont tes origines ?
M. N. Je suis née à Tokyo, en 1971, l’année du premier choc pétrolier, mais mon nom de famille, Nitadori, vient d’un village du nord du Japon dans la préfecture d’Iwate. Ce village existe toujours aujourd’hui. Je l’ai visité et j’ai vu les tombes de mes ancêtres, ainsi que le temple de notre déesse. Nitadori est un nom surtout répandu au nord du Japon, à Tokyo il y a peu de Nitadori. C’est aussi un nom de famille qui a des origines aïnou, mais nous, nous ne sommes pas considérés comme des aïnous. Je suis la 15e génération de Nitadori. Normalement, la transmission dans les familles japonaises passe par les hommes, mais dans ma famille c’est un peu différent : ma grand-mère était orpheline, donc c’est sa grand-mère (mon arrière-arrière-grand-mère) qui s’est occupée d’elle ; et quand mon grand-père a épousé ma grand-mère, il a pris notre nom.
C. L. Tu as beaucoup déménagé dans ton enfance. Pourquoi ?
M. N. Quand mon père était jeune, il rêvait de voyager, mais ses parents ne voulaient pas qu’il aille étudier aux États-Unis. Donc, une fois adulte, il a choisi un travail qui lui permettait de vivre à l’étranger. Sa première mission était à Bangkok. On a déménagé en Thaïlande quand j’avais 2 ans. Bangkok fait partie de mes racines, mais comme j’étais très jeune, je ressens quelque chose de moins fort que pour les autres lieux où j’ai habité. Vivre à l’étranger, dans une sorte de lotissement protégé (c’était un style d’habitation typique à l’époque à Bangkok), au milieu d’un mélange de communautés, m’a appris l’indépendance, la liberté d’aller chez les uns et les autres. Ça m’a donné une certaine conscience du relationnel. Puis, nous sommes rentrés à Tokyo. J’étais à l’école primaire. Je suis la génération du deuxième baby-boom, donc on était dans des classes de 38 enfants avec des professeurs d’après-guerre, très strictes, qui nous donnaient des punitions corporelles. C’était un peu militaire. Cette période était assez dure, mais c’est aussi un bon souvenir, parce que j’ai rencontré des enfants qui sont devenus des amis très proches et que je fréquente toujours aujourd’hui. Ensuite, mon père a eu une nouvelle mission à l’étranger. Cette fois-ci, il s’agissait de Maui, Hawaï. Maui n’est pas la capitale, c’est une île plus petite. À l’époque, il y avait beaucoup de nature et des petites boutiques. C’est un endroit où on sent la charge de l’histoire. Je développerais mon expérience à Maui un peu plus tard en expliquant mon travail, mais là encore ça a été une expérience assez difficile. Au bout de deux ans, nous sommes revenus à Tokyo. Il a fallu me réadapter. C’était rude, j’ai failli devenir ijime-rare-ko (terme japonais désignant un enfant victime de rejet et de harcèlement), mais heureusement je me suis fait une très bonne amie qui a empêché que les choses dégénèrent. Les examens pour entrer au lycée approchaient et il fallait que je sois au même niveau que les autres enfants qui avaient passé toute leur scolarité au Japon. J’ai bien réussi et j’ai été acceptée partout. J’ai choisi un lycée qui était situé à 1h30 de chez moi. Une fois les cours commencés, finalement ce lycée ne me plaisait pas du tout, c’était trop bourgeois. En plus, le temps de transport quotidien était énorme. Alors quand mon père a eu une nouvelle mission à l’étranger, j’ai sauté sur l’occasion. Cette mission était au Moyen-Orient, à Bahreïn, donc je ne pouvais pas rester avec eux. C’était l’époque de la bulle économique, les entreprises avaient de gros fonds pour l’éducation des enfants d’expatriés. Ça ne me plaisait pas d’être séparée de mes parents, mais je n’aimais pas le lycée où j’étais à Tokyo, alors je suis partie pour l’Europe et j’ai fini le lycée dans une école internationale à Genève.
C. L. Ton travail photographique est très plasticien. Quelle formation as-tu suivie ?
M. N. Une fois le lycée fini, j’ai suivi des cours au Harlow College of art de Essex, puis à la Parsons School of Design, Paris et à la Paris American Academy. J’avais des cours de dessin, de peinture, de gravure, d’histoire de l’art, de critique, de sculpture. C’est à la Paris American Academy que j’ai fait ma première exposition. Cette exposition, intitulée Brain Cells, était une réflexion sur ce qui se passe dans le cerveau. C’était un mélange de fictions et d’histoires inspirées par les interactions avec les autres que j’avais construit en plusieurs parties. J’ai réalisé une peinture chaque jour pendant un mois pour représenter mes rêves. J’ai aussi travaillé avec le son : j’avais un ami violoncelliste qui m’avait enregistré un morceau et je peignais sur de larges pièces transparentes de 120×350 cm à partir de sa musique. Dans l’exposition, on pouvait écouter la musique avec un casque en regardant la peinture. Il y avait un travail basé sur le toucher de sculptures. Je voulais montrer que tous les sens étaient connectés à l’expérience artistique. Une des sculptures était faite d’éponges recouvertes de latex et était plongée dans de l’eau dans une boîte avec un couvercle en plexi. Une autre sculpture était en argile, elle représentait les os du visage d’une amie que j’ai perdue dans un accident de voiture. Il y avait une sculpture odorante composée d’une spirale d’encens, telle que celle que nous faisons brûler pendant 72 heures lors d’un décès, et qui était un hommage à mon grand-père que je n’ai pas connu. J’avais également fragmenté beaucoup de mes peintures afin de représenter ce qu’on ne voit pas, plutôt que ce qu’on voit. Un jour j’avais cassé une peinture que je trouvais mauvaise, mon copain de l’époque m’avait dit qu’elle avait de belles couleurs. Une fois cassée, je me suis rendu compte que c’était sous cette forme que ça exprimait vraiment ce que je voulais montrer. À partir de ce moment, j’avais pris l’habitude de peindre les gens qui m’entouraient dans la vie quotidienne et de découper mes peintures à la scie électrique en forme de cellules du cerveau. J’utilisais une scie électrique, car je peignais principalement sur bois. Dans cette exposition, il y avait déjà beaucoup de dialogue et l’envie de raconter l’histoire des autres. C’était aussi autobiographique, car je transcrivais ma perception des autres.
C. L. Est-ce que tu peins toujours ?
M. N. Non, après cette exposition, je n’avais plus envie de peindre. C’était terminé. J’ai jeté toutes mes peintures ! Ça a été radical. Au contact d’un ami photographe, j’ai réalisé qu’en peinture on commence avec le vide, on entre dans un monde, puis on en sort. Et ce moment où on sort de la peinture est un moment très violent. En plus, je n’étais pas intéressée par le vide, mais par l’existant. J’ai compris que ce qui me correspondait, c’était la photographie. Après avoir terminé mon cursus plastique, j’ai rejoint le Speos Photographic Institute, un institut de formation technique pour devenir photographe professionnel. J’ai littéralement plongé dans la photographie.
C.L. C’était l’époque de la photographie argentique ?
M. N. Oui. J’adorais les procédures manuelles, la chimie, les expérimentations, comme le développement avec du vinaigre ou du sel, pousser ou non… Je passais des heures tous les jours dans le labo. J’étais accro aussi bien à la technique, qu’aux appareils. Je regardais les magazines spécialisés pour tout savoir sur les appareils, les pellicules et la chimie. J’adorais les prises de vue. J’étais fascinée par le contact immédiat avec les autres. La photographie ce n’est pas comme la peinture. Quand on réalise un portrait, la communication est essentielle, on ne peut pas travailler en silence. La photographie est un dialogue et, plus le dialogue est intéressant, plus les images obtenues sont de meilleure qualité. Pourtant, après un an de formation, j’ai aussi commencé à me sentir mal à l’aise avec la photographie.
C. L. D’où venait ce malaise ?
M. N. Je me suis rendu compte qu’en photographie, j’étais toujours en train de manipuler les gens qui me servaient de modèles pour qu’ils collent à mon monde. Il y avait un décalage entre les personnes qui m’offraient leur présence et moi qui créais un univers autour de ma vision. Je n’aimais pas du tout ça, parce que ça provoquait une relation de domination et ça me paraissait égoïste. J’ai quand même continué de travailler la photo, mais j’ai commencé à utiliser mon propre corps comme modèle. J’appelais ça self-use.
C. L. Il s’agit de ton travail Seesaw Spotting, 1997-2001 ? Peux-tu expliquer ta démarche dans cette série ?
M. N. Seesaw Spotting a été ma première vraie série de photographie. J’ai réalisé des images argentiques très colorées, très saturées. Je me suis servie de mon propre corps pour poser. Il s’agissait de réaliser un travail aussi bien autobiographique, qu’imaginaire, de montrer ce qui s’est passé et ce qui n’a pas eu lieu. Sur mikinitadori.com cette série est présentée avec un texte de l’artiste Gaspard Delanoë, qui développe cette idée de fiction/réalité. Avec le recul, je trouve toujours que cette série est très bien exécutée – au moment où je fais un travail, je donne toujours mon maximum –, mais j’y reconnais des préoccupations adolescentes. C’était assez nombriliste. Ce sujet entre autobiographie et fiction ne me correspond plus. Ce n’est plus ce qui m’intéresse aujourd’hui.
C. L. Cette série a marqué le début de ta carrière d’artiste professionnelle…
M. N. Oui, c’est avec cette série que j’ai fait mes premières expositions d’artiste. Cette série avait plu à Margrit Brehm. Au début des années 2000, c’était une des rares spécialistes de l’art contemporain japonais. J’aidais à la préparation du livre Japanese Experience : Inevitable (2003), je traduisais des documents. Un jour, je lui ai offert une petite photo polaroid. Elle l’a beaucoup aimé et a décidé de l’inclure dans le livre. Plus tard, elle a vu mon travail et a décidé de l’exposer avec des œuvres de Masahiko KAWAHARA, Shintarō MIYAKE et Jun HASEGAWA à la galerie 20/21 à Cologne, Allemagne, et en 2005 au Museum der Moderne à Salzbourg, Autriche, aux côtés des travaux d’artistes comme Takashi MURAKAMI, Kaikai Kiki, Mister, Aya TAKANO, Nara, ou encore Shintarō MIYAKE. C’était la première série que j’exposais, je ne connaissais pas encore tous ces artistes. À cette période, je commençais aussi à exposer avec ma première exposition personnelle à la Heart Galerie, Paris, et j’étais au 59 Rivoli.
C’est une période où je me suis posé beaucoup de questions sur mon choix de carrière. J’ai compris que les relations professionnelles, les contrats, le professionnalisme, et tout ce qui faisait ce métier, en faisaient un business très difficile. Mais j’ai quand même continué.
C. L. Tu as mentionné le 59 Rivoli, peux-tu parler de ton passage dans ce squat ?
M. N. Je faisais partie des gens qui étaient là à l’ouverture, en novembre 1999. C’était un bon endroit pour débuter, ça m’a donné l’opportunité d’exister en tant qu’artiste. Chaque mois, je faisais une installation de photographies différentes dans mon petit atelier qui était situé au 7e étage. Parmi les premières installations, il y en avait une avec mes photos d’enfance en Thaïlande (Fig. 2). J’avais mis des baguettes en haut et en bas des murs entre lesquelles j’avais tendu des fils rouges sur lesquels on trouvait des écritures, des poésies et des photos, dont quelques agrandissements. À l’époque, Canon avait une machine qui permettait de faire de très beaux agrandissements de polaroids – je crois que cette machine n’existe plus, c’est dommage. J’avais aussi fait une installation avec des photographies de bon-odori (le festival de danse qui honore l’esprit des ancêtres) des Nippo-américains de Lahaina ; et une autre avec des photographies du cimetière du temple nippo-américain Jodo Mission de Lahaina que j’avais beaucoup photographié… Je suis restée jusque 2002 au 59. Une fois que ça a été connu, ça n’était plus ce que je cherchais et je n’avais plus besoin de l’atelier, donc je l’ai libéré pour que quelqu’un d’autre puisse en profiter.
C. L. Comment ça s’est passé après le 59 et Seesaw Spotting ?
M. N. Je voulais faire un nouveau travail, et étrangement, c’est une période où il y avait beaucoup de gens déprimés autour de moi. Plusieurs parlaient même de suicide. J’écoutais leurs histoires – j’ai toujours aimé les histoires des gens – et comme ils allaient mal, je voulais les soutenir et les encourager, mais je ne savais pas comment faire. Par la parole, mes messages de soutien ne passaient pas. Ma situation personnelle était également compliquée. En réaction à cette situation, j’ai simultanément développé deux travaux très différents : l’un s’intitule Triumph, 2004, et l’autre Combat: Manual for Daily Survival, 2003-2007.
C. L. Parles nous d’abord de Triumph.
M. N. Triumph est une sélection de 35 images parmi des photographies que j’ai prises pendant plusieurs années. Il y en a juste trois qui ne sont pas de moi : il s’agit de celles du mariage de mes grands-parents, de la construction d’un cimetière Nippo-américains et des funérailles de Nippo-américains à Lahaina. Cette série est comme un résumé des photographies que j’ai réalisées depuis que j’ai commencé la photographie. Je les ai choisies, car elles symbolisent des triomphes de vie entre le moment où l’on naît et celui où l’on est face à la mort. Ça commence avec le portrait d’un bébé (Fig. 3, gauche). Il s’agit du visage de l’enfant d’un ami que j’ai visité à peine quelques jours après sa naissance. Quand je l’ai vu pour la première fois, je trouvais qu’il était comme un aliène, mais j’ai ressenti quelque chose d’intense. La dernière image (Fig. 3, droite) représente le même garçon lorsqu’il a 2 ans. J’ai pris cette photo un jour où nous nous promenions ensemble. Il était assis à un arrêt de bus. Il avait à peine 2 ans, mais il avait une expression qui semblait dire que même si la vie est dure, il assume. Il paraissait vraiment sûr de lui. J’ai eu envie de photographier cette impression. Entre ces deux photographies, chaque image représente des triomphes de vie important pour moi. D’un point de vue technique, c’est un travail principalement argentique. J’ai photographié les photos que j’avais sélectionnées en les recadrant et je les ai traitées manuellement en utilisant des filtres.
J’ai montré Triumph aux Voies Off d’Arles en 2004. On devait être environ 60 sélectionnés pour le prix et j’ai fini dans les 5 derniers. Ça m’a donné confiance. Je n’ai pas beaucoup exposé cette série, mais elle est vraiment importante pour moi.
C. L. Et Combat: Manual for Daily Survival ?
M. N. J’ai travaillé sur Combat durant la même période. C’est aussi un travail très important pour moi, parce que c’était ma façon d’encourager les gens déprimés et suicidaires autour de moi. Au départ, je voulais que ces images fassent partie d’une installation intitulée Believe in yourself. Cette installation devait être un endroit où les gens auraient pu devenir gourous d’eux-mêmes. À cette époque, on parlait beaucoup des sectes et notamment d’Aum. Je me disais que si les gens pouvaient devenir des gourous d’eux-mêmes, ils seraient plus forts pour affronter la vie quotidienne. J’ai donc décidé de réaliser des sortes d’images propagande.
C. L. Pour Combat, tu as utilisé une technique particulière. Peux-tu expliquer ?
M. N. Effectivement. Un des amis qui me parlait de suicide avait pris l’habitude d’aller se prendre en photo dans des photomatons tous les jours. En le voyant faire, j’ai compris qu’avec cette machine, je pouvais régler mon problème de relation dominant/dominé, photographe/modèle. Avec un photomaton, il n’y a pas de contrôle possible. C’est aussi un moyen d’affirmer son existence dans la société, puisque c’est une machine dont le but premier est de faire des photos d’identité pour les papiers officiels. J’ai donc décidé de travailler avec cette machine en m’utilisant à nouveau comme modèle. J’ai réfléchi à la manière de faire passer des expressions. J’ai décidé de travailler avec le geste de mes mains, par exemple pierre-papier-ciseaux ou les gestes des trois singes. Je faisais des croquis de toutes les façons dont je pouvais exprimer des gestes de survie de la vie quotidienne. Ensuite, dans le photomaton, je les mettais sur mes genoux, mais comme ça allait relativement vite, parfois je faisais autre chose. C’était comme un instinct de survie. Les photomatons faites, je me suis demandé comment j’allais réussir à travailler avec ces images. J’aime le travail manuel. J’avais l’habitude de faire des livres à la maison et pour cela j’utilisais beaucoup les photocopieuses. J’ai eu l’idée de passer les photomatons dans la photocopieuse, de les faire bouger, et j’ai vu que ça donnait un résultat plus linéaire, moins détaillé… j’avais trouvé la solution.
D’autre part, j’avais décidé d’utiliser du tissu. Je commençais à passer régulièrement au marché St Pierre dans le 18e. Je trouvais ça intéressant, car on ressent fortement les tendances et les changements de la société à travers le tissu. Les motifs sont comme des symboles du monde. Par contre, je n’ai pas tout de suite su comment associer les photomatons et le tissu. Pendant ma formation, j’avais fait du transfert de polaroid et du transfert sur papier au trichloréthylène (un produit chimique très toxique). C’était dans un coin de ma tête, alors un jour j’ai tenté d’utiliser des liquides de transferts. Le résultat m’a paru intéressant, mais ce n’était pas facile, car plus la surface est grande, plus c’est difficile. Ça m’a pris beaucoup de temps pour obtenir de bons résultats. J’avais commencé à travailler sur Combat dès 2003, mais je n’ai commencé à montrer cette série qu’à partir de 2006.
C. L. Combat a été bien reçu ?
M. N. J’ai exposé Combat à ArtParis 2007. Ça a très bien marché. J’ai vendu 40 pièces en 4 jours, ce qui me semblait impossible. Mais étonnamment, ce succès a eu un effet négatif sur moi. Je n’avais pas envie de vendre autant. En plus, comme j’avais bien vendu, on m’a demandé de faire une pièce comme ci, puis une autre comme ça, afin de répondre aux goûts des uns et des autres et d’augmenter les ventes. Mais mon travail était très personnel et il faisait référence à une période difficile. J’ai également été très critiquée par les gens du monde de la photographie. Même si pour moi c’est un travail photographique, eux considéraient que mon travail n’en était pas un. J’ai continué à travailler sur cette série pendant quelque temps. J’ai fait un happening en proposant à 108 personnes d’utiliser le photomaton (Fig. 5). C’est devenu un travail pour Nuit blanche 2008 et une exposition personnelle au Mac Créteil la même année (Fig. 6). Puis, j’ai arrêté. Si j’avais été aussi forte qu’Andy Warhol, j’aurais sûrement pu aller plus loin… Suite à cette expérience, j’ai décidé de ne plus faire de la vente dans les grosses foires d’art et de plutôt utiliser mon travail pour m’impliquer dans la société et l’éducation. J’ai d’abord fais une collaboration avec un lycée de Créteil en partenariat avec le Mac Créteil. Puis, j’ai proposé un projet de résidence à Châtellerault. C’était la première fois que je faisais quelque chose de monumental. J’ai réalisé des immenses vitrines avec Combat qui montrait le vrai message de cette série, ce pour quoi je l’avais réalisée au départ. Ça a vraiment été une belle aventure humaine !
Première partie de l’entretien mené par Cecile Laly le 18 avril 2015
Lire la deuxième partie de l’entretien
Pour citer cet entretien : Cecile Laly, “Portrait d’artiste : Miki Nitadori (1ère partie)”, echo.hypotheses.org, 26/05/2015, 30/06/2015, https://echo.hypotheses.org/207
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Bonjour Mami, je te remercie d’avoir accepté de nous présenter ta carrière et ton travail. Ton nom complet est Mami Kiyoshi. Tu es née en 1974 à Saitama, préfecture de Saitama, Japon. Tu vis et travailles actuellement à Paris.
C. L. : Dans un premier temps, pourrais-tu parler de ta formation ?
M. K. : J’ai étudié à l’université d’art de Musashino de 1992 à 1997. Je dépendais du département Eizō gakka, c’est-à-dire du département de Science de l’image. La formation offerte par ce département est très variée. J’ai étudié le dessin, le cinéma, l’infographie, les installations multimédias, la production d’émission télé, et bien sûr la photographie. Après avoir été diplômée, j’ai travaillé pendant quatre années dans un studio photo (1997-2001). J’étais assistante pour des photographes publicitaires. On réalisait principalement des photographies pour des magazines. Cette expérience m’a appris beaucoup de choses, notamment au niveau de l’éclairage et des techniques de retouche et de montage. C’était le moment de la transition entre la photographie argentique et la photographie numérique. On prenait les photographies en argentique, on les numérisait, puis on faisait les retouches et les montages par ordinateur. Par conséquent, j’ai appris à maîtriser les deux techniques.
C. L. : Aujourd’hui, tu as une identité plastique forte. Comment s’est-elle développée ?
M. K. : Je crois que j’ai développé mon style à la fin de mes études universitaires, mais rien n’était encore fixé. Ensuite j’ai travaillé en studio et je n’avais plus le temps de me concentrer sur mon projet artistique. Quand j’ai quitté le studio après quatre années intensives, j’étais trop fatiguée pour être dans un état d’esprit créatif. Alors pendant deux ans j’ai pris mon temps. Pendant cette période, j’ai quand même travaillé comme freelance pour gagner ma vie. Mais j’en ai vraiment profité pour me reposer le cœur, le corps et le mental. En d’autres mots, je dirais que pendant mes études une graine artistique a été plantée dans mon esprit, et cette graine à germer petit à petit avec l’apprentissage de la technique en studio, puis avec le temps de la réflexion. Finalement, en 2003 j’ai découvert que je pouvais réaliser ce que j’imaginais et ce que je voulais.
C. L. : C’est en 2003 que ta carrière d’artiste a vraiment commencé ?
M. K. : Oui. En 2003 j’ai fait des portraits de ma famille. C’était le début de la série Tropical Family. Comme je n’avais pas fait de travail artistique depuis longtemps (depuis l’université), je ne savais pas si cela fonctionnerait. J’étais plus à l’aise en utilisant ma famille pour me remettre au travail. C’était comme un essai pour me remettre le pied à l’étrier. Avec ces photographies, j’ai remporté le Prix Epson (2003). Ça m’a donné beaucoup de courage et de motivation : tout de suite après, j’ai commencé la série qui s’intitule New Reading Portraits. Qu’il s’agisse de Tropical Family ou de New Reading Portraits, ce sont deux séries qui ont débuté en 2003 et qui sont toujours en cours.
C. L. : Quels est le point de départ de la série Tropical Family ?
M. K. : Quand j’étais étudiante, j’ai commencé par faire des photos de moi-même. À partir de ce point de départ, je voulais diffuser mon intérêt vers l’extérieur. J’ai donc réalisé des portraits des membres de ma famille : mon père, ma mère, mon frère et ma sœur. Plus tard, j’ai également photographié leur époux, puis leurs enfants. Je fais un nouveau portrait dès qu’il y a un changement dans ma famille, comme un mariage ou une naissance. Dans la réalité, il existe plus de portraits que ceux que je montre sur mon site. Ma sœur a déjà deux enfants et mon frère en a trois.
C. L. : Pourrais-tu expliquer ta démarche ?
M. K. : Les premières photographies de cette série ont été prises dans la maison de mes parents. Ils n’ont jamais déménagé, c’est là que j’ai grandi. À cette époque, j’habitais à Tokyo et quand je rentrais chez mes parents, c’était comme des vacances : il n’y avait pas de soucis, la nourriture était toujours très bonne, l’ambiance était chaleureuse, j’écoutais mes parents discuter, proposer le programme de la journée, nous nous promenions… On aurait dit un autre monde. Je voulais exprimer mon sentiment de cette « ambiance autre » familiale. J’ai donc décidé de faire des portraits des membres de ma famille dans notre maison. J’ai massivement décoré les scènes de plantes vertes. Les plantes vertes servent à symboliser le paradis. Mais en réalité ces plantes vertes sont fausses, elles sont en plastique, donc les scènes deviennent des paradis artificiels. Au fond, l’image que je présente est fausse, j’imagine que ma famille vit au paradis, mais dans la réalité ce n’est pas tout à fait vrai, nous avons parfois des problèmes, comme tout le monde.
C. L. : Et pour leurs tenues ?
M. K. : Dans ces photographies, j’ai tout décidé. Comme mon père est un moine bouddhiste, je lui ai demandé de poser avec son habit de moine. Mon frère lui est torse nu, je trouvais qu’il n’avait pas besoin de vêtement… haha. Après son mariage, ça a changé, je lui ai fait porter des vêtements. Puis, il a aussi endossé l’habit de moine, car lorsque mon père a pris sa retraite, il lui a succédé. Au Japon, la situation des moines est particulière. Ils ont le droit de se marier, alors que dans les autres pays ils ne peuvent pas. Au Japon, c’est donc généralement des familles qui s’occupent des temples, et au fil du temps, les fils prennent la relève des pères. Avant mon père, c’était mon grand-père qui s’occupait du temple.
C. L. : Quels autres éléments as-tu dirigé ?
M. K. : Les positions et les environnements aussi sont importants. Par exemple dans la première photo (Fig. 1), ils sont tous les quatre attablés, ma mère sert à manger, mon père reçoit la nourriture, quant à mon frère et ma sœur ils sont en train de manger. Les rôles au sein de la maison sont représentés. Dans le portrait de mon frère seul, je l’ai présenté avec sa télé, car il passait beaucoup de temps à regarder la télé et à jouer aux jeux vidéo. Ma sœur, elle, est présentée dans sa chambre, sur son lit. Elle était sur le point de se marier. En réalité, c’est cet événement qui m’a donné le déclic pour commencer cette série. Cela m’a fait prendre conscience des changements qui s’opéraient au sein de ma famille et cela m’a donné envie de les enregistrer. Pour symboliser ce changement, après son mariage j’ai représenté ma sœur, enceinte, allongée dans la même position sur le lit de la chambre de son nouvel appartement et j’ai inversé la gauche et la droite pour faire un effet miroir avant/après.
C. L. : Tu as commencé la série New Reading Portraits très rapidement après, n’est-ce pas ?
M. K. : Avec les photographies de Tropical Family, j’ai remporté le Prix Epson. C’était en septembre 2003. Ça m’a donné confiance, j’avais envie de rapidement passer à la suite et dès novembre décembre, j’ai commencé New Reading Portraits. Quand j’étais étudiante, j’avais réalisé des autoportraits, avec Tropical Family, je me suis tournée vers ma famille. Pour la prochaine étape, je voulais diffuser ma curiosité vers des gens que je connaissais moins bien, même que je ne connaissais pas du tout. Le premier portrait de New Reading Portraits représente une amie d’enfance. Je la connais depuis l’âge de 8 ans. Par hasard, nous avons fait nos études dans la même université. Elle est peintre. Je l’ai représenté avec ses œuvres et sa fille aînée. Comme je la connais bien, ce n’était pas compliqué de réaliser son portrait. Mais la personne qui a posé pour le deuxième portrait (Fig. 2), que nous appellerons Monsieur Grenouille, je ne le connaissais pas très bien. C’est le propriétaire d’une des galeries où j’ai exposé Tropical Family. Le temps de l’exposition, j’avais mis une petite annonce dans la galerie pour chercher des modèles. Il a proposé de poser pour moi. Il est graphiste, artiste, professeur dans une université d’art et collectionneur de Grenouilles. En réalisant cette photo de quelqu’un que je connaissais depuis peu, ça m’a permis de faire un véritable essai.
C. L. : Pour New Reading Portraits, une partie est réalisée au Japon, une autre en Europe. Peux-tu parler de ton expérience en Europe ?
M. K. : Je suis arrivée en France en septembre 2010. Ça fait un peu plus de quatre ans maintenant que je réside à Paris. À l’occasion de déplacements, j’ai aussi réalisé des portraits en province, ainsi qu’en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Grèce. Ce n’est pas l’Europe, mais je suis également allée deux semaines en Chine pour participer à un festival de photographie pendant lequel j’ai réussi à réaliser quatre portraits. Comme le shooting pour un portrait prend deux jours, je suis contente d’avoir pu en faire quatre en plus des obligations autour du festival.
C. L. : Comment es-tu entrée en contact avec les gens que tu as photographiés ici ?
M. K. : Tout d’abord il faut préciser que je ne choisis pas les modèles. Il n’y a pas de sélection de ma part. C’est qui est important pour devenir un de mes modèles, c’est la motivation pour participer au projet et de m’accueillir chez soi. En ce qui concerne la prise de contact, il y a différents moyens. Quand je suis arrivée en France, je ne connaissais personne, je ne maîtrisais pas la langue. J’ai pensé mettre une petite annonce dans une école de langue japonaise en me disant que je rencontrerai des Français qui parlent japonais. Ça a bien marché, j’ai trouvé pas mal de modèles comme ça. Le problème c’est que quelquefois, le jour de la rencontre je me suis rendue compte que la personne ne parlait pas le japonais, donc c’était un peu difficile de mener les entretiens pré-shooting. Maintenant que je parle français, c’est plus simple. Lorsque j’ai exposé à la cité des arts, j’ai mis une petite annonce qui m’a permis de trouver pas mal de modèles. Quand j’ai remporté des Prix, ça m’a donné l’occasion de diffuser mon travail, et lorsque des gens ont vu les publications qui en ont résulté, certains m’ont également contactée pour être des modèles. Enfin, grâce aux personnes que j’ai déjà photographié et le bouche-à-oreille, j’ai trouvé plus de modèles.
C. L. : Une fois que tu as un contact avec un modèle, quel est ton processus ?
M. K. : Le processus du shooting prend deux jours. Durant le premier jour, je réalise un entretien avec le modèle chez lui afin de découvrir qui il est. Je le fais parler de lui, de son travail, de sa famille, de ses passions, de ses envies… Au fur et à mesure de la discussion, je me fais une idée des éléments que je vais retenir pour le portrait, et une fois que j’ai une image en tête, je fais un croquis qui reprend le fond choisi pour le décor (chambre, salon, cuisine, jardin…) et la composition. Je ne suis pas spécialiste d’histoire de l’art, mais j’aime bien l’iconographie de la peinture religieuse, des icônes… je m’inspire souvent de ces images pour décider la composition et la mise en scène. Parfois l’inspiration est très claire, comme le portrait d’un couple que j’ai réalisé en reprenant la composition des Époux Arnolfini de Van Eyck, ou un celui d’une femme qui reprend L’Olympia de Manet. Une fois que la composition est décidée, je demande aux gens de choisir un vêtement qui a une signification particulière pour eux et on prend rendez-vous pour la deuxième étape : le shooting. J’ai fais une vidéo (ci-dessous) qui montre le processus du deuxième jour. On déplace les meubles et les objets pour construire le décor avec des objets particuliers sélectionner pour leur signification. Une fois que tout est prêt, je fais un ou deux essais en polaroid pour vérifier la lumière et le cadrage. Quand tout est bon, je change le boîtier et je passe au film pour shooter. J’utilise un Hasselblad. Ensuite il y a la partie retouche. Je retouche numériquement chaque portrait pour rajouter du contraste et du volume. C’est un peu comme un travail de dessin. Ce processus peut être très long. C’est fini quand je suis satisfaite du résultat.
Entretien mené par Cecile Laly le 9 février 2015
Pour citer cet entretien : Cecile Laly, “Portrait d’artiste : Mami Kiyoshi”, echo.hypotheses.org, 15/03/2015, 04/05/2015, https://echo.hypotheses.org/134
]]>Bonjour Claude, je te remercie de bien vouloir participer au deuxième entretien sur le thème du droit d’auteur publié sur “Écho”. Tu as plusieurs casquettes, tu es chargé de cours sur l’histoire visuelle du Japon à l’Inalco, tu es chercheur au CEJ (Centre d’études japonaises), tu es expert indépendant (Bibliothèque Nationale, musée Guimet…) et tu es également photographe. Aujourd’hui, l’exercice sera de répondre à des questions autour de ton expérience personnelle lors de la réalisation des livres de photographie que tu as publiés, à savoir Les derniers samouraïs (2001), Le crépuscule des geishas (2002), tous deux publiés aux éditions Marval, Paris, et Yokohama Shashin 1860-1900 (2014) aux édition YellowKorner, Paris.
C. L. : Pour concevoir tes livres, est-ce que ta connaissance du droit d’auteur en tant que photographe t’a aidée ?
C. E. : Par rapport au droit d’auteur, pas vraiment. C’est plutôt par rapport à l’utilisation de l’iconographie que mon expérience de photographe a eu de l’importance. De plus, je suis ingénieur de formation. Je crois que la formation scientifique m’a beaucoup apporté pour ma thèse, car dans la photographie il y a des données techniques qui doivent être prises en compte pour l’analyse des images. Je pense au temps de pose, à l’objectif utilisé (qui limite les options de cadrage au XIXe), aux produits chimiques, etc. Ce sont des contraintes qu’il faut considérer et que certains historiens de l’art ne prennent pas suffisamment en compte parce qu’ils ne les connaissent pas bien. Pour Yokohama Shashin, mon œil de photographe m’a également permis de choisir soigneusement les images. J’essaie toujours de faire une balance entre les images rares (j’aime bien qu’il y ait des images rares, même si elles ne sont pas très esthétiques) et celles qui sont le mieux composées lorsque je dois en sélectionner une parmi plusieurs… il y a des historiens qui ont un peu de mal à reconnaitre une photo bien composée (à mon goût…). Donc même si ça n’est pas pour le droit d’auteur, mon expérience de photographe m’a été utile.
C. L. : Tu travailles sur la photographie japonaise du XIXe, donc les photographes dans tes livres sont morts depuis longtemps. Comment ça s’est passé pour les droits d’auteur ?
C. E. : Théoriquement il n’y a pas de droit d’auteur, mais en pratique une partie des institutions font payer des droits de reproduction. Certains appellent ça du « copyfraud » (i.e. une réclamation infondée de copyright et de droits sur une œuvre du domaine public). Cela peut se justifier par le fait que pour utiliser une photographie dans une publication, il faut une bonne reproduction, un scan ou une prise de vue professionnelle. Or cela coûte au minimum 100 euros. Il y a des politiques différentes suivant les institutions. Certains musées américains mettent à disposition du grand public gratuitement des scans en haute définition. La Bibliothèque du Congrès ne demande pas de droit de reproduction. Par contre, la plupart des musées français demandent des droits de reproduction, et le tarif de ces droits varie d’une institution à une autre. Par exemple, pour Les derniers samouraïs, pour des images équivalentes en termes de qualité et de rareté, ça pouvait aller de reproductions offertes par certains collectionneurs ou institutions, à des redevances qui s’échelonnaient sur une échelle de 1 à 5… il n’y a pas vraiment de règles.

1ère de couverture : Claude Estèbe, “Les derniers samourais”, éd. Marval, Paris, 2001
Photo de couverture : Jacques-Philippe Potteau, “Portrait d’Ikeda Nagaoki”, 1864
C. L. : En dehors de cet aspect pécuniaire, as-tu relevé d’autres complications ?
C. E. : Il existe un problème pour les photographies du XIXe qui n’existe pas pour les contemporaines. Si on utilise des photographies d’auteur du XXe siècle, on peut supposer que l’on connaît le photographe. Le nom du photographe, la légende et la datation sont justes. Par contre, pour la photographie asiatique XIXe siècle, il y a encore beaucoup d’erreurs. L’attribution, la légende et les datations sont parfois fausses. Par exemple, il y a un grand nombre d’épreuves qui ont été attribuées à Felice Beato jusque dans les années 1980 par erreur et souvent les attributions n’ont pas été réactualisées en prenant en compte les dernières recherches. Donc quand je demande à utiliser une image, je mets un point d’honneur à toujours vérifier l’attribution et la légende. Même dans des ouvrages récents, il y a encore pas mal d’erreurs. Il n’y a pas si longtemps, j’ai vu une légende surréaliste pour un portrait de masseur aveugle itinérant japonais (façon Zatōichi…). Sur la photographie, le masseur, crâne rasé, se guide avec un bâton et souffle dans une petite flûte pour signaler son arrivée… et bien la légende proposée était : « jeune homme fumant une cigarette »… De même, j’ai vu la légende « une mère et son enfant », alors qu’il s’agit d’une courtisane et de son assistante. Ce sont des problèmes typiques des photographies du XIXe siècle représentant des coutumes aujourd’hui disparues.
C. L. : Est-ce que le droit d’auteur peut aussi engendrer des contraintes techniques pour les photographies XIXe ?
C. E. : Le gros problème, c’est parfois de devoir utiliser des images que l’on n’a pas vues. En tant que chercheur, j’essaie toujours d’utiliser des images que je connais (taille, format, technique). Mais ce n’est pas toujours possible. Les Yokohama shashin, c’est-à-dire les « photographies des ateliers de Yokohama » pour les touristes occidentaux, ont été produites en un certain nombre d’exemplaires. J’ai parfois utilisé des scans envoyés par une banque d’image ou par un musée, sans avoir vu la photographie à l’origine du scan. Mais dans ce cas, ça sous-entendait que j’avais vu une épreuve équivalente dans un autre musée, une autre collection, et que j’avais une idée de ce à quoi ressemblait l’original du scan (tonalité, densité, contraste…). C’est que lorsque les photos sont photographiées ou scannées, elles peuvent avoir été ensuite un peu retouchées sur Photoshop avec une égalisation des niveaux, une augmentation des contrastes. Même de bonne foi, un assistant peut remonter le contraste. Ça arrive assez souvent, en particulier sur certaines banques d’images, car les photos XIXe sont moins contrastées que les photos modernes. Ça rend l’image plus attrayante, mais cela fausse complètement sa perception. J’ai été très attentif à ce problème pour le livre Yokohama Shashin, afin de garder le côté moins contrasté des photos XIXe au moment de la photogravure.
L’autre problème, c’est que la plupart des photos sont des épreuves sur papier albuminé aux teintes plutôt “sépia”. Il y a de nombreuses variations de tonalité et de densité que j’ai essayé de respecter au moment des bons à tirer. En effet, à l’époque, les “chimies” n’étaient pas standardisées et chacun faisait son papier albuminé avec des formules légèrement différentes. Par exemple, les épreuves originales de Beato sont souvent très légèrement violacées, alors que les premiers Stillfried (et ses contretypes de Beato) tendent plutôt vers un jaune citronné, les épreuves de Yamamoto sont dans des bruns chauds. Certains auteurs préfèrent, à la demande de l’éditeur, harmoniser les teintes pour avoir les mêmes tonalités d’une photo à l’autre afin de satisfaire un public non averti. En effet, les lecteurs peuvent se demander pourquoi cette épreuve tend légèrement vers le violet alors que la précédente est légèrement plus jaune et penser que ce sont des erreurs. Mais moi, j’ai mis un point d’honneur à essayer de respecter les tonalités originales.
C. L. : Comment choisis-tu à qui t’adresser pour obtenir une reproduction ou pour demander les droits si tu as déjà une image de qualité ?
C. E. : Avec Les derniers samouraïs et Yokohama Shashin, j’ai eu deux expériences très différentes. Dès mon master à l’Inalco, je m’étais aperçu qu’il y avait de nombreux portraits de samouraïs superbes dans les collections japonaises, françaises et occidentales, qui n’avaient jamais été reproduits avec une belle qualité d’impression. Dans les ouvrages japonais, on considérait que c’était des documents historiques. Dans les livres d’histoire, les célèbres portraits de Sakamoto Ryōma par Ueno Hikoma étaient généralement reproduits en noir et blanc et de mauvaise qualité, alors que les ambrotypes originaux et les tirages sur papiers albuminés étaient en très bon état de conservation. J’ai décidé de faire ce livre avec l’écrivain Didier Du Castel et le graphiste François Daudier (le graphisme était partie prenante de la conception même du livre) en partant de l’idée un peu téméraire de réunir les plus beaux portraits photographiques de samouraïs pris au XIXe siècle et je remercie Yves-Marie Marchand des éditions Marval de nous avoir laissé carte blanche pour ce projet. Cela voulait dire qu’il y avait pratiquement une institution différente à contacter pour chaque photographie. Ça a représenté plusieurs mois de travail simplement pour contacter tous les musées, institutions et collectionneurs, dont une bonne partie était au Japon. J’avoue que je ne me lancerai peut-être plus dans ce genre d’aventure. Ça a été un énorme travail de contacter tout le monde, avec parfois un jeu de piste pour retrouver les collections privées. Il n’y a qu’un seul collectionneur que nous n’avons pas retrouvé. J’avais repéré un très beau portrait de Beato. Le temps de retrouver le collectionneur, il avait déjà revendu sa collection et ne savait plus qui avait acquis ce portrait particulier.
C. L. : J’imagine que de particulier à particulier il n’y a pas forcement de traçabilité…
C. E. :… Exactement, il n’y avait plus de traces. C’est comme ça que des images sortent du circuit, disparaissent plus ou moins temporairement. Par contre, nous n’avons pas eu de problèmes particuliers. À partir du moment où l’on demandait l’image, que l’on expliquait pourquoi on la voulait et qu’on payait les droits, tout allait bien (à part les délais…).
C. L. : As-tu pensé aux droits d’auteur avant d’entamer la réalisation de tes livres ?
C. E. : Je ne m’étais pas posé la question « comment fait-on un livre ? » avant de me lancer dans l’aventure. La préparation pour Les derniers samouraïs date de 2000. À l’époque, c’était beaucoup plus lourd, parce qu’une fois les accords passés, les institutions nous envoyaient des Ektas – parfois même en 4×5 inch – pour que la maison d’édition Marval gère la photogravure. Ensuite on devait les renvoyer en recommandé. Cela nécessitait un gros travail d’intendance. Tout cela est aujourd’hui grandement simplifié par les fichiers numériques. Après coup, je me suis aperçu que la plupart des projets de publication limitaient le nombre de sources. Par exemple, pour le très beau livre de Chantal Edel Mukashi-mukashi (Arthaud, 1984, réédité en 2000 sous le titre Japon fin de siècle) toutes les images proviennent d’un même album de Stillfried & Andersen de la Société française de Géographie en dépôt à la BNF. Cela simplifie grandement le travail de préparation. Quand on prend en compte la question des droits de reproduction, on est obligé de restreindre l’iconographie pour éviter d’avoir trop de problèmes d’intendance avec la diversité des collections, mais aussi pour des raisons de coût, car cela coute moins cher de regrouper les images. En d’autres mots, cette question de provenance des sources réduit souvent les choix proposés dans les ouvrages.

1ère de couverture : Claude Estèbe, “Yokohama Shashin 1860-1900”, éd. YellowKorner, Paris, 2014
Photo de couverture : Stillfried and Andersen, “Tatooed bettō”, c. 1880
C. L. : As-tu déjà dû changer d’illustrations en cours de réalisation d’un livre ?
C. E. : Pour Les derniers samouraïs, il n’y a aucune institution qui a refusé que les photographies soient reproduites. Par contre, il y a une institution qui nous a fourni des reproductions de mauvaise qualité, c’est-à-dire des clichés noir et blanc, alors que les épreuves originales étaient monochromes, mais dans des tonalités brunes. À part ça, il n’y a pas eu de problèmes particuliers.
Pour Le crépuscule des geishas, j’ai demandé des reproductions de photographies et de peinture nihonga des années 1930. Or là on a eu des problèmes qui ne sont ni des problèmes typiques du XIXe, ni des problèmes de photographes contemporains (i.e. toujours vivants). Bien sûr, il y a des frais de reproduction, mais surtout il faut l’autorisation des ayants droit et j’ai eu plusieurs refus, essentiellement pour raisons familiales. J’ai dû supprimer quelques images. Par exemple, je souhaitais utiliser trois photographies de Kimura Ihee, mais ses ayants droit demandaient des tarifs trop élevés pour notre budget. L’éditeur a accepté d’en prendre une, mais pas les trois. Finalement j’ai remplacé les deux photographies manquantes par des images de ma collection pour limiter le coût. Un autre photographe nous a demandé un tarif qui nous semblait disproportionné (pour un quart de page) et on a renoncé à utiliser l’image. On a fait avec, ça n’a pas remis le projet entier en question.
Par contre, pour Yokohama Shashin cela a été très différent. C’est Alexandre de Metz, des éditions YellowKorner, qui m’a proposé de réaliser le livre. Pour simplifier la gestion des droits, il avait déjà passé un accord avec la banque d’images ADOC (https://www.adoc-photos.com) qui propose environ 500 photographies japonaises XIXe dans leur base et parmi lesquelles je pouvais librement faire ma sélection. Après avoir examiné leur fonds, j’ai considéré que le choix était suffisant pour faire un ouvrage cohérent sur la photographie coloriée japonaise au XIXe. Cela s’est très bien passé pour la maquette – j’avais accès à tous les scans et je pouvais changer les images jusqu’au dernier moment. Dans ce livre, un certain nombre de photographies sont attribuées à leur véritable auteur pour la première fois (auparavant elles étaient anonymes ou mal attribuées) et avec les vraies légendes. Dans la banque d’images, il n’avait pas les légendes originales (les épreuves étant légèrement recadrées), mais comme je connais bien les fonds français et japonais, entre ceux de la bibliothèque de Nagasaki, de la bibliothèque Nationale, du musée Guimet et ma propre base de recherches, j’ai pu retrouver d’autres tirages des mêmes photographies qui comportaient les légendes originales.
Yokohama Shashin 1860-1900 est un “beau livre” avec un texte de présentation historique. Je voulais ajouter une introduction générale qui mette ces images en contexte. Il n’était pas question d’écrire une histoire de la photographie japonaise au XIXe – trop riche et trop complexe – mais de remettre les Yokohama shashin dans un contexte historique. Pour ce faire, j’avais besoin de quelques photographies complémentaires. J’ai donc ajouté quelques épreuves de ma propre collection, que j’ai acquise pour mon enseignement et mes recherches. Ma base de données personnelle me permet de ne pas être trop dépendant de ces problèmes récurrents.
J’aimerai travailler sur un livre sur la photographie japonaise XIXe plus étoffé, en utilisant les importantes collections publiques françaises (Bibliothèque Nationale, musée Guimet,…), mais sur un sujet aussi “pointu” le public français n’est peut-être pas suffisamment important – à moins qu’il y ait un projet d’exposition adossé.
C. L. : Si le texte est en français/anglais, il y a une diffusion potentiellement plus large…
C. E. : C’est le cas de Yokohama Shashin qui a un texte français/anglais. Cela nous a permis de faire des reproductions de qualité pour un prix raisonnable. Cela aurait été impossible de faire le même livre pour le marché français exclusivement.
C. L. : Il est temps de conclure, en un mot, ou une idée, comment définirais-tu le droit d’auteur pour le XIXe ?
C. E. : Pour le XIXe, ce n’est pas le droit d’auteur, mais le droit de reproduction qui compte. C’est la même chose que pour Mona Lisa et le Louvre. Il n’y a pas de différence avec un tableau de collection patrimoniale du domaine public. C’est un droit de reproduction relativement arbitraire puisque chaque institution décide soit de l’offrir (comme la bibliothèque du Congrès aux États-Unis) soit de faire payer une redevance. Le coût minimum, c’est le coup de reproduction réel. Par exemple, il y a des collectionneurs qui donnent l’autorisation de reproduire l’image gracieusement, mais il peut quand même y avoir des frais importants pour la reproduction.
Entretien mené par Cecile Laly le 14 novembre 2014
Pour citer cet entretien : Cecile Laly, “Entretien « Droit d’auteur » avec Claude Estèbe”, echo.hypotheses.org, 08/01/2015, 04/05/2015, https://echo.hypotheses.org/83
]]>Bonjour Sophie. Tout d’abord, je te remercie de me recevoir. Cet entretien aura pour sujet la problématique du droit d’auteur dans le cadre de ton expérience avec la réalisation de Nouvelle Garde : l’art contemporain japonais (2011) et de Révélations : la photographie japonaise contemporaine (2013). Ces deux livres, parus aux éditions du Lézard Noir, Poitiers, font partie des publications francophones – encore trop peu nombreuses – portant sur des artistes contemporains japonais. Tu as expérimenté le terrain, rencontré les artistes, les galeries, et établi des relations professionnelles avec eux. Aujourd’hui nous souhaiterions que tu nous fasses part de ton expérience en gardant en tête la thématique de cet entretien : le « Droit d’auteur ».
C. L. : Qu’est-ce que le droit d’auteur pour toi ?
S. C. : Je crois que ce que le droit d’auteur représente vraiment, c’est le respect de l’œuvre et le respect des engagements de qualité que l’on a pris envers l’auteur et son travail. Prenons l’exemple de NINAGAWA Mika, l’une des artistes publiées dans Nouvelle Garde. C’est une photographe, artiste, qui travaille également dans la publication et le cinéma. Elle est connue et reconnue du milieu artistique. Nous avons reproduit certaines de ses photographies. Ce sont des images plasticiennes, composées de couleurs très percutantes. Elle a accepté que nous reproduisions ses photographies sous condition d’un niveau de qualité maximum d’impression et de respect des couleurs. Elle nous a envoyé les références de chromie et quand nous avons fait imprimer, l’éditeur a fait les vérifications qualitatives nécessaires. Nous savions que si les reproductions n’étaient pas de bonne qualité nous aurions dû retirer le livre de la vente. Quand nous avons signé le contrat avec elle, il y avait donc un véritable engagement de qualité de notre part. Puis, quand j’ai à nouveau contacté la galerie pour le projet Révélations, l’artiste nous a fait savoir qu’il n’y avait pas de problème, car elle nous faisait confiance. C’était le signe que de bons rapports de travail s’étaient installés.
C. L. : Donc si tu devais définir le droit d’auteur en un mot, pour toi ça serait : « respect » ?
S. C. : Oui, il faut respecter ce que l’artiste veut dire et la qualité de son travail ! Aujourd’hui on présente souvent le droit d’auteur comme une problématique financière. Moi, je crois que c’est un problème de respect. Si les gens comprenaient ça, il n’y aurait plus de problèmes de droit d’auteur. Bien sûr, l’aspect pécuniaire est présent lorsqu’il s’agit de vente en masse. Mais dans le cas d’un livre d’art, je crois que ce n’est pas ça le problème, parce qu’une œuvre est censée être unique. Ce ne sont pas les reproductions d’œuvres dans les livres, mais les œuvres elles-mêmes qui rémunèrent les artistes. Ce ne sont pas les petits montants du droit d’auteur qui peuvent changer leur vie quotidienne. Donc oui, pour moi, le droit d’auteur n’existe pas comme rémunération, mais en matière de respect.
C. L. : le respect du droit d’auteur a-t-il nécessité des efforts particuliers ?
S. C. : Je prendrais en exemple une autre anecdote. J’ai voulu mettre un groupe d’artistes dans Nouvelle Garde avec qui j’ai eu énormément de mal à rentrer en contact. J’ai d’abord été recommandée par un collectionneur auprès de la galerie, mais il n’y avait pas de suivi dans nos échanges, on m’a ensuite renvoyée vers une stagiaire qui n’a pas fait le travail. Puis, un autre grand collectionneur a essayé de me mettre en relation avec la directrice des relations publiques… ça a duré un an ! Voyant le temps passer, j’ai fini par laisser tomber. Mon éditeur m’a convaincue d’insister. Dernière tentative, j’ai envoyé un email sur l’adresse générale du groupe @info.com que tout le monde peut trouver sur internet… et là, surprise, on m’a répondu tout de suite. Hahaha. Dès fois c’est le truc le plus simple qui marche le mieux.
C. L. : Finalement tout est bien qui finit bien avec ce groupe ?
S. C. : Oui et non, la prise de contact était résolue, mais les négociations qui ont suivi n’ont pas été de tout repos. On voulait présenter plus particulièrement certains des artistes du groupe et on avait envisagé un certain nombre de photographies en fonction de chacun. Lorsque nous leur avons présenté le projet, une conversation-négociation a débuté. J’ai proposé un engagement de qualité et de faire leur promotion auprès d’institutions, de galeries, etc. Ils ont accepté, mais à condition de choisir nos illustrations dans les photos libres de droits qu’ils allaient nous envoyer et surtout sous condition qu’on ne mette que leurs artistes dans le livre, et donc… qu’on enlève tous les autres… Hahaha. Voyant leurs conditions et le fait que les photos libres de droits qu’ils nous avaient fournies étaient de basse qualité, il était tout à fait impossible de les inclure dans le livre. Nous avons donc été contraints de les en informer. Après quelques rebondissements supplémentaires, tout s’est résolu d’un coup : j’ai eu les photographies que je souhaitais et tous les papiers ont été signés dans les jours qui ont suivi. Ce que nous apprend cette anecdote, c’est que le droit d’auteur, finalement ce n’est pas du juridique, c’est surtout beaucoup de relationnel.
C. L. : Tu es aussi collectionneuse, est-ce que cela t’a aidé dans les négociations ?
S. C. : Pas vraiment. On pourrait croire qu’être collectionneur peut aider à ouvrir les portes parce que tu es un client potentiel ; mais a posteriori, je me rends compte que ce n’est pas là où j’étais une cliente potentielle que ça c’est le mieux passé.
Ce qui aide les négociations ce sont les enjeux des uns et des autres. Si par exemple tu fais un livre avec de mauvaises illustrations, qui ne respectent pas le travail de l’auteur, mais que la personne qui réalise le livre est connue et qu’il y a des partenaires importants, alors on est dans un rapport de force où les artistes ont quand même à y gagner, il y a donc fort à penser qu’ils ne diront rien. Mais au final, l’auteur du livre paiera le manque de qualité, car il y a de fortes chances que le livre ne se vende pas… Pour nous (mon éditeur et moi), le respect du travail des artistes était primordial autant d’un point de vue éthique, que d’un point de vue économique, c’est-à-dire que nous voulions faire un livre de qualité et nous voulions également rentrer dans nos frais.
J’ajouterai que plus le rapport de force est élevé moins il y a de liberté. L’expérience de Nouvelle Garde m’a apporté beaucoup de liberté pour réaliser Révélations. Quand tu respectes les artistes, tu peux faire plus de choses avec eux et le droit d’auteur n’est plus un handicap. La question du droit d’auteur n’arrive que quand ça se passe mal et qu’on a abusé d’eux.

1ère de couverture : Sophie Cavaliero, “Nouvelle Garde”, éd. Lézard Noir, 2011
Photo de couverture : Tenmyouya Hisashi, “Neo Thousand-Armed Kannon”, 2002
C. L. : Est-ce que tu as pensé à la question du droit d’auteur avant de contacter les artistes ?
S. C. : Oui, j’y ai pensé tout de suite. Je viens des Ressources Humaines où le droit à une part majoritaire. J’avais donc déjà été confrontée aux problèmes de droit de représentation pour les photos d’identité des salariés, pour les déclarations CNIL, etc. Ce n’est pas du droit d’auteur en tant que tel, c’est du respect à la vie privée et du droit à l’image… mais au fond, c’est la même chose.
Dès le départ, quand j’ai entamé le projet Nouvelle Garde, j’ai essayé de trouver un procédé qui fonctionne. Pour moi, les galeries étaient la solution. Je considérais qu’établir une relation de partenaire avec elles était une des clés du succès du livre. J’ai étudié le marché de l’art, donc j’étais consciente que ce droit était délégué aux galeries. Je me doutais qu’une fois que j’aurais une relation de partenaire avec elles, le problème du droit d’auteur serait à moitié résolu. J’ai cité précédemment quelques anecdotes qui illustrent les problèmes qui sont survenus, mais bien sûr tout n’a pas été comme ça… sinon ça aurait été un enfer… Hahaha.
Pour Révélations ça a été un peu différent, car il y avait très peu de galeries. J’ai donc dû traiter directement avec les photographes. Ça n’a pas été un problème, les photographes ont l’habitude et j’avais déjà l’expérience de Nouvelle Garde. Les papiers étaient en partie prêts j’avais déjà fait tout le processus et je savais comment les aborder, je leur ai dit explicitement qu’en raison du budget de production déjà important, je ne paierai pas de droit en argent, mais qu’en échange je m’engageais au niveau promotionnel à les faire connaître et à être un intermédiaire non rémunéré. Dans Nouvelle Garde, il avait Kawauchi Rinko, Sawada Tomoko et Ninagawa Mika, qui sont des références de la photographie japonaise, donc ils avaient confirmation de mon engagement de qualité et ils étaient rassurés. D’autre part, tu disais tout à l’heure qu’il y a peu de livres en français, c’est vrai que ça m’a aidé. Je crois qu’ils avaient vraiment envie qu’il y ait des livres en français qui parlent d’eux. Or j’étais une des premières à les voir pour ça.
C. L. : En dehors de cet avantage de la langue française, existe-t-il d’autres éléments qui ont joué en ta faveur pour obtenir l’accord des artistes ?
S. C. : Oui, bien sûr. Paradoxalement, ce qui m’a aussi beaucoup aidé c’est de ne pas être du milieu. Cela m’a désavantagée dans mon rapport avec les universitaires lorsque je leur ai demandé des textes, mais ça m’a aidé avec les artistes et galeristes qui m’ont plus perçue comme une cliente potentielle et comme quelqu’un de passionné, que comme une concurrente potentielle. Il est vrai que parfois certaines personnes prennent contact avec les artistes et les galeries dans le but de devenir agents d’artistes. Je n’ai jamais eu ce propos. J’ai toujours été claire. Ils ont vu que j’ai tenu mon engagement en les mettant ensuite en contact avec des musées, des institutions ou d’autres galeries, sans jamais demander de com. Je crois que c’est parce qu’ils avaient quelque chose à gagner et qu’ils ne se sentaient pas menacés, qu’ils ont accepté ce rapport au droit d’auteur.
C. L. : Dans tes livres il y a des photographies, mais aussi des textes de plusieurs auteurs. As-tu constaté des différences entre photos et textes ?
S. C. : Mes livres ce ne sont pas des livres de recherches, mais des livres d’amour. J’ai de la chance de ne pas être obligée de répondre à des codes esthétiques, intellectuels ou de recherche. Je suis libre de montrer ce que je veux, de donner mon opinion personnelle, tout en retraçant ce que veulent dire les artistes. Au fond la seule chose que je dois respecter, justement, c’est le droit d’auteur. Pour les photographes, je leur proposais ce que je souhaitais faire et ensuite on discutait. Pour les textes, j’en ai rédigé une partie et l’autre partie a été rédigée par plusieurs personnes (Valérie Douniaux, Thierry Decoster, Yuiko Hosoya, Michela Scotti et Charlène Veillon). Une des personnes qui a rédigé un texte pour le livre, m’a demandé le nombre de mots à rendre. Je lui ai donné un chiffre, mais je savais que si elle dépassait de 30 mots, ça ne serait pas grave. Je n’ai pas du tout retouché le texte, je l’ai laissé exprimer ce qu’elle voulait. Je pars du principe que si je demande à quelqu’un de faire quelque chose, alors je lui fais confiance. Bien sûr, j’ai eu la chance que mon éditeur partage mon avis. Je n’avais pas conscience de cette liberté auparavant, mais maintenant j’en ai conscience.
C. L. : Est-ce que tu as pensé à la publication numérique ?
S. C. : J’y ai pensé, mais je ne l’ai pas fait. J’aurais bien aimé que Révélations soit sur le site Shashasha Web, mais au niveau du droit d’auteur ça aurait sûrement été plus compliqué. Et je crois pour les livres beaux-arts, l’électronique ça ne fonctionne pas encore, il n’y a pas encore de marché. Néanmoins, je crois qu’à long terme le numérique va s’imposer. Il faudra simplement repenser le livre, son format et son contenu… Pour le prochain livre, nous réfléchirons à comment inclure le numérique dans le contrat.
Quoi que, indirectement, la question du numérique a récemment été posée pour Nouvelle Garde. Le site Ocula devrait bientôt utiliser les textes du livre. Ils m’ont demandé l’autorisation, que je leur ai donnée sous condition qu’ils citent la source. Pour les crédits photo, je leur ai demandé de voir directement avec les artistes.
C.L. : dans le cas de la photographie, existe-t-il une particularité, une difficulté supplémentaire ?
S. C. : La photo c’est un vrai sujet en matière de droit d’auteur. C’est souvent impossible de montrer l’unicité de la photographie, car les photographes travaillent souvent en série. L’idée de séquence est importante, il faut la respecter. Quand on reçoit les photographies sous format numérique, généralement il n’y a pas de mode d’emploi. Une photographie hors contexte, ça peut vouloir dire tellement de choses. J’ai tout vérifié avec eux : l’ordre, le séquençage, pleine page ou non. Pour témoigner de l’esprit sériel et respecter l’aspect visuel, j’ai tenu à n’avoir jamais plus d’un photographe par double page ; parfois, il a fallu faire plusieurs doubles pages pour montrer l’esprit sériel. Je pense par exemple à Suzuki Risaku : dans Révélations, j’avais un problème parce que je ne pouvais pas publier toute la série Kumano, mais ne montrer qu’une photo aurait été trahir son œuvre. Son travail est un cheminement. Il y a le début et la fin du parcours. Ça a compliqué la tâche. On en a beaucoup discuté. J’ai essayé de ne pas casser les séries en travaillant par doubles pages, mais je ne suis pas sûre qu’il soit totalement satisfait. Je crois que le droit d’auteur est aussi là et que pour la photographie c’est d’autant plus vrai qu’ailleurs. Le droit d’auteur est une relation très contemporaine avec l’artiste, car cet effet de publication autour des œuvres est contemporain. Aujourd’hui il n’y a plus d’excuses pour les erreurs commises lors de la reproduction de l’œuvre d’un artiste contemporain… je me souviens d’un livre dans lequel une œuvre de Mondrian avait été reproduite à l’envers. La peinture ressemblait à une œuvre abstraite, mais en retournant le livre on découvrait un cavalier. Il s’agissait sûrement une erreur d’édition. Bien sûr, cela aurait pu être un jeu de l’artiste, mais puisque cela n’était pas précisé, je penche plutôt pour la première explication ; et ce genre d’erreur aujourd’hui n’est plus excusable.

1ère de couverture : Sophie Cavaliero, “Révélations”, éd. Lézard noir, 2013
Photo de couverture : Goto Takafumi (Channel 67)
C. L. : Dernier point, la couverture de Révélations…
S. C. : Le cas de cette couverture est intéressant. Ça a été un grand sujet de discussion avec mon éditeur. C’est une photographie de Goto Takafumi, un photographe qui n’est pas dans le livre… c’est un peu bizarre, n’est-ce pas ? Hahaha. La personne représentée est Hamada Hideaki, un photographe qui, lui, est présent dans le livre. Mon éditeur est tombé amoureux de cette photographie. Il la trouvait parfaite pour Révélations. Elle est typique du Japon et c’est une image grand public. En plus cette photo est géniale, car c’est une photo dans une photo dans une photo. La personne photographiée est déguisée en appareil photo, elle tient un appareil photo dans sa main, de surcroît elle est figurée dans un endroit mythique d’un point de vue photographique.
Pour la réalisation de la couverture, il y a également une petite histoire. C’est un cas d’étude intéressant, car elle a posé les questions du droit d’auteur, du droit à l’image et de la commande qui ne se fait pas. Au départ, nous devions utiliser une photographie réalisée par Chanel 67 (le trio des Chanel 67 – Kiyoshimachine, Hamada Hideaki, et Nagano Toyokazu – est dans le livre). Je leur avais commandé une photographie spéciale. Mais mon éditeur est tombé amoureux de la photographie que nous avons finalement utilisée. Comme j’avais passé une commande pour une photo de couverture et que ça ne s’est pas fait, j’ai cassé le rapport de confiance… ça aurait pu très mal se terminer. J’ai voulu compenser ce changement et j’ai opté pour faire une spéciale dédicace à la fin du livre. J’espère qu’ils ont été satisfaits de cette option… j’avais oublié qu’il y avait eu toute cette histoire. Une fois de plus, ça démontre que pour que tout se passe bien, cela dépend des relations qu’on entretient avec les artistes.
Entretien de Sophie Cavaliero, mené par Cecile Laly le 20 octobre 2014 à Paris.
Pour citer cet entretien : Cecile Laly, “Entretien « Droit d’auteur » avec Sophie Cavaliero”, echo.hypotheses.org, 29/11/2014, 04/05/2015, https://echo.hypotheses.org/15
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Afin de définir la ligne éthique que nous allons suivre sur “Écho”, nous avons décidé de placer parmi les premières publications, une série de réflexions sur le droit d’auteur. Ce billet est un rappel de règles à suivre, que l’on fasse appel au bon sens ou à la loi. Elles sont facilement vérifiables sur d’autres sites (quelques références et liens en fin de billet). En effet, sans être juriste, se familiariser avec le droit d’auteur est important pour toute personne s’intéressant à la photographie (ainsi qu’à d’autres créations intellectuelles), d’autant plus lorsque cet intérêt se matérialise sur internet. Avec le développement des médias électroniques, les utilisations frauduleuses se sont multipliées ; il s’agit probablement « d’erreurs de débutants » et nous espérerons qu’avec une éducation au numérique, le respect des règles et surtout le bon sens reprendront le dessus.
Outre la définition de notre ligne éthique, ce billet servira également de base à une série d’entretiens qui seront menés auprès de personnes sélectionnées pour leurs expériences du droit d’auteur dans un espace franco-japonais. Nous espérons ainsi compiler un guide utile qui pourra servir de référence aux étudiants d’histoire de l’art, de culture visuelle, de communication et de toutes autres disciplines liées à l’image, ainsi qu’aux jeunes, professionnels ou amateurs, qui souhaitent ouvrir un blog ou envisagent de publier un livre.
Enfin, sachant que le droit diffère d’un pays à un autre et que le net ne connaît pas de frontières, avec cette série de publications nous espérons nourrir une réflexion sur les particularités de la démarche de notre plateforme, un espace de réflexion francophone dédié à la photographie japonaise ainsi qu’aux échanges culturels et artistiques franco-japonais.
Droit d’auteur
Le droit d’auteur qui protège les photographies (œuvres de l’esprit) est constitué d’un droit moral et d’un droit patrimonial.
- Le Droit moral est inaliénable, incessible et perpétuel, et il est constitué de quatre composantes : le droit au respect de la paternité (sauf demande contraire de l’auteur, son nom doit être indiqué sur toutes reproductions de son œuvre) ; le droit de divulgation (c’est l’auteur qui choisit si son œuvre est mise à disposition du public et le mode de divulgation) ; le droit au respect de l’œuvre (aucune suppression, modification, adjonction ne sont autorisées) ; le droit de repentir ou de retrait (un auteur peut théoriquement retirer son œuvre du marché)
- Le Droit patrimonial. Article L.123-1 du CPI : « L’auteur jouit, sa vie durant, du droit exclusif d’exploiter son œuvre sous quelque forme que ce soit et d’en tirer un profit pécuniaire. Au décès de l’auteur, ce droit persiste, au bénéfice de ses ayants droit, pendant les soixante-dix années qui suivent et jusqu’à la fin de l’année civile en cours. »
Cette période varie d’un pays à un autre. Dans le pays qui nous intéresse, à savoir le Japon, cette période n’est pas de soixante-dix ans, mais de cinquante ans.
Creative Commons (C.C.)
Les Creative Commons sont une organisation à but non lucratif qui a été créée en 2001 par le Pr Lawrence Lessig à l’école de droit de Standford pour labéliser tout type de documents n’étant pas une publication scientifique classique.
Lorsqu’un auteur délivre une licence Creative Commons, il s’entend avec ceux qui souhaiteront utiliser son œuvre dans un but non lucratif. Plusieurs licences sont proposées, c’est aux auteurs de les combiner en fonction de leur souhait. Ces licences renseignent :
- la signature de l’auteur initial,
- l’interdiction de tirer un profit commercial de l’œuvre sans autorisation de l’auteur,
- l’impossibilité d’intégrer tout ou partie dans une œuvre composite,
- l’obligation de rediffuser selon la même licence ou une licence similaire en cas de partage de l’œuvre.
Le site français des Creative Commons est très bien fait et facile à utiliser, je vous renvoie donc vers celui-ci pour en découvrir tous les aspects. De plus, nous vous informons que lorsque vous citez “Écho”, nous demandons à être identifiable et nous refusons qu’un tiers fasse commerce ou ne déforme notre contenu :
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Ces lois et licences s’appliquent à toutes œuvres de création. Néanmoins, force est de constater que si d’après les lois, les droits de l’auteur d’un texte et d’une image sont les mêmes, dans les faits, cela est parfois plus compliqué pour les images que pour les textes.[1]
Sites de références
Union des Photographes Professionnels : https://www.upp-auteurs.fr/profession_photographe.php?section=juridique
La quadrature : https://www.laquadrature.net/fr/elements-pour-la-reforme-du-droit-dauteur-et-des-politiques-culturelles-liees#partagenonmarchand
Domaine public : https://domaine-public.net/
Manifeste pour le domaine public : https://www.publicdomainmanifesto.org/french
Rapport Lescure : https://www.culturecommunication.gouv.fr/var/culture/storage/culture_mag/rapport_lescure/index.htm
Convention de Berne : https://www.wipo.int/treaties/fr/text.jsp?file_id=283699
Droit d’auteur et exception pédagogique : https://eduscol.education.fr/numerique/textes/reglementaires/aspects-juridiques/droit-auteur
Banques d’images : https://eduscol.education.fr/cdi/res/banques_dimages_lib
Creative Commons : https://creativecommons.fr
https://articles.clovisgauzy.fr/droits-auteur/les-secrets-credits-photos
[1] André Gunther, Permettre les usages publics des images
Pour citer cet article : Cecile Laly, “Droit d’auteur”, echo.hypotheses.org, 29/11/2014, 04/05/2015, https://echo.hypotheses.org/35








































