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Procédons à une petite archéologie du syntagme de « travail intellectuel ». L’expression n’est pas inconnue avant la Révolution, même si les occurrences en sont très rares. Le Journal du palais de Provence, ou recueil des arrêts rendus […] par le parlement et la cour des aides de cette province pour l’année 1780 rapporte une affaire concernant le sieur Isnardon, un ancien emballeur qui a fait son apprentissage chez un marchand drapier. La communauté des marchands veut lui interdire l’exercice de la marchandise en raison de son ancienne activité, qui déshonorerait la profession. L’arrêt considère cette interdiction comme abusive. En effet, « dans la profession de marchand… on ne crée rien ». Le « travail manuel » consiste à savoir mesurer une pièce de tissu, alors que le « travail intellectuel » se résume « à acheter de la marchandise à un prix modique et à la vendre à un prix plus considérable ». La profession de marchand drapier ne peut se comparer avec les arts de sculpteur, graveur, ciseleur, horloger, orfèvre et autres, dans lesquels « la main exercée par un travail long et suivi, exprime par un travail visible les connaissances acquises ». L’expression de « travail intellectuel », employée avec un brin d’ironie à propos des marchands, ne désigne donc pas ce qui travaille chez l’intellectuel, mais la partie spéculative incorporée dans les activités manuelles, l’intelligence de la main guidée, chez l’artiste, par les connaissances acquises. Il se distingue du « travail de l’esprit », qui est la seule manière de désigner, alors, ce qui fatigue les intellectuels.
Lorsque le syntagme commence à prendre corps, dans les années 1830 (comme le montre le graphique Ngram Viewer ci-dessous), il désigne encore, comme précédemment, la partie non manuelle des activités qui ont à voir avec la matérialité, mais aussi de manière générique et assez nouvelle, les catégories qui ne travaillent pas avec leurs mains (les avocats, médecins, professeurs, artistes, poètes). Ce double sens se retrouve dans la pensée de Marx. Marx développe une approche anthropologique du travail, en définissant le travail comme l’essence de l’homme, comme l’activité par laquelle l’homme se distingue de l’animal[1]. Le travail participe à l’accomplissement de soi et à la civilisation du monde, en tout cas dans son horizon rêvé, utopique. Dans le même temps, la critique marxienne du capitalisme insiste sur la désintellectualisation du travail manuel qui accompagne les rapports de domination dans le travail : les machines de l’âge industriel sont produites par un savoir technologique qui est devenu largement inaccessible aux ouvriers. La division du travail intellectuel et du travail manuel typique de l’âge industriel est à la fois une dissociation du geste travaillé, et une catégorisation des travailleurs.

Ce double sens se maintient dans la seconde moitié du xixe siècle, où il est renforcé par de nouvelles dynamiques scientifiques et sociales. On peut en souligner deux, qui correspondent aux deux pics sur le graphique, vers 1900 et vers 1920. En premier lieu, le tournant du siècle est marqué par le développement des sciences du travail, avec un déplacement de l’intérêt des chercheurs, du travail musculaire vers le travail intellectuel. C’est l’objet de la psychophysiologie de l’intelligence, stimulée par les travaux d’Alfred Binet, le fondateur de l’Année psychologique. Binet cherche à savoir comment et dans quelle mesure le travail intellectuel (par exemple une activité soutenue de calcul mental) modifie les facultés psychiques et physiques de l’individu (mémoire à court terme, pouls, respiration, température, urine, etc.). Que se passe-t-il quand on réfléchit ? Les applications de ces recherches sont très pratiques, en particulier sur le terrain de l’école : quelle quantité de pain donner aux enfants à la cantine pour maintenir leur travail intellectuel, comment traiter le problème de la fatigue et du surmenage intellectuel ?[2] Ces travaux s’accompagnent d’une approche normative du travail intellectuel, qui pourrait être favorisé par une bonne méthode et un mobilier adapté.
Dans le même temps, les professions intellectuelles continuent à se structurer (en particulier les universitaires, dans les dernières décennies du xixe siècle[3]) et à s’organiser, y compris par la voie syndicale, ce qui fait émerger le syntagme de « travailleur intellectuel ». Gisèle Sapiro et Boris Gobille montrent comment les transformations des conditions d’exercice du métier d’écrivain dans les dernières décennies du xixe siècle, avec le développement du capitalisme d’édition et les luttes pour les droits sociaux, ont conduit à faire émerger une conception de l’activité littéraire comme « travail » et de l’écrivain comme « travailleur intellectuel », en opposition à une conception de l’auteur comme propriétaire de son œuvre, née dans la seconde moitié du xviiie siècle et prédominante au xixe siècle. La Confédération des travailleurs intellectuels est fondée en 1920. Dans les années 1930 sont envisagés des programmes de construction d’appartements pour travailleurs intellectuels, sur le modèle des appartements à loyers modérés, qui seraient meublés de manière appropriée, avec des bibliothèques, des étagères, des cartonniers. Le projet déposé par Jean Zay en août 1936 pour réformer la propriété intellectuelle, incarne cette conception de l’auteur comme travailleur intellectuel. Selon les termes du préambule au projet de loi, « l’auteur ne doit plus désormais être considéré comme un propriétaire, mais bien comme un travailleur, auquel la société reconnaît des modalités de rémunération exceptionnelles en raison de la qualité spéciale des créations issues de son labeur ». Les oppositions sont fortes – la Société des gens de lettres crie à la « soviétisation des esprits » – et en définitive, l’emportent sur l’esprit du texte initial[4].
[1] Emmanuel Renault, « Comment Marx se réfère-t-il au travail et à la domination », Actuel Marx, 2011/1, n° 49, p. 15-31.
[2] Marco Saraceno, De la mesure du corps à la politique des corps : une histoire des sciences du travail (1880-1920), thèse sous la direction de François Vatin et Claudio Pogliano, Par-Ousest Nanterre La Défense et Université de Pise, 2013.
[3] Christophe Charle, La République des universitaires, 1870-1940, Paris, Le Seuil, 1994.
[4] Gisèle Sapiro, Boris Gobille, « Propriétaires ou travailleurs intellectuels ? Les écrivains français en quête d’un statut », Le Mouvement social, 2006/1, n° 214, p. 113-139.
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Séminaire du groupe La construction des savoirs sociaux, Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, salle 1, vendredi 5 avril 2019, 9h30-12h
Depuis une vingtaine d’années – et surtout depuis la publication des Lieux de savoir dirigés par Christian Jacob – tout un ensemble de recherches s’intéressent à la matérialité des pratiques savantes : aux gestes du corps et de la main, aux outils de papier, aux espaces investis. Il s’agit de considérer ce que Jean-Claude Perrot a appelé « l’histoire matérielle de l’abstraction », d’examiner « comment les savants travaillent », selon l’expression de Françoise Waquet[1]. Cet accent mis sur la dimension corporelle et concrète des activités de recherche et d’écriture a rendu assez naturelle, comme coulant de source, l’utilisation du syntagme de « travail intellectuel ». À partir du moment où l’on considère que l’activité savante n’est pas un processus immatériel, mais « un ensemble de pratiques que l’on peut découper en gestes distincts[2] », inscrites dans un temps quotidien, un cadre matériel et un ensemble d’interactions sociales, il paraît assez naturel de considérer que les savants travaillent.
Ce faisant, il n’est pas exclu que nous commettions un anachronisme ou, pour reprendre l’expression de Dominique Méda, une « illusion rétrospective », qui nous fait envisager ces activités savantes sous l’angle de la définition actuelle, assez extensive, du travail, entendu comme toute activité qui combine un certain effort et une dimension productive ou créatrice[3]. Il n’est pas non plus exclu que la résurgence récente de l’idée que les intellectuels travaillent, dans les titres d’ouvrage ou dans les dossiers de revues[4], comporte une dimension politique implicite. Comme le souligne encore Dominique Méda, « tout se passe comme si la reconnaissance de la valeur d’une activité nécessitait aujourd’hui qu’on puisse la dénommer travail […] Comment mettre en évidence que des activités sont essentielles à la société ? En les désignant comme du travail, et en les faisant ainsi accéder au statut d’activités utiles à la collectivité ». L’auteur évoque ici les tâches accomplies dans le cadre domestique, que certains voudraient reconnaître comme du travail, mais le propos pourrait s’appliquer à d’autres activités, socialement mal comprises ou peu compréhensibles, comme la réflexion intellectuelle.
Pour autant, parler du « travail intellectuel » n’est pas (ou pas simplement) une facilité de langage. Si le syntagme vient naturellement sous la plume, si « ça nous parle », c’est qu’il existe une longue tradition de réflexion sur le « travail intellectuel ». Le syntagme n’apparaît que dans les dernières années du xviiie siècle, mais il résulte évidemment de processus plus longs, qui touchent à la fois à la manière dont les sociétés pensent le travail (le définissent, le circonscrivent, lui confèrent dignité et valeur) et à la manière dont les mondes lettrés considèrent leurs propres activités et se représentent leur place dans la société. Quels sont les termes utilisés pour décrire cet ensemble de gestes consistant à lire, réfléchir et écrire ? Lorsque le mot « travail » survient, plutôt qu’« occupations » par exemple, à quel champ lexical est-il rattaché ? Inversement, la réflexion sur le travail, sur sa justification, sa mesure, son utilité, la qualification de ses produits, le type de rapports sociaux qu’il engendre, inclut-il les activités intellectuelles ? Enfin, quelle réflexivité s’installe-t-elle entre ces deux objets : réfléchir sur le travail amène-t-il à considérer la pensée comme un travail ?
Si l’on inscrit cette réflexion dans la longue durée, le hiatus apparaît d’abord profond. À l’époque grecque, l’activité intellectuelle relève des activités libres, soustraites à la nécessité, ayant en elle-même sa propre fin, et donc radicalement différente des autres activités qui impliquent, à des degrés divers, un contact avec les éléments matériels et un plus ou moins grand degré de dépendance par rapport aux autres hommes. Les Romains reprennent des Grecs la grande opposition entre l’otium, qui désigne le loisir studieux, et le negotium, qui renvoie aux actions pénibles, liées aux besoins terrestres. À l’inverse, à partir des années 1830, le syntagme de « travail intellectuel » se fixe et se répand, en acquérant une certaine polysémie : le travail intellectuel désigne alors à la fois les catégories sociales qui travaillent avec leur tête, la partie réflexive du travail de l’ouvrier manuel et l’effort mental associé à certaines opérations du cerveau.
Si nous avons retenu la période médiévale et moderne pour cette séance de séminaire, c’est qu’elle nous apparaissait donc comme un moment charnière entre l’impossibilité de penser l’activité comme un travail, d’une part, et la reconnaissance du travail intellectuel au xixe siècle. La réflexion suppose de mobiliser, tant l’histoire des milieux savants (qui nous est familière) que l’histoire du travail (qui nous l’est moins). Comme l’avait proposé Dinah Ribard, il s’agit de « trouver des voies pour une histoire du travail intellectuel qui ait affaire au travail et à son histoire[5] ». Cette séance assume un caractère exploratoire. Dans ces questions, les pistes sont multiples et les risques de s’égarer en route aussi, mais l’idée est de mettre en évidence un certain nombre de fils que l’on pourra tirer ensuite.
[1] Françoise Waquet, L’ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent, Paris, CNRS, 2015.
[2] Christian Jacob, Les Lieux de savoir. Volume II. Les mains de l’intellect, Paris, Albin Michel, 2010, p. 15-16.
[3] Dominique Méda, Le travail, Paris, Que sais-je ?, 2015, p. 3-6.
[4] Outre l’ouvrage de Françoise Waquet, voir Christophe Prochasson, « Les arcanes du travail intellectuel », introduction au dossier « Travail intellectuel et activité créatrice », Mil Neuf Cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2018/1, n° 36, p. 7-13.
[5] Dinah Ribard, « Le travail intellectuel : travail et philosophie, xviie-xixe siècle », Annales. Histoire, sciences sociales, 2010/3, 65e année, p. 715-742.
]]>Cette question peut être interrogée à partir des traités juridiques, mais elle se pose surtout dans les moments où les conventions tacites se déboitent, où une violence tolérable aux yeux des uns apparaît intolérable aux yeux des autres : un enfant se plaint, des parents protestent, les autorités locales s’émeuvent, la hiérarchie scolaire s’inquiète, les instances judiciaires sont saisies. Les sources sont donc potentiellement nombreuses : correspondances entre parents et directeurs d’établissements, entre ces derniers et les enseignants, dossiers administratifs du ministère de l’Instruction publique pour le XIXe siècle, dossiers judiciaires.
Maître dans sa classe comme le roi dans ses États
Chez les juristes de l’époque moderne, le droit de correction du maître sur ses élèves est défini par analogie avec celui du roi dans ses États, ou avec celui du père de famille sur ses enfants. Ici, comme ailleurs dans la société d’Ancien Régime, la famille fonctionne comme un modèle d’organisation et d’exercice du pouvoir (Du Crest 2002).
Dans les Maximes générales du droit français (1614), à propos des universités et des collèges, le juriste Pierre de L’Hommeau affirme que « les recteurs, principaux et régents des collèges tiennent du roi la puissance et autorité qu’ils ont sur leurs disciples ». Dans ces corps privilégiés, l’autorité des professeurs sur leurs élèves trouve sa source dans celle du roi qui leur est déléguée. La figure du père n’apparaît que dans un second temps, par analogie et figure d’exemple :
La puissance que les recteurs, principaux et régents des collèges ont sur leurs écoliers est telle, que celle des pères sur leurs enfants, qui est une castigation et correction modérée, sans user de rigueur, ni cruauté […] Les maîtres de la jeunesse sont comme pères, et tout ainsi que les enfants doivent porter honneur et révérence à leurs pères […], de même les disciples comparés aux enfants doivent honneur et obéissance à leurs maîtres et précepteurs (L’Hommeau 1614, 54-55).
Dans le Traité des minorités (1735), l’avocat au parlement de Paris Jean Meslé assimile l’autorité du maître à celle d’un père in absentia. Il précise que « le maître qui instruit tient lieu de père, et a le droit de correction sur le disciple ; c’est pourquoi les coups dont le maître frappe le disciple, ne sont pas imputés à crime, étant réputés donnés non à dessein de faire mal, mais pour corriger […] pourvu qu’il n’y ait point d’excès » (Meslé 1735, 200)

La gravure liminaire d’un petit ouvrage célèbre de la littérature anti-jésuitique, les Mémoires historiques sur l’orbilianisme et les correcteurs des jésuites (1764), reprend l’idée de la puissance « royale » du maître dans sa classe : « Je suis plus maître dans ma classe / qu’un monarque dans ses États ». Malgré ses intentions critiques, l’auteur ne remet pas en question la nécessité d’une subordination totale des enfants à leur enseignant. La classe est, en elle-même, un petit royaume où l’autorité s’exerce d’une manière similaire et parallèle à celle du foyer familial. Le droit de regard des parents s’exerce, non en vertu d’un degré d’autorité supérieur sur leurs enfants, mais parce qu’eux-mêmes ne sont pas assujettis à la puissance du maître.
Comme les pères et les mères ne sont et ne doivent être aucunement soumis au maître de leurs enfants, il me paraît, que s’ils viennent à apprendre qu’on est dans l’habitude de les maltraiter sans raison dans les collèges ou écoles, il doit leur être permis d’en porter leurs plaintes, et d’espérer qu’elles seront écoutées.
Cette affirmation de l’autorité suprême du maître se retrouve dans d’autres contextes pédagogiques. Dans les petites écoles charitables qui dispensent un enseignement gratuit, les parents sont placés dans une situation d’obligés. À l’école des filles de Boussac, les religieuses obtiennent en 1757 des administrateurs de l’hôpital un règlement qui leur laisse toute latitude d’infliger des peines corporelles aux élèves (« soit pour le fouet, pour faire mettre à genoux, changer de places, et générallement pour quelques punitions qu’elles jugeront à propos »), et « si quelques uns des parans d’écollières se plaignent du gouvernement desdites sœurs dans leur classe », leurs filles en seront chassées. « S’il en était autrement, cela ne pourroit occasionner que du trouble et de la confusion, puisque, par ce moyen, la police de la classe dépendroit du caprice des parans, ce qui est contraire au bon ordre » (Autorde 1890, 369-371).
Les parents n’abdiquent pas pour autant toute forme de contrôle autour de la correction enfantine, de manière individuelle ou collective. Lorsque les maîtres sont embauchés par les communautés et rémunérés par les parents, ces derniers disposent d’un réel moyen de pression sur les agissements du maître. Dans l’école de Bagé-le-Château, dans l’Ain, les maîtres assurent au visiteur épiscopal que « les parents des élèves ne permettent pas qu’on châtie leurs enfants et que si cela arrivait, ils les retireraient tout de suite » (Cornet 1911, 66). Quelques contrats d’embauche incluent des dispositions à cet égard, comme dans le règlement pour le maître d’école de Monbrun, dans l’Aunis, en 1764, qui précise qu’« il les punira sans les frapper » (Imbert 1868). Il arrive que les communautés renvoient les régents coupables de mauvais traitements à l’égard des enfants, comme à Villeneuve-de-Rivière, dans le diocèse de Comminges, au XVIIIe siècle (Decap 1911, 301).
Les épisodes de rupture présentent ainsi un intérêt particulier. Les conflits entre les parents – souvent les mères – et les maîtres permettent de suivre les moyens et les arguments mis en œuvre, avec une gradation qui va des tentatives de conciliation aux plaintes auprès des autorités, voire de la justice[1]. Les archives du Vaucluse conservent, avec les papiers des Frères des écoles chrétiennes, une liasse de lettres relatives à des affaires d’enfants malmenés par des frères. Elles montrent les voies suivies par les parents et les solutions déployées pour résoudre les litiges. En 1759, le chanoine Philip, vicaire général d’Avignon, reçoit une femme accompagnée d’un « jeune enfent qui avoit sa tete empaquetée une joue extremement enflée et du sang sur ses epaules ». Elle apporte une attestation d’un maître chirurgien de la ville qui déclare avoir soigné l’enfant, dont l’oreille a été arrachée par le maître. En plus de sa démarche auprès des autorités ecclésiastiques, la mère s’apprête à aller se plaindre auprès des consuls. La démarche semble usuelle, car la lettre du vicaire fait état d’une autre visite récente, celle d’une femme qui « mamena son enfant qui etoit veritablement bien meurtri ». À Avignon, ces affaires se règlent le plus souvent par « de belles paroles » et le déplacement des coupables vers une autre école. À Rennes en 1769, une plainte de parents conduit bien à la perquisition d’un juge et d’un commissaire de police dans les écoles des Frères, qui met au jour un arsenal assez important de verges et de férules. Mais là encore, l’affaire est mise sous le tapis : une mention marginale du procès-verbal indique que « M. l’évéque de Rennes, M. leprestre […] et autres […] ont joliment etouffe cette affaire ils ont mandé Hervé pere de l’enfant pour se desister, ont intimide aussi les officiers de police ».
Tous ces cas rappellent évidemment les dossiers traités par les historiens du XIXe siècle : l’importance des démarches infrajudiciaires, les pressions qui s’excent pour étouffer les plaintes des parents, leur instrumentalisation à des fins politiques. On est malgré tout frappé par une différence fondamentale, celle de l’argumentaire employé pour légitimer – ou non – la correction professorale.
Le droit de correction par délégation paternelle
Au XIXe siècle émerge en effet une nouvelle rhétorique, celle d’un droit de correction fondé sur une « délégation paternelle ». En 1862, dans une affaire de violences éducatives, un frère des Écoles chrétiennes de Passy échappe aux sanctions pénales car « il n’est pas suffisamment établi que [la] correction [infligée à l’enfant] ait excédé les bornes de celle autorisée par la délégation d’autorité paternelle que les instituteurs reçoivent tacitement des parents qui leur confient les enfants » (Caron 1999, 158). L’idée que le pouvoir de l’instituteur n’est qu’une délégation de la puissance paternelle, que l’on voit ici bien installée, n’est pas nouvelle. Il est difficile d’en retracer la genèse, même si elle puise à l’évidence dans le pouvoir renforcé du père de famille depuis l’époque napoléonienne et sous le Second Empire. On en trouve une expression dans le règlement des lycées du 7 avril 1854, qui réaffirme la nécessité d’avoir le soutien des familles dans les questions disciplinaires. En effet, souligne le ministre Fortoul, « comme les maîtres de la jeunesse ne sont que les représentants des familles, il faut qu’ils s’appuient sur l’autorité paternelle, d’où émane la leur, et que l’enfant sache bien qu’il vit constamment, même au collège, sous l’œil de ses parents » (Caron 2005, 394).
L’idée d’une délégation de l’autorité paternelle à l’instituteur persiste dans la jurisprudence jusque dans la dernière décennie du XIXe siècle. Elle fonde l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 18 janvier 1889 qui juxtapose deux affaires : d’abord celle d’une institutrice qui a attaché une fillette à une chaise, les mains et les pieds liés, dont la cour juge que « en droit, le système de punition […] ne dépassait pas le principe de correction permis, dont la délégation lui a été faite par la mère de famille », ensuite celle d’une autre institutrice, qui avait arrosé l’élève en plus de l’avoir ligotée à sa chaise, et qui est condamnée pour voies de fait. Vingt ans plus tard, l’idée d’une délégation de l’autorité paternelle semble avoir disparu. Le 4 décembre 1908, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejette la poursuite pour violences légères sur un instituteur qui avait obligé un élève à essuyer de la main un excrément de poule qu’il avait lancé sur le tableau de la classe. L’arrêt n’évoque plus cette délégation, en considérant simplement « que cette mesure n’excédait pas les limites du droit de correction et de discipline qui appartient au maître envers l’élève ».
La politique d’inspiration libérale des républicains a donc, pour un temps, récupéré l’idée d’une délégation de l’autorité paternelle forgée, au plus tard, sous le Second Empire. Dans l’article « Autorité » du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson, E. Cuissart, inspecteur primaire à Paris, affirme nettement que « le pouvoir de l’instituteur sur ses élèves est une délégation de l’autorité paternelle. C’est là qu’il doit puiser sa principale force. Les familles, en se déchargeant sur l’instituteur ou l’institutrice du soin d’instruire et d’élever leurs enfants, remettent entre ses mains une partie de leur autorité. Autrement, le maître, la maîtresse, n’aurait pas le droit de se faire obéir » (Buisson 1882, t. I, vol. I, 146). En 1892, dans un ouvrage intitulé La responsabilité des instituteurs, Paul Beurdeley concède encore que « la jurisprudence et les auteurs sont d’accord pour reconnaître que le droit de correction dont les père et mère sont investis à l’égard de leurs enfants et qu’ils sont censés déléguer aux maîtres et instituteurs, permet à ceux-ci de leur infliger de légères punitions corporelles » (Beurdeley 1892, 11).
Alors que l’autorité du maître relève théoriquement de ce que Max Weber appelle l’« autorité constituée », à l’intérieur de la catégorie de la « domination légale », alors même qu’elle est consolidée au fil du siècle « par le respect d’une réglementation détaillée comme jamais auparavant et la soumission à une surveillance tracassière » (Chanet 2008, 109), pour autant, le fondement de cette autorité est défini comme une prérogative des familles, simplement déléguée au maître.
Le droit de correction pédagogique se glisse ainsi dans une zone grise, celle des pratiques théoriquement proscrites par les règlements scolaires, mais généralement acceptées parce que pratiquées usuellement par les familles, et tolérées par elles dans le cadre scolaire. Dans sa réponse à l’enquête du ministre Rouland de décembre 1860-février 1861, un instituteur du Calvados dresse un tableau très éloquent de cette situation impossible :
Lorsqu’un instituteur entre en fonction dans n’importe quelle commune rurale, un de ses premiers devoirs est de se mettre en rapport avec les parents d’élèves. Ces bons parents ils lui donnent droit pour ainsi dire de vie et de mort sur leurs enfants, lui recommandant de réprimer avec sévérité la plus légère infraction à la discipline et d’administrer une forte correction si la faute devenait plus grave […] L’instituteur accepte de grand cœur ce mandat de répression et se propose de le remplir. Les enfants viennent à l’école. Comme toujours ils se montrent indisciplinés. Le maître punit ; l’élève se fâche : il pleure, il menace, quelquefois il jure.
L’enfant est puni plus fortement, il se plaint à ses parents.
Les parents, ce fléau des écoles, sont convaincus du tort de l’instituteur ou du moins paraissent l’être […] Les mères de famille surtout déchaînent contre lui leur langue infernale […] Les enfants eux-mêmes sont le plus grand de ces obstacles qu’il rencontre. Fiers de leur insubordination et s’en faisant gloire, soutenus, ainsi qu’ils le déclarent hautement, par la maison paternelle, ils se sentent forts contre le maître […] Ils savent en outre – et c’est à leurs parents qu’ils sont redevables de cette utile connaissance, la seule que quelques-uns possèdent – ils savent, dis-je, que nous n’avons droit de les punir que jusqu’à un certain point, tandis qu’eux ont toute latitude pour faire le mal.
Cette contradiction imprègne profondément la pratique des instituteurs, et peut-être même celle des parents. En 1862, un frère des Écoles chrétiennes d’Arles argue que le père de famille de l’un de ses élèves, particulièrement indiscipliné, l’aurait autorisé à le corriger, ce que l’intéressé dément de manière véhémente auprès du ministère (Caron 1999, 161).
On formulera à ce propos trois remarques.
Ces éléments permettent d’abord d’interroger la thèse centrale de l’ouvrage de Jean-Claude Caron. Pour l’historien, « il semble que l’école soit restée un conservatoire de relations sociales périmées, ne prenant pas en compte l’évolution des mœurs », c’est-à-dire l’adoucissement des relations intra-familiales, le rejet des formes de violences extrêmes dans la société et l’évolution de la sensibilité à la violence exercée à l’égard des enfants (Caron 1999, 18). Les enfants en milieu scolaire (et particulièrement dans les internats de garçons) seraient soumis à un niveau de violence disciplinaire qu’ils ne connaissent plus chez eux.
S’il y a hiatus de fait, il correspond à un hiatus réglementaire inverse. Au sein de l’administration de l’Instruction publique au XIXe siècle, on observe un effort constant pour normaliser les corrections et en écarter progressivement les formes les plus dures (châtiments corporels, mais aussi mise au cachot), alors qu’il n’est pas question de priver les pères de famille du droit de châtier physiquement leurs jeunes enfants. En 1880, les Annales de la société nationale d’éducation posent au concours la question suivante : « Pourquoi, dans les écoles de quelques nations étrangères, les punitions corporelles n’ont-elles pas été supprimées, comme dans les écoles françaises ? ». Pour le lauréat du concours, un maître adjoint de l’École normale de Toulouse, Lalaurie, les châtiments corporels sont un danger pour l’enfant et pour la société toute entière, en ce qu’ils entraînent « la destruction de tout ce qui constitue le moi de l’enfant », favorisent l’insubordination, la dissimulation et la vengeance, dévalorisent l’enseignant aux yeux des enfants et dégoûtent les maîtres de leur métier. Le rapporteur du mémoire commente : « Sans s’écarter trop de son sujet, l’auteur eût pu cependant dire un mot de la famille, cette première école de l’enfance, et montrer si là il n’y avait pas lieu d’employer quelquefois avec modération les châtiments corporels, puisque, surtout chez les jeunes enfants, on ne peut s’adresser qu’à la sensibilité physique. À en juger par les idées de l’auteur, il est à croire qu’il eût banni les châtiments de la famille comme de l’école : dans ce cas, il n’eût pas reçu notre complète adhésion… » (Caron 1999, 87).
Dans ce cas, la question est peut-être moins celle du seuil de tolérance à la violence, abaissé pour l’école comme il l’a été dans les foyers, que celle d’une réticence grandissante à déléguer l’autorité paternelle exercée sur les enfants, y compris lorsqu’elle prend des formes comparables à celles qu’elle présente en famille. Quelles contradictions cache le discours apparemment complice du père déléguant au maître le droit de punir son enfant ? Comme le souligne Jean-Claude Caron, la famille, « délégatrice de ce pouvoir, mais détentrice en dernier ressort de l’autorité, se montre souvent ambiguë par rapport aux mesures disciplinaires prises » (Caron 1999, 20). Les hygiénistes du milieu du XIXe siècle, qui sont parmi les plus fervents abolitionnistes des châtiments corporels, soulignent ces contradictions : « même ceux qui brutalisent leurs enfants, ne pardonnent pas facilement aux maîtres les moindres voies de fait » (Dr Jacquey, Principes d’hygiène appliqués à l’éducation primaire et à la construction des écoles, 1845, cité dans Caron 1999, 84).
Comme le souligne Jean-Claude Caron, la judiciarisation croissante de ces affaires est un processus complexe, qui n’est jamais un face-à-face entre les parents et l’enseignant. Les pressions sont multiples et l’instrumentalisation de ces affaires est très forte dans la seconde moitié du XIXe siècle (elle se fait contre les congrégations enseignantes à l’époque de l’offensive laïque, aussi bien que contre les instituteurs « rouges »). De ce fait, la tolérance de l’appareil judiciaire en matière de violence punitive ne s’exerce pas de manière uniforme. Elle est implicitement modulée par un ensemble de critères incluant (notamment) le niveau social de la famille. Au XIXe siècle, les plaintes des milieux populaires sont plus susceptibles d’être rejetées, peut-être parce qu’on les imagine plus prompts à la violence sur leurs propres enfants, mais aussi parce que les magistrats ressentent plus vivement la nécessité de mater ces enfants avant qu’ils ne deviennent des adultes dangereux (Caron 1999, 164).
Il faut enfin s’interroger sur le rôle que jouent les enfants dans l’évolution de ce droit de correction scolaire et la représentation de sa légitimité. L’emprise de ce « droit de correction » réside en partie dans la reconnaissance et l’acceptation, par les enfants, de l’autorité du maître. A contrario, les révoltes des grands collégiens de l’Ancien Régime ou des lycéens du XIXe siècle sanctionnent souvent une correction jugée disproportionnée ou humiliante et ont contribué à faire évoluer la réglementation disciplinaire. Le rôle des plus jeunes élèves dans ce processus, que le témoignage de l’instituteur de 1861 décrit comme essentiel, mériterait donc d’être examiné de près.
Bibliographie
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Caron Jean-Claude, 1999, À l’école de la violence. Châtiments et sévices dans l’institution scolaire au XIXe siècle, Paris, Aubier (collection historique).
Caron Jean-Claude, 2001, « La sanction à l’école : pour une histoire des rapports de classe », Cahiers Alfred Binet. Éducation, psychologie et sciences de l’enfance, n° 668, dossier : La sanction. Approches plurielles, p. 11-19.
Caron, Jean-Claude, 2005, « Gouverner et sanctionner les jeunes élites. La grande enquête disciplinaire de 1853-1854 dans les lycées et ses conséquences », Bibliothèque historique de l’éducation, 28, p. 381-395.
Chanet Jean-François, « La férule et le galon. Réflexions sur l’autorité du premier degré en France des années 1830 à la guerre de 1914-1918 », Le Mouvement Social, 2008/3 (n° 224), p. 105-122.
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[1] À Marseille pendant la Révolution, le maître Lemonieu explique qu’il a reçu « la veuve Icard pour avoir fait mettre son fils âgé de huit ans à genoux pour la quatrième fois dans l’après-midi… [les mères] viennent composer avec moi et me dire de ne pas piquer leurs enfans » (Festa 1972, p. 19).
]]>Ces textes explicitent les finalités de la punition. D’un point de vue disciplinaire, la sanction doit être justifiée et proportionnelle à la faute, de façon à pouvoir être comprise, acceptée et utile à l’enfant. Mais la correction doit aussi favoriser et accélérer les apprentissages intellectuels : l’iconographie montre bien que l’exercice de la correction est avant tout pensé dans un rapport individuel entre le maître et l’élève, et associé au moment de l’interrogation de l’enfant[1].
Les travaux montrent enfin comment les formes punitives évoluent au cours des XVIIIe et XIXe siècles, dans le sens d’un désinvestissement du corps. Dès l’époque moderne, les pédagogues précisent qu’il faut éviter le contact du corps à corps (le soufflet, les coups à main nue), privilégier certains instruments (la férule, le martinet), en bannir d’autres (le bâton, le chapeau, tous les objets et usages socialement trop marqués). L’interdiction des châtiments corporels, qu’on trouve déjà dans des règlements locaux du XVIIe siècle, est affirmée en 1794 et renouvelée tout au long du XIXe siècle. Les « cachots » où l’on enfermait les lycéens sont fermés par Jules Ferry en 1883. Enfin, l’arrêté du 5 juillet 1890 constitue un tournant important en fixant les principes d’une discipline réparatrice plus que punitive, privilégiant la retenue du jeudi et du dimanche, ou le devoir extraordinaire[2].
Dans un second ensemble de travaux, la question de la punition est liée à une réflexion plus globale sur les formes de la violence sociale, et en particulier sur la violence à l’école. Elle est d’abord traitée par les historiens du XIXe siècle, à partir des travaux de Jean-Claude Caron (Caron 1999), puis dans une perspective transhistorique (un numéro spécial de la revue Histoire de l’éducation, dirigé par Jacques Verger, a été consacré à ce thème en 2008). Dans ce cadre, la correction est replacée dans une typologie des violences qui inclut aussi les violences illégitimes (des révoltes collégiennes aux sévices sexuels infligés par les enseignants) ; elle en constitue une des dimensions « légitimes » et « contrôlées » par l’institution. La problématique qui anime ces travaux est celle de la contradiction entre le propos que se donne l’école, qui est de civiliser et de discipliner les enfants, et le fait que l’école soit un lieu violent, où la violence résiste plus longtemps et à des degrés supérieurs à ce que l’on constate dans le reste de la société.
[1] Les mémoires d’Antoine Court, le célèbre pasteur, rapportent qu’après la mort de son père, sa mère conduisit son fils à l’école en « recommandant au régent de ne pas luy épargner le fouet, lors qu’il manquerait à son devoir ». Par peur de la punition, Court travaille sans relâche (Gugues 1885, p. 21).
[2] Les travaux d’Eirick Prairat, très inspirés par la pensée de Michel Foucault, proposent une typologie de ce que la punition fait au corps, selon quatre modalités : le corps châtié (la punition comme expiation, comme purification par la douleur infligée), le corps marqué (la punition comme signe humiliant ou stigmatisant), le corps dressé (par l’exercice réitéré, le pensum), le corps évincé (par la réclusion ou l’exclusion) (Prairat 2007).
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Le « droit de correction » du maître d’école est un attribut inscrit dans la longue durée. Un coup d’œil jeté sur l’iconographie de l’époque moderne et du XIXe siècle suffit pour s’en convaincre : le maître d’école, mais aussi la maîtresse, le précepteur ou le professeur de collège y apparaissent presque toujours munis d’une baguette, de verges, d’un martinet (manche en bois prolongé de lanières de cuir) ou d’une férule (instrument en bois dont la forme rappelle celle d’une grande cuillère), prêts à frapper sur les mains ou sur le derrière de l’écolier paresseux ou désobéissant. Le motif est bien installé dès la première moitié du XVIe siècle, chez Albrecht Dürer ou chez Pieter Brueghel d’Ancien, et on le retrouve sans relâche dans la peinture hollandaise du Siècle d’or.

Les représentations françaises n’échappent pas à la règle. Chez le graveur Abraham Bosse (1630), le maître interroge calmement les enfants dans la vaste et lumineuse salle d’école, verges à la main, tandis que la maîtresse des filles dessinée par Jean-Baptiste Greuze (vers 1765) serre rageusement son martinet. Dans la tendre atmosphère de l’école peinte par François Boucher, la petite maîtresse à l’air sévère a elle aussi ses verges, posées sur ses genoux, tandis que le précepteur peint par Michel-François Dandré-Bardon (1742) cache sa férule derrière son dos.
Le motif se poursuit au XIXe siècle, en perdant toutefois de sa systématicité et en s’enrichissant de variations, comme le banc des punis ou le bonnet d’âne qu’un élève facétieux tente de mettre sur la tête de son instituteur dans l’aquarelle de Nicolas Toussaint Charlet (1ère moitié du XIXe siècle). Mais on trouve désormais beaucoup plus de maîtres non instrumentés. Relativement moins fréquent dans l’iconographie, le motif du « maître Fouettard » reste toutefois très présent dans la littérature et les mémoires du XIXe siècle. Pour les contemporains de ces représentations, il y a, sinon un « droit de correction » du maître, du moins, à l’évidence, un « fait de correction » massif et largement invisible.
Encore aujourd’hui, les tribunaux admettent assez volontiers que les enseignants fassent valoir un « droit de correction », à la condition expresse qu’il serve à rétablir l’ordre dans la classe et qu’il s’exerce de manière inoffensive, en excluant toute violence physique inappropriée. Dans une décision souvent citée, le tribunal de police de Sarlat expose en 1997 que « le droit coutumier de correction manuelle des maîtres, assimilé à celui des parents, a depuis toujours été admis comme conforme aux usages approuvés par l’opinion publique, même si ses contours ont pu se modifier au fil de l’évolution des mœurs ». En réalité, non seulement l’évolution des mœurs et de l’opinion publique, mais aussi et surtout l’évolution du droit, ont aujourd’hui vidé ce « droit de correction » de tout fondement juridique, même coutumier. Selon le juriste Gaël Henaff, « loin d’être une coutume régulièrement constatée et consacrée par les tribunaux, le droit de correction [de l’enseignant] est moins un droit qu’une pratique tolérée » (Henaff 2010, p. 112).
Ces réflexions récentes invitent à aborder sous un angle neuf l’histoire de la punition scolaire. Son enjeu doit moins être d’écrire une histoire de la pédagogie noire, dans ses procédés et dans ses excès, mais de comprendre ce qui fonde la croyance dans le caractère légitime de la pratique punitive de l’enseignant. Quels sont les fondements juridiques, sociaux, symboliques, du « droit de correction » du maître d’école, puis de l’instituteur, du XVIIe siècle à la fin du XIXe siècle ? Quelles relations entretient-il avec le droit de correction parental, qui lui sert tantôt de modèle (le maître traitant ses élèves « en père de famille »), tantôt de légitimité originelle (c’est le maître « mercenaire des parents », selon l’expression de Marie Pape-Carpentier) ?
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