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Depuis le 30 octobre dernier, nous vivons un deuxième confinement. Le contexte général est un peu différent, et nous (éditeur-rices) sommes également dans des situations qui ne nous permettent pas d’accorder autant de temps à cette activité très stimulante qu’est l’édition, qu’au printemps dernier. C’est pourquoi nous n’avons pas souhaité relancer l’appel lancé en mars. Le carnet est donc pour l’instant gelé : il reste ouvert, sans être reconfiguré vers de nouvelles perspectives.
Vos propositions restent toutefois les bienvenues si vous souhaitez partager vos regards et expériences !
]]>J’ai ressenti le besoin d’écrire cet article après plusieurs semaines de « déconfinement ». De nombreux secteurs d’activité ont revu leurs façons de travailler pour permettre le retour d’une partie de leurs effectifs sur leur lieu de travail. Le Centre National de Recherche Scientifique (CNRS) a ainsi préconisé le retour étalé des personnels dans les structures de recherche, mettant l’accent sur la nécessité de favoriser la présence des contrats temporaires et notamment des doctorant·es.
Mener un travail de recherche en étant confiné·e a été difficile pour beaucoup, tant pour des questions d’accès aux ressources nécessaires pour avancer, que pour la manière dont nos relations professionnelles ont été affectées. Au-delà des avis personnels concernant le télétravail, les temps de discussions, formels et informels, font partie du contexte professionnel qui permet aux idées de se développer, et à la recherche d’avancer. La distance rend ces interactions infiniment moins fluides. Par exemple, les webinaires ne permettent pas la même qualité d’intervention que les rapports directs. Ces conférences virtuelles coupent les orateur·trices de leur audience. Elles ne donnent pas l’opportunité de se rencontrer à la fin de la séance et d’entamer une conversation sur des problématiques partagées. S’il semblait nécessaire que les universités ferment au temps fort de la crise, il apparaît maintenant essentiel que nos espaces de travail rouvrent pour limiter les dommages que la situation fait peser sur les chercheur·ses en début de carrière, dont les doctorant·es.
Ce constat a été celui du CNRS, qui a ainsi enjoint à la réouverture progressive des locaux de recherche, mais il n’a manifestement pas été celui de l’ensemble de l’Université Grenoble Alpes, à laquelle je suis rattachée. Bien sûr, la période est incertaine et les décisions difficiles à prendre. Je tiens néanmoins à exprimer ma déception et mon inquiétude face à un autre constat : l’unité à laquelle je suis associée reste fermée, alors que de nombreux laboratoires ont partiellement rouvert. Après plusieurs semaines de suspense et des Plans de Continuité d’Activité finalement annulés, l’ordre est tombé de maintenir fermé le Bâtiment Michel Dubois dans lequel se trouvent trois laboratoires de recherche. Ces laboratoires recouvrent un spectre de disciplines allant de la neuropsychologie aux sciences de l’éducation ; leurs équipes effectuent essentiellement des expérimentations sur l’humain et sont nécessairement perturbées par des restrictions d’activité. La restauration d’un environnement professionnel est cependant l’un des éléments essentiels à la reprise d’un travail déjà handicapé dans ses conditions d’expérimentation.
Ces derniers mois, chacun·e a réfléchi et mis en place des stratégies temporaires de télétravail. Ces solutions ne peuvent être considérées comme pérennes. Elles permettent une recherche au ralenti dont les contrats temporaires souffrent particulièrement. Or les agents temporaires ont d’autant plus besoin de mettre à profit leur temps passé dans chaque unité de recherche que la concurrence est rude pour les postes dans l’enseignement supérieur et la recherche.
Il est difficile d’accepter le maintien d’un confinement professionnel forcé prenant pour raisons des réglementations sanitaires à géométrie variable. De nombreux laboratoires associés aux sciences dites dures ont rouvert depuis plus d’un mois, et l’arbitraire qui pousse à garder fermer les SHS est pesant, alors même que les Sciences Humaines et Sociales (SHS) se sont avérées un outil d’analyse essentiel dans la gestion de la crise actuelle. Certaines universités considèrent cependant que ces recherches souffriront modestement d’un repli sur les domiciles individuels.
Cette conception est intrinsèquement liée à un autre stéréotype persistant étant que les SHS ne nécessitent pas beaucoup de financement pour fonctionner. Dans les faits, nous apprenons à nous débrouiller ainsi depuis le début de notre formation. En histoire ou en psychologie, les stages en laboratoire font rarement l’objet de gratifications comme dans d’autres domaines scientifiques. Les stagiaires gravitent autour des statutaires sans avoir réellement de places reconnues au sein des structures de recherche dans lequel ils·elles sont formé·es. L’initiation à la recherche sous forme d’Unités d’Enseignement (UE) est privilégiée par rapport aux stages avec gratification, affectant la reconnaissance et l’insertion professionnelle des étudiant·es.
En histoire ou en psychologie, il est commun que le déplacement aux archives, le recrutement de participant·es ou le matériel de travail soit assuré par des étudiant·es motivé·es. Les trajets effectués pour constituer le corpus d’archives nécessaires aux mémoires sont communément assurés par les étudiant·es ; le recrutement des participant·es aux expériences s’opère au gré des circonstances : les plus chanceux·ses sont intégré·es à des programmes de recherche prennant en charge le recrutement ou le financement du temps de participation des participant·es, les autres devront faire avec les moyens du bord quitte à induire des biais pour les analyses à conduire.
Rapportées à d’autres domaines, la situation est quasiment aussi absurde que de demander aux étudiant·es en biologie de profiter du fait qu’il y ait de nombreux rats dans les villes pour les mettre dans une cage et réaliser les expériences dont ils·elles ont besoin pour leurs recherches. La différence reste cependant que les biologistes se voient reconnaître la légitimité de demander les financements nécessaires à faire leur travail et peuvent obtenir les moyens pour le faire. Pour beaucoup, les chercheur·ses en SHS font de l’auto-censure en considérant que leurs recherches peuvent être assurées par leurs propres moyens. L’idée selon laquelle la recherche et l’enseignement sont tout à la fois une profession et une passion irrigue la conception de ce travail en France. Cette situation permet ainsi de justifier des dérives au cœur des inégalités universitaires : l’utilisation de ressources personnelles pour assurer sa recherche, les pratiques de travail bénévoles récurrentes chez certain·es doctorant·es en fin de contrat et le maintien de la fermeture d’espaces de travail nécessaires à une activité professionnelle saine. Ces problématiques sont particulièrement fortes en SHS. Cette distinction ressort confortée à la fin du confinement par un système à deux vitesses qui identifie les laboratoires dont l’activité recherche peut progressivement être redémarrée, et les autres.
La situation est compliquée et les mesures prises ne peuvent bien sûr pas satisfaire tout le monde. Je ne considère pas mon opinion comme exclusive aux SHS, ni même que ce que j’observe au sein de l’Université Grenoble-Alpes est une clé de lecture conforme à ce qui se passe dans l’ensemble des universités françaises. J’espère néanmoins que ce billet contribuera à illustrer un malaise qui existe chez certain·es travailleur·ses en SHS et que la gestion inégalitaire du déconfinement professionnel contribue à alimenter.
]]>Je suis étudiant en master d’études médiévales. J’effectue une recherche sur les modes de stockage agricole en région lyonnaise. En parallèle, je suis aussi cadre dans les finances publiques françaises. Ce double statut m’a conduit à trouver un équilibre entre profession et études, bien avant le confinement. Dans ce bref article, je vais tenter de démontrer le bénéfice que le confinement m’a apporté.
Les mesures de confinement ont stoppé mon activité professionnelle mais aussi mes études. Je pensais donc réduire le rythme de ma recherche, par manque d’accès aux différentes données disponibles sur place (archives, Service Régional d’Archéologie ou les bibliothèques universitaires). Vraisemblablement, les instances publiques n’étaient pas prêtes à poursuivre une recherche à distance. A mes yeux, il s’agit là d’une inéquation des administrations avec la modernité.
Paradoxalement, j’ai constaté, comme beaucoup, un regain pour l’intérêt général chez différents acteurs de notre milieu.
Dans un premier temps, M. Garcia, Directeur de l’Institut National de Recherche en Archéologie Préventive, a ouvert en accès libre l’ensemble des documents de l’INRAP à travers la plateforme Dolia.
Dans un second temps, j’ai été amené à rejoindre sur un réseau social le groupe « La Bibliothèque Solidaire du confinement #BiblioSolidaire ». Il s’agit d’échanges gratuits de documents dématérialisés (photos, scans ou PDF). J’ai pu ainsi bénéficier, en tant que demandeur ou offreur, d’ouvrages que je n’ai pas eu l’opportunité de consulter avant le confinement.
Enfin, pour les ouvrages restants, l’ouverture d’OpenEdition m’a permis de consulter et télécharger tout un ensemble d’ouvrages.
Etant habitué à la dématérialisation, j’ai mis à profit la situation. La réduction de mon besoin de déplacement, de mon temps de travail et l’accès à toutes ces données ont bouleversé positivement mon calendrier.
J’ai donc enrichi ma bibliographie par l’apport massif de PDF. En outre, l’ouverture de Dolia me permet de gagner un temps considérable dans mes travaux. La recherche de rapports de fouilles est souvent complexe, avec la multiplication des opérateurs (INRAP, HADES, collectivités territoriales, etc.). Dolia regroupe les rapports de fouilles de l’INRAP, le premier opérateur archéologique. Dans la cadre de ma recherche, j’ai pu consulter environ 60 % des rapports de fouilles nécessaires à mon étude. Or, je n’envisageais pas cette collecte avant l’hiver prochain. Mon organisation a ainsi été bouleversée. Mon calendrier a donc été revu, et j’ai pu étendre géographiquement mon aire d’étude.
Le regain d’intérêt pour le bien commun m’interroge toutefois. La question de l’ouverture des données est assez sensible en archéologie. En effet, les données archéologiques peuvent donner lieu à des pillages, des dégradations ou simplement des dévaluations foncières. Pour autant, à l’heure d’une décentralisation de plus en plus marquée, les notions de territoire et de patrimoine local se renforcent. L’hermétisme des données archéologiques peut donc être contesté afin de démontrer le riche passé d’une collectivité. Ce jeu d’équilibriste reste sensible et l’ouverture post 11 mai de ces données n’est que mirage.
L’ouverture de ces données et l’intérêt commun semblent déjà disparaître. Ainsi, l’INRAP et le site Dolia ne seront plus librement accessibles dès le 15 mai. Quid de la #Bibliosolidaire et d’OpenEdition.
]]>Ces deux semaines de pause ont permis de sortir la tête des aller-retour incessants entre l’homme et les machines, le corps et l’ordinateur. Jusqu’ici, je me suis plié docilement aux injonctions de « continuité » pédagogique, cette sorte de mantra magique destiné à conjurer la peur de perdre les élèves plus qu’autre chose, à les voir échapper à notre contrôle d’adulte, d’institution (voir le billet précédent). Mais après réflexion, j’estime qu’il s’agit là d’une forme de mascarade. On ne peut pas continuer à faire classe, sans avoir devant soi des élèves en chair et en os, sans avoir une classe, ou au moins un bout de classe. Alors je change mon fusil d’épaule. Bien entendu, on pourra toujours m’envoyer des performances orales pour préparer l’épreuve de Première qui reste maintenue (je gage qu’elle ne le sera plus dans quelques semaines, et que son maintien fait surtout office, ces derniers temps, de carotte pour continuer à faire avancer la bête…) Alors, dans ces conditions, et une fois prise la décision de s’affranchir d’une norme qui n’a même pas été dite, mais que nous avons tous (élèves, parents, professeurs) intériorisée (à savoir : rien n’est comme avant, mais surtout il faut absolument faire comme avant !), que pouvons-nous inventer qui soit adapté à la fois à la situation actuelle, et qui permette de ne pas faire comme si cette crise n’existait pas, comme si tout allait pouvoir recommencer exactement de la même manière qu’avant ?
Alors voici ce que j’ai proposé à mes élèves : construire collectivement, tous ensemble, un projet éditorial utopique. L’utopie, c’est le monde tel qu’on le rêve, tel qu’on l’imagine afin qu’il soit parfait, idéal. Dans les temps passés tant de grand auteurs ont exploré ce genre afin de nous faire entrevoir par l’imagination ce que la réalité nous cachait. Nous allons donc faire ce que j’ai appelé un « Journal utopique de déconfinement ». Pour l’instant, je n’ai fait que jeter une bouteille à la mer : j’ai envoyé un mail à tous les élèves dont je suis chargé cette année (au total plus de 120 jeune filles et jeunes gens, de seconde, première, terminale et même une classe d’étudiants en DNMADE – Diplôme National des Métiers de l’Animation et du Design d’Espace), et je leur ai proposé cette idée : rêver en Utopie du monde d’après le confinement.
Stratégie du « projet », exact inverse de la politique du « contrôle » à l’oeuvre dans les programmes, les pratiques d’évaluation des élèves au lycée ! Il s’agit pour le professeur d’ouvrir en quelque sorte une boite de Pandore, d’accepter de ne pas maîtriser ce qui en sortira. Proposer, guider, puis laisser faire ! Il me semble que c’est le sens initial du terme « pédagogue ». Voici la présentation du projet telle que je l’ai faite sur le « Padlet » que j’ai envoyé à tous les élèves : « Je propose un projet commun à tous les élèves que j’ai en charge, que je ne vois plus physiquement, et que je ne souhaite pas enfermer davantage dans un contrôle de type “scolaire”, puisque d’école en ce moment, précisément, il n’y a plus vraiment. Ce que nous perdons avec le confinement, le collectif de la classe, recréons-le dans ce projet virtuel : j’en appelle donc à votre force d’imagination et de création pour me proposer des articles sur tous les sujets susceptibles de nous faire ressortir meilleurs, plus optimistes, plus humains, plus ouverts, plus inventifs, afin que l’avenir se dessine autrement que dans les couleurs sombres du pessimisme et de la peur. Vous êtes musicien, poète, écrivain, artiste : partagez vos oeuvres ici ; vous avez des idées, des opinions, dites-le nous ; vous aimez tel musicien, tel film, tel jeu video, montrez-nous, dites-nous pourquoi ; vous avez des utopies pour l’avenir, racontez-nous ; vous vous posez des questions, partagez-les, demandez des réactions… Et construisons ensemble un “journal utopique du déconfinement” !
Ce que j’attends, en réalité, c’est un désir commun de quelque chose, la prise de conscience qu’il est essentiel de collaborer, de travailler ensemble, et non pas de rester toujours la cheville ouvrière individuelle d’un appareil de production qui nous dépasse et nous écrase. Pour l’instant, j’ai reçu deux ou trois réponses : un retour de mail d’un parent qui trouve que l’idée est bonne, deux élèves qui m’ont posé des questions sur ce qu’ils avaient le droit de faire : peut-on faire une dystopie ? A-t-on le droit de travailler à plusieurs : deux questions qui paraissent anodines, mais où s’exprime une fois de plus leurs angoisses de mal faire, et les normes inconsciemment intériorisées : pas en groupe, et où sont les interdits. Si je dis « l’initiative doit venir de vous », et « faites comme vous voulez », alors rapidement ils se sentent perdus !
Autre retour arrivé aujourd’hui : un élève en difficulté avec l’institution, faisant partie de ceux qui ne sont pas très réactifs depuis le début de l’enseignement à distance. Il voudrait proposer un article avec des liens vidéos sur le Beatmaking : excellente idée, et qui témoigne à mon sens, du plus grand manque du système éducatif actuelle en France. La pratique d’une expression artistique, et la réflexion autour de cette pratique, la culture des formes d’expression artistiques. Je ne sais pas, à vrai dire, ce qu’il adviendra de ma proposition : j’ai peur d’une dilution dans le temps, peur aussi que bon nombre d’élèves se dispensent de participer et d’apporter leur pierre à cet édifice, mais j’ai aussi l’espoir d’y voir fleurir, au gré des idées qui leur viendront, des prises de risque, de la créativité, des idées pour le monde futur qui sortira de cette crise. Nous verrons…
]]>Tout le monde l’aura entendu, les épreuves du bac 2020 en terminale sont toutes remplacées par une attribution du bac au contrôle continu. Mais depuis une petite quinzaine de jours, j’essaie d’entraîner mes élèves à l’épreuve orale du baccalauréat de Français en Première, la seule maintenue par notre ministre. Pourquoi a-t-il maintenu cette seule épreuve ? Et que faisons-nous désormais, dans le cadre de la pédagogie à distance, pour préparer les élèves à cette épreuve ?
A quoi ressemble le travail ? Il y a des choses que nous ne faisons plus, et d’autres que nous faisons plus. Ce que nous ne faisons plus, c’est la pédagogie ; ce que nous faisons plus, c’est le contrôle. Ce que nous ne faisons plus, c’est discuter ensemble de la signification et des enjeux des textes. Nous ne confrontons plus nos interprétations, nos hypothèses : qu’est-ce qui fait de ce texte en prose de Julien Gracq un texte poétique, alors qu’il n’y a pas de strophe, pas de rimes, qu’il y a très peu d’images ? Par quels moyens Mme de Lafayette montre-t-elle le dilemme tragique dans lequel se trouve plongée la Princesse de Clèves quand elle doit répondre aux avances du duc de Nemours ? Et à ce moment-là, j’intervenais pour demander à unetelle de ne plus parler à sa voisine (mais ce bavardage au fond, constituait l’apport collatéral essentiel du cours : elle parlait à son voisin de ce qu’elle aurait fait à la place de la Princesse de Clèves ; ou alors, comme souvent, elle s’étonnait de son refus de céder aux avances de Nemours, qu’elle aimait, et qu’elle était devenue libre d’épouser aux yeux de la société…) Bref, on faisait de la littérature, et à travers l’étude des textes, on apprenait la vie. Le « contrôle », l’évaluation, le devoir surveillé, n’étaient que le prolongement naturel de la pédagogie, destinés à vérifier que les connaissances et les compétences étaient comprises, acquises. Cela fait pourtant des années que je m’insurge souvent en classe contre cette façon de ne voir les travaux menés, que comme des prolégomènes, des galops d’essai destinés à préparer le sacro-saint « contrôle ». J’emploie à dessein le mot favori des élèves, celui dont ils usent au quotidien. Ils me semblaient qu’ils avaient accepté, inconsciemment, de renverser la logique du métier : au lieu de travailler pour le plaisir d’apprendre, d’échanger avec les autres, de se confronter aux textes, aux auteurs et au sens parfois difficile à cerner, ils paraissaient attendre de plus en plus qu’on les prépare le mieux possible au contrôle, car finalement, l’école devient de plus en plus cette usine à produire des notes, des moyennes, des résultats, des valeurs, des mentions au bac, plutôt que du savoir, du savoir-être, des éblouissements esthétiques. C’était ma croix quotidienne, si on veut bien prendre les choses un peu au tragique.
Qu’en est-il avec la pédagogie à distance ? Qu’en est-il désormais du « contrôle » ? Ce qui frappe c’est à la fois la démultiplication du contrôle, et en même temps, la perte du contrôle : on ne doit plus noter les élèves, ou alors seulement en affectant les notes d’un coefficient « zéro », pour que les notes ne pèsent pas de manière injuste dans le classement des élèves, puisque les conditions d’équité ne sont pas respectées, chacun étant enfermé chez lui avec ses propres contraintes, la promiscuité, l’ambiance familiale, l’absence d’équipement informatique, le réseau insuffisant… Les parents découvrent la supervision du travail de leurs enfants, et font cette supervision dans l’esprit d’un « contrôle » intériorisé, et non d’un accompagnement des apprentissages, ce que doit être (et l’étymologie du mot nous le rappelle) la pédagogie. Combien ai-je reçu de mails de parents, effrayés de constater que leur enfant ne rendait pas les devoirs donnés, ou bien croulant sous le nombre des travaux à faire, mais ne posant pourtant jamais de question sur les contenus, sur les textes, sur les problèmes concrets abordés : il s’agissait toujours de s’inquiéter du nombre, de la quantité de page ou de lignes à produire, de la date de restitution. Il s’agissait de contrôler l’activité des enfants, de s’assurer que la tâche était accomplie. L’était-elle bien, la production était-elle riche, pertinente ? Je ne suis pas certain que ces questions furent posées. Ceci m’amène à penser que le contrôle, comme aurait dit Michel Foucault, parlant de « société du contrôle », est en effet complètement entré dans les mœurs : il façonne désormais la société au dépens de la pédagogie, au dépens de la saveur des apprentissages, de la joie à découvrir de nouveaux contenus, textes, œuvres, savoirs, théorèmes, pays, langues…
Et voici peut-être pour quelle raison profonde la nouvelle épreuve de Français du bac Blanquer ne doit pas être annulée : ce nouveau bac, il est très directif, il a mis les activités de préparation en classe de Première sous « contrôle » : les œuvres sont imposées dans une liste, les problématiques, pour chaque objet d’étude, sont imposées (si on étudie les Fleurs du Mal de Baudelaire, il faut envisager comment de « la boue », le poète « fait de l’or »), on a ajouté dans le temps imparti de l’épreuve orale une question de grammaire (mettant ainsi en plus du reste, un nouvel objet de « contrôle » en place, de nouveaux items à étudier de façon impérative, afin que les élèves soient prêts pour le contrôle final qu’est l’épreuve), et mis l’accent sur une nouvelle compétence : la lecture expressive. Tout est sous contrôle. Et on doit pouvoir tout évaluer avec une précision diabolique, arithmétique, statistique, infaillible.
Or, que faisons-nous désormais ? Nous échangeons individuellement des fichiers mp3 des explications des textes : les élèves s’enregistrent, et me disent leur explication de tel passage du Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, et moi, je vérifie qu’il s’expriment bien, qu’il tiennent la durée qui leur est impartie, que leur lecture expressive fonctionne, que la question de grammaire est bien traitée : je « contrôle ». Je n’échange pas, je les guide plus, je contrôle.
Voilà pourquoi cette épreuve doit avoir lieu : c’est le nouveau bac, ce baccalauréat destiné à tout mettre sous contrôle : les profs, par les programmes imposés, les élèves par le stress des savoirs exigés, le minutage complet de l’épreuve… C’est le prototype d’une mort annoncée de la pédagogie au profit d’un formatage général par le contrôle. Pourtant, à la marge, et comme toujours ai-je envie de dire, nous inventons des espaces clandestins de reconquête pédagogique : parce que l’élève A m’a envoyé un mail pour me dire qu’il est passionné par la littérature mais qu’il ne sait pas bien pour quelle obscure raison, et que du coup je lui réponds en tâchant de le pousser vers ce continent de joie qu’est la lecture / parce que les débats de philo de mon collègue sur whatsapp sont devenus un rendez-vous incontournable où nous échangeons, de façon vivante, presque mieux qu’en cours réel, puisque ne sont là que les vrais motivés / parce que je peux, en écoutant les prestations orales de mes élèves, entendre leur voix individuelle, alors qu’en classe ils sont si souvent muets, éteints, faute des conditions possibles d’une écoute individualisée.
Partout où l’institution cherche à contrôler, elle crée les conditions de surgissement d’une insurrection de liberté. Mais cette histoire-là ne fait peut-être que commencer avec le nouveau monde qui vient, à partir du 11 mai ?
]]>Le confinement décrété en réponse à l’expansion de la pandémie virale du Covid-19 entraîne une certaine bifurcation dans les rapports de production. Une série d’entretiens conduits par le biais d’outils de vidéoconférences depuis le 16 mars[1] ainsi que les sources écrites en circulation montrent que les temporalités de la production évoluent très rapidement pour de nombreux salariés interviewés. Mais le niveau des rémunérations ne suit pas forcément. Deux formes de travail gratuit[2] voient le jour : l’une, liée à l’augmentation du temps de travail pour son emploi ; l’autre, liée à la non-reconnaissance d’un certain travail dans le cadre de l’emploi.
Variations du travail dans l’emploi
La signification du télétravail – concentré chez les cadres – est ambigüe à cet égard. Une partie des salariés expliquent raccourcir leur durée effective de travail par rapport à la durée formelle d’emploi payée : ils accomplissent en quatre ou cinq heures des tâches pour lesquelles ils demeurent d’ordinaire huit heures d’affilée en poste. Soit ils organisent différemment leur activité pour accroître leur efficacité, soit (ce qui n’est pas exclusif) ils profitent d’échapper à la supervision hiérarchique physique pour réduire les attentes ou le produit du travail, limitant la dépense d’énergie à salaire constant.
Mais une autre configuration émerge plus régulièrement : celle d’un accroissement du temps de travail nécessaire, pour un même salaire. Le télétravail se mue pour la plupart des enquêtés en hausse non-compensée de la durée d’activité. Les interruptions pour raison familiale (comme s’occuper des enfants, qui surgissent souvent au cours des entretiens à distance), l’obligation de se former à des outils numériques, l’introduction d’une série de temps morts ou l’inflation des durées de réunions en visioconférence les conduisent à dépasser leurs horaires quotidiens d’avant crise. La conjointe d’un technicien de maintenance, secrétaire dans un service de comptabilité, expliquait ainsi : « on peut compter au moins deux heures supplémentaires de travail par jour, car je dois installer des logiciels inconnus, me former toute seule, puis l’utiliser pour répondre au flux de mon employeur, ce qui me prend beaucoup plus de temps que d’utiliser mes outils habituels. Le télétravail, c’est 8 heures de travail faites en 10 heures ».
Exclusion du travail hors de l’emploi
Une toute autre forme d’extension du travail gratuit est illustrée par l’imposition implicite de nouvelles activités aux salariés, qui ne sont pas formellement exigées. On peut notamment penser à la délégation aux salariés eux-mêmes de leurs protections, parmi les ouvriers et les employés qui se rendent toujours dans leur établissement d’exercice. Les salariées, souvent des femmes, qui préparent ou fabriquent leurs masques ou leurs blouses de protection, en constitue un exemple frappant : le temps de travail payé n’évolue pas, mais le travail nécessaire, effectivement accompli, est en hausse, exercé en partie au domicile, ou confié aux proches, voire à des réseaux de solidarité.
Par ailleurs, les frontières entre télétravail et chômage partiel demeurent poreuses. Le ministère du travail a même annoncé qu’il vérifierait la conformité des demandes de chômage partiel, suspectant que certains employeurs demanderaient un remboursement des indemnités versées à leurs salariés… tout en exigeant de ces derniers qu’ils travaillent comme d’accoutumée. Les syndicats ont pu pointer des situations où les salariés sont renvoyés à domicile sans plus d’information, travaillent quelques jours en télétravail et n’apprennent qu’ultérieurement qu’ils étaient couverts par le statut de chômage partiel. Dans ce cadre, outre l’illégalisme, chaque heure de travail accomplie est grevée de 20 % du salaire nominal, par la décote de l’activité partielle.
A l’inverse, ce sont parfois les personnels qui prennent l’initiative de convertir leur chômage partiel en activité continue. C’est ce qu’indiquait un enquêté qui exerce une véritable chasse aux salariés indûment présents sur le lieu de travail, mus par un investissement que l’employeur tente lui-même de limiter.
En outre, pour de nombreux salariés, les temporalités se désarticulent, dans le sens où la durée écrase les rythmes et les horaires[3] : une fois confinés en télétravail, le labeur dominical, nocturne, ou discontinu ne donne plus lieu à compensation. L’espace joue contre le temps ; un même geste professionnel, accompli à des horaires extraordinaires, en devient normalisé par son assignation à domicile. « Je bosse la nuit, alors que je n’aurais jamais fait cela auparavant… ou si, mais en le facturant à mon employeur », expliquait un technicien informatique interviewé. Trois conclusions provisoires peuvent être tirées de ces exemples différents. D’abord, l’appartenance à une classe sociale et la position dans la division du travail déterminent largement les modalités d’exploitation en cours. Ensuite, le temps de travail des salariés enquêtés tend à s’accroître dans la période, avec des exceptions notables. En dernier lieu, l’éthique laborieuse et la centralité du travail surpassent dans certains cas les consignes publiques et les injonctions des employeurs, avec des salariés prêts à prendre des risques pour se rendre sur leur lieu de travail, sans pour autant y gagner monétairement. L’homo oeconomicus semble bien loin du quotidien des salariés.
[1] Avec les salariés d’une régie publique de l’eau, dans le cadre de mon postdoctorat. Depuis le déclenchement du confinement, nous conduisons les entretiens par le biais d’outils numériques de visioconférence. J’interroge également systématiquement la situation professionnelle de leurs proches adultes, la plupart du temps les conjoint.es. Je n’apporte pas beaucoup de précisions biographiques par souci d’anonymat, car je n’ai mené que 13 entretiens depuis le confinement avec les agents de la régie, dont une grande partie est connue de leurs supérieurs.
[2] Simonet M., Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, Éditions Textuel, 2018.
[3] Grossin W., Pour une science des temps. Introduction à l’écologie temporelle, Toulouse, Octarès éditions, 1996.
]]>Débats et petites polémiques dans le Landernau de la « pédagogie en mode distant ». Quand on les avait sous la main, les élèves, on les avait aussi « à sa main ». Quelque chose de l’ordre du pouvoir sur eux, qui s’effiloche, qui s’estompe. Dès lors, on s’agace de ces petits riens qui montrent comment les uns et les autres veulent tirer profit de la situation. Hier, un collègue au téléphone : un travail avait été donné à faire avant le confinement, le cours support était en possession des élèves. Le collègue considère donc comme normal de réclamer aux élèves qu’ils rendent, par mail, tous sans exception, leur travail à la maison à partir de ce sujet datant d’avant la grande quarantaine ! Et voilà que certains commencent à rechigner, à négocier, à revendiquer à distance : « Non, Monsieur, ce n’est pas juste, car cette note ne doit pas compter dans notre évaluation ; en effet, il a bien été dit que toute note donnée durant la période du confinement ne pourrait pas compter, rupture d’équité oblige ! » Ah, mais voilà, nous y sommes ! On commence à tomber les masques (ce n’est pourtant pas le moment, si j’en crois le retour en grâce de ces accessoires du théâtre / dispositifs médicaux de plus en plus nécessaires) !
De fait, voici ce que cela révèle, à mon sens. L’enseignement, c’est inconsciemment une affaire de pouvoir. Qu’ont compris ces élèves ? Une chose évidente : les notes que nous leur mettons tout au long de l’année de Terminale, pour ne parler que de ceux qui passent cet examen important, sont souvent assez basses, par rapport à celles que nous leur mettrons lors des épreuves de fin d’année : en effet, par le jeu conjugué d’une intériorisation de la « bienveillance » en « évaluation certificative 1», et des consignes officielles données lors des réunions d’harmonisation, il se produit chaque année en juin un phénomène de clémence généralisée : si pendant l’année, nous estimons être dans notre droit (c’est dans notre « pouvoir »?) en ayant des exigences d’excellence dans les travaux faits par les élèves, nous faisons preuve, au bac, d’une plus grande clémence dans l’évaluation. D’où la crainte légitime des élèves cette année : mais si on nous attribue le bac au contrôle continu, nous allons avoir plus de mal à l’obtenir, et en particulier à avoir une bonne mention. Et il faut l’avouer, le raisonnement se tient !
Allons plus loin : ne plus avoir les élèves devant soi, ne pas pouvoir leur postillonner au visage des consignes, des remarques, de l’aide (ne soyons pas trop négatif), c’est aussi perdre l’assise de pouvoir que nous avons sur eux. Et de fait, si l’élève se tourne vers la hiérarchie pédagogique et politique -allons jusque là- on lui donnera raison : le ministre a bien dit que les notes données pendant le confinement ne compteraient pas ! Pourtant, le raisonnement du collègue était tout à fait juste ! L’enseignant sans son masque d’autorité, n’est plus servi ni porté par son visage réel devant le visage réel de l’élève, et il perd de sa superbe, il perd même toute raison d’être (en tant que prof). Il faut relire Levinas : dans Ethique et infini, il pose l’idée que l’autre m’apparaît d’abord dans un « il y a » impersonnel. Et afin d’exister pour autrui autrement que dans cette relation impersonnelle, afin que la relation devienne éthique, il faut qu’autrui prenne une existence concrète. Cette existence concrète, selon lui, c’est le visage. D’où l’importance, pour un monde éthique, de se parler de visage à visage, et de préférence sans masque…2 De quoi réfléchir à l’actualité ! On l’avouera.
Maintenant, un effet rebond de notre raisonnement. Si la distance fait disparaître les visages, cela révèle également à quel point la classe est un jeu théâtral de masques : le masque d’autorité du prof, versus le masque de docilité (avec parfois bien entendu quelques réfractaires…) de l’élève. Le confinement fait tomber ces masques. Alors, c’est du Marivaux à l’envers. Chez lui, le masque sert toujours à dévoiler la Vérité. C’est le fameux paradoxe du « mentir vrai » : ses personnages se déguisent pour savoir qui est vraiment cette femme, cet homme, que je dois épouser (Le Jeu de l’Amour et du Hasard par exemple) ? Ainsi, le masque fait tomber les masques. Eh bien, hasardons, pour aujourd’hui, l’hypothèse étonnante que le confinement, dans la relation prof-élèves, fait fait lui aussi tomber les masques : le prof se trouve cruellement dépourvu de son masque d’autorité, l’élève se trouve soudainement allégé de son masque de docilité… on pourrait avoir peur. Ou pas !
Car oui, allons au bout du chemin : soulagés de leur masque collectif (j’avais pu montrer dans un billet précédent comment le « groupe » neutralise l’expression individuelle, par effet de timidité et de prise de parole compliquée par le nombre), les élèves redeviennent petit à petit des subjectivités individuelles, débarrassés de leur pesant rôle social au sein du groupe classe. Et dans un prochain billet, je reviendrai sur quelques dévoilements d’élèves, qui se sont produit depuis le début de cette aventure singulière : celui qui vous envoie un mail timide en vous disant qu’il trouve du mystère à la littérature, que ça l’intéresse vraiment, mais qu’il ne sait pas pourquoi ; qui demande si vous comprenez ce qu’il veut dire, et qui vous dit qu’il ne veut pas vous déranger. Cet autre qui vous écrit, de personne à personne, par mail, pour vous demander ce qu’on attend exactement de lui, qu’il est prêt à faire de gros efforts pour ne pas redoubler une nouvelle fois sa seconde… Et puis, comme promis, je reviendrai aussi sur cette idée d’un lâcher-prise pédagogique à trouver, car le système d’enseignement, de ce point de vue, en France, me paraît désespérément « raide » !
1L’évaluation « certificative » est celle pratiquée pour l’attribution d’un diplôme : elle sanctionne un cycle d’étude par une note. Elle se distingue par exemple de l’évaluation « formative » qui sert, durant les apprentissages, à permettre à l’élève d’apprendre des notions, ou de l’évaluation « sommative », qui termine une séquence pédagogique par la vérification des acquis du travail d’apprentissage.
2C’est une des idées qui ont inspiré la loi de 2004 interdisant le port du voile dans l’enceinte des établissements éducatifs, et plus généralement ce qui sous-tend la critique laïque contre les vêtements qui cachent entièrement le visage.
]]>Je suis architecte praticien et tout juste inscrit en première année de doctorat à l’ENSA de Grenoble, Université Grenoble Alpes. Cette période et ce texte m’offrent l’opportunité de préciser mes questions et mes hypothèses de travail qui interrogent les marges en contexte d’incertitudes. En effet, un cas d’étude grandeur nature se déroule sous mes yeux. J’observe les effets de cette « crise » sur les espaces et leurs usages. Mais si aujourd’hui, ce sont surtout les effets en chaîne du coronavirus qui sont inconnus et qui expliquent la paralysie de la moitié du monde, demain ce seront les effets du réchauffement climatique qu’il faudra remettre au cœur des préoccupations. Alors, pour ce texte je me suis interrogé sur nos espaces habités, des espaces fortement modifiés pendant cette période, de l’échelle de l’intime à l’échelle de l’espace public, et en quoi les marges et les marginalités se révèlent être des « espaces-ressources » sollicités.
En période de confinement, et face au contrôle exercé par le politique, les grandes métropoles semblent se vider. Globalement, les choix qui se sont imposés à nous sont soit un aller simple pour la « campagne », afin de bénéficier de grands espaces pour ceux qui ont ce privilège, soit un « repli » sur la sphère intime. Dans les deux cas, une prise de conscience s’opère quant à l’importance des espaces que nous habitons. La densité des grandes métropoles devenant synonyme de contagion, la forte proximité des habitants semblant favoriser la circulation du virus, que ce soit à Wuhan, New-York, Paris, Madrid ou Milan, l’espace ouvert ou extérieur, soit au sein même de notre logement soit par l’appropriation temporaire d’espaces, s’impose comme un refuge. Réaliserait-on l’importance d’un petit balcon, d’un auvent, d’une terrasse, d’un jardin ou de tout autre espace extérieur accessible, mais aussi de la rue, des parcs, des espaces de nature et des espaces publics en général ?
Vus depuis notre échelle, les pratiques et les usages se transforment. Puisque nous passons beaucoup plus de temps chez nous, la cellule de l’intime se trouve bouleversée. Cela évoque que nos intérieurs doivent pouvoir se configurer de façons multiples. C’est tout le travail de l’architecte Sophie Delhay1 qui part des qualités d’usages pour réinventer la cellule minimale de l’intime, qui démultipliée constitue le logement. Elle le démontre notamment par l’opération de 40 logements réalisés pour le Grand Dijon Habitat où chaque logement est imaginé pour être habitable suivant des usages partagés dans l’espace et/ou dans le temps : co-working, co-living, un ou deux séjours isolés, prolongement du séjour sur l’extérieur… De récits divers dans la presse aux témoignages de proches, nous modifions tous notre manière d’habiter. Certains changent le mobilier de place pour mieux travailler et s’isoler, quand d’autres recherchent l’extérieur. En effet, beaucoup semblent se tourner vers les cœurs d’îlots, quand bien même ceux-ci ne sont pas prévus pour être investis. Espaces à l’abri de tout contrôle, ils représentent un espace de liberté auquel chacun devrait pouvoir avoir accès. Initialement dédiés au rangement, à l’entrepôt des bicyclettes ou des ordures, ils sont investis et appropriés par les habitants qui n’hésitent pas à les transformer. Les toitures, des garages ou des locaux de rez-de-chaussée initialement non accessibles, sur lesquels donnent certains appartements du premier étage sont investis pour se transformer en prolongement du chez-soi, réelle terrasse pour de nombreux usages de la vie quotidienne.


Aussi, l’espace public, en tant qu’espace ouvert de grande échelle, revêt une tout autre dimension : il devient vital en période de crise. Il représente, en tout cas, l’unique « porte de sortie » pour les personnes qui ont de petits logements. Ils pallient alors, en partie, les inégalités. Mais pas seulement, sa grande dimension, sa végétalisation, sa capacité à accueillir le vivant et le non-vivant, à absorber les aléas, sanitaires aujourd’hui, climatiques demain, doit être interrogée. Quand on voit à quel point, le bouleversement des écosystèmes à l’échelle planétaire2 entre autres facteurs3 peut engendrer une telle crise sanitaire, on doit alors se questionner sur la capacité du projet de la puissance publique à respecter, accueillir et recréer des habitats pour tous les êtres vivants.
Aujourd’hui, sous l’effet des incertitudes sanitaires, ce sont les marges et les marginalités, qui se révèlent sous nos yeux. Si la marge renvoie à la marginalité, elle est aussi l’espace des imprévus, qu’ils soient climatiques, économiques, ou sanitaires… Elle est d’habitude non habitée, car dédiée originellement à l’absorption des dangers et des risques. Pierre Sansot évoque les « marginalités »4 face à une vie trop contrôlée. Les dispositifs de la société pesant sur les individus, et le centre n’étant plus investi, c’est la généralisation des pratiques marginales. Dans un contexte où les espaces publics et les centres-villes sont désertés, les pratiques marginales prennent alors le relai et modifient les espaces. Les marges existantes, officiellement non accessibles ou non habitées, ne demandent qu’à être révélées et activées en ces périodes d’incertitudes. Elles sont des ressources en attente, disponibles en cas de crise, constituées par des vides, activées par les usages, adaptables et modifiables dans le temps. Une série de questions se précisent et se posent : Les marges constituent-elles alors des espaces temporaires, qui s’éteignent une fois la crise passée ? Ou doit-on envisager demain la généralisation des marges et des marginalités pour mieux gérer les incertitudes et risques climatiques à venir ? Quels espaces sont déjà fortement mobilisés en cette période ? Quels espaces complémentaires pouvons-nous activer ? Quelles ressources mobiliser ? Quelle place pour le vivant au sein de ces espaces ? Autant de questions qui se posent autant au jeune doctorant en architecture qu’à l’architecte praticien que je suis.
1 Sophie Delhay à la tête d’une agence du même nom, lauréate de l’équerre d’argent catégorie habitat en 2019.
2 En effet, la destruction des habitats naturels et leurs remplacements par du bâti ou des élevages engendrent le déplacement des virus et la probabilité d’un contact avec l’homme.
Shah, Sonia, « Think Exotic Animals Are to Blame for the Coronavirus ? Think Again. » in The Nation, 18 février 2020. [En ligne]Disponible sur : <https://www.thenation.com/article/environment/coronavirus-habitat-loss/> (consulté le 22 mars 2020).
3 « L’effet combiné des changements institutionnels et environnementaux augmentent les risques de pandémie mondiale dans l’Anthropocène et même pour des maladies infectieuses facilement évitables aujourd’hui ».
Hirschfeld, Katherine, « Microbial Insurgency: Theorizing Global Health in the Anthropocene » inThe Anthropocene Review, volume 7. [En ligne]Disponible sur : <https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/2053019619882781> (consulté le 23 mars 2020).
4 Olivier Mongin in La marginalité urbaine, Rivages poche, 2017, p.26.
]]>Une histoire courte du moment présent, d’une histoire qui marquera sur le temps long.
réciprocité
communautés de destins
nos destins croisés
pas de prévision !?
nos pairs informés
autre crise sanitaire
pour tous et pour un
revisiter nos communs
système de santé
exode citadin
société en mouvement ?
aider son voisin
étroites limites
privation de libertés
en sécurité ?
rationalité
nos libertés éprouvées
temporairement
abreuvés d’infos
faire preuve de discernement
recul permanent
anticipation
humanité menacée
remise en question
restez optimistes
voir les choses sous un autre prisme
chemins des possibles
renouveler l’ère
un réel tissé de rêves
lancer la relève
solidarités
et responsabilités
changent l’humanité
raisonne autrement
différemment voir le temps
aller de l’avant
citoyenneté
= public bien informé
décisions communes
« nouvel Humanisme »
faites bouger les mécanismes
élan de valeurs
globalisation
relançons la production !
un CRI : « Surtout pas ! »
sortir du cocon
garder une vision globale
glocalisation
quoi le jour d’après ?
imaginaire collectif
faire sobriété
croître ou décroître ?
une autre vie à débattre…
où notre salut ?
Références et inspirations
BLIN, Simon, 2020. « Edgar Morin : «Ressentir plus que jamais la communauté de destins de toute l’humanité» ». In : Libération.fr [en ligne]. 27 mars 2020. Disponible sur : < https://www.liberation.fr/debats/2020/03/27/edgar-morin-ressentir-plus-que-jamais-la-communaute-de-destins-de-toute-l-humanite_1783400 > (consulté le 29 mars 2020).
LATOUR, Bruno, 2017. Où atterrir? comment s’orienter en politique. Paris : La Découverte. 155 p. ISBN 978-2-7071-9700-9.
LATOUR, Bruno, 2020. « Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise ». In : AOC media – Analyse Opinion Critique [en ligne]. 29 mars 2020. Disponible sur : < https://aoc.media/opinion/2020/03/29/imaginer-les-gestes-barrieres-contre-le-retour-a-la-production-davant-crise/ > (consulté le 31 mars 2020).
LÉVY, Jacques, 2020. « L’humanité habite le Covid-19 ». In : AOC media – Analyse Opinion Critique [en ligne]. 25 mars 2020. Disponible sur : < https://aoc.media/analyse/2020/03/25/lhumanite-habite-le-covid-19/ > (consulté le 31 mars 2020).
]]>Cette semaine, la 24ème dans le calendrier scolaire, est la deuxième semaine du confinement, la deuxième semaine loin du lycée, loin des corps des élèves, même si cette dernière affirmation, on va le voir, est sujette à nuances.
La première épreuve à surmonter est la disparition du cadre spatio-temporel, et celle des protagonistes, pour employer un vocabulaire d’analyse littéraire qui m’est familier. Plus d’horaires, plus de présence, ni des élèves, ni du prof. J’avoue avoir toujours vécu un peu le groupe classe comme une sorte de violence : entrée en classe des élèves dans le brouhaha, bavardages, visages visiblement endormis ou indifférents, démotivation, etc. D’autant plus avec le nombre d’élèves que nous avons dans chaque classe ces dernières années (32 à 35 élèves dans chaque classe). Leur absence – je dois avouer pour ma part que cette disparition soudaine de tous ces visages, quelque part, provoque une détente, une forme de relaxation, de soulagement – fait soudain prendre conscience de la violence que représentait la contrainte du cours confiné : j’appelle, on l’aura compris, cours « confiné », le cours habituel. Celui qui se déroule à heure fixe, dans un lieu fermé d’où on ne peut sortir qu’au terme des rituelles 55 minutes, ou parfois des 110 minutes (si le cours dure deux heures). Font aussi partie de ce que, par renversement, on peut appeler le « confinement » des heures de cours normales, la contrainte du tableau, du réseau informatique (ENT) par lequel nous sommes obligés de faire l’appel en début de séance, et qui souvent nous cause du tracas lorsque nous avions prévu de baser notre séance sur un support vidéo en ligne et que la connexion rame ou que le video-projecteur dysfonctionne. Dans la nouvelle organisation : on pourrait s’enjailler de n’avoir plus à se lever aux aurores, et d’être « déconfiné » de la salle de cours. Mais, car il y a un « mais », bien entendu : le sommeil est perturbé par ce manque de rythme, de contraintes horaires… Satanée horloge biologique !
Cependant, ces corps ont-ils véritablement disparu ? Ce n’est pas si simple qu’il y paraît. Des corps absents réapparaissent : ceux des parents, et ceux de certains élèves souvent intimidés par le contexte de la grande classe, et plus à l’aise dans leur chambre et devant leur ordinateur.
Un exemple parmi les parents : j’ai reçu plusieurs retours avec des remerciements de nous donner tant de peine pour les élèves, pour leur envoyer du travail, etc. Mais je me pose une question corollaire : le reste du temps, pendant l’année, quand il faut aller au lycée, gérer le groupe classe, diriger les débats, faire taire les bavards, motiver les endormis, etc…. jamais une reconnaissance (ou si rarement!) de la part des parents : pourtant, c’est bien plus dur physiquement et moralement que la distance numérique de cette expérience singulière liée au confinement !
Un exemple parmi les élèves : une élève inscrite sur ma liste d’appel, est absente depuis plusieurs mois car elle fait face à une maladie sévère. Avec le cours à distance, elle est revenue dans le circuit, si je puis dire, et nous allons exploiter le temps dont je dispose ici (et elle également), pour tenter une ou deux séances de « cours particulier » avec l’appel video sur Whatsapp. J’aurais peut-être l’occasion d’en reparler. C’est la maman de cette élève qui a pris contact avec moi pour me demander d’aider plus particulièrement sa fille, très stressée à l’idée de ne pas parvenir à se sortir de la « lecture linéaire » d’un extrait de la Princesse de Clèves que j’avais donné. Ces parents, cette élève malade : deux corps absents de la salle de classe, qui reprennent présence et densité avec le confinement.
Autre élément des corps des élèves : leurs voix. Cela peut paraître complètement contre-intuitif aussi, mais dans la contrainte de la classe physique, il est assez fréquent que certains élèves monopolisent la parole, et que d’autres, pas très à l’aise avec l’oral en présence du groupe-classe, préfèrent se taire, alors qu’ils ont, on le sait pour lire leur copies, parfois excellentes, beaucoup de choses à dire. Dans le contexte des débats « philo » organisés par mon collègue sur Whatsapp, le groupe des participants est réduit (environ entre 5 et 10 élèves en moyenne à chaque séance pratiquée l’après-midi entre), mais il y a des élèves qu’on entend : j’en citerais une seule, qui a écrit l’autre jour : « c’est chouette les débats ! » Le collègue de philo venait de la féliciter pour ses nombreuses interventions, et notamment pour ses « vocaux » (enregistrements courts diffusés sur l’appli) ; elle qu’on entend si rarement dans la classe complète ! Il n’est pas très original de le dire ainsi, mais la contrainte du groupe de 35 élèves et du confinement de la pédagogie dans la salle de classe présente aussi de nombreux défauts, à commencer par celui d’empêcher la prise de parole de certains élèves. Et on parvient à ce curieux paradoxe de la présence physique (par la voix) de certains élèves, dans le champ de la classe virtuelle, à distance, quand ils étaient silencieux et plutôt « absents » dans le contexte de la classe réelle.
En bref, confiné, le professeur voit des ectoplasmes, et il entend des voix…
Enfin plusieurs nouvelles pistes me sont apparues ces derniers jours : la première est que ce confinement provoque une disparition des frontières qui peut paraître, là encore, paradoxale. On est enfermé chez soi, et pourtant, on a l’impression parfois d’être inondé de travail, d’être submergé par les retours d’élèves, les exercices qu’ils font et envoient, les mails, les questions qu’ils posent. J’explorerai cet aspect de la disparition des frontières entre l’intime et le métier, que nous percevons dans les premières semaines de « continuité pédagogique » à domicile. La seconde piste me paraît passionnante mais délicate : par delà la polémique permanente et quelque peu stérile entre les « pédagogistes » et les « Républicains traditionalistes », ce confinement me semble dévoiler une fracture plus profonde dans le système français : la notion de « contrôle », ennemie du « lâcher prise », que nous interrogerons dans un prochain billet.
]]>Dans son discours du 16 mars 2020, le Président de la République, évoque les changements des modes de vie des françaises et français pour les semaines de confinement annoncées. Il imagine, en quelques mots, le périmètre de ce basculement en se projetant dans l’inconnu à venir, des conditions de vie concrètes de chaque citoyen.ne.
« Mes chers compatriotes, je mesure l’impact de toutes ces décisions sur vos vies. Renoncer à voir ses proches, c’est un déchirement ; stopper ses activités quotidiennes, ses habitudes, c’est très difficile. Cela ne doit pas nous empêcher de garder le lien, d’appeler nos proches, de donner des nouvelles, d’organiser aussi les choses avec nos voisins, d’inventer de nouvelles solidarités entre générations, de rester, comme je vous l’ai dit jeudi dernier, profondément solidaires et d’innover là aussi sur ce point. […] En restant chez vous, occupez-vous des proches qui sont dans votre appartement, dans votre maison. Donnez des nouvelles, prenez des nouvelles. Lisez, retrouvez aussi ce sens de l’essentiel. Je pense que c’est important dans les moments que nous vivons. La culture, l’éducation, le sens des choses est important ».
Il y aurait beaucoup à dire sur cette pensée en généralité : l’encasernement solitaire dans des appartements exigus, l’entassement de familles nombreuses dans des espaces étriqués, ou, à l’inverse le repli paisible dans des résidences secondaires ou des villas urbaines ne sont pas évoqués. En deçà de l’appel à vivre – enfin ? – de manière civilisée, c’est-à-dire cultivée, l’image de la retraite spirituelle se dessine en arrière plan : cette crise serait ainsi l’occasion de trouver – dans le meilleur des cas, de retrouver – la sérénité intérieure de l’homme cultivé.
Entendant ces mots, j’ai tout de suite pensé aux loges marmoréennes du Musée de la Grande Chartreuse (Isère), visitées cet été. Menacés par la contagion – laquelle ? – les français.e.s de ce mois de mars 2020 auraient-ils tout à gagner à retrouver les « valeurs essentielles » vantées par le Président de la République ?
Un tel appel laisse rêveur : résilience religieuse – quelques sociologues ont clamé avec force d’argumentations ces dernières décennies la grande bascule de la sécularisation de nos sociétés « modernes » – ethnocentrisme de milieu – le Président de la République s’adresse-t-il également au « 53% des français.e.s qui déclarent spontanément lire peu ou pas du tout de livres » (Pratiques Culturelles des Français, 2008) – prétention à dire le sens des vies et des formes de vie, paternalisme élitaire, et j’en passe ?
Les chercheuses et chercheurs qui se retrouvent, comme les autres, astreint.e.s à résidence pourraient sans doute être les derniers à se plaindre d’un tel appel : ils peuvent rester longtemps immobiles, plongé.e.s dans la lecture et l’écriture chronophages de leurs ouvrages, entouré.e.s de leurs bibliothèques physiques et numériques. Pour autant la forme de cet appel à retrouver les « valeurs essentielles » est bien troublante : comment penser le « grand chantier de la laïcité » sans reconnaître la résilience symbolique profonde du catholicisme en France ? Comment donner le goût d’explorer les mondes de l’écriture, à celles et ceux qui ne les expérimentent pas encore, sans jouer les donneurs de leçon ? Pourquoi maintenir cette pensée discontinuiste qui isole les diverses formes d’écriture et de lecture du reste des pratiques réflexives ? Comment reconnaître et faire coexister la diversité des manières de vivre et des valeurs ultimes ? La plongée en apnée relationnelle à laquelle nous sommes convié.e.s est pourtant une occasion unique d’interroger ces dernières, pour peu qu’on oublie très vite cet appel lancé depuis les Champs-Elysées.
]]>Je suis prof, j’habite loin de mon lycée (63 km), et depuis le confinement, je suis soulagé de mes deux heures de trajet quotidien pour aller au travail et en revenir. Avec le confinement, lorsqu’on est enseignant, le premier constat est qu’on «ne va plus au travail », mais que le travail vient à vous. Ce qui est, au fond, le lot de bien des professions d’encadrement, invitées au télétravail.
La première semaine (23) a été l’occasion d’une forme d’ajustement : d’un côté l’injonction de notre tutelle ministérielle à ce qui a été immédiatement appelé la « continuité pédagogique » (il ne fallait pas lâcher les élèves, ne pas rompre ce lien tissé depuis le début de l’année scolaire) ; de l’autre, les circonstances, qui étaient, objectivement, celles d’une rupture du lien : il n’y a plus de classe physiquement réunie dans un lieu, sous la houlette d’un enseignant qui rythme le temps du cours, supervise les activités, donne les consignes et les fait appliquer. Le lien est rompu, mais il faut le maintenir. Nul enseignant n’a jamais été contraint de voir disparaître du jour au lendemain les formes physiques et présentielles du lien pédagogique, et d’être obligé d’en créer de nouvelles, à distance, pour tous ses élèves, de façon massive, et virtuelle. Un chamboulement brutal. Et un paradoxe : maintenir la classe sans être en classe.
Les outils se sont créés d’eux-mêmes en deux jours (à partir du lundi de la semaine 23, i.e. le 16 mars dernier) : je faisais partie déjà d’un groupe Whatsapp avec les profs qui avaient accompagné l’an dernier un voyage pédagogique en Angleterre. Ce groupe s’intitule (obviously) « Dream team ». Il s’est réactivé de lui-même. Nous avions également déjà créé depuis plusieurs mois un autre groupe d’enseignants, cette fois disciplinaire, avec mes collègues de Lettres. Ce groupe est intitulé, Equipe Lettres Descartes (c’est le nom de mon lycée) Thélème (référence à l’utopie pédagogique de Rabelais dans Gargantua). Nous disposons également de l’ENT (Environnement Numérique de Travail) du lycée, et en particulier de sa messagerie, qui sert d’ordinaire à communiquer entre nous et avec les familles. Il se trouve que, sous l’effet du nombre brutal et massif des connexions à l’ENT, par les profs, les familles et les élèves, celui-ci a très vite saturé, et la première semaine a été marquée par sa défaillance généralisée. Il a donc fallu lui trouver un ersatz satisfaisant et efficace.
Certains collègues ont opté pour la classe à distance, avec des outils de dialogue en ligne. De façon sans doute maladroite en commençant par choisir, sur la suggestion d’élèves, accoutumés à utiliser ces outils dans le cadres des jeux vidéos en ligne, des logiciels comme « Discord ». Ce logiciel a été assez rapidement abandonné par certains, car il était déconseillé par le ministère, à cause de certains problèmes de protections des données (malware, phishing, etc.), et parce que certains élèves avaient adopté un ton et des contenus plus en rapport avec l’usage ludique de ce support qu’avec la retenue requise habituellement dans la cadre d’un cours normal au lycée. Où l’on voit d’ailleurs poindre déjà un thème intéressant : l’adaptabilité des acteurs à la nature du support des échanges ; et la modification du « langage » pédagogique, donc du lien entre le prof et les élèves. On ne parle pas de la même façon selon qu’on est dans un contexte collectif de cours en classe ou dans son fauteuil de « gamer » en train de jouer en ligne.
À titre personnel, j’ai d’abord voulu envoyer un mail à tous mes élèves, par classe, pour tenter de leur donner des consignes de travail pour les jours à venir. Manipulation impossible du fait de la saturation de l’ENT. J’ai donc demandé à une collègue du lycée qui s’occupe de l’informatique, de me transmettre les données de communication à sa disposition (fichier des adresse mails, numéros de téléphone…) Dans ce fichier, j’ai constaté que j’avais quasiment toutes les adresses mail des parents, mais très peu d’adresses mail des élèves. Fracture numérique générationnelle : les adultes disposent tous d’un ordinateur personnel, mais les enfants, eux, ont des smartphones, et utilisent souvent l’ordinateur de leurs parents. L’essentiel de leur navigation sur le net se fait par le téléphone portable (et ses outils dédiés : réseaux sociaux, instagram, whatsapp plutôt que messagerie). La première étape de cette semaine 23 a donc consisté pour moi à constituer des fichiers d’adresses mail par classe : j’ai créé des listes de diffusion pour toucher tout le monde, à partir du fichier des adresses des parents. Bénéfice induit, tout à fait inattendu : recréer miraculeusement le contact avec les familles. Dans l’école de France actuellement, l’un des problèmes, on le sait, est la distance très grande qu’il y a entre le système éducatif et les familles : très peu de représentants de parents aux conseils de classe, des rendez-vous rares avec les familles, peu de contact réels, et souvent une relative incompréhension mutuelle.
Puis, avec les numéros de téléphone des élèves, j’ai créé un groupe Whatsapp de la classe de Terminale L dont je suis professeur principal, dans lequel je me proposais de les avertir d’un envoi de mail comportant des documents et des instructions de travail. En réalité, cette pratique de groupe Whatsapp a très vite eu une autre utilisation (que je décrirai dans un prochain billet). De plus, nous avons converti mon collègue de philo qui a également créé un groupe Whatsapp sur lequel il propose chaque jour depuis quelques temps, des débats autour de questions philosophiques.
Au bout d’une semaine, je me suis fixé ce modus operandi : liaison quotidienne par Whatsapp avec l’ensemble des élèves pour diffuser les infos collectives et prendre le pouls du moral de chacun / envoi, par classe, des consignes et documents de travail pour la semaine à venir, le dimanche soir (par la liste de diffusion par mail) / réception des travaux des élèves, lecture de ces travaux, bilans et corrigés envoyés par le même canal le samedi. Ceci nécessite une grande disponibilité.
Dans le prochain billet, on verra comment ces outils se sont développés, quels usages inattendus ils ont pris, et comment tout ceci, au fond, repose d’une façon inédite, des questions profondes de pédagogie, pointant implicitement de nombreuses failles du système éducatif français.
]]>Il y a tout juste un an, j’arrivais à Montréal, des étoiles pleins les yeux et gonflé à bloc. Après une année de recherches (infructueuses) de financement en France, j’avais fait le choix de m’expatrier. Malgré un CV plus que correct pour mon niveau, aucune université française et aucune entreprise n’avait jugé mon projet comme pertinent. Peut-être est-ce lié à mes thématiques de recherche (les sexualités) ? Qui sait ? Seule l’Université du Québec à Montréal et ma directrice de thèse m’ont fait confiance, m’encourageant à venir débuter mon doctorat au Canada.
Pendant un an, j’ai fait des bonds intellectuels énormes, m’investissant tant dans mes études que dans la vie étudiante, créant même un podcast lié à la recherche étudiante. J’y ai également trouvé un travail alimentaire qui, chance inouïe, est à 100 % en lien avec mon terrain d’étude. Tout était quasiment parfait jusqu’à ce que le COVID-19 fasse son apparition. Rappelons qu’au moment où j’écris ces lignes 1629 personnes au Québec sont atteintes du virus, huit en sont mortes et une est déclarée comme officiellement guérie.
Contrairement à la France, le confinement est ici bien moins strict. Il a suffi que les autorités conseillent aux Québécois et Québécoises de rester chez elles pour que ces dernières le fassent massivement. Idem pour les commerces qui ont le plus souvent décidé eux-mêmes de fermer leurs rideaux. En quelques jours la vie s’est arrêtée. Les universités montréalaises ont conjointement décidé de renvoyer les gens chez eux à l’instar des lieux de vie et de socialisation. Mon employeur, la mort dans l’âme, s’est résigné à fermer l’établissement plutôt que de risquer la contamination. Amis et collègues, nous nous sommes tous et toutes enfermées.
Immédiatement s’est posée la question : que faire ? Rentrer est une chose à laquelle on pense spontanément. Mais quel est l’intérêt de quitter un pays où la crise sanitaire est globalement bien gérée pour se jeter dans la gueule du loup en France ? Sans compter l’explosion du prix des billets d’avion ainsi que le casse-tête des affaires qui devraient être rapatriées plus tard. Rester m’est donc apparu comme un choix raisonnable bien que forcé par les événements.
Au diable le retour au pays ! Voilà une occasion rêvée d’avoir du temps pour moi ! Les 14 258 PDF d’articles prenant la poussière dans mon ordinateur n’avaient qu’à bien se tenir, eux qui allaient être lus en quelques jours. Je m’imaginais déjà enchaîner les livres, continuer les projets en cours, terminer mon projet de thèse, préparer les conférences à venir, chercher des bourses ou encore poursuivre la rédaction de mon premier ouvrage. Un confinement studieux et sain. Résultats des courses ? Un article lu distraitement, trois lignes de rédigées sur mon projet de thèse, dix pages terminées sur un livre commencé il y a un mois, un niveau de concentration très faible n’excédant pas trente minutes, et beaucoup de culpabilité. J’avais tout le temps pour me concentrer sur mon travail, pourquoi n’étais-je donc pas capable d’étudier efficacement ?
Il me semble que le doctorat et la recherche ne sont pas uniquement liées à des questions monétaires. Certes, l’aspect financier joue énormément. De part la fermeture (forcée) de mon travail, je me retrouve sans le sou. Ne pas savoir comment, d’ici à quelques semaines, je serai capable de payer mon loyer ou ma nourriture a quelque chose de hautement angoissant. Des bourses peuvent potentiellement arriver d’ici-là, mais je prévoyais de les mettre de côté pour des dépenses liées directement à mon doctorat (achat de livres, conférences, nouvel ordinateur etc) non pas pour parer à une situation face à laquelle je ne peux rien faire et d’une durée indéterminée. Ce confinement m’a fait prendre conscience que ce qui influençait le plus mes capacités de recherche était ma tranquillité d’esprit. La question financière ne relève pas tant d’un énorme besoin d’argent, loin de là, que d’avoir la certitude que les dépenses pourront être immédiatement couvertes. Comme l’a si justement fait remarquer ma directrice de thèse : « Comment travailler quand on est dans une telle négation de la vie ? Parce que tout ceci, ce n’est pas vivre. Subir, ce n’est pas vivre ».
À l’incertitude quant au solde de mon compte en banque, la vie sociale réduite à presque rien et la disparition de mon terrain d’étude s’ajoute également mon statut d’expatrié. Pas vraiment canadien mais plus vraiment français, me voilà dans un entre-deux qui rajoute du stress au stress. Ai-je droit à des prestations sociales du fait de mon chômage forcé ? Puis-je bénéficier des aides d’urgence du gouvernement canadien ou des aides provinciales ? Autant de questions qui nécessitent des recherches approfondies et poussées à l’heure où la motivation est aux abonnées absentes et où les administrations tournent au ralenti. Un élément de plus qui m’empêche de travailler efficacement et d’être pleinement concentré sur mes recherches.
Le tableau est-il pour autant si noir ? Résolument non. Car si ces derniers jours n’ont été qu’un bourdonnement intérieur incessant amenant d’importantes difficultés à travailler, je garde en tête cette vocation qu’est la recherche. J’étudie en sociologie. L’humain et la vie sociale sont ce sur quoi je travaille mais également pour qui je travaille. C’est à cette pensée à laquelle je me raccroche chaque jour, de l’intérêt que suscitent mes travaux auprès de mes proches ou de personnes qui me sont totalement inconnues. Je me dis que ce que je fais peut (modestement) avoir une influence positive sur les autres, leur quotidien ou leur manière d’appréhender les choses. Puisque je ne suis pas capable de me concentrer longtemps, autant l’accepter et me concentrer sur ce qui fait du bien : échanger des nouvelles avec des proches, renouer contact avec des personnes perdues de vue ou encore questionner ma place en tant que chercheur dans ce monde, bref profiter de petits riens pour se rappeler pour qui et quoi je travaille. Avoir du temps n’a pas à être synonyme de plus de travail mais de savoir le prendre, de s’aménager une certaine tranquillité d’esprit qui, une fois la tempête derrière nous, sera autant profitable que les 14 258 articles accumulés. Alors pensez à vous !
]]>Ce carnet vise à raconter les changements provoqués dans notre vie quotidienne, professionnelle, sociale, ou encore intellectuelle via nos sens de chercheur-es, de citoyen-nes et d’individu-es.
L’objectif est ainsi de montrer l’éventail des manières de vivre une période de confinement, selon que l’on habite seul-e ou à plusieurs, en ville ou à la campagne, que l’on ait des enfants ou que l’on soit en colocation, que l’on soit en bonne santé ou plus sensible aux problèmes sanitaires, près de ses proches ou plus isolé-e, en France ou à l’étranger…
Le carnet se veut être un outil collaboratif : chaque chercheur-e en SHS, jeune ou confirmé-e peut participer en envoyant une contribution à l’adresse confinements.hypotheses@gmail.com (maximum 1000 mots par billet)
Quelques suggestions des formes que les contributions peuvent prendre :
- Journal : plusieurs contributions régulières qui montrent au fil des jours l’évolution du ressenti, des sensations…
- Analyses : l’appropriation d’un élément du confinement par un-e chercheur-e dans une réflexion scientifique.
- Observations brutes : un focus sur un événement, un objet ou une situation marquante à un moment donné qui détonne, questionne…
- Formes visuelles : une image ou un dessin accompagné ou non par un texte, une légende.
- Décentrements : un pas de côté ou un récit des événements vus de l’étranger.
- Poésie du confinement : un espace plus libre pour s’exprimer en poème ou en chanson.
Ce ne sont là que quelques idées, qui ne doivent pas vous limiter dans vos modes de récits ! Le carnet se structurera aussi en fonction de vos propositions : n’hésitez pas à proposer des formes originales.
Les billets peuvent être soumis seul-e ou à plusieurs.
[Mise à jour du 3 avril 2020 : Ils peuvent être publiés sous pseudonymes ou anonymement, si le contenu du billet comporte des éléments de l’ordre du personnel ou susceptibles de compliquer une situation professionnelle. Nous nous engageons alors à respecter votre anonymat et à ne pas divulguer votre identité sans autorisation.]
S’ils permettront de rendre visible des expériences saisies sur le vif, un espace pourra être donné dans un second temps pour les regards et réflexions qui viendront après décantation.