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Retour sur la publication du projet DKEP (Digital Klee Esquisses pédagogiques, Enquête sur le futur de la forme), une recherche menée de 2017 à 2020 ayant donné lieu à une publication éditée par les éditions Présent Composé (Rennes 2) et distribuée aux Presses du Réel (Dijon) entre les deux périodes COVID. Pour rappel, cette publication propose une remédiation numérique de sept chapitres des Esquisses Pédagogiques, ouvrage majeur de Paul Klee publié par le Bauhaus en 1925.
Paul Klee y présente sa conception de l’art à partir d’éléments, de relations et d’observations plastiques élémentaires qu’il articule à une série d’exercices de création destinés aux étudiants du Bauhaus. Il est question de geste, d’apprentissage de la composition, des types de tracés, du jeu des équilibres entre les formes et les couleurs…Précisément, ce qu’un créatif met en jeu dans le processus même de la fabrique et du travail de l’art. Bien sûr, ces processus créatifs doivent être replacés dans leur contexte historique qui n’est pas celui des pratiques artistiques contemporaines, même si nombre de ses propos restent d’actualité dans les premières années de l’enseignement des arts plastiques à l’université. Le livre de Paul Klee reste l’un des premiers à théoriser le geste créatif, la transmission par le livre du processus de création à l’aide de graphiques qui schématisent la mise en œuvre d’ équilibres plastiques et sensoriels, les mouvements graphiques qui rendent visibles leurs relations au corps et aux lois physiques qui gouvernent la nature.
Remédiatisé dans l’environnement numérique plurimédia, le projet vise à transmettre l’actualité de l’enseignement graphique de l’artiste dans le contexte d’une époque numérique des arts. Des exercices graphiques de l’édition historique sont rejoués dans une interdépendance aux infrastructures numériques et à la mobilité : il s’agit d’imaginer en tant que designer graphique comment expérimenter et repenser le sensible à partir de corpus de données qui font intervenir nos capacités sensorielles et les modalités de leur formes d’enregistrements sur support écran ou print.
Les recherches ont fait appels à différentes disciplines et spécialités (chercheur.e.s et étudiant.e.s en arts, design, sociologie, informatique, psychologie et cognition, chercheur.e.s en mathématiques, épistémologie, histoire de l’art).
Le travail a été découpé en 2 parties principales : la première se fonde sur la conception graphique logicielle dans le cadre de l’initiation aux pratiques artistiques : il s’agit de développer une série d’interfaces graphiques élémentaires sur support mobiles (Tablettes, téléphones) à visée didactique puisque le projet de Paul Klee s’inscrivait dans ce contexte. Par exemple, il est question de s’initier à la manière dont la ligne peut représenter au delà d’elle même l’inscription du mouvement de notre corps dans l’espace, de se sensibiliser à l’interaction des couleurs en permutant des “carrés magiques”, d’étalonner le timbre et l’amplitude de sa voix à des lectures graphiques dynamiques, etc…nous laissons le lecteur découvrir ces applications liminaires accessibles via une demande formulée auprès de la MSHB (Maison des Sciences de l’Homme en Bretagne). La conception suit le process classique pour ce type de projet informatique même s’il reste essentiellement un projet qui conjugue art et design. La deuxième partie est plus singulière, elle semblait dans un premier temps répondre au projet d’une forme de validation de la recherche en art par l’analyse de l’interface graphique à l’aide de tests de ressentis utilisateurs.
On a esquissé dans un précédent billet (Attrakdiff, je ressens donc je suis ? La mesure des affects à l’épreuve des capteurs digitaux.) les avantages et les inconvénients des mesures psychosensorielles de l’attractivité dans le cas où interface répond à un projet dont la finalité est de placer l’utilisateur dans les conditions d’une expérience plastique et artistique. La remarque revient souvent auprès de nos étudiant.e.s . Comment se trouve validé le degré de pertinence de telle ou telle interface graphique par rapport aux visées du projet ? où résident ses enjeux artistiques? etc…Les mesures sensorielles s’offrent à l’ergonomie, mais l’ergologie présente un secteur d’observation qui peut avoir tout son intérêt quand le but à atteindre n’est pas directement la mesure et l’évaluation ‘”après coup” des ressentis utilisateurs mais la capacité des testeurs à fabriquer et donner forme à une activité, de se mettre en situation de fabrication, de participer à un jeu et de réaliser un travail d’acculturation. Cette distinction est importante, car trop souvent la mesure d’efficacité de l’interface reste articulée le plus souvent à l’obtention d’un score, à trouver dans un minimum de temps une information par exemple. Directement associée à l’analyse de l’interface, l’étude marketing se trouve trop souvent associée à la rentabilité qui reste dans ce cas le nerf de la guerre…
Dans le cadre de l’approche expérimentale de la transmission qui nous intéresse, ce n’est pas tant la promesse du résultat qui est visé mais l’initiation, l’observation, l’appareillage et les qualités du travail sur le sensible, sa plasticité, sa durée, ses formes de persistance, le mode de connaissance pratique et physique qui s’engagent et se manifestent dans l’expérimentation plastique c’est à dire ce que l’utilisateur perçoit et apprend dans le cheminement de l’activité et par la suite, comment nous pouvons représenter et transmettre graphiquement cette expérience.
Pour modéliser l’expérience perceptive, il me semble que des moyens considérables ont été apportés pour comprendre les mécanismes de la perception et les moyens de la simuler (ce que l’on a appelé un peu vite la reconnaissance de formes). En revanche très peu à été investi pour comprendre comment les représentations peuvent modeler le sensible (A. Roger), ce qui se passe lorsque l’on travaille avec un ordinateur et quel type de perception (et de complicité) cela manifeste. Les sciences cognitives associées à l’expérience esthétique gagneraient sans doute davantage à privilégier l’étude et la simulation des formes de la perception modelée par l’activité plastique. Et l’on apprendrait sans doute davantage des modalités de la reconnaissance des formes par la perception humaine sous l’emprise sociotechnique de Photoshop plutôt que dans l’élaboration des algorithmes visant la conception abstraite et robotisée d’un œil artificiel. Sans projet ni visée intentionnelle à fabriquer la forme, nous ne voyons rien de ce qui s’adresse à nous, la perception reste aveugle au monde. Dans cette affaire, il me semble que le projet de Paul Klee de rendre visible et de transmettre par le livre le travail du sensible conserve son actualité. Plutôt que de chercher à réaliser ou simuler une œuvre, il reste sans doute aussi pertinent d’interroger comment l’activité plastique qui concerne spécifiquement le trajet exploratoire de la forme et de ses rythmes peut éclairer notre compréhension des mécanismes de la perception.
Nous proposons pour exemple de suivre le trajet des modalités de notre recherche par rapport à l’un des exercices, en commençant par les notes de cours de l’artiste puis leur transcription éditoriale par Laszlo Moholy-Nagy et Walter Gropius:

Paul Klee, fragment extrait d’une page de carnet in Théorie de la forme picturale (Berträge sur bildnerischen formlehre), BF/98, archives Paul Klee, ZPK, Berne
Mots Klee
Mots Klee est un exercice basé sur le chapitre 13 de l’édition originale de Paul Klee, qui se nomme “Production -Reception”. Paul Klee compare la création à la construction d’un ouvrage qui se forme “pierre sur pierre” par addition ou bien par soustraction s’il s’agit d’extraire à partir de quelque chose de déjà là. Les deux démarches en tant qu’édification ou extraction se déroulent dans l’espace temps.
Voici la traduction éditée fournie par Pierre-Henri Gonthier pour la traduction de 1964 des Esquisses pédagogiques :
pages 95-96, chapitre 13.
Production-Réception
Productif
L’ouvrage se forme “pierre sur pierre”(Addition) ou à partir du bloc “morceau par morceau” (soustraction)
Les deux démarches, l’édification et l’extraction, se déroulent dans le temps.
Réceptif
Dès le début de l’action productrice, peu après le mouvement initial de production, intervient déjà le premier contre-mouvement, le mouvement initial de réception. Autrement dit : le Créateur évalue ce qu’il a fait jusqu’alors. Action humaine (Genèse), l’œeuvre, qu’il s’agisse de production ou de reception, est mouvement (durée).
Dans l’ordre producteur, ceci tient à la limitation manuelle du créateur (Il n’a que deux mains)
dans l’ordre récepteur, ceci tient à la limitation de l’oeil. La limitation de l’oeil est son incapacité de voir simultanément avec une égale acuité tous les points de la moindre surface. L’oeil doit “brouter” la surface, l’absorber partie après partie, et remettre celles-ci au cerveau qui emmagasine les impressions et les constitue en un tout.
L’œil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l’oeuvre.
La réalisation / recréation
Le travail plastique réalisé associe une tablette numérique et une feuille de papier. la feuille est imprimée avec des lettres dont les mots sont illisibles. Des informations y sont manquantes. Pour fonctionner, le texte imprimé, dont certaines informations manquent pour pouvoir être lu, doit être visé comme un qrcode. en effet, lors du lancement l’application numérique DKEP, la caméra de l’appareil (smartphone ou tablette de type Android) se met en route et doit pouvoir détecter l’image du texte imprimé. Une fois cette dernière détectée, , une seconde image virtuelle s’affiche à l’écran. On doit alors se mettre à interagir avec le capteur photo et l’image imprimée, en approchant ou en éloignant progressivement les 2 images complémentaires jusqu’à ce qu’il soit possible de recomposer les 2 parties du texte pour lire enfin les mots-clés : Production et reception. Un son nous avertit lorsque le visuel en réalité augmentée est bien positionné par rapport à l’autre partie d’image imprimée. L’implication du corps et son mouvement de même que la dynamique attentionnelle sont des éléments essentiels au bon fonctionnement de l’exercice. Au delà de l’exercice , le champ référentiel de ce travail s’inspire des dispositifs artistiques historiques mettant en jeu les premières explorations plastiques de l’interactivité logicielle et donc de nouvelle expérimentations perceptives: Jeffrey Shaw (Golden Calf, 1994), Éric Lanz (Manuskript, 1994), Thierry Kuntzel (The Waves, 2003)…
Les données captées et enregistrées :
l’image reconnue,
les valeurs de l’accéléromètre en x et y toutes les 200 millisecondes,
la taille de l’image virtuelle (toutes les 200 ms)
la distance entre l’appareil et l’image papier (toutes les 200 ms)
le moment où la superposition des 2 images est parfaite
Plusieurs recherches ont été effectuées avec cet exercice. Néanmoins, il nous parait interessant de présenter les deux derniers visuels qui explicitent bien le travail effectué par le joueur pour apparier les 2 formes. Il s’agit d’une captation extraite d’une séquence d’approche par l’utilisateur. On aurait certes pu proposer un extrait filmé de l’approche mais il me semble que la transmission par la représentation graphique montre bien le mouvement de stabilisation homéostase, c’est à dire ce moment ou l’utilisateur finit par équilibrer le pilotage attentionnel des mouvements de son corps au cours du jeu qui mélange le tangible et le digital.

Représentation du temps de travail passé à apparier les 2 textes complémentaires (“Production/reception”). Digital Klee. Esquisses Pédagogiques.Enquête sur le futur de la forme.p 220-221
note sur l’image mise en avant sur le Blog
Digital Klee Esquisses Pédagogiques. Enquête sur le futur de la forme. L’ouvrage comprend également un carnet de recherche incluant des exercices permettant d’accéder aux recréations numériques des exercices. La couverture est un clin d’œil aux cartes perforées. Façonnée aux Pays-Bas, l’ouvrage principal a été réalisé par la Société coopérative de production Médiagraphic à Rennes. Les programmes avec cartes perforées étaient encore utilisées au Centre de Calcul Paris 1 Panthéon Sorbonne au début des années 80 ;))
Cet ouvrage a été publié avec le concours de la Maison des sciences de l’homme en Bretagne et du laboratoire de recherche 7472 “Pratiques et théories de l’art contemporain” de l’Université Rennes 2.
Éditions Présent Composé, Rennes
Distribution Les Presses du Réel, Dijon
https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=8127
Sous la direction de Pierre Braun
Préface de Nicolas Thély
Textes de A. Michael Noll, Frieder Nake, Michael Friedman, Johanna Drucker, Pierre Braun
Conception graphique : Julie Massard, Gaël Gouault
Traduction : Christoph Nöthlings, Marie Dupont, Julie Massard, Pierre Braun
DKEP : volet numérique
Équipe de réalisation de l’application DKEP : PTAC, Master Design Rennes 2 & INSA Rennes
Design d’interface et conception graphique de l’application :
Étudiant.e.s Rennes 2 (2017-2018):
Clément Botrel, Bleuenn Bourrhis, Lou Catala, Nasim Dastmalchi, Tania Gaitan, Alexia Girbon, Marie Megoz, Aude Testard, Mélusine Vilars
Spécification et conception logicielle, programmation-codage :
Étudiant.e.s. INSA Rennes : (2017-2018)
Louis-Sinan Capon, Maxence Detante , Manon Georges, Laora Heinz, Enzo Menegaldo, William Mouchère, Antoine Pizon, Justine Vidal
Dataviz (récupération des logs, raffinage, traitement, design graphique des captations physiques et ressentis) :
Étudiant.e.s Rennes 2 (2018-2019) :
Élie Quintard, Gaetan Thirion, Charline Jarsale, Jade Rognon, Timothée Garland, Émilie Hoyet, Julie Massard, Mathilde Guémené, Marie Dupont, Laure Frelaut, Vincent Pounchou
Étudiant.e.s Rennes 2 (2019-2020):
Rémi Bocquet, Julie Bourgault, Manon Dodeman, Kalpana Dréau, Manon Durand, Sébastien Le Gall, Clara Le Morvan, Mathilde Le Voyer, Chloé Listrat, Hansie Reitzer, Alice Sahin, Emma Thébaud, Paul Willigsecker
Enseignements et workshops dédiés
Mathieu Ben, Gaël Gouault, Florian Chevillard,Jocelyn Cottencin, (Gildas Paubert & Anthony Folliard (prototype 1, 2016-2017)
Direction scientifique :
Rennes 1 (2017-2018), labo INTUIDOC : Éric Anquetil (spécification & conception logicielle, programmation)
Rennes 2, Pierre Braun (spécification fonctionnelle, textes, coordination ), porteur du projet labellisé MSHB.
Laboratoire scientifique Rennes 2 : équipe d’accueil Pratiques et théories de l’art contemporain (PTAC EA 7472)
bilingue français/ anglais
parution Septembre 2020
dimensions :
180 x 250 mm, 252 pages, nombreuses ill. n&b
Cette publication comporte une brochure créative (carnet de recherche) de 70 pages et donne accès à une application numérique (compatible Androïd uniquement).
Brochure associée (carnet de recherche)
conception éditoriale, graphisme, texte
Mélusine Vilars
Texte, mots clés, relecture
Pierre Braun
Qrcode Vuforia (accès à l’application numérique DKEP)
Gaëtan Thirion et Élie Quintard
dimensions
210 x 130 mm, 70 pages n&b
ISBN : 978-2-9570689-0-6
Traduction de Pierre-Henri Gonthier / courtesy éditions Denoël, Paris
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DIGITAL KLEE pedagogical sketchbook
An inquiry into the future of form
Bringing together researchers and students in arts, design, sociology, computer science, cognition, mathematics, epistemology, art history, the DKEP project is part of a logic of heritage and knowledge transmission
based on digital technologies.
The DKEP project aims at the digital remediation of Pedagogical Sketchbook, a major workby Paul Klee published in 1925. In it, the artist presents his conception of art based on elementary plastic elements and relationships that he articulates in a series of creative exercises for Bauhaus students. The book examines the creative process in the making with the help of graphics that schematize plastic and sensory games of balance, graphic movements in their relationship to the body and to the physical laws that govern nature.
Remediated in the digital multimedia environment, the project aims to convey the current state of the artist’s graphic education. Graphic exercises from the historical edition are replayed. It is neither about restoring nor transforming the existing edition, but rather about imagining as a graphic designer how to increase input and transmit content in both directions: sensory contributions from both the digital and paper edition. How can we replay and appropriate these exercises and find them topicalityin a digital device associated with the book and its readers?
Between 2017 and 2020, DKEP is looking for possible links with the history of generative graphics and interaction design, designing collaborations between graphic designers and users to lead a reflection on the editorial design process of the project.
https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=8127
This book has been published with the support of the Maison des sciences de l’homme in Brittany and the research laboratory 7472 “Pratiques et théories de l’art contemporain” of the University of Rennes 2.
L’attractivité est une qualité et un vecteur d’analyse qui revient souvent pour l’évaluation d’une application logicielle graphique associant l’expérience de l’utilisateur. Elle est évaluée par les réponses subjectives que ce dernier apporte sur une liste qui détaille et mesure de façon graduée ses « ressentis » autour de qualités pragmatiques et hédoniques. Cette liste se structure autour de l’outil de référence Attrakdiff(1).
Attrakdiff a été conçu par Hassenzahl et son équipe de chercheurs au début des années 2000. Il cherche à évaluer avec des outils psychométriques l’utilisabilité de l’application et l’expérience de l’utilisateur dans un système interactif. Attrakdiff est structuré en 4 parties à partir des 28 paires d’items inversés qui composent la liste. Attrakdiff vise à répondre aux valeurs d’attractivité selon 4 types de ressentis : la pragmaticité qui évalue l’utilisabilité et l’efficacité du système, la qualité hédonique de l’application mesurée en valeurs de stimulation, la qualité hédonique d’identification qui mesure la capacité de l’usager à s’identifier et s’approprier l’application, enfin la valeur d’attractivité globale.
Nous avons demandé que la partie applicative numérique du projet DKEP (Digital Klee Esquisses Pédagogiques) fasse l’objet d’une évaluation par le laboratoire Loustic de l’université Rennes 2 (Laboratoire d’observation des usages des technologies de l’information et de la communication) en utilisant Attrakdiff.
En évaluant le projet, il s’agissait d’obtenir des données quantitatives et qualitatives et porter un autre regard sur la tenue des objectifs principaux du projet DKEP qui cherchent à transcrire les cours-exercices de l’artiste Paul Klee dans le milieu numérique actuel. DKEP interroge par le design graphique (cf billets précédents), l’œuvre en devenir et les bases d’une pratique créative enseignées par l’artiste. Le projet DKEP a sélectionné 7 leçons extraites de l’édition historique qui schématisent des jeux d’équilibres plastiques ainsi que des mouvements graphiques dans leur relations au corps.
La transmission du savoir à partir de recherches en design graphique éditorial menées au Bauhaus est un défi relevé par ce projet.

Exemple d’une page de l’exercice n° 13,( production, réception, « Mot klee » dans le projet DKEP)) tirée de l’édition originale des années 20, publiée au Bauhaus par Walter Gropius et Lazlo Moholy Nagy.
Au final, selon les réponses à la liste des items du questionnaire Attrakdiff, l’étude du laboratoire montre que le projet DKEP, pour sa partie digitale, est une application ressentie comme globalement attractive, stimulante, globalement identifiante, de bon gout mais paradoxalement peu, voire pas du tout pragmatique !

Données globales de l’attractivité du projet application DKEP par Attrakdiff (résultats sur Tablettes et sur smartphones) Laboratoire Loustic, 2019
Pour le laboratoire Loustic, le résultat des données pragmatiques se présente comme un « déficit » qui s’explique par les nombreux dysfonctionnements observés et subis pendant les tests, essentiellement avec les tablettes Android dépourvues de certains capteurs (gyroscope, podomètre). L’étude a été conduite sur tablette ou sur téléphone, les résultats diffèrent quelque peu suivant l’un ou l’autre des supports. Regroupés ensemble, les ressentis des utilisateurs confirment une série de résultats dont les coefficients restent faibles pour les dimensions de la pragmaticité. Ils manifestent le symptôme de quelque chose qui ne fonctionne pas.
Mais comme les tests se sont effectués avec 2 types de technologies (tablettes : 8 utilisateurs, smartphone : 5), on serait en droit d’attendre un minimum de résultats « positifs » avec les smartphones. Or il n’en est presque rien. Ce type de résultat interroge. Un travail conséquent a été fourni pour le développement de l’interface et sur la conception pédagogique des exercices graphiques. Même s’il se réduit aux réponses de 5 utilisateurs, pour quelles autres raisons DKEP serait ressenti comme un projet dépourvu d’efficacité pratique, pas vraiment utilisable, aux effets imprévisibles, de dimensions et d’intérêts pragmatiques très limités tout en restant innovant, bon, attirant, motivant …? Pour le dire autrement : si DKEP est ressenti comme une application compliquée, pas pratique, fastidieuse, imprévisible, doit-on en conclure que cette recherche visant la modélisation de la créativité par le mouvement est un fiasco ? doit-on considérer et évaluer DKEP à l’horizon de ce que Jakob Nielsen identifie comme l’acceptabilité d’une application par son coefficient d’utilisabilité? Comment interpréter le fait que des valeurs de fonctionnalités pratiques soient ressenties comme faibles alors que les valeurs hédoniques et d’attractivité de DKEP restent importantes ? N’est-ce pas là la manifestation d’un hiatus entre un système de mesure fonctionnelle basé sur la recherche d’une efficacité programmatique visant la résolution et la satisfaction du travail accompli par l’application au détriment d’un projet cherchant à transmettre une posture de créativité irrésolue ? Au delà de l’antinomie, comment serait-il possible d’éclairer autrement la nature de l’expérience, en deçà des ressentis, lorsque l’utilisateur effectue les exercices ?

Données globales de l’attractivité du projet application DKEP par Attractiff ( 5 résultats sur smartphones) Laboratoire Loustic, 2019
DKEP et la pragmaticité de son programme
Il faut rappeler que l’application DKEP, avant de pouvoir se présenter idéalement comme telle, est d’abord une recherche en conception graphique et éditoriale qui revisite un projet d’artiste, une remédiation bien en amont d’un projet de production à visée industrielle. Le projet doit concilier des outils et des méthodologies différentes en matière de production et d’éditorialisation de données : le projet associe le design d’interface et le design graphique et éditorial pour transmettre et médiatiser une méthode de création historique. C’est un projet à 2 étages qui interroge plusieurs aspects de la pratique dans un environnement numérique éditorial producteur de contenus. Un premier niveau exploite les possibilités techniques et fonctionnelles offertes par des médias interactifs. Attrakdiff a pu fournir des résultats statistiques visant à qualifier l’attractivité selon les 4 axes principaux : pragmaticité, stimulation, identification, et attractivité.
Pour autant, peut-on se satisfaire d’un questionnaire fondé uniquement sur les ressentis des utilisateurs pour mesurer la pragmaticité d’une application ? Les ressentis témoignent assurément d’une expérience. Toutefois, les niveaux et régimes de réceptivité d’une application restent déterminés par les spécificités de nos entrées sensorielles mais ces dernières restent également dépendantes de formes de production spécifiques auxquelles elles sont sensibles. Pour le dire autrement, la pragmaticité d’une application peut-elle opérer à l’insu de son utilisateur ?
Il se trouve que le second étage du projet concerne l’introduction de nouveaux marqueurs spécifiques qui vont permettre de préciser pourquoi l’activité de l’utilisateur se trouve associée aux dimensions médiumniques pour déterminer la pragmaticité : il s’agit de faire appel à des outils logiciels d’édition des enregistrements de capteurs physiques. Ces formes d’enregistrements produisent des contenus et permettent d’organiser un processus de conception éditorial. Ils limitent et relativisent l’interprétation des résultats de la grille Attrakdiff.
En effet, d’autres éléments captent et précisent l’expérience utilisateur du projet DKEP sans les associer nécessairement aux facteurs d’utilisabilité et de pragmaticité logicielles: l’observation de l’activité utilisateur indépendamment de ses ressentis (Comment il pratique, bouge et se trouve asservi au dispositif : quelle(s) restitution(s) pour l’évaluer et en témoigner?), l’esthétique des mouvements générés (quelle typologie ?), les mesures physiques de l’activité du corps et ses mécanismes d’adaptation…(selon quelles temporalité et par quelles opérations pratico-logicielles se trouvent intégrés l’adaptation au mouvement ?)
« Son des mots » ou « Trame générative » sont des exercices de l’application DKEP qui proposent à l’utilisateur de mener une expérience mettant en jeu les mouvements et sollicitant les sens de l’utilisateur/lecteur, sous une forme de dépense physique qui limite les dimensions d’analyse du questionnaire Attrakdiff. L’à propos général et le texte de présentation de chaque exercice sont accessibles sur l’interface principale. Chacun présente un résumé du parcours et des choix esthétiques qui permettent d’aboutir à la proposition de transcription entre l’exercice initial de Paul Klee et la proposition de l’équipe de recherche.
Les 2 exercices proposés en exemple cherchent à déjouer les attentes de l’utilisateur vis à vis d’une expérience graphique implémentée sur une tablette pour en conscientiser les effets de créativité.
Comme indiqué dans l’étude menée par le laboratoire et dans le cas où l’utilisateur ne dispose pas de l’édition papier, pour chacun des 7 exercices retranscrits par l’application DKEP, l’utilisateur peut lire un court texte introductif dont on présente 2 extraits :
Son des mots :
D’après « ligne intermédiaire », exercice 3

Figures 2 : Différentes captures d’écran de l’exercice « Son des mots ». Progression du mot « croisée » affiché quand le son émis est faible (à gauche) et de plus en fort (à droite).
Expérimente la plasticité de la ligne « intermédiaire », celle qu’imagine Paul Klee. La ligne se trouve associée au son pour dessiner les mots qui se manifestent à l’écran, une écriture graphique entre la typographie et la calligraphie.
Observe les transformations entre le graphisme et la typographie activée par le son ambiant. Lorsque tu donnes de la voix, es-tu motivé par la recherche de la lisibilité des mots ou bien te laisses-tu surprendre par l’apparente autonomie de l’écriture graphique qui se joue à l’écran ?
Entre la ligne et l’effet de surface, le répertoire des mots qui s’affichent à l’écran est toujours d’apparence instable et impalpable à l’image du son. Ce répertoire te renvoie aux propriétés changeantes et transitoires de la ligne.
Trame générative :
D’après « La verticale en marche », « L’horizontale », exercices 18 & 19

Figures 4 : Captures d’écran de l’exercice « Trame générative ». A droite, l’équilibre a été trouvé.
L’image à l’écran et ton corps se trouvent en mouvement. Cherche à positionner l’écran verticalement ou horizontalement, de la façon la plus précise.
Plus tu tends vers ces 2 états d’équilibre (horizontal ou vertical) plus le nuage de points se modifie en une nuée de forme rectangulaire. Si tu maintiens l’une de ces 2 positions précises, la couleur des points change progressivement.
Trouves ton équilibre ! Tu vas éprouver et capter par une interface proprioceptive 2 états spécifiques d’équilibre graphique : ton corps ajuste ses mouvements pour trouver la verticale et l’horizontale d’un plan d’image. Un nuage de points se trouve réparti aléatoirement sur la surface de l’écran. Plus il tend vers ces 2 états d’équilibre (horizontal ou vertical) plus le nuage de points se modifie en une nuée de forme rectangulaire. Si tu maintiens l’une de ces 2 positions précises, la couleur des points change progressivement.
L’utilisabilité d’un système à l’épreuve de l’expérience utilisateur en art
Dans une situation ordinaire, on attend d’un texte qu’il soit lu (et assimilé) de la manière la plus aisée et fluide; dans d’autre cas, le texte demande au contraire du temps pour en digérer le sens…Pour les deux exercices DKEP, l’utilisateur doit paradoxalement marcher ou émettre des sons pour pouvoir lire…ce qui semble assez inopportun pour ne pas dire contre-performant ou idiot (!)… Mais dans le cas présenté, cela signifie que l’utilisateur devrait comprendre que la réussite de l’exercice DKEP consiste à mettre en défaut le résultat attendu dans le principe fonctionnel de la lecture pour désigner plutôt l’aspect créatif qui peut être co-présent quand on lit : bouger, mettre en mouvement pour informer par la pratique un exercice qui interroge cette notion de la ligne intermédiaire (Son des mots) ou éprouver et visualiser une situation physique spécifique horizontale/verticale (exercice Trame générative). Le mouvement informe et interroge autrement le mécanisme cognitif de lecture. Les dimensions pragmatiques ont basculé dans la lecture en mouvement, elles ne résident plus dans les spécificités du dispositif technique courant et usuel de lecture mais nécessite une sorte de ré-apprentissage. Dans un premier temps, l’utilisateur se familiarise avec l’application, il cherche à la pratiquer. Dans un deuxième temps, l’exercice interroge, comment peut s’identifier le régime de production des exercices ? Où résident les frontières entre un régime de créativité logicielle de la lecture et celui de son utilisabilité ?
Face à une logique attendue du moindre effort ergonomique (ce que l’on est en droit d’attendre d’une application interactive cherchant à prescrire en un minimum de mouvements (click ?) la productivité de l’expérience utilisateur), Il n’est pas sûr que l’usager puisse bien saisir le sens des questions qui vont lui être posés par la suite avec attrakdiff : surtout -comme l’étude l’a déjà montré- lorsque les tests mettent en évidence les difficultés rencontrées par les 13 participants pour pratiquer ces exercices :
exercice « Son des mots » : 8 participants n’ont pas réussi à trouver comment changer de mots ! ;
exercice « Trame générative » : 8 participants n’ont pas trouvé le point d’équilibre ;
Selon Attrakdiff, la pragmaticité s’évalue à partir des 7 premières paires d’items inversés de la liste :
technique – humain
compliqué – simple
pas pratique – pratique
fastidieux – efficace
imprévisible – prévisible
confus – clair
incontrôlable – maitrisable
Avec l’application « Son des mots » comme remarqué plus haut dans le texte, l’utilisateur pratique une lecture qui n’est visiblement pas claire, illisible, confuse, inutilisable (et si l’on refait le lien avec la qualités des items : « technique, compliquée, pas pratique, fastidieuse, imprévisible, confuse, incontrôlable »). Ce que l’utilisateur tente de lire est manifestement confus tant qu’il n’arrive pas à accorder sa voix, et il ne sera à priori pas simple pour lui d’aboutir à une synchronisation scripto-audio-visuelle tant qu’il n’aura pas pratiqué l’exercice. En revanche le questionnaire attrakdiff est précis : les réponses ne tolèrent aucune ambiguïté et doivent appartenir à l’un des 7 échelons d’appréciation (-3, 0, 3) de l’échelle de Likert. Or quantitativement, les réponses fournies par Attrakdiff additionnent des ressentis de technicité, de complexité, de confusion, d’imprévisibilité, du caractère fastidieux et pas pratique…(à l’exception de l’Item incontrôlable-maîtrisable qui présente une petite valeur positive) …
Pour chaque paires d’items et avec l’échelle de Likert, aucune ne va dans le sens de l’efficacité de l’activité pratique, de sa simplicité, de l’effectuation. Or précisément, DKEP vise un chemin de traverse, celui de la créativité qui compose et joue avec la complexité, la confusion, l’imprévisibilité, le caractère fastidieux et pas pratique : c’est là l’originalité du projet : mettre en valeur la dimension physique du processus créateur au sein d’une pratique graphique remédiatisée dans un milieu numérique dont on affirme à tord qu’elle doit être ressentie comme claire, prévisible, pratique, simple, efficace…Mais si nous devions suivre cette dernière affirmation, resterions-nous sur le terrain de la créativité ? Si tout doit rester évident sans aucune part d’ombre et d’invisibilité , où se trouveront les moteurs de la créativité et du dépassement de soi ?
Il est logique du point de vue de l’utilisateur que DKEP soit évalué comme une application plutôt non pragmatique. Et à l’inverse il est logique que le concepteur évalue l’application selon un point de vue inversé. L’utilisateur suit un principe de réalité qui est celui de l’efficacité du questionnaire versus l’application illisible qu’il vient d’expérimenter…L’utilisateur répond à un questionnaire qui présente le privilège de la clarté : l’utilisateur choisi entre 2 types de réponses. Une réponse factuelle est attendue : elle suit un mode de fonctionnement pragmatique qui ne laisse pas de place ni à la nuance ni au doute, ni à l’effort…
L’interface de « Son des mots » est simplifiée à l’extrême mais son accès n’est pas directement intuitif si on ne lit pas le texte associé à l’exercice. L’utilisateur doit émettre des sons pour provoquer l’apparition du graphisme et jouer avec les fréquences pour transformer le bruit graphique en graphie lisible. Il est forcément perdu car il n’y a rien à gagner, seulement se laisser porter par une activité audiographique efficace, pratique, simple, mais difficilement maitrisable au niveau initial : il s’agit de reconnaitre un simple mot. Il s’agit de faire éprouver à l’utilisateur la matérialisation du signe plastique et sa modulation par l’usage de sa voix : aussi élémentaire que de parler devant le micro du smartphone ou de la tablette, ou de vocaliser pour écrire mais aussi pour voir apparaitre paradoxalement un processus très fluctuant, en devenir, ouvert à l’erreur, entre typographie et graphie… un processus créateur qui met en balance les sismographies du corps à mi-chemin entre l’écriture et la vocalité.

Relevé des fréquences activées par un utilisateur pendant la session « Son des mots ». Visuel Timothée Garland, 2019
On attend moins d’un système interactif qu’il puisse être pratiqué que de faciliter la tâche de son usager en un minimum de clicks, de temps et d’effort (pragmaticité et efficience du dispositif). Mais cette situation semble avoir radicalement changé avec l’interactivité puis l’émergence des consoles haptiques et à retours d’efforts. Aujourd’hui, l’attractivité d’une interface passe souvent par sa capacité à élargir le champ des possibles du mouvement. Mais ne nous y trompons pas. La sophistication des interfaces interroge son efficacité à la tâche. Economie de temps, économie d’argent, gain de productivité, utilité…Avec DKEP, les objectifs en matière de créativité sont de poids différents : réceptivité aux paramètres hédoniques plutôt que pragmatiques : l’idée est que ça dure…que l’utilisateur puisse se perdre (avec satisfaction ?) entre graphisme et vocalité, dans l’ambiguïté dynamique du signe plastique.
Comment se détermine l’activité et l’expérience plastique avec l’exercice « Son des mots » ? un questionnaire a été prévu au sein de l’application. Il est nécessairement plus contextuel qu’ Attrakdiff. Il s’origine dans des échanges entre designers sur la manière de décrire l’activité en phénomènes de présences et de processus composés en « manières de faire » . Ainsi pour « Son des mots » :
ais-je parlé ?
chanté ?
sifflé ?
fort ou faible ?
ais-je vu et lu des mots à l’écran ?
comment se manifestent-ils ? un seul ? plusieurs ?
ais-je cherché à faire grossir les mots ou les rétrécir ?
ais-je redressé le smartphone ou la tablette pour recentrer le graphisme ?
Combien de temps est-ce que j’ai pu passé avec l’application ?
Le menu interne DKEP se décompose finalement en 5 questions associées à des visuels différentiés qui cherchent à spécifier les formes de perception de l’activité pratique :
1 quelle déformation avez vous vu ? 5 niveaux d’appréciation
2 de quelle taille étaient les mots ? 4 niveaux
3 avez vous incliné le smartphone ? 3 niveaux
4 combien de mots avez vous vu ? 5 niveaux
5 quel sentiment avez vous éprouvé ? 5 niveaux
On présente 9/9 séries de réponses d’étudiants testeurs au questionnaire (les réponses ne sont pas celles utilisées par Attrakdiff). Le répondeur pouvait valider plusieurs cases (items) de son choix pour l’une des 5 questions posées.
(visuel questionnaire : Élie Quintard, 2018)
La question 1 (1 quelle déformation avez vous vu ? 5 niveaux d’appréciation) correspond à la 1ère ligne horizontale à partir du bas et pour chaque bloc. On constate que les réponses (carrés noirs) sont variées. Concernant le sentiment éprouvé (1ère ligne sur la figure , question 5,: surprise, incompréhension, amusement, indifférence, implication) : les ressentis sont variés. Curieusement aucuns choix ne valident les items 2 (incompréhension) ou le 4 (indifférence).
L’application « Trame générative » suit les mêmes principes à la base : mettre en jeu le corps et ses mouvements pour lui faire éprouver une contrainte plastique élémentaire : celle du processus de construction du signe constitutif de l’image. Le dispositif d’interaction reste très simple mais doit être activé: incliner la tablette verticalement ou horizontalement pour contraindre l’image à se structurer. « Trame générative » propose d’échapper à notre aveuglement face aux millions de visuels qui défilent sur nos écrans et que nous lisons sans vraiment en faire une expérience d’image à fabriquer.
À l’instar d’un espace anamorphique où l’étrangeté des choses éparses semblent se recomposer à partir d’un seul point de vue, l’utilisateur recompose l’image pour deux fondements anthropologiques spécifiques qui font signes : l’horizontalité et la verticalité à 0 ou 90 degrés. Nous aurions pu choisir n’importe quelle valeur en degrés mais ces angles n’auraient rien représentés de particulier pour le quidam. Dans la perspective numérique, la verticalité et l’horizontalité ne sont plus des repères symboliques ou psychosensoriels mais de simples plans d’images temps à 0 ou 90 degrés d’inclinaison…Mais qui pourrait les oublier ? chacun reste capable de se représenter debout ou allongé et d’y associer un simple signe : il restera pour cela à chercher à se situer dans l’espace, de s’orienter puis tenir le temps. Avec DKEP, il n’est pas forcement aisé de faire coïncider un placement horizontal ou vertical de la tablette, suffisamment longtemps pour que la couleur du signe plastique change (Dans l’application, si la position du testeur est immobile dans l’une des 2 positions, au bout de quelques secondes, le signe rectangulaire constitué de petits points carrés de couleur blanche passe à la couleur verte) signalant une position dans l’espace tenue et réussie quelques instants. Le peintre connait ces directions structurantes et unifiantes. Le maçon aussi ! un utilisateur malin qui saura s’approprier les questions d’équilibre dans la composition picturale pourra toujours utiliser la tablette pour vérifier le niveau sur une table bien horizontale : cela devrait pouvoir fonctionner pareillement ;))
Dataphysique. Le design au service d’une approche ergologique du processus créatif
Attrakdiff comporte des critères d’évaluations normalisés adaptés aux études d’interfaces pour chercher à en mesurer et évaluer l’attractivité, en garantir une certaine fonctionnalité au travail plus spécifiquement en terme de résultats et d’utilisabilité. Si l’on suit les données du test Attrakdiff, les « scores » des dimensions pragmatiques des ressentis utilisateurs restent insuffisants. Les utilisateurs ressentent des difficultés pour utiliser et expérimenter l’application.
Avec DKEP, il s’agit d’évaluer la capacité du dispositif à transmettre et générer chez l’utilisateur une activité graphique créative avec son corps en mouvement. Les attendus fonctionnels de l’application logicielle n’appartiennent pas aux mêmes logiques d’efficacité à la tâche… L’application se structure avec d’autres manière de faire, un autre champ pratique d’expérience. L’utilisation d’Attrakdiff reste insuffisante pour mesurer l’attractivité d’une application en terme de créativité. Si les ressentis utilisateurs parviennent bien à montrer des difficultés d’utilisation de l’application, l’outil d’evaluation fausse la lecture des données car il laisse penser que ces dernières confirment une logique de résultat, d’utilité et d’efficacité fonctionnelle, alors qu’ils confirment que l’une des sources constructives de l’activité créative se fonde sur la difficulté à manipuler des jeux d’instabilité, de devenir et de mouvements…
Il parait discutable que les études puissent se limiter à la perception de ressentis par rapport aux espaces pratiqués sans une traçabilité sous-jacente des mouvements, une « discursivité » graphique qui reconstruit et informe l’activité médiumnique de l’utilisateur. En effet, les interactions logicielles participent à l’élaboration du jugement perceptif mais elles le manipulent comme peuvent le faire les stimulations des illusions visuelles. Au final si une dimension pragmatique de l’attractivité peut s’exercer vis-à-vis de la forme, nous ne la trouverons pas dans ses capacités à nous séduire et nous aveugler. Il s’agit au contraire d’en identifier et d’en reconstruire le mode de réception et d’intégration cognitifs qui président à la fabrication des images et plus largement aux phénomènes plurisensoriels.
Il est par exemple attendu de l’image qu’elle se rematérialise et se manifeste avec les mouvements du corps en action comme le mettent en jeu 2 des 7 exercices que comporte l’application DKEP. Pour ces exercices, la figure ne nous est pas communiquée directement : elle exige l’assistance des mouvements du corps et des qualités spécifiques de captation et de réaction d’une interface pour qu’elle se réalise et puisse signifier dans et avec la durée.
L’intérêt de l’évaluation ergologique repose sur le fait qu’elle met en suspend les critères d’utilisabilité de l’application DKEP au profit d’une analyse de l’activité créative de fabrication ou de simulation dynamique de signes plastiques élémentaires. Comme le présentent les données graphiques qui suivent, le design graphique devient essentiel pour permettre d’accompagner l’approche ergologique de cette activité artistique que nous cherchons à transmettre et communiquer par le projet DKEP. Le design graphique conçoit des outils graphiques qui vont nous permettre de représenter et visualiser l’activité créative, de structurer les différents systèmes logiciels de traçabilité graphique et la captation du mouvement pour la (re) médiation plastique de signes en devenir proposés par Paul Klee.

Sons des mots Les graphiques représentent sur un temps de 5 minutes plusieurs séquences menée par des testeurs. 10 mots sont classés selon leur nombre de lettres, leur longueur. Les cercles représentent le temps qu’a mis la personne pour trouver le mot. On constate que les mots les plus longs ont tendance à être plus difficiles à trouver tandis que les plus courts sont plus faciles à découvrir. De plus, dans certains cas, une fois le mot trouvé, s’il re-apparait il est trouvé plus rapidement. Visuel d’activité “Son des mots” : graphistes : workshop de Gael Gouault, Julie Bourgault, Remi Bocquet, 2019
Image mise en avant : visuel graphique de Gaetan Thirion. Captures des degrés d’inclinaisons de tablette, (DKEP, exercice cinégraphisme), 2019
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notes :
1. Le rapport d’étude du laboratoire Loustic est disponible au téléchargement sur la page du projet DKEP à la MSHB.
https://www.mshb.fr/projets_mshb/dkep/3423
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La remédiation numérique des exercices du livre de Paul Klee « Les Esquisses pédagogiques (1) » interroge le sens et les conséquences de ce processus à l’aide d’une application sur smartphone associant le tangible et le digital. DKEP (2) interroge le processus de l’édition en design graphique centré sur l’utilisateur. Ce projet réactive le mouvement de la forme aux fondements du processus de la création revendiqué dans les années 20 par l’artiste du Bauhaus.

1ere de couverture de la publication de 1925 aux éditions du Bauhaus. et 2 pages du cours de Paul Klee rassemblés par Walter Gropius et Moholy Nagy.
Les applications mobiles délèguent chaque jour davantage à l’usager la possibilité de composer avec les données selon le programme de son choix. Pour le simple usager lecteur ou le designer graphiste développeur, les niveaux d’accessibilité des données captées multiplient la disponibilité des formes d’éditorialisation selon des objectifs différents, dans la création comme dans l’édition. Les technologies actuelles de codage logiciel permettent au designer graphique de récupérer les enregistrements des données manipulées par l’utilisateur et de les exploiter graphiquement afin d’en tirer des informations pertinentes sur la nature des mouvements effectués.
Pour Paul Klee la genèse de l’œuvre repose sur une succession d’addition et de soustraction d’éléments : « L’œuvre, qu’il s’agisse de production ou de réception, est mouvement »(3). L’application « Mot Klee » qui correspond à l’exercice 13 des Esquisses Pédagogiques (production-réception), propose de simuler avec les outils de la réalité augmentée un jeu interactif d’ajustement de formes graphiques complémentaires.

Paul Klee, Exercice 13. Esquisses pédagogiques, in Théorie de l’Art Moderne, chapitre 9, Médiations-Denoël, n°19 , reéd. 1987, 171pp. ( traduction par Pierre Henri Gonthier, Denoël, 1964)
Le jeu consiste à superposer la tablette graphique avec l’espace graphique imprimé : 2 types de reproductions sont alors combinées. Des mots et des signes manquent à leur place, l’utilisateur doit reconstituer comme un puzzle dynamique l’espace éditorial graphique à l’aide de gestes et de mouvements spécifiques.

Texte d’édition n&b à compléter, en réalité augmentée (à l’aide d’une tablette numérique). Visuel : Élie Quintard, Gaetan Thirion. 2019. Les points servent de repérage et sont destinés à aider à la superposition des 2 matériaux visuels.
Les capteurs d’inclinaison et de la mise au point focale de la tablette ou du téléphone sollicitent les capacités d’attention : la transmission est dynamique ou elle n’est pas. L’ajustement des formes se fait grâce à la réalité augmentée (RA) par des mouvements d’extraction d’information et de corrections : « L’œil doit « brouter la surface, l’absorber partie après partie, écrit Paul Klee […] l’œil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre » (4).

De gauche à droite et de haut en bas : superposition progressive des 2 scènes pour obtenir le visuel unifié (réunion des 2 mots clés : “production/réception”)
Les conditions de l’expérience que l’on fait des œuvres ont changé, la nature des œuvres également. Avec les nouveaux appareillages, les technologies de reproduction s’entremêlent, s’hybrident et impactent nos modes d’appréhension et d’acquisition des connaissances. L’exercice qui vient d’être décrit semble se confronter principalement à nos capacités visuelles pour ajuster les 2 types de reproductions.

Diagramme des mouvements de l’utilisateur pour ajuster les 2 parties du texte (distance entre tablette et visuel imprimé), graphisme Émilie Hoyet. 2019
En réalité c’est le corps tout entier qui est engagé dans ce jeu aux multiples entrées sensorielles. La visualisation est une synthèse éditoriale de l’information; elle structure les captations physiques des variations de distance au sol où se trouve le visuel imprimé, le graphisme numérique sur le smartphone que l’utilisateur doit accorder spatialement pour que le texte devienne visible et lisible à l’écran.
Les technologies de la reproduction ont profondément évoluées depuis les travaux de Walter Benjamin et Roland Barthes, la reproduction numérique entraîne certainement une lecture instable et multisensorielle des données. Nous avons par exemple cherché à retrouver sur le web la reproduction de l’œuvre « Neue Harmonie », 1936 de Paul Klee.
Des dizaines de reproductions apparaissent instantanément à l’écran mais il est impossible de savoir laquelle est la plus proche de l’original. À Clément Rosset , qui considère que la multiplication des répliques du fétiche volé dans l’Oreille cassée d’Hergé exprime l’inaccessibilité du réel, nous opposons la thèse selon laquelle, tout au contraire, c’est la multiplication des technologies de la reproduction qui conditionne les modes d’accès au savoir.
« Carrés magiques », une autre application du projet DKEP, propose une nouvelle interprétation – dans le contexte de l’environnement numérique contemporain – de l’exercice 23 de Paul Klee consacré aux « Équilibres non-symétrique » et « dérangés ».

Application DKEP (Carrés magiques), d’après “Équilibre non-symétrique et équilibre dérangés”, exercice n° 23.
L’artiste nommait « carrés magiques » ces assemblages chromatiques en référence au jeu mathématique dont la conception formelle est semblable à un damier chiffré et dont la somme des chiffres lus à l’horizontale ou à la verticale donne toujours le même résultat. Les couleurs organisées sur le plan selon une symétrie en miroir sont des unités chromatiques qui s’assemblent et s’enchaînent de façon comparables aux polyphonies de Bach ou aux 12 notes de la musique dodécaphonique. Pour l’artiste, le point et le son sont des équivalents car ils doivent être mis en mouvement pour faire advenir la création. Le peintre qui a affaire avec « le poids » des couleurs devient un équilibriste, une sorte de « danseur sur une corde », enlevant ou ajoutant ici et là pour dynamiser la composition chromatique.
L’application « Carrés magiques » permet de modifier les composantes chromatiques de chaque carré, préalablement numérisé, et d’interroger, à travers les variations de couleurs, ainsi ce qui motive notre jugement esthétique.

Test d’observation conçu à partir de 7 vignettes reproduisant l’œuvre de Paul Klee « Nouvelle Harmonie », 1936
Une première étude statistique, encore incomplète, fait apparaître des résultats surprenants. On constate, en effet, qu’à l’instar de nos hésitations sur internet, un test d’observation auprès d’une vingtaine d’étudiant.e.s en art de Licence 3, qui n’avaient pas de connaissance préalable de l’œuvre de référence, et qui ont été sollicités pour trier les répliques par ordre de préférence, fait dégager de très larges convergences d’appréciations .

Diagramme de type alluvial présentant le classement préférentiel d’un groupe d’étudiant.es de la Licence 3 Arts plastiques, de 7 vignettes reproduisant l’œuvre de Paul Klee (verticalement les 7 stimulis répartis selon les choix, horizontalement l’ordre de classement. la colonne de gauche présente le 1er choix, celle de droite le dernier choix.
En utilisant l’application « Carrés magiques » pour offrir aux spectateurs les variations de couleurs de la reproduction Neue Harmonie , nous avons obtenu les résultats suivants :
- ce ne sont pas les données chromatiques de la reproduction de l’œuvre originale (n° 2) qui remportent l’adhésion du plus grand nombre,
- plus d’un quart d’étudiants ont choisi le n° 7,
- environ 15 % ont privilégié ex æquo les n° 6 et 3,
- malgré un échantillonnage chromatique dont les différences de luminosité apparaissent marginales, la n° 2 et n°3 ne sont pas perçues comme équivalentes alors qu’elles apparaissent à proximité l’une de l’autre dans la présentation.
- peu d’étudiants préféraient les images n° 1, 2, 4 et 5.
Ces résultats, qui voient l’utilisateur modifier les valeurs chromatiques des carrés par rapport à l’original pour désigner sa référence préférée doivent interroger le processus de l’édition en design éditorial, notamment sur la façon dont l’accès généralisé aux technologies de la reproduction modifie chez l’usager les modalités d’accès à la transmission du savoir. On constate notamment qu’un dispositif éditorial permet d’accéder à une reproduction émancipée, sans référence ni original, sans commencement ni fin, et pourtant susceptible de reconduire la danse des couleurs et « l’œuvre en devenir » revendiquée par l’artiste.
Notes :
1 Paul Klee, Esquisses pédagogiques. L’édition originale en allemand est publiée en 1925. C’est la 2ème publication du Bauhaus réalisée par Walter Gropius et Laszlo Moholy Nagy. Le livre numérisé est téléchargeable gratuitement sur
(consulté le 31/05/19)
2 DKEP Digital Klee Esquisses Pédagogiques est un projet de recherche labellisé par la Maison des Sciences de l’Homme en Bretagne (MSHB)
https://www.mshb.fr/projets_mshb/dkep/3423/
Le logiciel peut être importé sur demande auprès des services de la MSHB
3 Paul Klee, Exercice 13. Esquisses pédagogiques, in Théorie de l’Art Moderne, chapitre 9, Médiations-Denoël, n°19 , réel. 1987, 171pp. ( traduction par Pierre Henri Gonthier, Denoël, 1964),page 96
4 ibid, page 96.
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Coder pour dessiner, c’est faire le choix de réexaminer les possibilités actuelles de production graphique. Quand et pourquoi faire aboutir un projet graphique ? Comment dessine t-on un programme? Quand et pourquoi reprendre la main ? La démarche de conception graphique et algorithmique relativise la maitrise individuelle de création graphique. Il faut dessiner avec des données, triturer et repriser le code, se laisser aller à l’ivresse des nombres et à leurs imprévus, accepter de laisser le programme s’abandonner au calcul ou à son plantage quand le résultat nous piège. Au final pourtant, cette forme de création interroge les limites du processus d’émancipation graphique et celle de sa réception esthétique par les publics.
Bien médiatisées en Europe et aux États unis (des institutions muséales et des fondations leur sont dédiées), les productions graphiques du dessin génératif ne s’exposent pas et restent malheureusement en France le plus souvent au stade du gimmick. Elles manquent de visibilité et d’une reconnaissance culturelle, artistique et patrimoniale alors qu’elles s’inscrivent dans une filiation identifiable, à partir du Computer Art qui, à partir des années 60 et 70, renouvelle les approches expérimentales de la forme et de la couleur avec l’irruption de l’ordinateur dans le processus de création artistique.
Cette 8ème publication des éditions Présent Composé (dont les 2 dernières publications restent disponibles aux Presses Du Réel) a été conçue en version bilingue. Elle retrace un parcours et un ensemble d’études, de créations graphiques et de textes conduisant un processus de recherche en dessin dans un environnement numérique. Les effets du code et la matérialité des données du dessin génératif réalisé avec une table traçante manifeste le symptôme d’une époque de transition, d’une forme irrésolue. La singularité du dessin exécuté au traceur sur la feuille de papier agit comme la production de micro espaces concrets qui maintiennent le lien tangible entre l’écriture ancestrale des signes et le code numérique qui chiffre désormais les affaires du monde.
Portant un regard critique sur la transition du dessin vers les parcours graphiques et ses logiques computationnelles, Pierre Braun enquête sur l’intérêt esthétique du tracé par ordinateur en l’interrogeant à partir de chemins de traverses qu’il suit depuis le début des années 80. D’une manière retorse, il interroge les données captées par la visualisation dans le processus de conception et de fabrication du dessin à la machine. Comment le code et les tracés graphiques peuvent-ils se conjuguer pour produire de nouvelles formes d’émancipation ? La radicalité esthétique du dessin génératif, programmé, noir et blanc, se joue des standards et les dépasse en produisant volontairement du presque rien à l’échelle d’un monde travaillé par la digitalisation.
Les éditions Présent Composé sont hébergées au laboratoire PTAC (Pratiques et théories des arts contemporains), Rennes 2

Cette publication est soutenue par la galerie Lara Vincy (Paris)
Conception graphique : Julie Bourgault
et le laboratoire PTAC (Pratiques et Théories des Arts Contemporains), équipe d’accueil 7472, université Rennes2
ISBN 978-2-9522355-7-0
EAN 9782952235570
25 x 20 cm
128 pages n&b, relié + rabats
éditeur Présent Composé
impression média graphic
300 ex.
distribution Presses du Réel
bilingue français/anglais

Coding gone graphically wild
Coding for drawing means choosing to re-examine the current possibilities of graphic production. When and why should a graphic project be completed? How do you draw a program? When and why take over (by hand) ? The graphic design and algorithmic approach relativizes the individual mastery of graphic design. You have to draw with data, crush and mend the code (stitch the code up), let yourself go to the « ivresse of numbers » and their unexpected consequences, agree to let the program abandon itself to calculation or its failure when the result traps you. In the end, however, this form of creation questions the limits of the process of graphic emancipation and its aesthetic reception by the public.
Well publicized in Europe and the United States (museum institutions and foundations are dedicated to them), the graphic productions of generative drawing are not exposed and unfortunately remain in France most often at the gimmick stage. They lack visibility and cultural, artistic and heritage recognition, while they are part of an identifiable filiation, based on Computer Art which, from the 1960s and 1970s, renewed experimental approaches to form and colour with the emergence of the computer in the process of artistic creation.
This 8th publication of the Présent Composé editions (the last 2 publications of which remain available at Les Presses Du Réel) has been designed in a bilingual version. It retraces a journey and a set of studies, graphic creations and texts that lead to a process of drawing research in a digital environment. The effects of the code and the materiality of the data of the generative drawing made with a plotting table show the symptom of a period of transition, of an unresolved form. The singularity of the drawing executed with a plotter on the sheet of paper acts as the production of concrete micro spaces that maintain the tangible link between the ancestral writing of signs and the digital code that now represents the world’s business.
Taking a critical look at the transition from drawing to graphic paths and its computational logic, Pierre Braun investigates the aesthetic interest of computer plotting by questioning it from the sleeper paths he has followed since the early 1980s. In a tricky way, it interrogates the data captured by visualization in the design and manufacturing process of machine drawing. How can code and graphical plots be combined to produce new forms of emancipation? The aesthetic radicality of generative, programmed, black and white drawing plays on standards and surpasses them by voluntarily producing almost nothing on the scale of a world worked on by digitalization.
Présent Composé editions are hosted at the PTAC laboratory (Pratiques et théories des arts contemporains), Rennes 2
]]>Le projet DKEP a évolué en réunissant une équipe de graphistes du master design de Rennes 2 avec un groupe d’étudiants ingénieurs de 4ème année de l’INSA de Rennes 1 pour concevoir une nouvelle application numérique associant le tangible et le digital. Les étudiant.e.s de Rennes 2 ont conçu le design éditorial, les étudiant.e.s de Rennes 1 se sont occupé de la partie développement informatique. L’édition papier a été développée parallèlement.
Le projet est accessible de 2 manières : soit avec le smartphone : dans ce cas on accède aux applications directement, soit on dispose d’une édition papier spécifique pour laquelle des pictogrammes transformés en QRcodes permettent de relier le lecteur vers 7 applications numériques qui font échos à 7 des 43 leçons-exercices de l’ouvrage historique de l’artiste. Les utilisateurs doivent s’approprier physiquement les notions graphiques abordées par l’artiste.
L’application a également pour mission d’éditorialiser des données à partir d’une série d’enregistrements : les interactions utilisateurs sont captées à partir de l’enregistrement des données physiques et celles des “ressentis” (questionnaires utilisateurs).

Le raffinage des logs (journaux de données) est réalisé sur la base des items des captations des données physiques ou à partir des questionnaires utilisateurs (ressentis)
Après chargement de l’application compatible Android uniquement, on interroge l’utilisateur s’il dispose ou non de l’édition papier, un menu « Hamburger » permet de choisir des applications ludiques pour lesquelles se trouve associée une aide spécifique. Elle permet à l’utilisateur de comprendre l’enjeu de chacune des applications. Apres chaque jeu, l’application propose également de répondre à un questionnaire succinct.
Les exercices sélectionnés tentent de retrouver les intuitions de Paul Klee en interrogeant le processus de création de l’image en relation au mouvement et à celui du corps comme un mode de connaissance spécifique dans l’environnement numérique.

DKEP implémenté sur Android
L’application se présente sur smartphone ou tablette Android. Concernant la partie numérique appliquée du projet, tous les 7 exercices sont activables sans support papier à l’exception de l’application « Mot Klee » qui met en jeu un dispositif de réalité augmentée associé à un visuel spécifique, qui existe sur un support différent. Le menu permet d’accéder en un minimum de clics aux principales occurrences notamment l’aide, un questionnaire utilisateur est proposé en fin de jeu.
Parcours dans un tableau
exercice 1: la ligne active
Dans le premier exercice de ses Esquisses Pédagogiques (1925), Paul Klee envisage l’activité graphique comme une promenade pour la promenade, un jeu relationnel entre espace et mouvement. Il invite son auditoire à tracer une « ligne active » résultant d’un point en mouvement.
Nous avons cherché à actualiser le sens de cette proposition par une activité graphique et exploratoire à partir d‘une application interactive sur tablette. Dans notre environnement numérique le point devient un objet graphique en mouvement qui correspond à la position physique du spectateur. Le corps participe à l’élaboration graphique de la ligne active. Nous avons imaginé que l’écran de notre smartphone pouvait se comporter comme une fenêtre ouverte sur une reproduction d’une œuvre de Paul Klee. Sans jamais pouvoir contempler l’œuvre dans sa totalité, l’utilisateur se transforme en « marcheur lecteur » et il dessine sa propre ligne de conduite au fil de ses lectures.

vue de la fenêtre ouverte sur le smartphone permettant de découvrir la reproduction de l’œuvre de Paul Klee (Château et soleil, 1928), ainsi que le qrcode associé permettant également d’accéder à l’application si le lecteur dispose de l’édition papier
Questionnaire utilisateur :
L’application propose à l’utilisateur de répondre à un questionnaire spécifique dont on présente l’interface et les items:
Captations de mouvements :
Le podomètre et l’accéléromètre rendent possible la reproduction du déplacement de l’utilisateur à l’intérieur du tableau de Paul Klee ainsi que le temps passé à déambuler lors de l’exercice. Sur l’image suivante, chaque point représente la position d’un promeneur dans le tableau et la position est actualisée toutes les 200 millisecondes. La cartographie permet de rendre compte des périodes de ralentissement quand les points sont très rapprochés , et des périodes d’accélérations quand les points sont de plus en plus espacés.
Le son des mots
une ligne intermédiaire, exercice 3
Que se passe t-il lorsqu’une ligne tend vers une surface ? Sans rejoindre nécessairement le graphisme itératif de Giuseppe Peano, mais plutôt la mise en œuvre plastique de la décomposition graphique d’un mouvement avec ou sans points clés, pour l’artiste Paul Klee, la ligne devient « intermédiaire » lorsqu’elle oscille entre le mouvement de point et l’effet de plan.
Nous avons souhaité réactiver cette forme de perception en la transposant dans l’environnement numérique qui permet l’intermédialité entre l’écriture et le son. Des mots apparaissent à l’écran et ne sont lisibles que si un son est émis suffisamment constant et audible capté par le microphone du smartphone. À l’aide des capteurs de fréquence et d’amplitude, oscillant entre la calligraphie et la typographie, il en résulte une certaine instabilité entre graphisme et écriture. La ligne réagit graphiquement aux vocalises infinies de l’usager, évoquant ludiquement la circulation du sens entre l’oralité primitive et les signes arbitraires de l’écriture. Réunissant ligne et son, l’exercice devient un espace pratiqué de la ligne en mouvement.
Nos relations aux formes graphiques sont-elles motivées par la recherche du sens et la réduction du visible au lisible ou bien par l’ « ensauvagement » du graphisme à l’écran ?
Chaque « tap » sur l’écran permet de relancer le dispositif de modulation graphique et propose un nouveau mot extrait du vocabulaire de l’artiste Véra Molnar pour qualifier la ligne.
Questionnaire associé :
Captation des mouvements :
Fréquence et temps
La présentation met en correspondance les données qui ont été échantillonnées à partir des fréquences émises en fonction du temps passé sur l’application. L’audiogramme présente un court extrait des expérimentations sonores de l’utilisateur. Pour chacun des mots, l’utilisateur a essayé d’émettre les bonnes fréquences pour parvenir à lire le mot. Le premier graphique présente une timeline des micro-variations fréquentielles expérimentées par l’usager pour chacun des mots. Sur une autre base d’expérimentation, le 2ème graphique présente une simple timeline des mots qui se succèdent à l’écran.
Le 3ème présente sur le cercle une représentation des variations en terme de décibels et fréquences.
Un autre visuel présente les différents parcours de lecture de l’application pour 11 utilisateurs :
Cinégraphisme
d’après « organisme cinétique », exercice 9
Pour Paul Klee, le mouvement de la création est comparable à l’interdépendance du squelette et des muscles pour activer le mouvement du corps : « un appui mutuel leur est nécessaire » et il en va de même écrit-il lorsqu’il s’agit de transmettre un ordre du cerveau vers les muscles « à la manière d’un télégramme ».
Que se passe t-il lorsque l’on change le « caractère structural de cette fonction « ? Comment évoquer l’interdépendance du corps en mouvement avec la création du geste plastique ?
Cinégraphisme est une simulation visant à dessiner et sentir autrement avec son corps à partir d’une interface proprioceptive. Les données captées par le microphone et de l’accéléromètre permettent de reprogrammer le geste créatif. Par design paramétrique, nous pouvons comprendre l’idée d’un graphisme évolutif. Les mouvements de notre corps influent sur l’inclinaison de la tablette, qui à son tour modifie le comportement paramètré des petites formes géométriques affichées à l’écran. En interagissant avec son corps, on peut anticiper le comportement de cette composition évolutive.
Questionnaire utilisateur :
Captations des mouvements
La représentation présente de manière linéaire les modifications d’inclinaison de la tablette lors du test d’utilisation. L’inclinaison agit sur la largeur des tests d’utilisation. L’inclinaison agit sur la largeur des rectangles qui s’affichent à l’écran. Sur l’autre graphique l’inclinaison présente les orientations cardinales de la tablette.
Une autre présentation représente le grossissement de formes en fonction de l’orientation de la tablette et du temps. Chaque barre représente l’angle d’inclinaison plus ou moins important ainsi que la grosseur de l’ensemble des formes à un instant t. Plus l’orientation de la tablette est proche de zéro (horizontale), plus les formes conservent leur taille d’origine et plus l’orientation est importante plus elles sont élevées. Le graphique présente le jeu de variation d’équilibre spécifique à chaque session de jeu…
La variation de l’épaisseur du trait expérimenté par 13 utilisateurs
MOT KLEE
d’après Production-Réception exercice 13
Pour Paul Klee la genèse de l’œuvre repose sur une succession d’addition et de soustraction d’éléments. L’application Mot Klee qui correspond à l’exercice 13 des Esquisses Pédagogiques, propose de simuler cette mise en œuvre avec les outils de la réalité augmentée en concevant un jeu interactif d’appariement/ajustement de formes graphiques.
Il s’agit de superposer les signes graphiques en mouvement de la tablette graphique avec l’espace graphique imprimé dont les signes graphiques ne bougent pas : des mots et des signes manquent à leur place, l’utilisateur doit reconstituer l’espace éditorial graphique à l’aide de gestes et de mouvements spécifiques pour ajuster les 2 parties graphiques.
À l’aide des capteurs d’inclinaison et de mise au point focale, les capacités d’attention sont sollicités par des mouvements d’extraction d’information et de corrections (feed back) que la réalité augmentée (RA) permet d’ajuster : « L’oeil doit « brouter la surface, l’absorber partie après partie […] l’œil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre »
présentation du stimulus papier
Questionnaire utilisateur :
L’application Mots Klee permet de créer un lien entre le papier et la tablette. le but est de positionner de façon parfaite la tablette au dessus du papier pour rassembler 2 visuels afin d’en créer un seul. Le visuel sur la tablette change de dimension en fonction du positionnement de celle çi. Plus la tablette est éloignée de la feuille plus la taille du visuel est réduite, plus la tablette s’approche de la feuille plus le visuel est grand. Un signal sonore confirme un ajustement en cours qui réussit.
Le graphique retrace l’activité des tentatives d’ajustement des formes par l’utilisateur. Il permet de mettre en parallèle le positionnement de la tablette avec les variations de la taille du visuel. Le dessin initial conçu par Émilie Hoyet pour expliciter par la dataviz le dispositif RA mot klee, ne manque pas de formuler une analogie avec une sorte de croûte terrestre…Il ne manque pas de rappeler que l’application fonctionne dans un rapport de distance qui oblige à placer l’édition quasiment au sol et de se tenir debout avec la tablette pour effectuer la mise au point.
Trame générative
(d’après la verticale en marche, l’horizontale : exercice 18 & 19)
Pour l’artiste Paul Klee, créer suppose d’expérimenter avec le corps la verticale et l’horizontale qui structurent le monde et ses représentations. Percevoir ces axes dépend de la manière dont nous sentons nos mouvements dans l’espace.
Trame générative propose un jeu d’équilibre entre 2 dynamiques différentes : l’image (dans un environnement numérique) et la position du corps.
À l’aide des capteurs d’inclinaison, les mouvements de la tablette vers la verticale ou l’horizontale rendent sensibles la perception d’une interaction qui matérialise un plan d’image : une forme rectangle constituée de particules graphiques se dessine peu à peu en suivant le rythme des données transmises par les capteurs. Lorsque l’utilisateur maintient quelques instants l’une des deux positions, le rectangle change de couleur.
Questionnaire utilisateur :
Carrés magiques
d’après « Équilibres non-symétriques / équilibre dérangés, exercice 23
Paul Klee a peint de très nombreuses œuvres que l’artiste nommait « carrés magiques » en référence au jeu mathématique dont la conception formelle est semblable à un damier chiffré et dont la somme des chiffres lus à l’horizontale ou à la verticale donne toujours le même résultat. Les carrés magiques reprennent ce mode d’arrangement s’inscrivant dans le courant d’une pensée esthétique et expérimentale de la forme.
Paul Klee , exercice 23, détail
Le peintre qui a affaire avec « le poids » des couleurs devient une sorte de « danseur sur une corde », enlevant ou ajoutant ici et là pour dynamiser la composition chromatique. Dans l’environnement numérique, il devient possible de modifier les couleurs de la reproduction de manière non destructive, ce qui modifie la trivariance visuelle (teinte, saturation, luminosité) par la simulation. Lorsque nous modifions les composantes chromatiques, nous pouvons interroger avec la couleur ce qui motive notre jugement esthétique.
Questionnaire utilisateur
Ce graphique présente une visualisation du 1er tableau de l’application « carrés magiques ». Chaque carré du tableau d’origine est numéroté et représenté par une série de 3 rectangles correspondant aux valeurs RVB des couleurs de chaque carré. On identifie les carrés qui ont été modifié lors d’une session et l’on peut comparer la modification des valeurs avec celle de la présentation initiale.
À partir du 2ème tableau de l’application carrés magiques, l’arbre des couleurs visualise les couleurs qui dominent chacun des carrés du tableau de Paul Klee, après modification de la part de l’utilisateur.
Basé sur le trio RVB qui sont les valeurs extraites des capteurs de l’application : le gris représentant l’égalité des trois couches de couleurs. Le grand rond gris représente le champ d’action de l’utilisateur, son doigt touchant l’écran et modifiant les valeurs. Les chiffres disposés en haut sont placés à l’exact emplacement du tableau de Paul Klee. Si un cadre est tracé autour de ses chiffres, on peut se représenter mentalement l’emplacement des carrés magiques
Promenade Chromatique
d’après mouvement perpétuel, exercice 43
Promenade chromatique cherche à montrer comment le mouvement du promeneur « appareillé » fabrique lui-même les relations d’interactions de couleurs avec son environnement immédiat.
L’utilisateur doit réaliser préalablement une prise de vue photographique de son environnement immédiat. Un histogramme des couleurs trie quantitativement les pixels de la reproduction. L’utilisateur doit effectuer une série de pas pour parcourir l’histogramme de l’image. Les premiers pas correspondent aux couleurs les plus présentes.
La couleur et ses expériences psychosensorielles sont infinies. Le mouvement de sa description aussi. Les mots qui apparaissent aléatoirement à l’écran fabriquent des énigmes qui composent autant de nouveaux nuanciers chromatiques inopinés et incongrus.
La direction ou la polarité d’une couleur n’importe plus, ni la direction. Le cercle s’est transformé en une ligne infinie et nous décodons la couleur non pas en fonction des pôles chromatiques mais en fonction de leurs fréquences et de leur échantillonnage.
Les mots accompagnent les couleurs en favorisant la surprise et l’aléatoire. Sérendipité chromatique !
Questionnaire utilisateur :
Les visualisations qui suivent tentent de retracer l’activité de l’utilisateur en prenant en compte le nombre de pas effectué pendant l’exercice. Les 5 première valeurs sont nulles, ensuite, si chaque valeur captée représente un temps de 200 millisecondes, on peut estimer que 5 valeurs qui se suivent représentent une durée totale d’une seconde, soit un pas. La visualisation présente une série de variations chromatiques qui témoigne d’une image comportant des teintes peu nuancées. Quand les valeurs captées ne changent pas au delà de 5, on peut considérer que l’utilisateur s’est arrêté tout simplement.
Visuel de l’image mise en avant : Charline Jarsale /son des mots
Digital Klee Esquisses Pédagogiques (DKEP)
DKEP : volet numérique
Équipe de réalisation de l’application DKEP :
PTAC, Master Design Rennes 2 & INSA Rennes
Design d’interface et conception graphique de l’application
Étudiant.e.s Rennes 2
Clément Botrel, Bleuenn Bourrhis, Lou Catala, Nasim Dastmalchi, Tania Gaitan, Alexia Girbon, Marie Megoz, Aude Testard, Mélusine Vilars
Spécification et conception logicielle, programmation-codage
Étudiant.e.s. INSA Rennes
Louis-Sinan Capon, Maxence Detante , Manon Georges, Laora Heinz, Enzo Menegaldo, William Mouchère, Antoine Pizon, Justine Vidal
Dataviz (récupération des logs, raffinage, traitement, design graphique des captations physiques et ressentis)
Étudiant.e.s Rennes 2
Élie Quintard, Gaetan Thirion, Charline Jarsale, Jade Rognon, Timothée Garland, Émilie Hoyet, Julie Massard, Mathilde Guémené, Marie Dupont, Laure Frelaut, Vincent Pounchou
Enseignements et workshops dédiés
Mathieu Ben, Gaël Gouault, Florian Chevillard,Jocelyn Cottencin
Direction scientifique :
Rennes 1 : Éric Anquetil (spécification & conception logicielle, programmation)
Rennes 2, Pierre Braun (spécification fonctionnelle, textes, coordination ), porteur du projet labellisé MSHB.
Laboratoire scientifique Rennes 2 : équipe d’accueil Pratiques et théories de l’art contemporain (PTAC EA 7472)
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Des étudiants en design associés à l’équipe PTAC (Pratiques et théories de l’art contemporain, EA 7472) ont repris une série d’exercices proposés par l’artiste en cherchant à les repenser dans un environnement de lecture, de gestes et de captations numériques spécifiques.
La conception de l’édition s’est fondée sur l’édition de référence parue en 1925 (https://monoskop.org/Bauhaus), ainsi que l’édition et la traduction en Français de Pierre-Henri Gonthier de 1964, toujours disponible aux éditions Denoël dans un recueil de textes de l’artiste : « Théorie de l’art moderne », Gonthier Médiations, n° 19.
Il s’agit dans un premier temps de concevoir une édition papier associée à des applications digitales permettant de respecter l’esprit de ce que Paul Klee a cherché à transmettre graphiquement. Le livre se présente comme une série d’exercices qui documentent une forme d’apprentissage de la création graphique centrée sur la présentation d’expériences de type kinesthésique. Le graphisme et les textes de l’artiste mixent une expérience et une connaissance singulières du corps, de la perception et de la mémoire.
À priori, il s’agit ni de restituer ni de transformer l’édition existante mais plutôt d’imaginer en tant que designer graphique comment augmenter les entrées et enrichir le contenu dans les 2 sens : apports sensoriels du côté du numérique comme de l’édition papier. Comment rejouer et s’approprier ces exercices et leur trouver une actualité dans un dispositif numérique associé au livre ? Comment l’apport du design graphique peut-il contribuer à la transmission de cette expérience au lecteur ?
La recherche doit également montrer comment l’environnement numérique transforme le livre et les pratiques de lectures en multipliant les modes d’accès à l’information. En s’hybridant avec les dimensions du numérique, le livre papier modifie en quelque sorte ses “degrés de liberté” par rapport aux nouvelles possibilités de mise en forme des contenus éditoriaux. Dans un environnement numérique qui privilégie les interactions et les modes d’appropriation des dispositifs de la lecture, la compréhension du texte privilégie l’expérience pratique et le jeu. il s’agit de restituer l’esprit dans lequel le processus du livre s’élabore et ce qu’il cherche à dire plutôt que la géométrie exacte de sa reproduction.
Le projet de conception graphique comporte deux niveaux liés : les maquettes éditoriale et digitale.
maquette éditoriale
Sur le plan éditorial, la consigne a été de considérer le livre comme un corpus de données à analyser. Il s’agit de partir des illustrations et des textes de chaque leçon comme un ensemble de patterns à interroger, recréer voire supprimer.
Le travail de reprise des données ne doit pas être une simple “animation” des illustrations ou des textes fournis par l’artiste. Il faut dans la mesure du possible trouver des “équivalents” graphiques ou des dispositifs de représentation qu’ils doivent associer aux données diverses de captations.
Afin de faciliter l’appropriation du texte par le lecteur, la solution retenue a été de réduire le nombre d’éléments tirée de l’édition originale mais de faire apparaître celle-çi en transparence/filigrane tout au long des pages. De cette manière le lecteur peut retrouver les motifs principaux de l’édition originale sous l’édition courante comme une sorte d’édition palimpseste.
Les éléments conservés sont redistribués et ajoutés à de nouveaux qui assurent des transitions avec la partie digitale de l’édition.
Au niveau des textes de chaque page d’exercice, le choix de transformation retenu se fonde sur un échantillonnage de mots clés établis selon des paramètres statistiques puis répartis selon une règle d’agencement sur les nouveaux feuillets de l’édition prototype. Le nombre de mots-clés varie en fonction du nombre de lignes de texte dans l’édition française.
Je présente ici les premières recherches et propositions de quatre étudiantes concernant l’échantillonnage de l’information pour l’exercice de la Verticale en marche.

4 propositions d’échantillonnage (exercice 18, la verticale en marche). De gauche à droite et de haut en bas : propositions de Claire Mouillade, Justine Duhaussay, Helenne Rolland, Sybil Luciani
ici une seconde étape de travail où la version est plus aboutie :
Quelques modifications ont été effectuées par rapport à la charte éditoriale retenue.
Les nouvelles typographies sont les typo Gotham Rounded et Consolas qui reprennent l’esprit des linéales sans empattements choisies par Laszlo Moholy-Nagy pour la publication des esquisses pédagogiques de Paul Klee. Le texte de l’édition se partage entre 2 types de couleurs : couleurs rouge (0, 100, 100, 0) ou bleu (100, 100, 0, 0). Les titres correspondent aux titres des éditions française et allemande. La proposition de Justine a été reprise et adaptée pour l’édition du prototype.
Quelques focus sur l’édition :
Applications digitales
Sur près d’une quarantaine d’exercices proposés initialement par l’artiste, les graphistes ont choisi de travailler autour d’une dizaine de thèmes numériques répartis sur l’ensemble des chapitres principaux de l’ouvrage de référence de l’artiste.
Tableaux récapitulatifs des applications
Projet Klee / partie digitale /
Comme on peut le vérifier sur les deux grilles, une majorité d’applications utilise l’accéléromètre pour jouer sur les effets d’inclinaisons et engage la coordination de gestes. Le mode caméra est sollicité (sous firefox androïd uniquement). il permet d’associer de manière rudimentaire des formes imprimées sur le livre et de les compléter par un réseau de lignes, une grille permettant d’animer un mouvement cinétique élémentaire.
Présentation des applications tests :

“ligne passive” (exercice 5), par Maxime Guilloussou, Mathieu Ben, Gildas Paubert, application mobile, master design Rennes 2, 2017

“Bidimensionnel” (exercice 15), par Marie-Léa Seguin, Mathieu Ben, Gildas Paubert, application mobile, master design Rennes 2, 2017

“Atmosphérique” (exercice 32), par Thomas Deshayes, Mathieu Ben, Gildas Paubert, application mobile, master design Rennes 2, 2017

“La balance” (exercice 22), par Alexandre Morin, Mathieu Ben, Gildas Paubert, application mobile, master design Rennes 2, 2017

“organisme cinétique” (exercice 42), par Alexis Délester, Mathieu Ben, Gildas Paubert, application mobile, master design Rennes 2, 2017

“Gravité” (exercice 39), par Helenne Roland, Mathieu Ben, Gildas Paubert, application mobile, master design Rennes 2, 2017

“Le pendule” (exercice 34), par Claire Cherel, Florine Gouget, Julie Somé, Mathieu Ben, Gildas Paubert, application mobile, master design Rennes 2, 2017

“La spirale” (exercice 36), par Xuilun Liu, Mathieu Ben, Gildas Paubert, application mobile, master design Rennes 2, 2017

“La flèche chromatique” (exercice 41), par Justine Duhaussay, Mathieu Ben, Gildas Paubert, application mobile, master design Rennes 2, 2017

“mouvement perpétuel de la couleur” (exercice 43), par Claire Cherel, Florine Gouget, Julie Somé, Mathieu Ben, Gildas Paubert, application mobile, master design Rennes 2, 2017
Le système d’exploitation privilégié est Androïd et non IOS. Le mode caméra est activé sous Firefox béta pour Androïd.
Remerciements : Anthony Folliard, Mathieu Ben, Gildas Paubert, Arthur Vimond et les étudiantes et étudiants en design.
Dans le prolongement de son travail artistique, Paul Klee écrit des textes sur les principes de la mise en forme et ses activités d’enseignement au Bauhaus font l’objet de publications de son vivant. À partir de ses principales notes de cours extraits d’un premier livret manuscrit Contribution à la théorie de la forme picturale, les Esquisses pédagogiques sont publiés en 1925 par Walter Gropius et Laszlo Moholy Nagy.
J’ai décidé de lancer un programme de recherche associé à plusieurs unités de formation pour étudier la postérité de ce texte majeur de l’artiste en l’interrogeant à partir du design graphique et éditorial dans un environnement numérique.
Les Esquisses pédagogiques sont connues pour interroger la création graphique et picturale à partir des éléments et relations plastiques élémentaires. Paul Klee reste attaché à une articulation concrète des éléments plastiques et sémantiques en proposant une série d’exercices de création destinés aux étudiants du Bauhaus. C’est l’une des originalités du peintre que d’avoir cherché à articuler ses expériences avec une démarche analytique pour formaliser la mise en forme plastique dans un cadre académique. Paul Klee cherche à rendre compte des ressorts de la création par un jeu de correspondances entre les énergies de la nature et leur transpositions symboliques dans les pouvoirs fondamentaux de la ligne, l’espace, la forme ou la couleur. Ce mode d’approche fait écho et rend hommage aux versants expérimentaux des romantiques du siècle précédent: Johann Wolfgang von Goethe, Philipp Otto Runge qui découvrent et interrogent les données sensorielles de la perception des couleurs par exemple… Pour Paul Klee, l’enseignement des rapports harmoniques et des équilibres plastiques s’origine dans l’étude de données relationnelles graphiques élémentaires (le point, la ligne et ses effets de surface) associée aux formes de la perception et du mouvement (la ligne est ainsi au départ un point en déplacement).

Paul Klee, “ligne active”,chapitre 1, Esquisses pédagogiques, édition Albert Langen, Münich, 1925, p. 6
Le « crédo du créateur », se fonde sur l’observation du mouvement et des points d’énergies des êtres ou des choses. Il ne relève pas d’une simple trace qui témoigne d’une action engagée mais doit se fonder sur le processus mis en jeu dans le devenir de la forme elle-même.
« La seule voie optique ne répond plus entièrement aux besoins aujourd’hui […] l’artiste aujourd’hui est mieux qu’un appareil photo perfectionné (…) ». (Voies diverses dans l’étude de la nature, 1923)
Selon Régine Bonnefoit1 , Paul Klee cherche à fonder sa réflexion et ses transpositions graphiques sur les processus de métamorphose et de croissance en retrouvant les descriptions de Johann Wolfgang von Goethe et Carl Gustav Carus en particulier. Il cherche également à retrouver dans les analyses d’Adolf von Hildebrand les éléments fonctionnels qui inscrivent le mouvement dans les fondements de son approche de l’art en devenir.
« Le formalisme c’est la forme sans la fonction » écrit-il . L’artiste vise la recherche de lois universelles à partir d’éléments graphiques tirés du fonctionnement visible ou invisible de la nature. Ces recherches de l’élémentaire dans la forme en mouvement doivent rendre possible leur transpositions vers d’autres médiums artistiques afin d’élargir la portée théorique des énigmes de la création.
Quelques décennies plus tard, au début du développement graphique par ordinateur, les artistes-chercheurs ont tenté de modéliser la créativité graphique en reprenant les points de vues théoriques de leur prédécesseurs sur les processus de création. Les premiers outils infographiques que sont l’écran, la table traçante ou l’imprimante offrent aussi de nouveaux terrains d’ expérimentation par la simulation numérique. Les artistes-chercheurs conçoivent des algorithmes graphiques pour tenter de formaliser avec un ordinateur les ressorts de la créativité, une sérendipité graphique assistée par ordinateur mais aussi la recherche de lois de composition qui pourraient gouverner le jugement de goût esthétique d’un spectateur Lambda.

De gauche à droite et de haut en bas :
Paul Klee, “Vierseitige polyphonie”, Théorie de la mise en forme picturale, sans date, crayon sur papier, 33 x 21 cm, archives du Centre Paul Klee, ZPK, 2012, réf: BG, 1/04/129 https://www.kleegestaltungslehre.zpk.org/ee/ZPK/BG/2012/01/04/129/
Véra Molnar, “À la recherche de Paul Klee”, encre sur papier, 1970, 12 x 12 cm, Galerie Oniris
Frieder Nake, Rectangular Hatchings / Interrelations (with Lutz Dickmann and Hendrik Poppe)
digital print after plotter drawing and screenshot, 2005
Pierre Braun, “Sans titre”, série Fréquence, encre sur papier, 21 x70 cm, 1988-1995, vue partielle.
Courtesy ZPK, Frieder Nake, Lutz Dickmann and Hendrik Poppe, galerie Oniris
Les simulations graphiques se fondent sur des stimulis visuels élémentaires (lignes ou formes élémentaires et reproductibles) conçues sur ordinateur et structurant un espace graphique paramétrable : c’est la CAAO , la Création Artistique Assistée par Ordinateur chère à François Molnar, une forme primitive de « créative coding » bien avant l’heure auquel pensent également toute une pléiade d’esthéticiens et psychologues ( Max Bense, Abraham Moles, Daniel Ellis Berlyne…). Leur projet consiste à décomposer la forme et le processus de création: partir du point, étendre et interpoler à la ligne, (re) itérer pour « fabriquer » une surface graphique. La modulation paramétrée du graphisme au sein d’un programme comme les nouvelles interfaces graphiques doivent permettre de manifester ensemble par le calcul et les algorithmes de nouvelles échelles de perception. En manipulant les données, au-delà de l’acte perceptif (audition et vision) la programmation graphique est susceptible d’analyser l’expérience esthétique, les dynamiques de l’apprentissage et de l’acculturation digitale.
Les étudiants ignorent généralement toute l’histoire de cette approche esthétique novatrice, couplé au développement du Computer art, cette « esthétique d’en bas » qui intègre progressivement des données sensorielles dans le processus esthétique et expérimental. Il reste possible aujourd’hui de retracer des filiations et des héritages entre les œuvres peintes, aquarellées ou dessinées de l’artiste et celles des pionniers infographistes.

De gauche à droite et de haut en bas :
Paul Klee, “Spring in the Stream”, 1934 craie sur papier monté sur carton 17,5 x 27 cm, extrait des archives en ligne du ZPK, Bern
Pierre Braun, “Sans titre”, série sinusoïde 1-b, encre sur papier, 21 x29, 7, 1982, archives médihal :
https://medihal.archives-ouvertes.fr/medihal-00641139
Colette S. Bangert & Charles J. Bangert, “Large Landscape 1”, computer drawing, ochre and black ink on paper, 33 x 33 in., 1970, in Leonardo, Volume 7, number 4, Autumn 1974, pp. 289-296, (article)
Casey Reas, “Tissue”, 2001/2014, custom software, computer, dimensions variables, portrait or landscape
Courtesy Leonardo, Colette & Charles Bangert, Casey Reas, Kleen Museum Bern, ZPK
Depuis une bonne quinzaine d’année, cet héritage du graphisme génératif se prolonge encore aujourd’hui à la suite des recherches de John Maeda et du retour du code créatif de Ben Fry et Casey Reas autour du logiciel de composition graphique Processing et les boites DIY de plotters combinés aux arduino qui fleurissent aujourd’hui… Il est possible en effet de simuler avec l’ordinateur aujourd’hui la ligne « active » chère à Paul Klee en lui attribuant des propriétés paramétrables qui lui permettent de se métamorphoser et prendre librement ses ébats à la surface de la feuille de papier ou vers ses extensions murales et écraniques.
Des données visuelles au graphisme polysensoriel
Si les Esquisses pédagogiques accordent une place majeure aux paramètres visuels qui guident la mise en forme dans l’acte compositionnel, l’artiste innove autrement en insistant en particulier sur le rôle fondamental joué par les propriétés de perception du corps humain (le corps, ses postures, ses équilibres, ses dynamiques, ses gestes…) associée à son environnement pour la mise en œuvre de la forme.
Selon moi ce sont ces éléments qui permettent au texte de Paul Klee d’entretenir une filiation entre l’héritage des expériences esthétiques de Johann Wolfgang von Goethe, Adolf von Hildebrand, Carl Gustav Carus, William Hogarth…) et les nouvelles approches de la création qui se manifestent dans le Computer art.
Ensuite, l’apport récent du design d’interaction et des dispositifs de captations mobiles embarqués dans les tablettes ou les smartphones redonnent à la lecture du texte un éclairage surprenant qui conduit bien au-delà de sa contribution aux fondations historiques du modernisme ou de celle du computer art historique. Les différents chapitres du livre décrivent un processus de création plastique et graphique opérant au cœur d’une succession d’interactions de mouvements et de contre-mouvements.
Les données physiques, les métaphores ou les paraboles du mouvement et des énergies exemplifient les interactions qui jouent au cœur de l’espace graphique.
Si les lignes comme principe d’énergie active retracent facilement leur filiations jusqu’aux productions graphiques génératives des computers, leur transpositions dans les dispositifs graphiques mobiles leur redonnent une nouvelle fraicheur conceptuelle.

Paul Klee, “ligne passive”, chapitre 4, Esquisses pédagogiques, édition Albert Langen, Münich, 1925, p. 9
La ligne “passive” délimite un champ d’activité “(…) surface active engendrée par déplacement de ligne (…)” écrit Paul Klee pour préciser l’une des métamorphoses possibles de la ligne. En remédiatisant l’exercice dans un environnement numérique Maxime Guillossou a choisi de générer la ligne par le cercle. Son tracé se répète et s’affiche selon un espacement constant. Les jeux de déplacement du cercle à l’écran sont couplés aux différents mouvements du corps de l’utilisateur afin d’incliner la tablette. Plus la pente d’inclinaison est forte est plus la vitesse de translation du cercle est grande occasionnant un chemin graphique à l’écran.
La mise en mouvement du cercle à l’écran génère par ses déplacements des effets de surface. La ligne reste également fondamentalement une promenade graphique, une expérience sensorielle fondamentale.
Dans la remédiation numérique de l’exercice, les données permettant de tracer la ligne et de l’orienter sont inversées. Pour aller à gauche il faut incliner la tablette à droite et inversement, ce qui complique et déçoit la supposée maîtrise de l’exercice !

Paul Klee, “partie c” (l’organisme cinétique naturel),chapitre 11, Esquisses pédagogiques, édition Albert Langen, Münich, 1925, p. 19
Les concepts de structures répétitives ou d’agencement permettent de concevoir des dispositifs graphiques spécifiques. Que les structures graphiques soient dividuelles (répétitives et divisées), occasionnant toutes sortes de trames ou des entités individuelles dans leur composition, Paul Klee exemplifie étonnamment ces types d’organisations plastiques en les comparant par exemple avec l’activité musculaire : elle se compose de zones sensibles que parcourt l’activité des neurones. Mais les fonctions structurelles qu’entretiennent relativement les os, les muscles et les nerfs entre eux sont à l’image des concepts qu’associe Paul Klee à la ligne : fonctions “actives” pour le cerveau donneur d’ordre, “intermédiaire ” pour les muscles, “passifs” pour les os. Ces ensembles composent des agencements bio-électrique à l’image d’organismes autonomes liés par la communication et l’échange de messages spécifiques lorsque les données transitent entre le muscle et le cerveau donneur d’ordre.
Si les interactions tactiles à l’écran réalisent les premières formes d’interfaces graphiques, les capteurs peuvent aujourd’hui transmettre les gestes des utilisateurs par l’intermédiaire de données relatives à l’inclinaison des tablettes ou des smartphones. Les paramètres d’inclinaisons et d’accélération sont couplés aux coordonnées graphiques générant des boucles d’interactions entre les réactions de l’utilisateur et la modification du graphisme en temps réel.
Désormais c’est aussi l’environnement numérique du graphisme qui fait appel aux capacités kinesiques et proprioceptives du corps. Les exercices proposés sollicitent les expériences vécues de gravité, d’effets physiques de projection perspective, de station debout, de verticalité ou d’horizontalité, de jeux d’équilibre ou de déséquilibre, de sonorité, de couleur…
C’est le cas par exemple de l’exercice 22 intitulé La balance. Cela semble étonnant à priori de ramener l’un des fondements du processus de création à une telle image. La métaphore utilisée par Paul Klee est celle de l’équilibriste : “Il évalue la gravité d’un côté et de l’autre”. Il s’agit de contrôler les équilibres des forces qu’il met en jeu lorsqu’il met en forme sa compositiion.

Paul Klee, “la balance”,chapitre 22, Esquisses pédagogiques, édition Albert Langen, Münich, 1925, p. 32
Pour le plasticien, les axes de la verticale et de l’horizontale sont comme des fonctions puissantes qui structurent la représentation. Mais cela s’explique parce que la vision, telle que l’a précisé l’esthétique expérimentale est organisée de manière à pouvoir détecter de tels axes dans le champ visuel. La Gestaltpsychologie à laquelle Paul Klee aurait pu avoir accès dans l’environnement du Bauhaus ou par rapport aux lectures d’Adolf von Hildebrandt l’explique. Elle montre également comment à partir d’ unités séparées comme des points organisés sur une surface par exemple, l’organisme va tenter de rassembler les points immédiatement perçus comme des entités structurées (clusters) en vertu du principe Gestalt des lois de la bonne forme.
Le travail du plasticien est de composer avec différents champs de forces plastiques. Dans un environnement numérique, les capteurs mobiles peuvent désormais prendre en compte ces forces dans une construction plastique par l’analyse des données de gravité sur les axes xyz à l’aide de capteurs de gravité ou d’autres plus spécifiques tels que l’accéléromètre, l’inclinomètre. Il faut alors se demander comment sont perçues l’ horizontale et la verticale dans une interface prévue pour commuter indifféremment le geste dans les directions X, Y et Z ? Dans un dispositif anoptique et digital, on change de paradigme perceptif. Ce sont nos gestes et nos mouvements qui nous permettent d’attribuer une nouvelle forme aux axes de verticalité ou d’horizontalité.
C’est le sens du travail proposé par Alexandre Morin et supervisé par Mathieu Ben. Le joueur est invité à trouver l’équilibre entre un carré qui tombe aléatoirement sur un rectangle. Pour trouver l’équilibre, il peut contrôler l’effet de balance, simulée grâce aux données de l’accéléromètre récupérées par l’appareil mobile. Pour le dire autrement, il s’agit d’ une sorte de jeu d’adresse et de coordination des gestes visant la réception dynamique d’une forme qui chute et glisse sur un axe pivotant de gauche à droite. Ce dispositif graphique élémentaire tente d’amener le joueur à éprouver la manière dont il doit synchroniser ses bras de façon à stopper la chute des corps en réalisant le stoppage et l’équilibre graphique de l’objet sur l’axe pivotant. Dans cette affaire, le dispositif n’empêche pas l’utilisateur de tenir la tablette horizontalement ni de la renverser totalement. La verticale et l’horizontale ont été substitués par le calcul et l’espace du jeu de simulation.
Ce deuxième exemple montre comment on peut interroger les fondations des éléments et relations de la forme en redessinant l’information des données de la représentation académique vers ceux de l’environnement graphique digital.
Dans ce dernier exemple, l’utilisateur n’éprouve pas tant le rapport à la verticale et à l’horizontale que sa capacité proprioceptive à sentir et distinguer les mouvements de son corps vers la gauche ou vers la droite pour faire pivoter l’axe dans le sens de la montée ou celui de la descente.
remerciements :
Fabienne Eggelhoefer, Régine Bonnefoit, Maxime Guillossou, Alexandre Morin, Mathieu Ben, Gildas Paubert
- Régine Bonnefoit, Paul Klee, sa théorie de l’art, collection le savoir suisse, Presses polytechniques et universitaires romandes,2013
Si les dispositifs qui se développent sur les écrans peuvent soutenir des représentations et des pratiques innovantes qui diffèrent de celles associées à l’imprimé, on pourrait se laisser surprendre par cette nouvelle proposition de recherche appliquée menée à rebours avec les étudiants du master arts professionnel de Rennes2. Cette nouvelle étape interroge le futur du livre tout en revendiquant l’apport singulier et irréductible de ses données tangibles pour mener une réflexion sur les formes de sa transmission. Comment observer et enquêter sur cette matérialité du livre et y interroger par le design éditorial ses conditions plastiques d’existence ? Comment actualiser le livre dans un environnement numérique omniprésent et défendre la permanence de son histoire et de son ADN tout en y pratiquant d’autre forme de lecture ?
Avec le design d’information et les outils de représentations graphiques, le livre renferme en puissance un formidable espace d’éditorialisation des données qui interroge la légitimité d’une expérience élargie de la lecture et les moyens techniques de reproduction et de transmission du sens. Nous proposons quelques pistes de recherches qui interrogent les effets de « signifiance » qu’apportent paradoxalement ces formes de transcodages et de remixabilités réalisées à partir de données du livre.
Si on l’appréhende comme une sorte de nouvel objet d’étude, le livre ne se résume ni par son contenu, « son message», ni comme un simple support pratique d’inscription (« son médium »). Si la méthode d’approche de l’éditorialisation du corpus ne semble retenir qu’un texte mis à distance de lecture pour paraphraser Franco Moretti, il ne s’agit pas pour autant de s’éloigner de l’objet lui-même et des données plastiques et sémantiques qu’ils condensent. Cette chimie qui œuvre entre contenu et contenant est instable mais elle n’implique pas pour autant l’abandon d’une exploration du livre par son lecteur. Cette mise à distance du texte conditionne au contraire ce que Michel De Certeau identifie comme une « pratique liseuse » cette forme de circulation libérée (et libertaire) du sens dans l’action de lire et qui a trait à l’exploration, à la « robinsonnade ». Si Michel De Certeau en appelle aux techniques de lecture rapide pour rendre compte d’une forme expérientielle d’émancipation du texte, nous préférons évoquer l’univers plus instable de l’environnement numérique dans lequel opère le graphisme de masse et les formes d’ensauvagement des données par les artistes et les pratiques amateures qui libèrent l’oeil et rendent aux mots leur cinéplastie primitive1
Zhuohong Zhang a choisi de travailler sur le livre Espèces d’espaces de Georges Perec2. Si le livre est déjà travaillé par la question de la représentation des données à l’échelle de la contrainte littéraire, Zhuohong a cherché a en poursuivre l’esprit de la recherche en le radicalisant sur le plan formel.
Cette proposition de recréation cherche à mettre en mémoire et représenter l’espace du livre à travers une série d’analyses et de repérages de mots clés ou de proximité sémantiques ou encore de fréquences d’assemblages plastiques au niveau de la page. Le jeu des mathématiques que Georges Perec développe pour décliner sur le plan de la littérature différents types d’espace (la page, le lit, la chambre, l’appartement, l’immeuble, la rue, le quartier, la ville, la campagne, le pays, l’Europe ainsi que le monde….) se radicalise ici par l’élimination du texte explicite au profit de ses configurations spatiales et des thématiques. Des récurrences sémantiques ont été identifiés, le vocabulaire, les chiffres ont été substitués par des blocs graphiques avec différentes occurrences de couleurs et dont les jeux d’apparition et d’occultation rappellera le travail inaugural de Marcel Broodthaers s’appropriant le poème de Stéphane Mallarmé…
Zhuohong s’est intéressé aux ponctuations du livre pour les chapitres traitant des espaces extérieurs.
(…)Les ponctuations sont comme une forme de frontière qui créent un espace dans une phrase (…) elles fonctionnent comme des bus et sont destinées aux piétons qui vivent cet espace(…)
Pour représenter les chiffres, les unités sont représentés par un triangle équilatéral, et tous les chiffres à deux unités sont représentés par le même triangle retourné. Des mots clés sont sélectionnés sous la forme du rectangle et les autres contenus par une ligne qui relie tout les mots en respectant la structure du livre.
Zhuohong a cherché à transposer la structure des phrases pour un questionnement sur l’espace et la mémoire visuelle en reliant toutes les mêmes ponctuations. Le réseau créé interroge le texte par son volume, ses mouvements, ses dimensions, autant de dispositif permettant de matérialiser une représentation de la spatialité du texte.
Le projet de Céline Agaesse interroge le rapport que le texte peut entretenir avec l’art de la filature. Choisissant opportunément À suivre, le livre IV de Sophie Calle3, elle a cherché à débusquer la mécanique stylistique du livre qui documente l’histoire d’une fiction photographique et hypertextuelle de l’artiste. Choisissant la formule plastique du Leporello, l’édition condense une sorte de partition qui fait appel aux données des parcours, à la cartographie d’une histoire au fil des pages.
Céline a été particulièrement attentive aux relevés photographiques, à la localisation de leur prise de vue à Venise, leur fréquence selon un point de vue et un mode de lecture des données qui recréée -en le différant- celui de l’auteur.
Pour Céline, la visualisation de données permet de
retrouver tout ce qu’à pu vivre l’auteure de manière condensée. (…) et comment s’est occupée Sophie Calle durant ces deux semaines passées à Venise.
Alexandre Morin a souhaité ré-interpréter l’abrégé de musique Compendium Musicæ de René Descartes4 Certaines données du livre ont été retraité sur le plan plastique en reprenant les codes qui fédèrent l’usage de la partition musicale ( portées, feuilles volantes, notes… )
Les feuilles du livre sont désormais reliés par des pinces qui permettent d’isoler chaque page. Chacune se retrouve associée à un calque d’une taille identique. Certains mots du texte original sont surlignés lorsque l’on superpose la page et son calque associé, les différentes couleurs distinguent ces mots selon des catégories et leur niveaux d’occurrences…
Suivant un mode semblable d’analyse mais transposé à un tout autre domaine, Héllene Rolland revisite « Un art contextuel », le livre de Paul Ardenne5 en cherchant à identifier et codifier le livre selon les thématiques contextuelles discutées par le critique. Hélenne a choisi de retenir 5 domaines (la mobilité, l’expérience de l’artiste et du public, le lieu, le politique, les institutions)
Elle a regroupé ensuite les mots qui correspondaient à ces thématiques en s’aidant de code couleurs. D’une façon semblable au projet d’Alexandre, le livre est également recomposé par des pages de calques mais cette fois-çi les couleurs se superposent afin de recréer un nuage de mots contextuels représentatif et évocateur. Des résultats statistiques sont également fournis à la fin des chapitres pour interroger la richesse du vocabulaire du Critique d’art.
Le projet de Liu Xulun se fonde sur une relecture du livre de médecine traditionnelle chinoise, L’homme et ses symboles par Jean-Marc Kespi6 Ce livre tente de montrer l’intérêt de l’approche de cette médecine pour les occidentaux.
En partant des différents éléments qui associent éléments du biotope, caractéristiques fondamentales du temps, des saisons, des directions cardinales, des méridiens associés aux localisations des différents points du corps pour les maladies à soigner et les remèdes possibles,
Liu en a tiré un corpus qui aboutit à un dispositif plastique un peu à l’image de nos horodateurs papiers, associant les concepts avec des codes couleurs. Le livre s’est métamorphosé dans un dispositif plastico-sémantique circulaire qui ajuste des paramètres spécifiques et permet de trouver les bons jeux de correspondances pour des soins possibles.
Pour Inès Malbec, le livre retenu est L’appartement oublié de Michelle Gable7
Il s’agissait de construire le livre à partir des indications géographiques pour en tirer une série de descriptions cartographiques du Paris de la Belle Époque. Le travail tente de radiographier la vie et les déplacements dans les lieux fréquentés par les « semi mondaines » dans le Paris de la fin du 19e siècle.
Maxime Guillossou a choisi de travailler sur De la simplicité le livre de John Maeda8 Maxime à cherché ironiquement à condenser et mettre en abîme les préceptes du designer à partir de l’analyse statistique de son vocabulaire pour revendiquer un vademecum de la simplicité selon John Maeda.
Le résultat s’est traduit par un petit opus d’une vingtaine de pages qui présente un répertoire numéroté pour les 10+3 règles de simplicité à observer. Chaque page résume la règle en associant le vocabulaire identifié, la répartition statistique et une petite carte forcément simplifiée pour ne retenir que l’essentiel de l’essentiel.
Un dernier exemple, celui de Justine Duhaussay qui a choisi le livre Parole, écriture, code de N. Katherine Hayles9 Le traitement des données opère à partir du codage par la couleur pour reinterpréter le propos de l’auteure sur la notion de compilation des codes.
Pour chaque page de l’ouvrage, une couleur est attribuée à partir du décompte des mots et des espaces qu’elle renferme. Le contenu textuel retient les mots courants, leur espace dans le texte, les légendes et leur espaces associés. Le tout compose un code de 4 chiffres qui établit une teinte CMJB.
Pour la page 43, on obtient 74 mots de texte courant (C), 4 mots de texte légende (M), 69 espaces de texte courant (J), 3 espaces dans les légendes (N)
Une lecture panoramique du livre est obtenue en alignant les différents calculs chromatiques tout le long de l’ouvrage. Plus la couleur est rouge, plus il y a de légendes, plus la teinte tend vers le bleu, plus le texte courant est important. Selon Justine, la gamme chromatique permet de visualiser l’intensité du propos ainsi que la structuration du discours, ici composée de 4 parties.
En supplément de leur analyse en terme de fréquences, les légendes font également l’objet d’une analyse de leur répartition spatiale sur la page. Elles sont repositionnées sur une feuille de polyester transparent et viennent se superposer quand elles existent à chacune des pages colorées. Pour Justine c’est une façon de transposer la notion de compilation chère à l’auteure.
L’exploration, l’analyse, l’identification, le déplacement, la transformation ou encore le jeu entretenu autour des données matérielles des livres sont autant d’exemples possibles de modes opératoires susceptibles d’aboutir à des répliques tangibles de livres originaux. Mais si les outils d’océrisation des textes et les outils statistiques utilisés restent encore limités, l’approche d’une forme de reproduction du livre en s’appuyant sur le design d’information et éditorial modifie la perception qu’on peut en avoir. Cela entraîne un processus de prise de conscience par le jeu des stimulations logicielles et graphiques qui conduit vers une transformations des conditions perceptives et réceptives du livre. Le designer se rend attentif à la position qu’il occupe en interrogeant l’ouvrage original et la réplique qui l’actualise. Cette tension entre le texte et les lectures qu’on peut en faire est par essence participative et immersive. Le design éditorial fait appel à une forme d’imagination constructive. Le paramètrage incite à une forme d’activité ludique et entraîne des formes d’interactions et d’appropriation individuelles qui demeurent nécessairement lacunaires. Cette forme de mise à nu du livre « par ses données même » me parait néanmoins nécessaire si l’on souhaite interroger par la suite la conception d’une transmission digitale du livre, par son design éditorial ou encore par les éléments tangibles qui pourraient être transposés sur le plan du design d’interface.
Avec ce mode spécifique d’appropriation et de « recréation tangible »10 qui souhaite privilégier l’expérience, le jeu, la création plutôt qu’une reproduction géométrique, on peut regretter sans doute que l’information ne soit pas intégralement reproduite. C’est là un des enjeux majeur à la fois pour penser la transmission du livre dans son tournant numérique et par rapport à la logique d’accumulation des données qui ne garantit en rien ni la préservation de notre patrimoine culturel11 ni de ses modes d’appropriation par le plus grand nombre.
Remerciements :
les étudiants designers et Stephanie Posavec (image à la une) :Channel 4 . random Acts : A flowering Theory
- cf. notre article “Tout le monde est graphiste”? Le graphisme à l’époque du graphisme de masse. in Internet : interactions et interfaces, Sous la direction de Godefroy Dang Nguyen et Sylvain Dejean, M@rsouin, Actes du 10 eme séminaire, L’harmattan, Mars 2014, pp. 301-318.
- Georges Perec,Espèces d’espaces, collection L’espace critique, Galilée,Paris, 1974, Broché: 185 pages, Dimensions: 22 x 13 x 1,6 cm
- Livre IV,Sophie Calle, Actes Sud Beaux Arts, Hors collection, Septembre, 1998, 176 pages, Dimensions : 10,0 x 19,0 cm
- René Descartes, Abrégé de la musique, 1650 (édition originale), collection Epiméthée, édition Presses Universitaire de France, 2012, Paris, Broché, 160 pages, Dimensions : 21,8 x 1 x 15,1 cm.
- Paul Ardenne, Un art contextuel,création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation,Éditions Flammarion, Paris, 2002, 158 pages, Dimensions : 22 x 13,5 x 2 cm
- Jean-Marc Kespi, l’homme et ses symboles, collection Santé, Éditions Marabout,Paris, 2013, 288 pages, Dimensions : 17,9 x 12,5 x 1,7 cm
- Michelle Gable, l’appartement oublié, Éditions Des Falaises, Rouen, 2015, 496 pages, Dimensions 13 x 21 x 3,9 cm
- John Maeda, De la Simplicité, collection Payot grand Format, éditions Payot, Paris, 2007, 190 pages, Dimensions :19,5 x 1,5 x 125 cm
- Katherine Hayles, Parole, écriture, code, traduction 2015, Éditions Les Presses Du Réel, Dijon, 88 pages,dimensions : 19 x 12, 9 cm
- cf. nos billets :«Game design et recréation : expériences artistiques en réalité augmentées», oin (œuvre,imaginaire,numérique),13/02/2013. [https://oin.hypotheses.org/category/travaux-master]
et aussi :
«Expériences de lecture augmentée», oin (œuvre,imaginaire,numérique),17/04/12. [https://oin.hypotheses.org/146] - «Media archæology et humanités numériques» in That Camp St Malo 2013, Non acte de la non conférence, dir. Olivier Le Deuff, Nicolas Thély, Alexandre Serres, OpenEdition books, 16 Juin 2014, Paris, [https://books.openedition.org/editionsmsh/2205#tocfrom1n4]
Pièce, page, écran
Retour sur quelques “braconnages exploratoires” pour repenser la lecture dans un environnement numérique et cinéplastique à l’échelle de la pièce, de la page ou de l’écran. Ces trois termes renvoient à des espaces projectifs aux dimensions et aux effets de matérialités qui deviennent des sortes d’embrayeurs sensoriels pour les designers créatifs désireux d’interroger l’éditorialisation des données. Imagées ou textuelles, ces dernières sont des quasi objets dont la plasticité et les dynamiques peuvent être partagées ou personnalisées. Cette plasticité engage des interactions entre les médiums et les corps dont les données multiplient les usages et les créations comme en témoignent les hybridations éditoriales d’Étienne Mineur ou les chorégraphies gestuelles inquiétantes repérés par Julien Previeux. Les données psychophysiologiques du corps et de la perception étendent leur présence dans les dispositifs de communication et d’information pour redéfinir via les capteurs numériques la plasticité du texte et les performances appareillées de la lecture…
Je marche donc je lis ?
Enquêtant tout d’abord sur les hybridations du livre avec les nouveaux capteurs de mobilité, nous avons demandé aux étudiants du master “Création et management multimédia” de l’université de Rennes2 de réfléchir comment associer les trois espaces de la page, de l’écran et de la pièce. Les dispositifs -sans doute proches du game design– devaient mettre en mouvement autrement le lecteur et la lecture. Dans cette perspective de recherche, comment le corps peut-il jouer avec la lecture ? Quel mouvement et pour quelle lecture ? Les étudiants avaient pour consigne de choisir un texte et de le faire jouer avec le corps. Ils devaient imaginer comment traiter des données à partir de mouvements spécifiques.
Pour Aurélie Simon, jouer et bouger avec le texte supposait de revenir vers ces joueurs que sont les membres de l’OULIPO.Réalisé sous Unity et en hommage aux « Exercices de style » , plusieurs titres (Télégraphique, Rêve, Distinguo…) sont comme des adresses inscrites aux murs de la pièce qui incitent les lecteurs à pointer dans leur direction la tablette. Avec Distinguo, le texte à l’écran est contaminé par des pixels qui bougent, créant une cinématique qui rend impossible la lecture. En inclinant alternativement la tablette vers la droite ou vers la gauche, le texte s’affiche de plus en plus nettement.
Pour Simon Michel les mouvements sont encore plus curieux : Tournis est une web-application en temps réel, disponible sous Android et iOS, pour les smartphones équipés de gyroscope. L’application incite les utilisateurs à

tourner en rond sur eux-mêmes, quitte à en voir de toutes les couleurs ! Goethe n’a qu’à bien se tenir ! Le mouvement est analysé par le gyroscope. Un texte coloré rendu invisible par un fond de couleur identique apparaît progressivement à force de tourner. Les textes retenus sont ceux de poètes (içi Paul Eluard) qui décrivent la couleur présente. Sans mouvements, aucun texte ne s’affiche.
Orphée Javeneau a été inspiré par les vingt minutes de lecture du « Livre qui disparaît » des éditions Volumiques ou encore l’application ibeer à télécharger. le lecteur peut commencer à lire mais un « liquide noir » rempli peu à

peu l’écran, recouvrant le texte. Le lecteur est contraint d’accélérer sa lecture, de « jouer » avec le liquide en inclinant sa tablette au risque d’une gymnastique du corps pour découvrir le texte et le lire pendant qu’il en est encore temps.
Extrait du recueil « Les contemplations », le poème de Victor Hugo, « Je respire où tu palpites » repris par Margaux Vanderwée est lié à l’aspect sensible qu’il dessine à partir d’émotion universelles. Développé au départ sur Processing, le travail de

conception granulaire du texte s’est suivi d’une série de scénarios spécifiques aux mouvements du corps du lecteur en reprenant une Kinect associée au logiciel e-motion d’Adrien Mondot.
Réalisé sous Unity par Haydn Edginton-King, le texte est un poème d’Edgar Allan Poe, de 1849. « A dream within a dream » interroge notre capacité à faire la distinction entre la réalité et les songes. Réalisé en réalité augmentée avec le moteur de jeux Unity et la partie interactive sous C#, chaque vers apparaît sur une scène visible à l’aide des Google cardboard. Le texte

poétique semble entourer le lecteur et apparait au fur et à mesure des mouvements, en suspension dans la scène 3D. Mais le lecteur peut aussi les faire défiler dans l’ordre de son choix. Pour les lire, le lecteur doit bouger et tourner la tête.
Réalisé également sous Unity 3D par Sophie Vallez, les désaxés est une projection sur un mur qui prend en compte les paramètres de distance et de

position angulaire du lecteur pour interroger la page et la fragmentation du texte dans sa relation au pli («La page», tiré du livre Espèces d’espaces, de Georges Perec).
Le travail de Marine Grafin a été réalisé en plusieurs étapes. elle a pris des videos de sa main sur laquelle elle a positionné des marqueurs noirs. Des zones de tracking ont été défini autour des marqueurs sur le bouts des doigts qui les distinguent de chaque. Une zone de texte est associée aux zones de

tracking pour les lier entre elles. la page devenue transparente, chaque mot se dessine en suivant les mouvements d’un doigt. Un l’aide d’un « motion tracking », un texte apparaît qui recompose une sorte d’injonction ambiguë lorsque l’ensemble des doigts bougent successivement : « Ce n’est pas ce que vous regardez mais ce que vous voyez »…
Movebook est une application réalisé par Maria Shirokova. Elle s’intéresse au phénomène de la lecture en mouvement sur les smartphones et les tablettes. Movebook est une application ludique et expérimentale qui n’impose qu’une seule règle à l’utilisateur : pour lire il faut marcher. Si l’utilisateur s’arrête pour une durée de temps supérieure à une minute, l’application s’arrête.

L’application propose de lire « Le maître et Marguerite », roman fantastique de Mikhaïl Boulgakov. En analysant la vitesse des déplacements de l’utilisateur, l’application adapte la vitesse de défilement du texte à l’écran. Si l’utilisateur tourne à droite, l’application change de chapitre et lit le chapitre suivant, à gauche, il revient en arrière et tout droit, le texte défile dans l’ordre.
Le projet d’Amandine Werly est dérivé de « La vie mode d’emploi » de Georges Perec. Il s’agit d’un échiquier géant réalisé à l’aide d’un marquage au sol qui symbolise l’immeuble découpé imaginé par Georges Perec. La navigation dans le récit se réalise grâce aux déplacement du joueur qui imite le déplacement d’un cavalier. Pour accéder aux chapitres du livre, le marquage au sol permet d’activer un flash code pour chaque case. L’utilisateur peut choisir de réduire ses capacités

de mouvement en choisissant un déplacement suivant la figure du polygraphe d’Euler (se positionner sur toutes les cases de l’échiquier sans jamais repasser par la même case…). Le parcours du joueur est enregistré sur une table. Au final, les tracés mémorisés font l’objet de reconstructions graphiques qui actualisent les figures infinies du polygraphe …
Avec l’application Flash pour smartphones de Clarysse Olivier, le projet se fonde sur l’affichage intempestif d’injonctions qui diffèrent selon le lieu où l’utilisateur se trouve. La lecture joue en fonction de notre position. Le texte est provocateur et interroge ironiquement le lecteur. Les points d’intérêt étant situés sur le campus Rennes2, l’application s’adresse à la population qui fréquente différents lieux de l’université. Par exemple, pour la bibliothèque le message que l’on capte nous interpelle : « Tu crois vraiment que c’est la bibliothèque qui va te rendre intelligent ? » la lecture contraint à se déplacer pour lire. L’application

se fonde sur les relevés de position des données GPS. Les données sont comparées à des points pré-enregistrés. La fréquence d’apparition des images et leur insistance à l’écran en terme de luminosité varient en fonction de l’éloignement ou de la proximité des points de référence pré enregistrés..
À l’issue des présentations des travaux on a pu identifier 3 types de lectures performées parmi les créations.
- la lecture sur tablette : les machines accompagnent le corps dans ses déplacements. Les réalisations animant les corps et les textes mobilisent la surface de l’écran. L’horizon du livre et de la page : c’est la tablette numérique
- De l’écran à la pièce : la lecture opère dans des parcours d’espaces qui organisent des jeux de pistes, des cartographies, des plans de pirates… Il y a les écrans mais ceux-ci sont aux services des mouvements et des parcours
- La lecture reprend les pratiques de l’installation en réalité virtuelle : l’espace est aménagé et exploratoire : la lecture intègre des espaces immersifs.
remerciements : Image à la une : Vocabuliaro / lieux communs, Jocelyn Cottencin & Tiago Guedes, 2007
]]>En reprenant le fil théorique de Thierry Davila qui interroge ces artistes dont la démarche se fonde sur une forme de déplacement, le livre se définit également comme un espace à expérimenter, un paysage de signes à habiter autrement1. Pour les artistes, les créatifs et les chercheurs en arts, interroger la forme cinéplastique du livre suppose de reformuler l’expérience de la lecture. Le périmètre du livre se trouve redéfini comme son lecteur. Si la lecture se définit généralement par les spécificités de notre champ de vision, on souhaite également l’augmenter par une approche psychosensorielle entrainant le corps tout entier. Lire avec le corps suppose une forme de perception kinesthésique de l’expérience : où l’on suit les logiques de la sensation mais aussi pour reprendre Thierry Davila, retrouver le mouvement, la promenade et la flânerie.

Thierry Davila, Marcher, Créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXème siècle, éditions du Regard, ADAGP, Paris, 2002. Courtesy Éditions du Regard, Courtesy ADAGP.
La mobilité et l’ubiquité se sont généralisées aujourd’hui avec les technologies (logiciels de conception éditoriale, logiciels multiécrans, fonctions multitouches, capteurs de mobilité…). Elles nous invitent à interroger la persistance de l’édition imprimée traversée par la mutation d’une littérature portative pour reprendre l’intuition littéraire d’ Enrique Vila Matas…
Il ne s’agit pas de faire table rase du passé, mais d’observer et de rendre compte de la manière dont les données numériques et les dimensions tangibles du livre peuvent persister et coexister en manifestant de nouveaux points de vues opératoires qui modifient notre compréhension du livre et de la lecture en mouvement.
L’éditorialisation des données à l’épreuve des fonctionnalités d’une liseuse
Or, si l’assimilation des données séculaires du livre par les technologies semble bien réelle, la conception du livre numérique s’apparente aujourd’hui le plus souvent à la reproduction d’ inévitables poncifs porté par des attentes culturelles multiples et contradictoires comme en témoignent l’enquête publiée en 1999 par Bernard Darras.

Arts et multimédia. L’œuvre d’art et sa reproduction à l’ère des médias interactifs, sous la direction de Dominique Chateau et Bernard Darras, Publication de la Sorbonne, Paris, 1999
En 1997 les attentes des publics à propos des multimédias interactifs doivent être prioritairement dédiés à la part pédagogique ou scientifique des créations, le critère de distraction ou de loisir étant systématiquement mis en second plan. Ainsi Bernard Darras écrira avec une pointe d’ironie :
« Dans les listes qui leur étaient présentées nos répondants bien éduqués, ont ordonné et hiérarchisé les items en fonction de ces catégories en privilégiant l’information et l’éducation par rapport à la distraction. »2
Mais les comportements culturels et les réponses fournies à partir des utilisateurs des médias interactifs ne s’observent-ils pas aujourd’hui sur un plan semblable pour la question du livre numérique ?
Chacun peut observer actuellement la monotonie ambiante qui s’exerce autour des industries du livre numérique : l’incontournable “livre à feuilleter” parfois avec son scratch sonore associé (issuu et compagnie), les proportions homothétiques du texte écrit quel que soit la taille de l ‘écran (format « responsive »), les fontes typographiques semblables à l’œuvre de référence…

Content is like water, Josh Clark (originally bruce Lee) – Seven deadly mobile myths. Illustration by Stephanie Walter.
Envisagé sous l’angle d’une conception spéculaire de la reproduction qui cherche à appliquer les spécificités physiques d’un média vers un autre, ces « répliques » éditoriales -sans doute très rentables-aboutissent aux standards stéréotypés des supports de lecture passifs qui accompagnent les liseuses en vogue actuellement (le mode pdf, le standard epub).
Pourtant, la reproduction imprimée du texte mais aussi la feuille de papier, sa couleur, son format d’assemblage, la typographie rassemblent les éléments et les relations plastiques indispensables qui permettent de faire bouger les limites de la forme du livre dans une production éditoriale numérique.
Mais c’est une certaine conception du livre et de l’édition graphique des données qui se trouvent reproduites et rassemblées. Leurs fondements ne semblent pas prendre acte de l’environnement numérique actuel qui permettrait au lecteur de « s’ouvrir au texte » et d’en émanciper la structuration des données.
Cinéplasties élémentaires aux frontières du livre
Pourtant, depuis les années 90, avec l’émergence du multimédia, l’idée de concevoir un livre d’artiste sollicitant autrement son lecteur et doué d’une certaine dynamique en utilisant les technologies numériques fait son chemin chez les artistes. Les réalisations sur cd roms sont désormais capables de rassembler et de manipuler sur un même support des données hétérogènes.
édition modulable
Dans les premiers temps, la numérisation et la dématérialisation des données impliquent des déplacements de formes et de contenus.
Du fait de la mise à disposition des données numériques, l’édition devient modulable dans ses formes d’existence.

9 numéros de la revue virtuelle (édition papier), 1992-1994, cd rom Actualité du Virtuel, 1997, éditions du Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou. Courtesy centre Georges Pompidou.
Il existe cette possibilité d’hybrider et de ne jamais vraiment perdre le fil de cette matérialité de l’édition : c’est le cas par exemple avec le cd-rom Actualité du virtuel édité en 1997 par le Centre Georges Pompidou qui poursuit sous une autre forme la revue virtuelle (12 publications papiers trimestrielles), préfigurant la génération « do it yourself » qui permet à l’utilisateur d’imprimer les contenus du cd-rom. Mais on pourrait citer beaucoup plus récemment les œuvres d’éric Watier par exemple qui offrent la possibilité d’imprimer soi-même le livre d’artiste.

Éric Watier, Rétrospective de poche, publication du journal du cabinet du livre d’artiste, n° 8, 2008.Rennes, courtesy éditions Incertain Sens.
« […] Éric Watier utilise internet pour diffuser ses travaux, ce qui met encore une fois le spectateur en position d’éditeur en puissance, si toutefois il décide de passer à l’impression des fichiers téléchargés. Sur la couverture du Journal, Sans niveau ni maître, on voit quelqu’un qui a accroché au mur le Tout va mieu ; assis devant son ordinateur, il vient de l’imprimer. Éric Watier travaille d’ailleurs avec un même type d’équipement ; il est artiste-imprimeur.
Sa production artistique est un foisonnement de petites publications, souvent une feuille a4 in folio (c’est-à-dire pliée en deux), le pli étant considéré par l’artiste comme l’« atome » du livre. »3
Car avec les livres d’artistes, la lecture n’existe pas sans l’existence tangible du livre. Les effets de signifiance qu’entretiennent les artistes autour de multiples jeux et de contraintes impliquent la manipulation des objets livre. Selon Anne Moeglin Delcroix, cela tiendrait à la définition du livre d’artiste, notamment celle qu’elle propose et que Leszek Brogowski choisi également de reprendre:
[…]Autrement dit, le sens du livre est le livre dans son entier, non ce qu’il contient. En ce cas seulement le livre n’a pas un sens, il est son sens; il n’a pas une forme, il est une forme.4
Le livre selon la formulation qu’en donne Anne Moeglin-Delcroix interroge de façon critique ce qui le constitue comme forme. Sa forme l’informe. Le livre est un travail de formation ou de déformation ce qui implique des mouvements intrinsèques de la forme et du contenu.
Pour Eric Watier, comme on l’a vu, les données numériques ne s’opposent pas à sa matérialisation. Elles constituent même une partie de l’enjeu du livre car les documents peuvent être imprimés « activement »par l’usager.
Je cite à nouveau Sans revue ni maître :
« Dans plusieurs travaux d’Éric Watier est présente l’intention de ne pas s’adresser à un « spectateur » comme si ce rôle devait le réduire à la passivité. L’artiste signe des contrats d’édition avec des personnes à qui il propose de devenir édi- teurs de livres d’artistes. Imprimé sur une simple pochette papier de cd-rom, un contrat typique comporte quatre articles*. […] Ainsi Éric Watier obtient l’engagement d’un simple spectateur de l’art, figure de la passivité, à en devenir l’acteur, sans pour autant se confondre avec l’artiste. L’éditeur de livres d’artistes est en effet un lecteur / spectateur actif.5
Mais la matérialisation de ces données susceptibles d’activer le lecteur dans les productions numériques imprimées, celles qui réactivent les éléments signifiants du livre restent quasiment absentes des productions.
Quelques réalisations pionnières (dans le contexte d’une archéologie des médias) vont introduire des données de captation des gestes en interactions.
Lectures haptiques
À partir de ses travaux sur l’esthétique de l’interactivité, Jean-Louis Boissier fait la distinction entre la communication et les formes de la relation dans la lecture des hypermédias interactifs. Pour son œuvre Flora Petrinsularis, conçu en 1993, il présente une recherche à partir du texte papier des Confessions de Jean-Jacques Rousseau autour de ses promenades sur l’ile de St Pierre et de l’élaboration de son herbier.
L’interactivité logicielle enrichit le processus d’éditorialisation numérique : le texte original se présente sur le nouveau support réassemblé par les images, les textes et les sons.
Au lieu de se contenter de reproduire le texte de référence, il le découpe et l’indexe pour le révéler autrement. Par l’entremise des rollovers, et des clicks de curseurs, le processus de la lecture se met en mouvement autrement : l’interface graphique permet au lecteur d’interagir dans le temps avec le texte (ou d’être agi par ce dernier).
De multiples jeux sémantiques et plastiques apparaissent lorsque le lecteur joue à effleurer la surface de l’écran où se trouvent reliés les images le texte et les sons.
Quelque chose persiste au-delà du texte par l’animation des images et des sons. La circulation du toucher à l’écran expose le lecteur aux jeux haptiques des dévoilements, des soupirs et des indiscrétions présents dans le texte de Rousseau. Loin de n’être qu’une simple manipulation technique, ce qui s’anime expose et informe le texte autrement.
S’agit-il encore de signes ou de caractères imprimés simplement reproduits ? Processus de lecture inversée haptiquement ?
Pour tenter d’y répondre d’une manière sensiblement différente, l’œuvre Manuskript d’Éric Lanz, réalisée en 1993 se présente conjointement sur le même cd-rom de la collection art in act publiée par le ZKM et où se trouve la version de Flora petrinsularis, ses fausses écritures interrogent l’analogie, les rapports – les mouvements- qu’entretiennent les signes via l’interface pour fonder une écriture qui construira le récit…Le processus de la lecture est comme inversé. Ce n’est plus l’acuité visuelle du lecteur qui s’accommode avec la taille des caractère du texte pour le lire mais son œuvre se manifeste comme une opération inverse où le texte lui-même s’adapte à nos entrées sensorielles…
Nous jouons avec la nature exacte des signes dans les passages de Manuskript3. cette œuvre pionnière tente de jouer avec ce nouveau régime visuel multimédia . Notre conduite face au récit se trouve dictée par une interface qui module l’ échelle de lecture des signes, C’est la lecture que l’on effectue à l’échelle du signe6 à sa plasticité primitive. Les signes sont devenus des objets qui disent ce qu’ils montrent et font ce qu’ils disent. Désormais c’est le corps qui réalise une interface de lecture pour en arpenter ces sentiers autres du livre.
En 2001 les éditions Présent Composé présentent le projet hybride du cd-rom qui sera associé au livre de la FAGM de Véronique Hubert. Bien que publié 2 années plus tard, un prototype du livre d’artiste préexistait à la conception du cd-rom à partir duquel on a extrait des données pour les jouer et les faire persister autrement.
![Véronique Hubert, prototype du livre d'artiste, [80 pages], colléees, noir & blanc, 17,5 x 17,5 cm, 2000. Courtesy Véronique Hubert](https://computerdrawing.hypotheses.org/files/2015/06/Numériser-50-300x217.jpg)
Véronique Hubert, prototype du livre d’artiste, [80 pages], colléees, noir & blanc, 17,5 x 17,5 cm, 2000. Courtesy Véronique Hubert
Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, le personnage principal de l’histoire est atteint de troubles psychosensoriels. La Femme Aux Grosses Mains (FAGM) propose un cd-rom qu’elle laisse sur la table de son appartement destiné à l’équipe médicale qui la suit. Ainsi le lecteur pourra lire à la dernière page de son livre, p. 78
« Un cadeau qu’elle ne savait jamais leur raconter vraiment, ce qu’elle subit quand elle voit tout en même temps, quand elle entend tout en même temps (…) »
Le cd-rom trouve une forme de réponse à ce débordement sensoriel.
Il s’agissait d’explorer de nouvelles modalités d’écritures pour relancer la fiction sous la forme d’un septième chapitre, avec des suppléments d’information, des suppléments de réalité. En reprenant certains éléments figurant dans les pages du livre, des éléments d’images de textes et de sons persistent dans des univers polysensoriels qui restent élémentaires. On la déjà indiqué dans une précédente communication7 que le propos ne résidait pas dans la démonstration des possibilités du multimédia interactif mais dans les usages presque contre performants de l’image des textes et des sons. Les images de mauvaises résolutions, les textes défilant à l’écran ou les sons multipistes gênent la compréhension du récit interactif, mais cherchent à capter l’attention et l’écoute du lecteur.
Lecture des sens et sens de lecture
(Mouvement et déplacement dans les processus de lecture du livre.)
Une autre piste est celui du travail réalisé autour des journaux intimes de Véra Molnar.
L’un des modèles de repérage cartographique les plus utilisés est celui qui nous permet de nous repérer dans le monde via Google Earth. La numérisation des 2000 pages des journaux intimes de Véra Molnar permet de relire l’information, de la cartographier autrement à partir d’une présentation panoptique tirée de Google Earth validée par l’artiste.
Dans ce cas, la visualisation cartographique des feuillets permet d’opérer des recoupements, naviguer indépendamment de la chronologie des feuillets de moduler les échelles de lecture de ses journaux.
Le réagencement des journaux crée non pas de la réalité augmentée mais un espace de données augmentées, il est devenu une sorte d’espace potentiel de lecture du travail de l’artiste.On a respecté le sens de la lecture des pages mais le format cartographique permet de nous en affranchir.

images extraites, sélection sur la carte du thème iconographique de la Montagne Sainte Victoire. cd-rom Véra Molnar, journaux intimes 1976-2004, éditions Présent Composé, rennes, 2009.
Pour que le dispositif Molnarien fonctionne, pour que son esprit persiste, la grille doit être jouée comme si la chronologie qui la fonde avait été perdue. Les données existent mais comme des cartes elles doivent être déchiffrés, arpentée à différentes échelles de visibilité, pour retrouver l’espace de lecture hypertextuel, pratiqué quasi quotidiennement par l’artiste sémionaute.
Un commentaire de l’artiste Pierre Joseph peut éclairer les modalités de lecture de ces données à propos de son propre travail. Il est rapporté dans le catalogue GNS, publiée par le Palais de Tokyo et Cercle d’art en 2003, à l’occasion de l’exposition.

Pierre Joseph, Mon plan de métro de Paris, impression numérique contrecollée sur aluminium, 135 x 170 cm, 2000. Œuvre reproduite dans GNS, catalogue réalisé à l’occasion de l’exposition GNS, (5 Juin – 7 Septembre 2003), commissariat Nicolas Bourriaud, Palais de Tokyo, Paris. Éditions Palais de Tokyo, 2003. Courtesy Palais de Tokyo. Courtesy Galerie Air de Paris.
« Si les cartes que j’ai réalisées étaient parfaites, cela voudrait dire que je suis transparent et que je n’existe pas. C’est une façon de retomber dans quelque chose de singulier, d’un peu plus opaque. Je crois aux représentations collectives, universelles, et je les recherche dans ce jeu, m’en approche au plus près, mais j’existe dans l’écart qui me sépare de ces modèles. »
Je retrouve ce mode d’existence ayant trait à la carte dans les livres de Peter Downsbrough dont Leszek Brogowski – écrit qu’ils possèdent une dimension physique qui retrouve le caractère « in situ » de ses travaux urbains :
![Now, Peter Downsbrough, livre d'artiste, [32 pages], cousues, offset noir & blanc et une couleur, 21 x 14,5 cm. 2010, Coédition avec le Fonds régional d'art contemporain Bretagne. Courtesy Incertain Sens & Frac Bretagne](https://computerdrawing.hypotheses.org/files/2015/06/Capture-d’écran-2015-05-28-à-22.10.22-300x201.png)
Now, Peter Downsbrough, livre d’artiste, [32 pages], cousues, offset noir & blanc et une couleur, 21 x 14,5 cm. 2010,
Coédition avec le Fonds régional d’art contemporain Bretagne. Courtesy Incertain Sens & Frac Bretagne

Unité de la, Peter Downsbrough, 33, Boulevard de la liberté , Rennes, commande publique, 1990. Courtesy Ville de Rennes.
« Chez Peter Downsbrough, c’est ce rapport spatial de la lecture qui fait que ses « écrits » dans les livres d’artistes ont un caractère « in situ », et que ses travaux urbains appellent réciproquement une attitude de lecteur dans l’espace physique du « texte ». Le livre aussi est monde parce qu’il est immergé dans le monde ambiant, et par conséquent articulé aux gestes quotidiens et aux mouvements dans l’espace. »8
Mobilités graphiques
Plus récemment, les technologies de la mobilité se sont immiscés dans le processus éditorial. Si les premiers hypermédias interactifs permettaient d’offrir des interfaces sollicitant l’attention et certains gestes du lecteur pour actualiser le récit, ce sont les capteurs de données intégrés aux smartphones et tablettes qui accompagnent désormais le lecteur (gyroscope, inclinometre, accelerometre, gps fonctions multi touches…)… Avec ces technologies mobiles, nous sommes devenus en quelque années des marcheurs lecteurs. Qui d’entre nous ne s’est pas retrouvé en train de consulter ses mels en marchant ? Qui d’entre nous ne les consulte pas en prenant le train sans même se rendre compte qu’il est en déplacement immobile…Si les possibilités de lectures en mouvement sont légions aujourd’hui, ce sont les modèles de perception qui semblent manquer et de fait nous transforment en lecteurs passifs.
Du corps graphique au graphisme du corps…
Le monde mobile interpelle la lecture comme support d’expérience : papier ou numérique, de quelle manière lit-on, quels passages entre la page et l’écran ?
A linea9
Il s’agit d’une réalisation qui présente un texte extrait du livre de Bernard Werber projeté en vidéo sur un écran spécifique. Il s’adresse individuellement et collectivement aux spectateurs. L’échelle de projection du texte varie en fonction de la distance entre les spectateurs et l’écran : au repos et de loin, le bloc de texte est réduit et illisible. Au fur et à mesure que le spectateur s’approche, la projection zoome dans le texte pour très vite n’en laisser voir que des fragments. Aucune position de lecture n’est satisfaisante : l’impossibilité de saisir l’intégralité du texte entraîne le spectateur dans un mouvement permanent d’ajustement face à l’image. La compréhension reste fragmentaire et subjective.
Réalisé dans le cadre d’un workshop avec Thierry Fournier, la portion de texte tente de fournir une réponse radicale à la tendance actuelle de copyrighter les gestes pour lire sur écran afin de les exploiter commercialement sur les tablettes et smartphones :
Le mouvement du corps permet de réaliser la fonction d’accommodation visuelle réalisée par notre système visuel pour lire au quotidien. Du coup, la lecture ne va t-elle pas devenir l’enjeu d’un corps entravé comme l’identifie facétieusement l’artiste Julien Prévieux avec ses chorégraphies gestuelles ? ou bien inversement, la lecture ne doit-elle pas demeurer ce moment d’une mobilité persistante pour le corps et l’esprit d’une « impertinente absence » ?
Pour Michel de Certeau, l’activité liseuse échappe à la loi de l’information, elle n’est pas autre chose qu’un « braconnage » afin de nous préserver d’une « passivité ».
« Le lecteur ne prend ni la place de l’auteur ni une place auteur. Il invente dans les textes autre chose que ce qui était leur « intention ». Il les détache de leur origine (perdue ou accessoire); Il en combine les fragments et il crée de l’in-su dans l’espace qu’organise leur capacité à permettre une pluralité indéfinie de significations. »10
Recollection
Cette question se trouve posée également à l’occasion de la publication d’un catalogue associée à une exposition personnelle à la galerie Lara Vincy.
Dissocié de l’exposition mais l’accompagnant dans une autre temporalité, j’ai souhaité que le catalogue intègre des recréations graphiques numériques réalisés par mes premiers lecteurs, les étudiants. J’ai souhaité que découvrant mon travail, ils puissent en faire la lecture autrement et que certains de ces résultats puissent accompagner la reproduction des œuvres.
Parmi elles, Déjà vu, de Julia Dirand (instabilités graphiques). La recréation est conçue à partir du dessin réalisé à la table traçante Texas Instruments : Sans titre (section c_9), 1982/84.
![Pierre Braun. Recollection, [80 pages], cousues, offset noir & blanc, 24 x 16 cm. Coéditions Présent Composé & Lara Vincy, Rennes, 2014. distribution Les Presses du Réel.](https://computerdrawing.hypotheses.org/files/2015/06/gener2-300x225.jpg)
Pierre Braun. Recollection, [80 pages], cousues, offset noir & blanc, 24 x 16 cm. Coéditions Présent Composé & Lara Vincy, Rennes, 2014. distribution Les Presses du Réel.
Le lecteur devient une sorte d’équilibriste.Il doit faire face à une forme d’ensauvagement graphique de la page, à une configuration modulaire qui menace ludiquement de s’écrouler comme un château de carte à chaque mouvement involontaire de la tablette. Il s’agit désormais de maintenir la bonne inclinaison horizontale par touches d’ajustements permanents sous peine de modifier et d’altérer l’équilibre graphique initial de l’assemblage des modules. Pour le dire autrement, la reproduction du dessin original s’est métamorphosé en une simulation graphique dont les modules graphiques sont devenus comme les maillons ouverts d’une chaine. Toute la cohérence, la stabilité et l’organisation orthogonale ne tiennent qu’à un fil : celui de maintenir la tablette à un niveau d’organisation homéostase de l’information. L’utilisateur expérimente à son échelle son incapacité sensorielle à contenir les milliers d’informations qui transitent par la machine. Il a ce sentiment d’avoir reconnu et déjà éprouvé ce moment particulier pour l’image, à la croisée de plusieurs destins.
Extrait vidéo “Instabilités graphiques”
- cf. notre image à la une : City of Text. Vito Acconci. dvd rom : Vito Acconci, Acconci Studio. Une architecture en projet. éditions Présent composé, Rennes, 2005.
- Bernard Darras, « La reproduction en questions », in Arts et multimédia. L’œuvre d’art et sa reproduction à l’ère des médias interactifs, Publications de la Sorbonne, 1999, p. 32
- Extra l’ordinaire !
Sur le travail artistique d’Éric Watier
Eric watier . Rétrospective de poche. 5 mars-28 avril 2008; Sans niveau ni maitre, journal n° 8. - Anne Mœglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste, 1960/80, Paris, Jean-Michel Place, BNF, 1997, p. 10.
et aussi Leszek Brogowski ,
“Le livre d’artiste comme livre , à la place de la définition”, in Éditer l’art. Le livre d’artiste et l’histoire du livre, Chatou, Les éditions de la transparence, essais d’esthétique,2010, p. 47. -
« art 1. éric Watier confie à … le soin d’éditer le(s) fichier(s) … ci-joint. L’éditeur s’engage à en publier … exemplaires avec l’assistance de l’auteur.
art. 2. L’éditeur assurera la diffusion de l’édition par tout moyen à sa convenance.
art. 3. L’auteur conserve les droits de reproduction, de traduction et d’adaptation.
art. 4. Pour la présente publication, l’auteur ne perçoit aucun droit d’auteur, mais en guise de paiement, l’éditeur s’engage à lui fournir le quart des publications. »
Eric watier . retrospective de poche. 5 mars-28 avril 2008; Sans niveau ni maitre, journal n° 8. - allusion à l’effectuation que prône Michel De Certeau, dans le chapitre Lire: un braconnage, L’invention du quotidien, tome 1, Arts de faire, présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais,1990, p247
- Les éditions Présent composé : retour sur une pratique éditoriale. 2000-2013, in Approches de l’art multiplié à l’ère numérique (U.H.A., 5 novembre 2013), sous la direction d’Océane Delleaux et Jean-François Robic, Friville éditions, à paraître
- Leszek Brogowski,
Esthétique du livre d’artiste
p 290. - https://oin.hypotheses.org/146, Annick Lemaillet, Morgane Léonard, Hughes Bougouin, Élise Martinet et Violette Van Kriekinge ont développé en 2011 A-Linéa, un dispositif de lecture augmentée
- Michel De Certeau, L’invention du quotidien, 1. arts de faire, Lire : un braconnage, Un exercice d’ubiquité : cette impertinente absence.
Cinéplastie numérique
(Le futur des éditions Présent Composé)
Il s’agissait d’amorcer une recherche exploratoire en interrogeant le potentiel poétique de la rencontre du print et des technologies numériques sous le signe de la cinéplastie. Théorisée au début des années 2000 sous la plume du théoricien de l’art Thierry Davila, cette notion désigne les pratiques d’artistes contemporains qui exploitent le déplacement comme mode de création. Qu’en est-il de la cinéplastie dans le contexte des livres d’artistes ? Que devient-elle en régime numérique ? La matinée était consacrée à l’étude du mouvement, du déplacement et de la gestuelle dans les éditions off-line et dans les stratégies d’exposition du livre d’artiste. L’après-midi, une attention particulière était accordée à l’étude du mouvement et du déplacement (espace urbain, virtuel et interaction). La journée a été ponctuée par la présentation de travaux réalisés par les étudiants du Master 1 Pro Création et Management Multimédia dans le cadre de l’atelier thématique Pièce-Page-Ecran.

De gauche à droite : Sandrine Depeau et Erwan Quesseveur (UMR ESO Espace et société), Gilles Rouffineau, École d’art de Valence, (équipe “il n’y a pas de savoir sans transmission”).
Cette journée d’étude était organisée le vendredi 29 Mai 2015 à l’université Rennes2 par les éditions Présent Composé de l’équipe Arts : Pratiques et Poétiques en collaboration avec l’unité de recherche “Il n’y pas de savoirs sans transmission” – contribution du design graphique de l’Ecole Supérieure d’Art et de Design de Grenoble- Valence.
Les éditions Présent Composé
A la fois programme de recherche et dispositif éditorial, les éditions Présent Composé ont été créées en 2001 au sein du laboratoire Arts Plastiques de l’université Rennes 2. Elles ont pour objet les pratiques éditoriales des artistes dans le domaine des éditions électroniques et numériques (CD-ROM, DVD-ROM, Internet). Réunissant des compétences pluridisciplinaires (informatique, graphisme, réalisation audiovisuelle, histoire de l’art), les éditions Présent Composé interrogent par la pratique les modes expérimentaux d’écriture multimédia et les poétiques de la base de données. En une décennie, les éditions ont donné lieu à une collection de sept CD-ROM, DVD video, DVD-ROM et d’un essai collectif portant sur l’imaginaire technologique et l’art. Depuis 2011, les éditions Présent Composé ont pris le tournant des humanités numériques en explorant les modalités de publication et d‘exposition du livre d’artiste en réalité augmentée : deux workshops ont été organisés avec Bertrand Duplat (éditions Volumiques) et Dominique Cunin (ESAD Grenoble-Valence), et ont notamment conduit à la reconstitution du Labyrinthe du GRAV (Galerie Art & Essais) et à la publication d’un catalogue d’exposition (Galerie Lara Vincy).
Programme de la journée
9h45-10h : Accueil et présentation de la journée
Session 1
Edition numérique, livre d’artiste et exposition
10h-10h30 : Pierre Braun (Arts: pratiques et Poétiques – Rennes 2) : Du off-line à la lecture augmentée : persistance de l’imprimé.
10h30-11h15 : Gilles Rouffineau (ERBA-Grenoble Valence) : Archéologies : Du livre a l’écran – « Parler » à l’ordinateur par gestes instrumentés.
11h15-12h00 : Jérôme Dupeyrat (isdaT Beaux-Arts, Toulouse) : La dimension cinéplastique des œuvres éditées (livres et éditions d’artistes) en tant qu’alternatives aux œuvres exposées : “une esquisse socio-physiologique”.
12h-12h30 : Présentation de travaux workshop Pièce Page Ecran (Master 1 Pro Création et Management Multimédia)
14h-16h
Session 2
Mesure du mouvement -modélisation – perception
14h-14h30 : Franck Multon (Laboratoire Sport Mouvement Santé – Rennes 2) : “Evaluation de la performance des utilisateurs dans les environnements immersifs dans des tâches couplant perception et action”
14h30-15h00 : Présentation de travaux workshop Pièce Page Ecran (Master 1 Pro Création Management Multimédia)
15h-15h30 : Sandrine Depeau et Erwan Quesseveur (UMR ESO Espace et Société – Rennes 2) : Structuration méthodologique des données de déplacement pour explorer ce qui déroge au programmé.
15h45-16h : Nicolas Thély et Guillaume Pinard : synthèse des travaux de la journée.
—-
Extrait de la présentation
“Mon travail cherche à mettre en perspective et matérialiser les effets du code et des données dans les pratiques et les représentations. Pour faire face à l’irruption massive de l’information, on assiste actuellement à un engouement pour les technologies graphiques qui visualisent des flux de données en tout genre et cherchent à donner un nouvel éclairage sur les affaires du monde.
Tous ces outils qui manipulent la matière de l’information renvoient à ces premières expérimentations artistiques réalisées entre les années 60 et 80, notamment celles des artistes Jasia Reichardt, John Whitney, Lilian Schwarz, Dick Higgins, Kenneth Knowlton, Georg Nees, Frieder Nake, Manfred Mohr, Véra Molnar…
Mes créations prennent racines dans leurs œuvres sans pour autant s’y assimiler. Depuis plus de 30 ans, je sonde, j’expérimente l’incidence du temps sur notre sensibilité,
sur la manière d’écrire ou de tracer, sur notre rapport aux machines computationnelles et graphiques. Porter attention à la matière c’est affirmer une conception de l’art qui se joue des standards et les dépasse en produisant volontairement du presque rien à l’échelle d’un monde travaillé par la digitalisation.”
Éditer et jouer avec les données
La publication est conçue comme une édition hybride (papier + « réalité augmentée ») basée sur la mise en relation du tangible et du digital : des recréations graphiques sont associées à trois œuvres graphiques reproduites dans le livre, jouables sur smartphone Androïd ( version 4.0 mini.) ou tablette avec une application spécifique à télécharger gratuitement. Une version est également jouable sur Ipad sur le lieu de la galerie.
www.pierre-braun.fr/appli-lara-vincy.html
En deçà du beau travail de conception graphique mené par la graphiste Laura Bruneau, l’idée de concevoir ce catalogue résulte du travail mené dans le cadre de plusieurs projets d’études et d’expérimentations en 2013 :
-la réalisation technique du dispositif de recréation des œuvres associées au labyrinthe du GRAV (1967) à la galerie Art & Essai de l’université Rennes2 en association avec le Musée des Beaux-Arts de Rennes (commissariat Marion Hohlfedt, Anne Dary, Laurence Imbernon). Les travaux ont donné lieu à un billet sur le site de l’équipe :
https://www.oin.hypotheses.org/419
L’exposition a fait l’objet d’une publication dont nous reproduisons un extrait qui présente quelques images du dispositif réalisé à la galerie.

Mouvement, lumière, participation. GRAV 1960/1968, sous la direction de MArion Hohlfeldt et Laurence Imbernon, édition Galerie Art et Essai et Musée des Beaux-Arts de Rennes, 2013, isbn 2-901430-49-X, p. 36-37
-les recherches autour de la réalité augmentée dédiée à la muséographie appliquée (Conférence du GIS MARSOUIN, St MALO, 2013)
-l’édition et l’archéologie du design (ThatCamp Saint Malo 2013,sous la direction de Nicolas Thély, Alexandre Serres et Olivier Ledeuff)
https://www.oin.hypotheses.org/930
https://www.barcamp.org/w/page/67372429/Propositions%20d%27atelier
Cette nouvelle publication se fonde sur une série d’expérimentations menées avec les étudiants du master professionnel du département des arts de l’université Rennes2. Si le catalogue présente un panorama de reproductions de mes créations graphiques, il répond également à un cahier des charges qui devait prendre en compte l’accès à des contenus numériques spécifiques par l’introduction de nouveaux programmes graphiques codés sous Processing qui se superposent à certaines œuvres reproduites dans le catalogue.
Les étudiants ont retenu les principes graphiques et algorithmiques qui fondent mon travail de création à partir des années 80, sur la sinusoïde, la trame, le module.
Programmées sous Processing, 3 animations graphiques ont été sélectionné pour leur adéquation aux travaux présentés. Elles ont ensuite été intégré en C++ pour les rendre compatibles avec l’environnement Androïd.
Le catalogue doit toutefois être dissocié de l’exposition à la galerie Lara Vincy (Paris). Les recréations ne cherchent pas à se substituer aux œuvres exposées à l’image des Qrcodes que l’on voit fleurir actuellement sur les murs des galeries ou des institutions. Les animations ne sont pas accessibles directement en pointant les œuvres à la galerie mais seulement leur reproductions dans le livre. Ce point est important car au delà de l’exposition (qui présente également les éditions Présent Composé), le catalogue poursuit la ligne éditoriale des éditions Présent Composé en interrogeant les supports numériques. Dans le contexte de la digitalisation du monde, ce sont les nouvelles formes de la transmission et de l’archive dont on interroge l’actualité d’une manière retorse.
Le premier travail est celui de Julia Dirand (instabilités graphiques), conçu à partir du dessin réalisé à la table traçante Texas Instruments : Sans titre (section c_9), 1982/84.
Image :

sans titre (section c_1) à gauche et sans titre (section c_9) à droite. La reproduction de l’œuvre fait office de Qrcode.
déjà vu
Extrait de la série graphique générative (trames et modules), le dessin a été entièrement décomposé de manière à isoler et indexer chacun des modules qui le composent. Les nouveaux capteurs d’inclinaisons qui sont accessibles sur les smartphones ou tablettes permettent d’actualiser le tracé initial avec une nouvelle dynamique de création. Sans changer la configuration initiale des modules graphiques dessinés, le nouveau programme se présente à l’écran comme quelque chose de déjà vu….Écrit sous processing et c++, la réécriture du programme permet discrètement de rendre chaque module mobile et indépendant sous une apparence identique. L’utilisateur devient pourtant une sorte d’équilibriste.
Il doit faire face à une configuration graphique modulaire qui menace ludiquement de s’écrouler comme un château de carte à chaque mouvement involontaire de la tablette. Il s’agit désormais de maintenir la bonne inclinaison horizontale par touches d’ajustements permanents sous peine de modifier et d’altérer l’équilibre graphique initial de l’assemblage des modules. Pour le dire autrement, la reproduction du dessin original s’est métamorphosé en une simulation graphique dont les modules graphiques sont devenus comme les maillons ouverts d’une chaine. Toute la cohérence, la stabilité et l’organisation orthogonale ne tiennent qu’à un fil : celui de maintenir la tablette à un niveau d’organisation homéostase de l’information. L’utilisateur expérimente à son échelle son incapacité sensorielle à contenir les milliers d’informations qui transitent par la machine. Il a ce sentiment d’avoir reconnu et déjà éprouvé ce moment particulier pour l’image, à la croisée de plusieurs destins.
Parasites graphiques
Activée par la reproduction de 3 copies d’écrans de l’animation temps réel « 2 marches au hasard dans un cercle », (2008), l’algorithme reprend la marche au hasard graphique (random walk) qui est un peu l’équivalent du « hello world !» de toute initiation logicielle. 5 tracés aléatoires de 10 segments de droites de taille identique zigzaguent sur la tablettes comme autant d’organismes ou d’êtres graphiques dont il s’agit de maitriser et anticiper les trajectoires irrésolues…Là encore, cette proposition graphique initiée par Delphine Bezier et intégrée en c++ pour la plateforme Androïd par Arthur Vimond conditionne une forme d’héroïsme paradoxal. L’algorithme ne comporte aucune virtuosité technique et esthétique. Il s’agit de traiter et de reconfigurer un assemblage de données d’informations mixant des coordonnées graphiques, pondérées par les valeurs de l’inclinomètre qui parasitent le graphisme sempiternellement. Les données semblent glisser et nous échapper comme des anguilles sur la surface de notre tablette. Que devient l’information aujourd’hui, que pouvons-nous en retenir ?
Acuité visuelle
La troisième proposition est tirée de Onde3D (2012), une toile réalisée à partir d’une petite chorégraphie du corps, répétition à l’échelle du format (150 x150 cm) d’un geste ondulatoire à l’aide de craies noires tracées sur le support de la toile. Flora Marchand et Rodolphe Bossé ont imaginé un transcodage sous la forme d’un signal périodique en (256) niveaux de gris continus. Cette transformation permet de structurer un réseau élémentaire de fréquences spatiales modulables. On sait que notre acuité visuelle est déterminée en partie par notre capacité à discriminer l’information d’un stimulus visuel par l’organisation de son réseau de contrastes basses et hautes fréquences. Le réseau nous invite à expérimenter le passage continu entre les basses et hautes fréquences bien connu dans le monde du traitement d’images (Transformée de Fourier). Mais ici, nulle commande numérique apparente, pas de potentiomètres associés : l’information traite et module les hautes et basses fréquences au gré des mouvements d’inclinaison des bras. C’est en quelque sorte le processus de la vision qui expérimente et détermine par le corps une échelle de perception haptique du réseau d’information élémentaire.
Textes de Pierre Braun,
Textes de Florence De Mèredieu et Christophe Domino traduits en anglais
design graphique
Laura Bruneau • www.laurabruneau.fr
Réalité Augmentée
Coordination et intégration c++ et Objective C, Androïd/IOS
Arthur Vimond
Programmation Processing
Delphine Bézier • Random walk
Flora Marchand & Rodolphe Bossé • Modulations de fréquences
Julia Dirand • Instabilités graphiques
Traduction
Krisha King
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Ouvrage diffusé aux Presses du Réel
Exposition à la galerie Lara Vincy du 15 Mai au 28 Juin.
Les éditions Présent Composé
https://www.oin.hypotheses.org
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Dans un billet précédent, je faisais l’hypothèse que la biographie et les marqueurs de l’activité artistique de Manfred Mohr pouvaient constituer un panorama et une cartographie dynamique susceptibles de représenter objectivement l’activité du Computer Art comme pratique et genre artistique.
Il s’agissait de reconstituer ce qui a été le rythme et la fréquence des expositions présentant en France des œuvres du Computer Art historique, celui dessiné notamment par les premiers artistes pionniers que sont en France Manfred Mohr ou Véra Molnar. Leurs recherches artistiques faisaient échos aux études et expérimentations sur les formes de la perception notamment celles de l’esthétique expérimentale et la théorie de l’information.
Cette enquête que je mène actuellement au sein de notre équipe de recherche me parait d’autant plus importante au moment où l’on assiste en France à cette grande rétrospective française au Grand Palais qui s’intéresse à “Un siècle de lumière et de mouvement dans l’art. 1913-2013”1. Les commissaires de l’exposition (Serge Lemoine, Matthieu Poirier, Marianne Le Pommeré, Domitille d’Orgeval) n’ont pas jugé nécessaire de présenter des pièces qui prennent en compte le tournant numérique auquel chacun assiste depuis déjà une bonne vingtaine d’années. On peut s’interroger sur le sens de la muséographie et de la vie des œuvres aujourd’hui dans leur rapports à l’édifice culturel et sociétal. En France, ce manque de mise en perspective des œuvres avec notre époque numérique est tout a fait inquiétant selon moi, et constitue un élément de plus qui m’incite à poursuivre cette enquête.
Exposition et traçabilité d’une pratique
Les artistes du Computer Art interrogent pendant les années 60, les processus de création et de représentation qui convoquent de nouvelles techniques de création et de manipulations d’images. Cela se traduit par une convergence des arts et des sciences avec lesquels des ingénieurs et des artistes modélisaient ensemble de nouvelles expériences et simulations sensorielles. Cette convergence rendait parfois difficile l’identification des artistes et particulièrement en France. Les créations de ce que l’on a appelé l’art cinétique sont évidemment bien plus spectaculaires. Elles n’exercent toutefois pas autant leur emprise sur notre quotidien que ces futures interfaces graphiques de masse que tentent de déjouer les artistes du Computer Art dès les années 60…
Où et quand ont été exposés les travaux des artistes Michael Noll, Georg Nees, Charles Csuri, Frieder Nake, Georg Nees, Gustav Metsger, Herbert Franke, Allan Sutcliffe, Ruth Leavitt…? Si leurs travaux sont bien répertoriés dans les archives du Victoria and Albert Museum de Londres, qu’en est-il en France ?
La reconnaissance de leurs créations par les institutions culturelles est pour le moins tardif, et peut s’expliquer par le réel déficit de visibilité et de compréhension actuelles de cet art dans les institutions culturelles françaises. Ce sont des chercheurs associés avec des artistes qui inventent et interrogent la création lorsqu’elle rejoint les programmes de recherche sur les spécificités de l’information et de la communication visuelle. Ce sont par exemple les images et les œuvres significatives que l’on retrouve présentées dans cette célèbre exposition de 1968 conduite par Jasia Reichardt : “Cybernetic serendipity “. Cette exposition historique permettait d’identifier un grand nombre d’artistes mais ceux-ci généralement n’exposaient pas en France. Elle a donné lieu à Londres à l’une des premières reconnaissance des travaux et des artistes du Computer Art, pourtant Manfred Mohr n’y participait pas.
J’ai imaginé qu’il était possible d’identifier et de compléter ce réseau d’activités et de recherches artistiques en ajoutant l’apport des créations et des recherches françaises par les publications mais aussi à partir des traces laissées par les expositions des artistes sur le territoire. Il est en effet bien difficile aujourd’hui de repérer un tel tissu si on le cherche à l’aide d’une simple requête du type “computer art” sur le web. Si les réponses à ce genre de requête donnent immédiatement, par le nombre d’images et de liens, la preuve tangible que le Computer Art est absorbé aujourd’hui par des productions graphiques populaires et de masse, il est en revanche plus difficile de repérer les premières recherches et créations historiques dans ce flux d’information.
Les outils
Avec quelques collègues et jeunes Doctorants de l’équipe Arts: pratiques et poétiques (APP) de l’université Rennes2, je me suis initié à Gephi un logiciel qui permet de rapporter sur l’espace d’une carte un ensemble de données en les liant par des réseaux de signification. La cartographie n’est pas un outil spécialement nouveau comme en témoigne Martine Cocaud, historienne et pionnière à l’université Rennes 2 du traitement des données dans une de ses récentes communications, mais elle semble bénéficier d’un nouvel engouement aujourd’hui avec les nouveaux dispositifs logiciels de capture et de visualisation dans un contexte où les données et les images augmentent de manière exponentielles.
Ce sont des outils extrêmement puissants mais ils demandent une certaine distance afin de préserver les objectifs de recherche malgré la nature séduisante des résultats de calculs. Toutes ces représentations dont Manuel Lima présente un florilège esthétiquement convaincant ne doit pas faire oublier le travail spécifique et premier de la constitution d’un jeu de données spécifiques dont l’enjeu est de vérifier une intuition première.
Cela nécessite un réel travail de sélection préalable de l’information extrêmement minutieux qui doit être opéré progressivement. Les fichiers deviennent de véritables abstractions qui doivent être épurées au maximum afin de créer les premiers graphes de données.
En me fondant sur cette intuition d’un déficit de visibilité du Computer Art dans les institutions culturelles, j’ai décidé de travailler dans un premier temps à l’établissement d’une sorte de cartographie historique des lieux expositions en tentant de déjouer l’approche linéaire de la chronologie.

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Je présente, image1, un fragment du jeu initial de données concernant les expositions collectives dans lesquelles l’artiste Manfred Mohr a participé : l’ensemble est reporté linéairement sur le tableur Excel. L’intérêt du site de l’artiste Manfred Mohr est d’avoir pré organisé chronologiquement les données dans la structure imposée par la constitution d’une biographie. Manfred Mohr a consigné et départagé en différentes rubriques, tous les évènements et les textes associés à ses créations, ce qui , dans un premier temps de la recherche, est une aide vraiment précieuse.
Par ailleurs son corpus n’est pas seulement “franco-français” mais il se répartit dans de nombreux pays ce qui invite à une recherche comparée. Cette première opération de transfert et de transcodage a pour objectif de mettre au clair et de réduire la taille des données, de les aligner en lignes et en colonnes. La sélection se poursuit et se radicalise ensuite en ne prélevant que les jeux de données assemblées par thématique en colonnes.

image 2
Les listes de données font l’objet, image2, d’un tri et d’un raffinage spécifique (simplification, suppression éventuelle d’accents, redondance des données, doublons…), des codes (source et destination) sont associés à chaque donnée d’information. L’indexation permet de mettre en relation une exposition avec une date d’exposition. Ce premier traitement de données permet une premier phase de visualisation sous Gephi assez déconcertante (image3) :

image3
Le graphe de données est replié sur lui-même, les dates et les noms se superposent. L’ensemble ne ressemble à rien s’il fallait le comparer avec ces représentations très séduisantes qu’on nous présente généralement.
À partir de là, cela suppose de recourir aux algorithmes de visualisation des graphes de données dont certains sont accessibles avec Gephi. Le logiciel propose des algorithmes qui calculent pour des ensembles de données constituées, des répartitions types qui permettent de visualiser les données de manière optimisées : répartition en cercle, à niveaux, centrée, éclatée. Mais aucune ne semble vraiment adapté directement. Cela suppose de travailler sur le laboratoire de données et les différentes fenêtres associées qui proposent des outils de manipulation et de transformation graphiques comme on les trouve sur les logiciels graphiques vectoriels. Alexandre Dupont, jeune Doctorant associé à notre équipe dont la recherche porte sur le Net art , a eu pour mission de finaliser les cartes afin d’optimiser la lecture des jeux de données.

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Le document pdf est ici :
Visu_dec_1961-2012
Data visualisation
Image4, cette première cartographie représente la répartition de l’ensemble des villes dans lesquelles se sont déroulées des expositions collectives auxquelles participe Manfred Mohr entre 1961 et 2013. Il faut toutefois préciser que Manfred Mohr n’expose des travaux sur ordinateur qu’à partir de 1969 et après avoir rencontré Pierre Barbaud en 1967. Ces faits me semblent importants, car cela signifie que Manfred Mohr se fait connaître en exposant tout d’abord comme peintre abstrait. C’est avec la maîtrise de cette pratique (Manfred Mohr qualifie ce travail d’”expressionnisme abstrait”) qu’il expose individuellement en 1968 à la galerie Daniel Templon au moment des journées de Mai 68 en France. Un article de Catherine Millet reste accessible sur le site de Manfred Mohr pour en témoigner. En tant que peintre, il se constitue un solide réseau pour faire reconnaître ses activités de création.
Le nom et la simple datation de l’exposition ont été remplacés par la ville d’accueil associée à une date. La répartition des données fait l’objet d’un arrangement graphique, qui regroupe les années par décennies. La première est associée à la couleur marron sur le graphe, la dernière, après 2010 présente en vert les premiers liens de la décennie actuelle. Sur la base d’un résultat de calcul de graphe disponible sous Gephi (Force Atlas 2), chaque ville d’accueil pointe sur une date au moins. Lorsque l’artiste expose plusieurs fois dans la même ville, des liens pointent en conséquence vers les années concernées. Les nœuds associés avec les dates ou avec les villes possèdent une taille proportionnelle à leur fréquence d’accueil. Pour le dire autrement, plus il y a de liens, plus le périmètre du nœud est important. De cette façon on remarque et on localise assez rapidement les nœuds (ville ou date) qui concentrent un grand nombre de liens. C’est le cas pour Basel, New York, Paris, Köln et aussi pour les dates 2007 ou 1977…
Il faut également remarquer la répartition géographique des dates en périphérie et celles des villes plus ou moins centrées sur le graphe. Les dates font l’objet d’un arrangement graphique. Alexandre Dupont les a configuré en triangle pour permettre de favoriser la lecture et le dénombrement des liens.
Il est alors intéressant de constater la position spécifique de la ville de Paris qui concentre des liens spécifiques vers les années 60 et qu’elle partage avec quelques villes espagnoles et allemandes. Ce sont les premières expositions collectives de l’artiste qui y sont indexées.
Il est également remarquable de voir comment le graphe positionne Paris en hauteur sur la droite à la différence de tous les autres nœuds à l’exception peut-être de la ville de Cologne (Köln) qui se situe un peu écarté sur la gauche dans une position symétrique de celle de Paris. Rappelons que cette ville organise une foire à partir de 1967 mais Manfred Mohr n’y participe qu’à partir de 1977, de ce fait, Köln ne comporte pas de liens qui pointent vers les années 60 et peu concernant les années 70.
Visu_7 princip
(Visualisation sur une palette de 7 teintes des 7 principaux pays et villes d’accueils associés)
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Un autre élément remarquable se trouve confirmé par le graphe image5 qui valorise avec une palette de 7 couleurs, les pays associés aux principales villes d’accueils les plus importantes sur l’ensemble des expositions collectives auxquelles participe Manfred Mohr. Le graphe valorise le nombre de liens se trouvant rassemblés sur certains nœuds. Basel, New York, Köln, Zürich, Paris, Stuttgart sont incontournables, mais c’est aussi le cas pour un chapelet de villes allemandes (Düsseldorf, Ludwighafen, Bonn, Kaiserlautern, Frankfurt…).

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Pour préciser, je donne un nouvel aperçu de la distribution par décennie en focalisant, image6, sur une des parties spécifiques des années 70, c’est-à-dire cette partie du graphe qui regroupe les villes où Manfred Mohr n’a exposé qu’une seule fois. J’ observe une répartition assez régulière entre les villes américaines (identifiable par une teinte verte et saturée), les villes françaises (utilisation d’une teinte rouge) ou les villes allemandes (teinte mauve). Il faut se souvenir qu’en 1971, Manfred Mohr expose son travail au musée d’art moderne de la ville de Paris avec trois autres artistes mais il est celui qui investit la section “animation recherche confrontation”. C’est le premier artiste qui y présente une trentaine de pièces et revendique une “esthétique programmée” du Computer Art dans ce type d’institution.

image7
Dans ce deuxième extrait, image7, qui correspond à une partie des expositions collectives des années 80, on retrouve des éléments assez significatifs concernant le basculement sensible des expositions d’un pays à un autre, en particulier le passage de Paris vers New York associé à de nombreuses nouvelles villes d’accueils américaines. Certes, Manfred Mohr déménage et s’installe à New York, mais cela ne l’empêche pas d’exposer avec la même fréquence en Allemagne voire même de l’augmenter si l’on se reporte à nouveau sur la vue générale.
Il convient maintenant de préciser les données pour interroger la fréquence et les lieux d’exposition de son travail, en particulier en France.

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La présentation ci-dessus, image8, visualise par secteurs “éclatés” et “secteurs de secteur”, la répartition internationale des expositions de Manfred Mohr en additionnant les villes d’accueil par pays tout en prenant en compte la fréquence de chacune. Ces données permettent de voir très globalement comment les œuvres de Manfred Mohr ont pu circuler et également fournir des pistes sur les lieux d’accueil du Computer Art. On remarque que la France est en troisième position sur cette représentation.

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Sur la figure ci-dessus, image9, qui classe les 20 premières villes en fonction de leur fréquence d’accueil, la tendance se trouve accentuée : Les villes de Basel comme celle de New York sont devenues incontournables pour l’artiste, et chacune totalise des records de présentation.
Ce type de classement qui prend en compte l’ensemble des dates d’exposition de 1961 à 2013 privilégie aussi la ville de Paris. On peut remarquer également comment la spécificité de l’accueil Allemand s’explique non pas par une ville incontournable mais par la multiplication de villes d’accueil pour les créations de Manfred Mohr. Pour la France l’accueil se fait sur son travail entre Paris et Mouans-Sartoux, cette dernière est classée en 11ième position sur ce diagramme, ce qui est remarquable car la ville de Mouans-Sartoux est confondue dans nos données à la fondation privée (fondation Gottfried Honegger).
De plus, concernant la France, il est également remarquable de voir que la position ne change pas pour le classement des villes ou des pays. En examinant le bilan des expositions en France de 1961 à 2013, Manfred Mohr expose à 30 reprises sur Paris et expose à 25 reprises en province dont 8 fois à Mouans-Sartoux depuis 1994.
Il convient toutefois de préciser le sens de ces résultats. Les valeurs sont prises entre 1961 et 2013. Entre ces deux dates, beaucoup de choses changent et il convient de les analyser par décennie.

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Ainsi dans le visuel ci-dessus, image10, peu de villes accueillent le travail de Manfred Mohr dans les premières années où ont lieu les expositions collectives dans lesquelles il expose. Paris, Barcelone et Baden-Baden totalisent à elles seules les trois quarts des lieux des expositions collectives où il participe. Les lieux dans lesquels expose Manfred Mohr sont variés mais il faut remarquer que son travail semble comporter 2 phases créatives: la première qui semble interroger l’écriture et le geste graphique, la suivante qui semble annoncer le recours aux automatismes et aux machines logicielles graphiques. Dans les 2 cas, son travail est apprécié et reconnu. Il est exposé dans une dizaine de galeries privées, 6 centres d’art, il fréquente déjà le Musée d’art moderne de la ville de Paris où sont présentés les salons Comparaisons, Nouvelles Tendances, Grands et Jeunes, Salon de Mai…Son premier catalogue qui comporte une douzaine de pages est réalisé par la galerie Daniel Templon à Paris.

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Sur la décennie suivante, image 11, les expositions collectives dans lesquelles Manfred Mohr présente ses créations sont autant de traces qui témoignent d’une forme de diffusion du Computer Art. Depuis 1969, comme il l’indique sur la page d’accueil de son site, Manfred Mohr intègre concrètement l’ordinateur dans ses processus de création. Le nombre de villes ayant accueilli des expositions collectives a augmenté de manière significative. Sur les 26 villes sélectionnées, l’Allemagne représente par moins de 10 villes d’accueil. En France, la situation est différente car peu de villes accueillent régulièrement ses créations.
Il faut toutefois ajouter au-delà de ces chiffres quelques éléments de précisions sur la décennie 70. Elle représente également l’apogée du mouvement historique du Computer Art : ce sont les années qui suivent l’exposition de Jasia Reichardt. Manfred Mohr expose sa “recherche esthétique” au Musée d’art moderne de la ville de Paris en 1971. Bien qu’elles ne représentent pas les mêmes enjeux compte tenu du nombre d’artistes exposés dans l’une et l’autre de ces expositions, elles représentent encore des expériences artistiques dont les publications associées (non prises directement en compte dans cette première enquête) renvoient clairement à un art de laboratoire. Manfred Mohr, fait des “démos” avec un traceur tous les jours au Musée pendant le mois de Mai pour son exposition de 1971 à Paris. Un catalogue est produit, des articles dans la presse et les revues spécialisées sont assurés.
Dans un court article d’Opus, Jean-Marc Poinsot interroge la pratique de l’artiste avec méfiance et embarras : il reconnaît la précision et le côté mystérieux de la machine mais invite à ne pas se laisser fasciner.
“(…) Manfred Mohr expérimente et il ne faut pas juger le résultat esthétique(…)Est-ce que l’exploitation de la machine à des fins esthétiques est possible sur une feuille de papier ?(…)” : preuve s’il en est que le débat n’est pas encore celui du design graphique ni celui plus conséquent encore de l’irruption de la technologie dans les jeux de l’extime et de l’intime. L’art programmé doit en rester aux contraintes et aux exigences des finalités de la technique au travail, dont le résultat (formaliste) est forcément radical et sans compromis vis-à-vis des choix esthétiques. La génération Photoshop n’existe pas encore…Manfred Mohr travaille dans le Centre de la Météorologie Nationale, croise en 1973 le groupe Art et Informatique de l’UER de Vincennes qui réunit des universitaires informaticiens, physiciens, mathématiciens, des musiciens et des plasticiens avec Francine et Jacques Dupré, Jean-Claude Halgand, Patrick Greussay, Hervé Huitric et Monique Nahas, Jean-Claude Marquette…2 Véra Molnar, une autre représentante du Computer Art en France participe au CRAV, fréquente le centre de Calcul d’Orsay, l’ARTA avec Christian Cavadia, après l’ouverture du centre du MNAM, puis les enseignants de l’UER du centre St Charles, annexe de l’université Paris 1. En province, on peut retenir le festival Sigma de Bordeaux qui opère depuis 1965 (Sigma 1 : Art et cybernétique) jusqu’en 1990. Manfred Mohr participe à celui de 1973 (Sigma 9, contact 2). Le comité est impressionnant puisqu’il regroupe entre autre Robert Escarpit (professeur et journaliste au Monde, Abraham Moles (enseignant à Strasbourg) et Michel Philippot, père de la musique algorithmique avec Pierre Barbaud. Le but selon les organisateurs est de : “devancer Paris”, écrit Françoise Taliano-des garets. Selon l’historienne : “(…) ce ne sont pas les stars des médias qui interesse Sigma mais l’acte créateur, non pas les produits finis de l’industrie culturelle mais la remise en question en matière de création(…)”.3
Reconnaissance de formes
Pour Manfred Mohr comme pour d’autres artistes vivant en France, ce sont des années charnières pour ces artistes qui fréquentent les universités américaines, françaises et allemandes, diffusent une culture spécifique associée à la recherche comme en témoignent le prestigieux Artist and computer de 1976 édité par Ruth Leavitt. Mais c’est aussi ce curieux polycopié L’ordinateur et les arts visuels, consultable à la bibliothèque Kandinsky de Paris, accessible au troisième étage du MNAM. C’est un volumineux polycopié, une publication de 1977 co produite par le MNAM et l’UER Saint-Charles Paris1, dirigée par Pontus Hulten. On y retrouve les artistes cités mais aussi des textes de chercheurs qui interrogent l’art, et la programmation selon différents points de vues esthétiques (Bernard Teyssèdre, George Charbonnier, Iannis Xenakis, François Molnar, Hélène David, Evelyne Volpe…). Les artistes et les chercheurs du Computer Art se retrouvent au centre d’une nouvelle façon de croiser les arts visuels et la musique avec l’étude esthétique de données expérimentales : ils initient une lignée d’artistes-chercheurs à la française qui n’hésitent pas à associer des filiations théoriques et artistiques à une ingéniérie logicielle. Celle-ci en redessine les problématiques graphiques et sensorielles. En modélisant les imaginaires numériques, et en les relayant par la recherche universitaire, ils préparent le socle théorique et critique qui doit interroger et accompagner l’irruption massive de la technologie dans les biens d’équipement et leurs usages personnalisés
Les années 80 présentent sur l’image12, une répartition assez équilibrée sur les villes représentées. Paris reste une ville d’accueil importante qui organise les expositions Electra(1983) ou cette autre exposition, Les Immatériaux, 1985, dans laquelle Manfred Mohr n’expose pas. Mais Paris se trouve concurrencé par des villes allemandes secondaires offrant des possibilités d’exposition dans des centres d’art prestigieux. C’est le cas également aux États-Unis dans le très prestigieux MOMA de New York, ou dans des espaces d’expositions “secondaires”, à Dallas, à San Francisco, à Seattle…Manfred Mohr expose toujours fréquemment dans des centres universitaires. Il réalise plusieurs rétrospectives pendant cette décennie. C’est évidemment l’Allemagne qui lui offre ces opportunités : en 1987, le musée de Wilhelm-Hack-Museum, à Ludwigshafen lui produit un catalogue de 120 pages, l’année suivante c’est à la Reuchlinhaus de Pforzheim pour une rétrospective de 1960 à 1988, qui produit un catalogue de 120 pages également.
Au delà de Paris, dans le reste de la France, les villes accueillant plus de 2 expositions sont quasiment inexistantes. Pour compléter l’exposition Electra à Paris, Florence de Meredieu publie dans le magazine Art Press, la “révolution” des images. Edmond Couchot publie De l’optique au numérique, chez Hermès en 1988.
Si la technologie fait irruption dans les foyers elle devient aussi une source d’inquiétude et l’objet de prises de positions théoriques en France. C’est l’époque du Minitel et du plan informatique pour tous dans les écoles.
Ce sont principalement les universités de Paris 1 et Paris 8 qui vont alors assurer en France, dans les années 80, le relai académique concernant les créations qui s’inscrivent dans la filiation du Computer Art. Bien qu’il soit initié logiquement dans des départements d’informatique, l’enseignement dédié au Computer Art impose peu à peu en France son articulation aux sciences humaines et à ses filiations dans les domaines de l’image, du langage, de l’esthétique et des théories de l’art. Quelques années plus tard, il apparait dans les programmes des écoles d’art. Mais à l’université, il s’agit en particulier de mener des approfondissements conceptuels tels que la recherche en sciences humaines cherche à les développer et les revendiquer de manière à défendre sa spécialité ouverte en tant qu’unité d’enseignement et de recherche (UER) depuis 1969 . Quelques (trop) rares expositions ont lieu pendant les années 80. Elles associent essentiellement un cadre institutionnel avec la recherche universitaire : en dehors de celles mentionnées ci-dessus, on peut citer l’exposition “Conception Artistique Assistée par Ordinateur” (CAAO), à la Chapelle de la Sorbonne, dont le commissaire est François Molnar, qui interroge à l’université Paris 1 dans le cadre des activités du Centre de Recherche et Informatique des Arts Visuels (CREIAV), la perception et l’esthétique expérimentale. L’exposition fait l’objet d’une visite du Recteur de Paris Hélène Ahrweiler…
C’est aussi sur le modèle des manifestations américaines ACM Siggraph (Véra Molnar et Manfred Mohr y exposent en 1985), l’époque des salons technologiques et de la course à la 3D hyperréaliste (Parigraph, Pixim, Imagina…) qui préfigurent les très médiatiques et consensuels festivals d’art numérique ou de nouvelles technologies.
Les galeries et les Centres d’art à Paris se désintéressent progressivement des travaux des pionniers du Computer Art. Manfred Mohr n’expose plus chez Weiler mais trouve à l’extrême fin des années 80 la galerie Lahumière…Dans l’ensemble, le relai ne semble plus assuré au niveau des galeries.
De nouvelles productions émergent, elles semblent viser un marché différent représenté par les industries des logiciels graphiques et la production d’animations virtuelles de synthèse.

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Les années 90 sont des années de transition et de mutation comme le présente l’image 13. Huit villes d’accueils sur 15 sont allemandes. Mouans-Sartoux accueille le nouvel espace d’art concret qui devient le lieu incontournable en France pour voir retrouver et comprendre les filiations artistiques des œuvres pionnières de MM. À Ars Electronica, Manfred Mohr remporte en 1990 le Golden Nica Prize à Linz en Autriche.
Paris est pour une dizaine d’année une ville de second plan malgré la résistance de quelques galeries telles que les galeries Jacques Donguy ou Lara Vincy qui exposent à la fois des artistes et des musiciens dont les compositions se fondent sur la programmation. Manfred Mohr expose régulièrement à la galerie Lahumière, dont Anne Lahumière est présidente du comité des galerie d’art de 1993 à 2004…À la fin des années 90 avec la création de la FIAC, c’est la galerie Oniris (sous l’impulsion d’Yvonne Paumelle, Rennes) qui prend le relai pour présenter après celle de François Morellet, l’œuvre de Véra Molnar qui reste quasiment inconnue du public français (mais dont le public rennais a déjà vu les créations dans le cadre de son festival en 1988). En 1994, un catalogue monographique de Manfred Mohr de 230 pages est édité à Zürich chez Waser Verlag.
Malgré la qualité des travaux et les recherches de ces artistes, le Computer Art historique est occulté peu à peu par l’irruption et l’expansion massive des technologies numériques et de l’emprise du World Wide Web qui bouscule peu à peu les catégories des supports d’expression et leur système de légitimation artistique. La technologie entraîne une révolution culturelle, elle impose en France de nouvelles attitudes de consommation, d’usage et de création. Sa fréquentation et son omniprésence se délocalisent dans les pratiques artistiques (Nicolas Bourriaud) ou se manifestent ici et là dans des usages anonymes et quotidiens (pas encore amateurs) qui interpellent les modes de légitimation artistique des artistes comme ceux des chercheurs en art (Nicolas Thély)
Mais en France toutefois, si les expositions des pionniers du Computer Art restent limitées en nombre ou se cantonnent dans des festivals médiatisés, l’esprit et l’activité de la recherche expérimentale et informatique appliquée aux arts sont maintenus dans des voies très spécifiques. En particulier, ce sont les capacités de traitement des données et la puissance des machines qui permet d’engager des réflexions politiques et des applications stratégiques concrètes dans les domaines de la numérisation et du patrimoine auxquels sont associés les arts : Yves Depelsenaire est missionné pour interroger l’image électronique dans le cadre du schéma directeur du grand Louvre (SDGL). Le Laboratoire de Recherche des Musées de France collabore au projet européen VASARI, une réflexion sur la circulation des images à haute résolution entre les différents musée européens qui anticipe de 20 ans sans le concrétiser ce qui deviendra le projet privatisé Google Museum…
Initié en 1991, le Videomuseum devient un outil et une base de données documentaire qui émane d’une réflexion sur le recensement des œuvres acquises par les nouvelles politiques d’acquisition des œuvres initiées par les FRAC, DRAC et FNAC à la fin des années 70 et au début des années 80.
L’Éducation Nationale publie en 1992 au journal officiel pour l’université de Rennes et Strasbourg le premier poste de Maître de Conférences spécifique pour l’enseignement de la spécialité “art et ordinateur” au sein des filières artistiques. Le Computer Art et l’esprit de la recherche académique entre les arts et le numérique se diffuse au delà du cercle parisien (Pierre Braun, Rennes 2), tandis que des artistes vont enseigner et pratiquer dans les Écoles d’art (Brian Reffin Smith (Bourges), Tom Drahos (Rennes)…
Après les promesses écourtées du vidéodisque au MNAM, les applications sur cd rom et les dispositifs multimédia apparaissent. Associés à l’enseignement des spécialités en arts numériques, la série des expositions Artifices de Jean-Louis Boissier interroge dès 1990, une esthétique de l’interactivité à l’université de Saint Denis. Le lancement en 1992 de la Revue virtuelle au MNAM initie une anthologie des médias en interrogeant la spécificité des nouveaux support d’archivage (Christine van Assche, Martine Moinot, Jean-Louis Boissier). Si à l’initiative de Jeffray Shaw, le ZKM de Karlsruhe entame la production de sa collection Artintact en 1994, l’école des beaux-arts de Rennes expose en 1997 parmi plus d’une vingtaine de cd-rom, des installations et des œuvres de Chris Marker, Zoe Beloff et Graham Harwood. Une publication (Compacts) est produite sous la direction de Bertrand Gauguet, doctorant sous la direction de Jean-Marc Poinsot à l’université Rennes 2…
À la fin des années 90, une nouvelle génération d’artistes et des collectifs émergent sur la scène artistique. Ils utilisent le réseau comme nouveau mode de création. Certains artistes comme Vuk Cosic, Jodi ou plus récemment Olia Lialina exercent leur sensibilité sur ces questions émergentes d’une archéologie des médias et d’une culture des données dans le contexte de l’obsolescence programmée. Ils inscrivent leur création dans une filiation au Computer Art.
Paris 1 et Rennes engagent parallèlement aux développements de l’enseignement, des actions de recherches concrètes sur les nouvelles dimensions de l’archive et les nouvelles écritures multimédia qui aboutissent aux monographies des éditions Anarchive (98) ou aux éditions de création et de recherche Présent Composé (2000)…

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Dans la dernière décennie 2000-2009 (image14), les villes qui accueillent les œuvres de Manfred Mohr dans le cadre d’expositions collectives se multiplient. 17 villes sur un total de 29 villes ayant présenté dans la décennie au moins 2 fois les œuvres de Manfred Mohr manifestent l’intégration incontournable des œuvres de Manfred Mohr dans le patrimoine des collections artistiques allemandes. Il participe à des expositions prestigieuses aux États Unis, en Allemagne et en Grande Bretagne dans des musée, des Centres d’art ou des campus universitaires. L’autre fait marquant est la généralisation des modes de communication utilisant le réseau internet. Manfred Mohr conçoit son site à partir de 2001 pour élargir d’une manière conséquente la visibilité de ces œuvres. Le contexte qui émerge est celui de la mondialisation qui accroit de manière exponentielle la circulation des œuvres. L’artiste multiplie des interventions spécifiques sous la forme de conférences ou de lectures. Manfred Mohr intègre la galerie très dynamique Bitform New York en 2004 (Scratch Code) et il reste actuellement toujours représenté par la galerie Lahumière à Paris.
À titre indicatif, voiçi sur l’ image15, sans compter Paris, les 25 villes où Manfred Mohr a exposé entre 1961 et 2013 en France dans le cadre d’une exposition collective :
image15
À titre de comparaison, en Allemagne de 1961 à 2013, Manfred Mohr a exposé dans 58 villes. Soit plus du double. On peut s’interroger sur la diffusion et la circulation des œuvres de Manfred Mohr en France.
il expose à 30 reprises à Paris avec la fréquence qui suit :
– années 60 : 1964 (1x), 1965 (1x), 1967 (2x), 1968 (2x), 1969 (4x)
– années 70 : 1971 (2x), 1972 (3x), 1973 (1x), 1976 (5x), 1978 (4x), 1979 (1x)
– années 80 : 1980 (1x), 1982 (1x), 1983 (1x), 1985 (1x),
– années 90 : 1992 (1x), 1995 (1x), 1997 (1x)
– années 2000 : 2002 (2x), 2003 (1x), 2004 (2x), 2006 (1x), 2008 (1x)
Ces précisions permettent d’apporter encore quelques informations complémentaires sur la visibilité des œuvres de Manfred Mohr en France. À nouveau cela confirme que son travail est régulièrement présenté jusqu’au milieu des années 80. Il faut attendre le milieu des années 90, comme on l’a écrit plus haut, pour que le Centre d’Art de Mouans-Sartoux prenne la relève et permette une exposition régulière de son travail.
Il reste difficile de conclure sur ces données. Mais elles montrent toutefois que la visibilité des artistes du Computer Art reste problématique en France pendant les années 80 et 90. Le Computer Art souffre d’une incompréhension en France. Rien qu’un exemple : selon Vincent Baby, spécialiste de l’œuvre de Véra Molnar, il n’y a jamais eu de reproductions d’œuvres de cet artiste dans une notule ou un article d’Art Press. Et les publications comme les reproductions comptent pour la diffusion des pratiques et la connaissance des œuvres.
Il peut paraitre insolite d’étudier l’activité du Computer Art sur l’activité d’un seul artiste, et il convient bien sûr de repérer les autres pour compléter ces remarques et aboutir à des conclusions pérennes. Toutefois, les artistes qui s’inscrivent dans leur filiation ne sont pas nombreux et on voit la difficulté qu’il y a à exposer ce type de travail dans les années 80 et 90 en France. Les artistes qui exposent des œuvres numériques à l’exposition Electra (1983) ou celle des Immateriaux (1985) ne sont déjà plus les mêmes que ceux de l’exposition de Jasia Reichardt à Londres quelques années auparavant.
Ces remarques montrent qu’il devient urgent de rechercher les œuvres qui représentent le corpus des données du Computer Art en France. Identifier les artistes et les filiations, les lieux les textes et les contextes de monstration ou de circulation des œuvres, comprendre leurs enjeux permet d’organiser le terrain de la recherche des arts et des humanités numériques. Il est temps de reconnaître ce terrain qui permettra de mieux saisir la pertinence des œuvres de la seconde génération, celles du multimédia et de l’internet.
- Dynamo. Un siècle de lumière et de mouvement dans l’art. 1913-2013. Sous la direction de Serge Lemoine. Du 10 Avril au 22 Juillet 2013, Grand Palais, Paris
- groupe art et informatique de Vincennes : https://www.artinfo-musinfo.org/fr/index.html, consulté juin 2013
- Françoise Taliano-des garets, Le festival Sigma de Bordeaux (1965-1990), Vingtième siècle, revue d’histoire, année 1992, volume 36, n° 36, pp 43-52 https://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1992_num_36_1_2602 consulté en Juin 2013
1 Esthétique de la monotonie
Un des codes communs partagés par de nombreuses pratiques graphiques ayant à composer avec les technologies d’affichage et d’impression se manifeste dans la dépendance aux formats et aux standards techniques d’expression et de restitution. C’est par exemple le cas pour cette vidéo1 qui présente un traceur Hewlett Packard en train de dessiner des hiéroglyphes. En acceptant le standard et les formats Windows, des utilisateurs anonymes disposent en 1980 d’une police (Glyph) permettant par exemple d’écrire indifféremment le prénom de sa copine ou de recomposer le message d’Aménophis III sculpté sur un scarabée commémoratif affirmant avoir tué 96 taureaux sauvages…
Ces espaces sont à la fois un piège et la source d’un imaginaire de la contrainte qui s’exerce à l’instar de la page de lecture ou d’écriture, du cahier en devenir de l’écolier jusqu’à l’affiche ou l’encart numérique et publicitaire. Il est évident que le jeu des formats et des standards est loin d’être épuisé. Comme en témoigne l’infiltration du design graphique dans les pratiques artistiques contemporaines, c’est une nouvelle sensibilité qui se manifeste d’une manière insistante et à laquelle nous nous sommes habitués.
On peut identifier et retenir ces normalisations que la technologie impose. Elles deviennent aujourd’hui indispensables pour assurer les protocoles d’écriture, d’échanges, de visualisations ou d’exportation de données. En fait, comme le pratique très ironiquement dans son travail l’artiste Claude Closky2, ces contraintes qui s’associent au graphisme et aux signes témoignent essentiellement de l’emprise des données sur les choses mais aussi sur les rapports humains.
Comme l’écrit Marc Augé pour les lieux de la surmodernité, les standards et les formats graphiques sont devenus une grande famille de codes confortables qui nous offrent leur bienveillance anonyme. Bien que nous y soyons généralement étrangers et hostiles au départ, nous acceptons ces nouvelles contraintes que nous cherchons très vite à assimiler en les partageant. Les formats et les standards sont devenus les données oubliés qui nous permettent d’accélérer l’écriture et la manipulation des signes, de les faire circuler ou de les transformer.
2 Dépressionnisme abstrait
L’oubli de cette surdétermination graphique dans les processus de création ne disparaît jamais vraiment dans les pratiques de la programmation graphique. Si les données semblent jouer dans des cadres et s’animer dans des effets de surface travaillés par les processus graphiques et génératifs, elles manifestent par un simple dessin leur relations à la programmation et informent les transformations de la représentation.
Contrairement à la très médiatique image de synthèse, les formes du graphisme génératif du Computer Art sont radicalement anti spectaculaires. Ce sont déjà en 1970 des images potentielles qui renvoient spéculairement au public le spectacle brutal de ce qui semble devenir une réduction imaginaire graphique dominée par d’étranges transcodages et algorithmes auxquels il reste étranger.
Dans cette préhistoire du design, les tracés se manifestent généralement dans le cadre d’une séquence programmée et irréductible qui conduit la répétition ou la modification progressive et régulière d’un ou de plusieurs paramètres graphiques associés. Dans le dessin qui suit, la modification progressive et linéaire de chaque module est fixée par le changement continu de la fréquence d’une onde sinusoïdale. Cette fréquence est définie par une série de calculs de points sur les bords de chaque module.

Pierre Braun, sans titre (Section C4), 1983, plotter drawing, encre sur papier, 21×29,7cm, extrait série Trame et module (1982-1984)
Des transformations monotones agissent au cœur des formats et des standards graphiques. Nous sommes dans l’esthétique combinatoire d’Abraham Moles et de Max Bense dont se réclament entre autres Michael Noll, Manfred Mohr ou Frieder Nake. La répétition calculée modifie cinégraphiquement la forme par la fréquence des tracés et lui associe un rythme de transformation linéaire et continu. L’unité du processus se constitue dans le paradoxe de sa métamorphose permanente. Sur un mode ironique, le travail de Claude Closky3 s’inspire des algorithmes facétieux de l’oulipo mais aussi de la plasticité des rythmes de la poésie concrète.
Ce genre de régime visuel très cinétique s’inscrit dans la filiation de ce cinéma d’animation numérique primitif que sont les premières animations psychédéliques de Lilian Schwartz (UFO’s, 1971) ou les interpolations épurées de Peter Foldès (Hunger, 1974)…
Mais aujourd’hui, l’époque numérique des arts fait face à cette surenchère technologique des signes et des médias où les calculs et les données opèrent masqués en substituant les algorithmes de l’information à toutes les strates de la création.
Cette linéarité intégrale entre les signes infiltre la réalité et la fascine à l’instar de ces techniques d’interpolation et de visualisation automatisée qui produisent une image caricaturale du design graphique contemporain.
3 Bricolages temporels
Les recherches que je conduis depuis 1982 tentent au contraire d’interroger le mécanisme de fascination et la surenchère des signes qu’exacerbent les capacités calculatoires de la machine.
Si la pratique contemporaine des arts semble se confondre à l’économie fiducière de sa représentation4, j’ai cherché à éliminer progressivement l’argument technologique puis discuter celui de la valeur autographe des signes dans le processus de légitimation artistique.
Il s’agit pour moi d’aller à l’encontre de cette surenchère en proposant des points de vues micrologiques aux confins du dessin de l’écriture et du signe et qui répondent aux rythmes des parcours et de la répétition. Mes recherches se sont orientées vers la critique systématique de la programmation graphique linéaire. J’ai cherché à multiplier et délinéariser les parcours graphiques.
J’ai par exemple multiplié les points de référence de spirales de croissance orthogonale induisant des mouvements centrifuges ou centripètes qui occasionnent la multiplication de micrologies graphiques et délinéarisent les parcours et la lecture des signes graphiques élémentaires.

Pierre Braun, sans titre (29_pierre_braun_spi_24), 1982,plotter drawing, encre/ papier, 21×29,7cm, extrait série trame et module (1982-84).
J’ai trouvé finalement beaucoup plus libre de commencer une sorte de promenade graphique par un point quelconque comme un micro événement psychogéographique.
Il s’agit d’introduire dans le graphisme les jeux temporels de l’interruption, de la discontinuité, de l’intermittence, de l’intempestivité. Pourquoi nécessairement poursuivre le programme si nous connaissons sa fin calculée ?
Pourquoi ne pas l’abandonner avant ? Pourquoi fignoler le tracé ? Faut-il lui offrir systématiquement la raison du programme et sa finitude ? Pourquoi ne pas le reprendre au début mais un peu à côté, ou au contraire le reprendre là où le processus s’était interrompu mais pour en différer la reprise ?

Pierre Braun, sans titre (spi_63), 1984,plotter drawing, encre/ papier, 21×29,7cm, extrait série trame et module (1982-84).
Cette façon de travailler modifie pour moi en profondeur la manière d’envisager le cheminement des parcours mais aussi le sens de la programmation. La réitération d’essais interrompus peuvent être réalisés par simple intervention manuelle. Cela renvoie à une esthétique de l’étude, de l’observation des images de la pensée qui visent à suspendre cette autre fascination qu’exerce habituellement le fini, la perfection et la clôture du tracé à l’ordinateur.
Si les calculs tentent de simuler les écarts et les jeux d’une ligne hésitante, divagante, capricieuse ou désinvolte, les moments de suspension des parcours renvoient aux pratiques du repentir de la reprise ou du ratage. Mais il s’agit aussi de naviguer, de louvoyer sans but fixe à atteindre. Cette disposition rend les tracés ouverts, irrésolus, une fumisterie sans commencement ni fin. Le dessin esquisse progressivement un anti-programme, une ingéniérie du temps perdu, il interroge un temps non linéaire, un work in progress dans l’espace de contrainte des parcours et des interruptions. Ce qui est visé par le programme n’a pas de finalité directe mais s’inscrit dans le circonstanciel et la propension des choses, partagé entre le probable et l’improbable.
4 Pratiques graphiques discontinues et intermittentes
Chez les Inuits, il suffit qu’une personne se mette en mouvement pour qu’elle devienne une ligne.5.
Dans ce contexte, animer la ligne et son parcours signifie jouer avec les conditions de possibilité du code plutôt que de programmer dans une perspective fonctionnelle. Les boucles tirées d’une série de travaux récents présentent du temps perdu avec la machine, elles dessinent une improductivité de la technique. Le dessin qui n’est pas encore une écriture est une graphie conçue comme une dépense, une paresse, une finalité sans fin.

Pierre Braun, sans titre (section u_2),2000, plotter drawing, encre/ papier, 21×29,7cm, extrait série Boucles (en cours)
Ces figures de l’intermittence sont une forme de présence composée qui rassemble ici et là, dans un même espace du dessin des temporalités variées d’existence. Qu’elles relèvent à la fois de pratiques du discontinu ou d’autres au seuil de leur disparition, le fragment, la transition, l’écart, le point, le segment, la ligne, l’échantillon, le flux, la suspension, le croisement… sont autant d’éléments rythmiques et de trajets circonstanciés d’un régime numérique des arts qui contribuent à indexer une présence, organisent nos manières de circuler, d’habiter ou de composer avec les temps de l’œuvre, ou encore d’en être exclu. Possiblement dévorée par le temps numérique, l’œuvre joue le risque de son effacement, de son interruption ou de son occultation partielle: inactuelles, clandestines, paresseuses, les œuvres nous regardent mais font écran à des degrés divers. Selon quelle écoute et quel regard s’adressent-elles encore à nous ?
Certains de ces rendez-vous avec les rythmes de l’œuvre renvoient à l’exploration de flux expérientiels connus, d’autres transforment et aménagent radicalement leur interstice d’accueil, leur “seuil d’habitabilité” occasionne parfois chez leurs destinataires le sentiment de rester étranger à ces modes d’accomplissement. Cette géographie temporelle suppose de nouvelles modalités d’observation et de conservation de l’œuvre fondée sur un imaginaire du flux contrarié et de l’inachèvement. Cette hypothèse est celle d’une valeur destinale affaiblie pour l’œuvre, dont l’authenticité vacillante devient “le chiffre même de l’insaisissable” mais qui lui permet pourtant de s’accomplir.
- Hewlett Packard, https://www.youtube.com/watch?v=8z9aCclxV0U
- Roues de la fortune, https://ww.closky.info/?tag=muracciole#french
- Marabout, https://ww.closky.info/?p=10024
- Nasdaq, https://ww.closky.info/?p=10018
- Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, 2007, traduction française Sophie Renaut, Zones Sensibles, 2011, The Theatre of Operations (Bruxelles), distribution : Les Belles-Lettres, France, page 100


























































































































