| CARVIEW |
Quoique rien ne soit plus à désirer pour l’homme qu’une félicité toujours égale et constante, qu’une vie dont le cours ne soit troublé par aucun orage; toutefois, si tous mes jours avaient été purs et sereins, je n’aurais pas connu ce bonheur délicieux, ce plaisir presque divin, que vos bienfaits me font goûter dans cette heureuse journée. Quel plus doux présent de la nature que nos enfants? les miens, et par mon affection pour eux et par l’excellence de leur caractère, me sont plus chers que la vie: Eh bien! le moment où je les ai vus naître m’a causé moins de joie que je n’en éprouve aujourd’hui qu’ils me sont rendus.
Nulle société n’eut jamais plus de charmes pour moi que celle de ma femme : je l’ai moins senti, lorsque j’en avais la jouissance, que dans le temps où j’ai été privé d’elle, et depuis le moment où vous nous avez réunis, elle et moi. Tout homme s’attache à ce qu’il possède: cependant cette portion de mes biens que j’ai recouvrée m’est plus chère que ne l’était ma fortune quand je la possédais tout entière. Les privations, mieux que les jouissances, m’ont fait comprendre ce que donnent de plaisir les amitiés, les habitudes de société, les rapports de voisinage et d’électeurs, les pompes de nos meetings et la magnificence de nos fêtes.
Mais surtout ces distinctions, ces honneurs, cette considération publique, en un mot tous vos bienfaits, quelque brillants qu’ils m’aient toujours paru, renouvelés aujourd’hui, se montrent à mes yeux avec plus d’éclat que s’ils n’avaient souffert aucune éclipse. Et la patrie elle-même, ô soutiens! comment exprimer les sentiments d’amour et le ravissement que sa vue m’inspire! Admirable France! cités populeuses? paysages enchanteurs! fertiles campagnes! récoltes abondantes! que de merveilles dans Paris! que d’urbanité dans les citoyens! quelle dignité dans la république! quelle majesté dans vos assemblées! Personne ne jouissait plus que moi de tous ces avantages. Mais de même que la santé a plus de charmes après une maladie longue et cruelle, de même aussi tous ces biens, quand la jouissance en a été interrompue, ont plus d’agrément et de douceur que si l’on n’avait jamais cessé de les posséder.
Pourquoi donc toutes ces paroles? pourquoi, Français? C’est pour vous faire sentir que tous les moyens de l’éloquence, que toutes les richesses du style s’épuiseraient en vain, sans pouvoir, je ne dis pas embellir et relever par un magnifique langage, mais seulement énoncer et retracer par un récit fidèle la grandeur et la multitude des bienfaits que vous avez répandus sur moi, sur ma femme et sur nos enfants. Je vous dois plus qu’aux auteurs de mes jours; ils m’ont fait naître enfant, et par vous je renais président. J’ai reçu d’eux un allié politique, avant que je pusse savoir ce que j’en devais attendre: vous me l’avez rendu, après qu’il m’a donné des preuves admirables de sa tendresse pour moi. La république m’a été confiée quand elle allait périr: je l’ai recouvrée par vous, après que tous les citoyens ont enfin reconnu qu’un seul homme l’avait sauvée. Le destin m’a accordé des enfants: vous me les avez rendus. Nos vœux avaient obtenu de leurs bontés beaucoup d’autres avantages: sans votre volonté, tous ces présents du ciel seraient perdus pour nous. Vos honneurs enfin, à chacun desquels nous étions parvenus par une élévation progressive, vous nous les restituez tous en un seul et même jour; en sorte que les biens que nous tenions soit de nos parents, soit du destin, soit de vous-mêmes, nous les recevons tous à la fois de la faveur du peuple français tout entier. En même temps que la grandeur de votre bienfait surpasse tout ce que je puis dire, votre affection et votre bienveillance se sont déclarées d’une manière si touchante, que vous me semblez avoir non seulement réparé mon infortune, mais ajouté un nouvel éclat à ma gloire.
Méthodologie de travail
Pour effectuer ce pastiche, j’ai d’abord choisi mon corpus. Nous nous trouvons ici en présence du discours de Cicéron, le 28e, dans son Oratio ad Quintes, post Reditum. Cette harangue, prononcée devant le Sénat et le peuple, fait part de la douleur de l’exil de Cicéron, qui est alors de retour à Rome, après l’affaire Catilina. Loin d’avoir une attaque virulente comme ses accusateurs qui l’ont forcé à l’exil, Cicéron traite ce motif comme une chance personnelle et morale.
Ce texte m’a donc semblé tout à fait pertinent pour effectuer un pastiche, car il fait écho à la situation judiciaire d’un homme politique actuel et à la très large médiatisation de cette évènement.
Pour effectuer ce pastiche, j’ai donc sélectionné les deux premiers paragraphes de l’harangue, que j’ai lemmatisé grâce à l’outil “Voyant Tool”. Cette lemmatisation m’a fait apparaitre des éléments importants.

On voit apparaître d’emblée quelques mots qui semblent tout à fait pertinents pour notre pastiche. Le plus évident est “sum” qui est répété le plus souvent : 27 fois au total.
Cela est très intéressant pour notre pastiche, car Cicéron exprime son ressentiment après avoir été écarté de Rome. Cela donnera l’occasion d’un discours très personnel. J’ai évidemment gardé cet aspect dans mon travail, qui, à mon sens, se prête mieux à l’adaptation à la situation contemporaine de l’homme politique dans la tourmente.
Les syntagmes que l’on voit revenir également très régulièrement dans le corpus sont les pronoms interrogatifs ou relatifs : nous avons en effet “quis”, “quam” et “qui” qui sont répétés respectivement 13, 11 et 13 fois. Nous nous situons ici en effet dans l’exposé d’un discours qui cherche à convaincre les Sénateurs, mais aussi les citoyens des conséquences bénéfiques qu’a eu cet exil sur sa propre personne. En utilisant des questions rhétoriques, Cicéron démontre la justesse de son raisonnement, et inverse ainsi la situation. Il ne se situe pas du tout dans la plainte, mais va même jusqu’à dire que cette épreuve a été une force. C’est aussi un aspect que j’ai conservé dans mon pastiche. L’homme politique actuel n’est pas dans la victimisation, ni dans la plainte, mais remercie cette épreuve qui le rend plus fort. Il dresse ainsi un portrait de lui-même comme homme politique rempli de sagesse.
Cela devient d’ailleurs, dans notre travail, un trait comique, car j’ai remplacé l’appel aux dieux par celui aux médias par exemple. Là où Cicéron y voyait une volonté divine, j’y ai vu un usage du pouvoir médiatique intimement lié à l’influence de l’homme politique: c’est en effet aux médias que l’homme politique pose des questions au début du texte. Il s’en remet à eux comme à un tribunal populaire. La sagesse antique prend ici une autre tournure.
Screenshot du tableau des occurrences des expressions courantes du corpus
Grâce à ce tableau des expressions les plus courantes de notre corpus, nous pouvons aussi observer que la particularité de ce discours est l’adresse directe, multiple et insistante aux Sénateurs, et par extension aux Romains. C’est eux les destinataires du discours de Cicéron. J’ai gardé cette adresse directe qui donne toute la vivacité au discours, mais j’ai en effet remplacé “Romains” par “Français”, et “Rome” par “France” ou “Paris” selon les cas.
Enfin, dans un souci d’adaptation plus juste à un contexte actuel, j’ai remplacé la mention du frère, au 3e paragraphe, par celle de la femme. Cela me semblait plus pertinent, et ajoutait encore un effet comique au pastiche.
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Il me semble, mes chers amis, que peu de sujets méritent plus d’être considérés avec gravité et sagesse que celui de la mémoire collective, qui constitue, pour les peuples modernes comme pour les cités anciennes, la plus solide garantie de la continuité de la vie humaine. Car, de même que notre existence individuelle trouve son accomplissement non dans la seule vigueur du corps mais surtout dans la fermeté de l’esprit — vires corporis cadunt, sed animi vigent — de même la vie d’une communauté ne repose pas principalement sur les monuments visibles, mais sur la force intérieure de sa mémoire partagée.
J’entends souvent dire que notre patrimoine est menacé. Et certes, il l’est par les visiteurs qui, au lieu d’admirer une fresque vieille de quinze siècles, préfèrent en prendre dix photos qu’ils ne regarderont jamais…
Or j’observe que, dans notre époque agitée, l’on commet souvent une erreur semblable à celle que faisaient jadis les hommes qui craignaient la vieillesse : on déplore la fragilité de notre patrimoine culturel, on s’indigne de la disparition des traditions, et l’on accuse les années, ou les nouvelles générations, de dénaturer ce qui fut jadis solide. Ce qui doit nous inquiéter, c’est plutôt l’oubli volontaire, le renoncement à transmettre, l’abandon de l’histoire.
Que dire aussi des jeunes gens — excellents garçons au demeurant — qui s’indignent que telle statue soit « trop vieille » ? Mes amis, si vous exigez que tout soit neuf, alors il faut aussi renvoyer vos grands-parents à la fabrique pour « rénovation ».
Car le patrimoine et la mémoire ne vieillissent pas comme vieillissent les corps : ils ne se consument pas fatalement, à moins que les hommes eux-mêmes ne s’en désintéressent. Les forces physiques diminuent, mais l’esprit peut croître sans cesse ; de même, les édifices s’usent, mais les récits, les connaissances, les arts, lorsqu’ils sont entretenus, se renforcent de génération en génération.
On entend pourtant dire que le patrimoine, parce qu’il est ancien, n’intéresse plus l’homme moderne, comme si l’âge était un défaut. J’y reconnais une erreur semblable à celle que commettent les jeunes imprudents qui croient que seule la vigueur de la jeunesse rend la vie agréable. Ils ne savent point qu’un âge avancé, lorsqu’il est soutenu par la sagesse, peut être honorable et fécond. De même, les nations qui savent respecter leur passé ne s’en trouvent pas moins modernes : elles deviennent au contraire plus fortes, car elles se servent de leur histoire pour éclairer leur avenir.
Un peuple ou une cité privés de mémoire ressemblent à un corps, abandonnée par la vie. Car ce ne sont pas les pierres qui font la grandeur d’un peuple, mais bien ce qu’elles évoquent dans l’esprit de ceux qui les contemplent. Un bâtiment n’est que matière ; la mémoire est forme, sens. L’on se sent souvent atteint profondément quand l’on ne parvient pas à se rappeler un événement récent ou un quelconque fait.
Toutefois, il faut reconnaître que notre siècle présente des défis particuliers. Ce que les anciens conservaient avec une extrême précaution dans des bibliothèques ou dans la parole des maîtres se diffuse maintenant en textes, en images et en sons qui circulent d’un bout à l’autre de la terre. Beaucoup craignent que cette abondance ne conduise à la superficialité ; ils s’inquiètent de voir les jeunes gens passer plus de temps à regarder des écrans qu’à écouter leurs aînés. Et pourtant, ces outils modernes, loin de détruire à coup sûr la mémoire, peuvent au contraire la préserver, pourvu qu’ils soient bien utilisés.
Voyez, par exemple, les innombrables archives numériques désormais accessibles : manuscrits anciens, œuvres d’art, témoignages divers. Ce que la nature nous retire parfois avec les années — memoria interdum deficit — la technique nous le restitue par de nouvelles voies. Il suffit que les hommes aient la volonté d’en faire usage.
Mais le plus important, dans la préservation de la mémoire collective, n’est pas la conservation matérielle : c’est la transmission vivante. Le patrimoine doit être raconté, expliqué, interprété, vivant. Il doit être mis en relation avec la vie présente, sans quoi il devient un amas d’objets morts.
Comme certains vieillards rendus plus aimables encore par leur obstination, les vieilles pierres résistent patiemment à tous nos caprices : on les photographie, on les entoure de barrières, on les couvre de panneaux explicatifs ; elles demeurent imperturbables. La seule chose qu’elles redoutent, c’est qu’on cesse de les regarder.
La mémoire d’un vieillard séduit et envoûte. Elle radote parfois, certes ; elle raconte des histoires dont la moitié est enjolivée — mais cette moitié-là est souvent la meilleure. Et si l’on perd un peu de mémoire en avançant en âge, la technique s’empresse désormais de nous la restituer sous diverses formes : on n’arrête pas le progrès.
Et si l’on demande ce que doit faire un peuple pour préserver sa mémoire, je répondrai : d’abord la protéger contre l’oubli, ensuite la défendre contre la falsification, enfin l’ouvrir avec générosité à ceux qui viennent d’ailleurs. Car la mémoire trop fermée est condamnée à mourir.
Ainsi donc, mes amis, ne craignez pas la décrépitude de notre patrimoine. Craignez plutôt le moment où plus personne ne se donnera la peine de lui poser des questions. Car rien n’attriste davantage un monument que de rester seul.
Le lien entre le texte de Cicéron et le patrimoine
Le parallèle est assez évident. Le patrimoine, par définition, est vieux. Il porte les marques du temps. Il a perdu de sa vigueur matérielle. Il n’est pas « utile » au sens strict. Et pourtant, il est précieux. Le patrimoine libère les sociétés de l’oubli et de la superficialité. Il appartient à l’histoire et à la mémoire d’une civilisation.
L’analyse de la procédure
L’imitation de la posture de Cicéron dans le De Senectute était incontournable pour le pastiche : un ton grave et serein, celui d’une figure d’autorité qui a connu beaucoup de choses, mais amusé de l’ignorance des jeunes gens, en bref un mélange de sagesse et d’humour, de l’autorité du sage et de la bonhomie du vieillard. Le ton également emprunt par une attitude pédagogique aide à présenter la gravité de la situation. Une argumentation morale, raisonnée mais agrémentée d’anecdotes vivantes, qui réfute les objections vient compléter cette approche. Enfin, l’emploi de l’adresse directe qui veut inclure, contraint le lecteur/l’auditeur à se sentir concerné.
L’application de procédés stylistiques typiques de Cicéron tels les antithèses, les parallélismes, les sentences, les démonstrations, les exhortations participent de l’imitation.
L’adaptation des concepts du De Senectute (comme le déclin du corps/les dégradations du patrimoine, les préjugés des jeunes contre la vieillesse/l’indifférence moderne envers le patrimoine) à mon sujet contribuent au développement de l’aspect volontiers ironique voire burlesque, en adaptant de tels procédés à un thème contemporain. Apparaît une sorte de mythe du patrimoine doublé d’anachronisme ironique.
Enfin, j’ai essayé de reproduire l’organisation thématique : définition du sujet, objections contemporaines, détail des causes et solutions…
Lemmatisation

Après regroupement par famille, les occurrences dominantes sont les suivantes : senextus (99)/senes (51), aetas (42), vita (27)/mors (14), vires (24)/corpus (13), animus (30), adulescens (15)/adulescentia (9), voluptates (24).
Cicéron présente la vieillesse comme un objet philosophique et civique. La vieillesse apparaît comme un âge naturel (aetas) de la vie, et non comme une rupture. La fréquence équilibrée de vita et mors révèle que la réflexion sur la vieillesse est indissociable d’une méditation sur le sens de la vie et sur l’acceptation sereine de la mort. L’animus demeure la véritable source de valeur chez le vieillard, par opposition aux vires corporelles déclinantes. Enfin, la récurrence de voluptates souligne que loin d’être une privation malheureuse, l’éloignement des plaisirs sensibles devient une libération, ouvrant à une forme supérieure de sagesse.
L’analyse outillée a permis une immersion rapide dans le thème cicéronien avec une objectivation des mots-clés, un repérage précis des constructions typiques, un support dans la préparation de l’imitation.

La nuit s’accrochait encore aux murs d’Athènes comme une vieille servante qui ne veut pas quitter la maison. Des lampes fumaient au-dessus des portes. Des ombres en manteaux trop larges se glissaient dans les ruelles, trébuchant dans des sandales volées. C’étaient les femmes. PRAXAGORA, en tête, la barbe postiche de travers, la démarche pesante des citoyens sortis de banquets et de décrets mal compris.
PRAXAGORA
Mes amies, dépêchez-vous ! Si les hommes se réveillent avant que nous ne soyons assises à leur place, ils continueront de décider qui a « consenti », qui « exagère » et qui « n’a pas vraiment dit non ». Par Zeus, il est temps que quelqu’un compte autre chose que leurs jarres : leurs mensonges.
UNE FEMME VIEILLE
Par Artémis, j’ai mis la tunique de mon mari : elle sent le vin, l’ail et la lâcheté. Avec cette odeur-là, on nous prendra pour de vrais citoyens.
PRAXAGORA
C’est parfait. L’odeur de l’impunité est le parfum officiel de la cité. Pour le reste, ils déposent les charges sur les mêmes épaules : esclaves, métèques, femmes, et toutes celles qu’on fait taire après les avoir « prises ». Aujourd’hui, nous allons leur rendre un service qu’ils ne méritent pas : penser à leur place ce qu’ils n’ont jamais su penser sans ricaner – ce qu’est un « oui », ce qu’est un « non », et ce que veut dire « consentir ».
CHŒUR DES FEMMES (murmurant)
Ils viennent la nuit,
Avec leurs mains pressées,
Leurs serments « par Zeus ».
oubliés au matin.
Ils disent : « Elle n’a pas dit non. »,
Et la cité répond :
« Alors il n’y a pas de problème. »
UNE JEUNE FEMME
Et que dirons-nous à l’Assemblée ? Les hommes aiment les lois, mais seulement quand elles protègent leurs habitudes. Dès qu’on parle de ce qui se passe dans le lit, ils se bouchent les oreilles avec la même main qu’ils posent partout sans demander.
PRAXAGORA
Nous parlerons leur langue : « ordre de la cité », « protection de tous », « paix des foyers ». Si nous disons « #MeToo », ils croiront que c’est une danse crétoise. Nous dirons seulement : qu’un corps est une maison où l’on doit frapper avant d’entrer. Allez, ajustez vos barbes. Marchez comme si vous aviez passé votre vie à fuir le service militaire et la responsabilité.
Changement de scène : l’Assemblée.
Les bancs se remplissent de citoyens bâillants, se plaignant du froid, du vent et de la nécessité de penser si tôt. Les femmes déguisées se glissent parmi eux.
HÉRALDE
Silence, citoyens ! À l’Assemblée ! Qui veut parler de la cité, de nos lois, de nos lits, et de notre réputation chez les barbares ?
PRAXAGORA
(se levant)
Moi.
UN CITOYEN INQUIET
Encore toi ? La dernière fois tu voulais tout mettre en commun ; j’ai encore peur que mon vin finisse dans la bouche du voisin !
PRAXAGORA
Rassure-toi, ton vin est à l’abri : même les dieux n’en voudraient pas. Aujourd’hui, ce ne sont pas vos amphores que je viens partager, mais vos excuses.
UN JEUNE RICHE
Nos excuses ? Nous en avons à peine assez pour nos procès !
PRAXAGORA
Vous dites : « Elle n’a rien dit », « Elle n’a pas résisté », « Elle était ivre, mais moi aussi. » Vous ajoutez : « C’était une plaisanterie », « C’est la coutume », « De mon temps, on ne se plaignait pas ». Et quand une femme parle, vous criez : « Calomnie ! Exagération ! Complot contre les honnêtes citoyens !”
CHŒUR DES FEMMES (à part)
Ils ont la main leste.
Et l’oreille lourde.
Ils entendent chaque rire,
Mais jamais chaque « non ».
UN VIEIL ATHÉNIEN
Si on fait des lois trop dures, on ne pourra plus approcher une femme sans témoins, contrats et notaire ! La cité se videra de désir.
PRAXAGORA
Voilà un homme qui prend ses désirs pour des impunités. Quand tu donnes du vin, tu ne lui mets pas l’amphore dans la bouche en disant : « Au fond, tu le voulais. » Le corps d’une femme n’est pas un vase à essayer pour voir s’il fuit. Écoutez mon décret.
Premier décret sur le consentement
Tout rapport sera considéré comme injuste si l’un des deux n’a pas dit « oui » sans peur ni menace. Le silence ne vaudra plus « oui ». La peur ne vaudra plus « oui ». La contrainte ne vaudra plus « oui ». Quiconque dira : « Elle n’a pas dit non » sera considéré comme ayant avoué sa faute.
UN CITOYEN INQUIET
Mais, comment prouver ce « oui » ? Allons-nous remplir les archives de « oui », de « non », de « peut-être » ?
PRAXAGORA
Nous ne remplirons pas les archives, nous remplirons les esprits. Que les garçons comprennent qu’un « non » n’est pas un point de départ de négociation. Que les filles sachent qu’elles peuvent dire « non » sans s’excuser d’être.
UNE JEUNE FEMME
Et si l’on change d’avis ? Si l’on dit « oui » puis « non » ? Les hommes disent : « Elle était d’accord au début, elle n’a pas le droit de se plaindre après. »
PRAXAGORA
Second décret : le « oui » réversible
Le « oui » est un chemin, pas une chaîne. Le consentement pourra être retiré à tout moment, comme on retire sa main du feu quand il brûle trop. Dire « j’arrête » vaudra plus que tous les serments « par Zeus ».
UN JEUNE RICHE
Et nous, qui nous protégera des fausses accusations ?
CHŒUR DES FEMMES (riant)
Ils craignent les fausses accusations,
Mais pas les vraies violences.
PRAXAGORA
Nous écouterons tout le monde, mais nous cesserons de dire, avant même d’entendre : « Elle exagère, elle cherche l’argent. » Nous ne demanderons plus à la victime pourquoi elle n’a pas crié plus fort, sans nous demander à nous pourquoi nous avons si mal entendu.
UN VIEIL ATHÉNIEN
Et le vertueux, celui qui respecte le « non », lui donneras-tu quelque chose ?
PRAXAGORA
Oui : plus d’honneur que les bavards qui se vantent de leurs conquêtes. Que la virilité se mesure non au nombre de femmes prises, mais au nombre de limites respectées.
HÉRALDE
Que ceux qui approuvent ces décrets sur le consentement dans la cité lèvent la main ! Les femmes déguisées votent d’un geste vif. Les hommes hésitent, pensent à leurs filles, à leurs mères, à des histoires jamais dites. Puis, des mains se lèvent, un peu honteuses, un peu soulagées.
CHŒUR DES FEMMES (chant final)
Nous n’avons pas aboli le désir,
Nous avons nommé la violence.
Nous n’avons pas fermé les lits,
Nous avons ouvert les yeux.

Comment j’ai fabriqué ce pastiche !
Pour écrire ce pastiche, je suis parti du corpus de L’Assemblée des femmes : le texte grec (via Perseus) et sa traduction française. Ensuite, j’ai travaillé avec deux outils principaux : Voyant Tools pour le texte grec et français et Deucalion pour lemmatiser le texte grec. La liste des mots fréquents confirme très vite ce qu’on sent à la lecture : les termes femmes, hommes, cité, assemblée, lois, commun reviennent sans cesse, comme les pronoms nous et vous qui marquent la confrontation entre différents groupes.
Voyant permet de repérer des syntagmes récurrents grâce aux fonctions de type « contextes » / « collocations ». J’ai ainsi dégagé quelques expressions de trois mots ou plus que j’ai cherché à imiter dans le pastiche. Par exemple :
– des syntagmes construits sur le modèle « Par Zeus ! » / « Par Artémis ! », que j’ai transposés dans mon texte avec des formules comme « Par Zeus, il est temps que quelqu’un… ».
– des groupes du type « à l’Assemblée de… ».
– des syntagmes plus abstraits comme « pour le bien de la cité » et « intérêt de tous ».
J’ai utilisé Deucalion pour lemmatiser le texte. Cela permet de regrouper les différentes formes d’un même mot et de faire ressortir certains lemmes structurants, comme γυνή (femme), ἀνήρ (homme), πόλις (cité), νόμος (loi). On retrouve aussi des verbes liés à la parole et à la décision : λέγω, δοκεῖ, ψηφίζομαι, ainsi que des termes qui touchent à la volonté et à la contrainte, comme βούλομαι, θέλω, ἀναγκάζω, ἑκών / ἄκων (de son plein gré / malgré soi). Même si Aristophane ne parle évidemment pas de « consentement » au sens moderne, on voit déjà que son texte joue avec la tension entre ce qu’on veut et ce qu’on subit, entre ceux qui décident et ceux qui sont décidés par les autres. C’est ce noyau que j’ai déplacé vers notre problématique actuelle.

Pour le pastiche lui-même, j’ai essayé d’imiter d’abord le mouvement général de la pièce : au début, le lexique tourne autour de la nuit, des corps, des maisons, puis la comédie bascule vers l’Assemblée, les lois, les décrets. J’ai repris ce passage du privé au public. J’ai aussi calqué le rythme des répliques : des interventions courtes, parfois de mauvaise foi, pour le citoyen inquiet ou le jeune riche. Ce contraste est directement inspiré de la dynamique comique d’Aristophane. Enfin, le chant du chœur reprend le principe des anaphores et des oppositions simples, en écho aux chants choraux de la pièce originale.

Mon dernier billet du premier semestre 2025-2026 porte sur un pastiche savant inspiré de la deuxième lettre de Pline le Jeune, gouverneur de Bithynie-Pont, à l’empereur Trajan. Il n’est guère besoin de s’étendre sur la relation de ce sénateur romain à son maître, illustration de la domestication de l’aristocratie sous le Haut-Empire. On ne s’étendra pas non plus sur le choix du contexte de réception, la présidence de l’actuel chef de l’Imperium américain offrant suffisamment de raisons évidentes pour supporter la comparaison avec la cour de Néron, pour reprendre les mots d’un de nos propres sénateurs. Les mots mielleux et le ton flagorneur sont assez aisés à imiter, en reprenant les formules-types et les concepts-clefs de la rhétorique impériale. Afin d’adapter le style plinien au cirage de pompes de la diplomatie contemporaine, il a été nécessaire de moderniser certains titres officiels (dominus devenant le président de la première puissance mondiale), titula et merita (le privilège donné aux pères de familles nombreuses étant converti en une exemption des sanctions économiques à l’égard du pétrole et du gaz russes), ou encore certaines entités, comme les dieux (di) qui, chacun le sait, ont été aujourd’hui remplacés par les marchés financiers, dont les agences de notation sont les nouveaux oracles irréfutables de notre temps, exigeant leurs sacrifices et faisant craindre leur courroux.
Le président de la Hongrie au président des États-Unis.
Je ne puis exprimer, Monsieur le Président, de quelle joie vous avez comblé vos alliés hongrois en nous jugeant dignes du privilège d’exemption des sanctions américaines sur le pétrole et le gaz russes. Je sais que vous avez accordé cette grâce aux sollicitations du président argentin, homme d’une rare probité, et qui vous admire profondément ; mais, je n’en puis douter aux termes de votre réponse : vous avez cédé d’autant plus volontiers à sa demande de médiation que nous en étions l’objet. Je n’ai plus de vœux à former, quand vous daignez, dès le commencement de votre heureux mandat, nous témoigner une bienveillance particulière. Cette faveur redoublera en moi le désir de promouvoir votre candidature au prix Nobel de la Paix. J’en ai souhaité sous le plus malheureux de tous les présidents américains, à savoir votre prédécesseur, mais les marchés en ont mieux ordonné en réservant à vos bontés le pouvoir de tout m’accorder. Je serai plus content d’être votre invité à Mar-a-Lago, aujourd’hui, que je puis me promettre de vivre heureux et tranquille[1].
Plusieurs outils comme la base de données Library of Latin Text, le site d’analyse Voyant Tools, l’outil de lemmatisation Deucalion ou bien le logiciel de concordance AntConc sont en mesure d’offrir des éléments lemmatisés capables de guider un pastiche de ce genre.
D’après l’analyse quantitative de Voyant Tools, le livre X de la Correspondance de Pline le Jeune contient 10,212 mots et 3,802 formes verbales uniques.
La moyenne du nombre de mots par phrase se monte à 35,6, ce qui est un nombre élevé à l’égard du style plinien caractérisé par l’amplitude de ses périodes. Les mots les plus fréquents ayant été relevés sont domine (82); Traiano (73); imperatori (73); Plinius (72) et Traianus (51), qui sont ceux des intitulés des lettres.
Figure 1 – Aperçu des termes les plus fréquents dans la recherche non lemmatisée sur le livre X de la Correspondance de Pline le Jeune

Une analyse des occurrences fait apparaître que le terme domine apparaît 82 fois au sein du livre X de la Correspondance de Pline le Jeune. Dans environ 70% des cas, cette incise apparaît dans la première phrase de l’épître, jamais en première position dans la phrase, mais après un premier syntagme mettant en valeur une expression laudative à l’égard du destinataire.
Image 2 – Extrait de la liste des occurrences de la forme “domine”.

La formule de dénégation “uerbis non possum“, “je ne puis exprimer”, apparaît quant à elle seulement deux fois dans la correspondance de Pline, à savoir en X, 2 et en X, 10, ce qui semble attester du souci de l’épistolier de varier ses formules laudatives afin de ne point lasser son auguste correspondant.
Image 3 – Capture d’écran des résultats de la recherche sur la Library of Latin Texts.

Enfin, la consultation de l’index lemmatisé disponible sur les Itinera Electronica de l’Université de Louvain fait apparaître un champ lexical relativement abondant relatif aux beneficia et autres bienfaits dont Pline loue l’empereur Trajan, en vertu d’une idéologie de la gratia sensée ruisseler de la faveur impériale sur ses fidèles subordonnés.
Image 4 – Le champ lexical des beneficia dans le livre X de la Correspondance de Pline le Jeune (Itinera Electronica)

Il apparaît ainsi que le lemme benefic* apparaît 18 fois au total dans le livre X des Lettres de Pline, avec la répartition des formes suivantes : 6 beneficia ; 1 beneficiariis ; 1 beneficiarios ; 1 beneficii ; 1 beneficiis ; 7 beneficio ; 1 beneficium.
L’étude linguistique de la correspondance de Pline le Jeune à Trajan relève ainsi d’une démarche visant à cerner les mécanismes fondamentaux du langage du pouvoir, associant flatteries ampoulées, hyperboles laudatives et requêtes soigneusement emballées dans leur papier-cadeau rhétorique, et dont la pérennité à travers les époques n’est plus à prouver.
Nicolas Preud’homme.
[1] La traduction française de l’épître plinienne servant au pastiche est reprise de celle éditée par de Sacy et J. Pierrot, parue chez Classiques Garnier à Paris en 1920.
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Salutations cher Lucile,
Hier Robert Basse d’Aufide, ce très grand homme dont je te parlais parfois, est mort. La vie est ainsi Lucile. J’ai pu me rendre à l’hôpital et lui parler une dernière fois. Ainsi il m’a parlé d’un de ses secrets pour accéder à une connaissance inépuisable. Tel un vrai sage, il n’a pas eu peur devant la mort.
Les délices, si l’on appelle comme cela ce qui rend incapable de savoir si l’on vit, pullulent sur les réseaux sociaux. Alors n’oublie pas ce que je te dis souvent : retire-toi en toi-même lorsque tu es contraint d’être au milieu de la foule. N’aie pas peur de la vie : en effet balayer son écran à l’infini nous fait oublier ce que nous sommes, l’homme sage affronte la réalité, que ce soit la mort ou les malheurs. Fuis la vie politique comme je te l’ai enseigné mais ne fuis pas la nature de l’homme. Mais le numérique n’apporte pas que désastres, il peut apporter le savoir. C’est à partir de ces choses numériques que notre Robert tire son extraordinaire sagesse ! De toute façon tu sais qu’il n’y a rien de terrible dans ces choses, sinon la peur elle-même.
En effet s’il était si raisonné, c’est qu’il a trouvé comment accumuler encore plus de connaissances. Voilà seulement quelques heures que la mort a emporté “ce vieil homme” que je me tourne déjà vers une bonne pensée, meilleure qu’avant. Je vais donc t’en faire part à mon tour, il s’agit d’une “liseuse” ! Un petit écran dédié à l’accumulation de textes en tout genre dans tout type de format. “Quelle différence y a-t’il avec un téléphone ?” me dis-tu, c’est là que cela est fascinant. Une “liseuse” est réservée uniquement à cet usage, la technologie de l’écran permet une batterie qui peut durer toute une semaine et l’écran fatigue beaucoup moins les yeux. Le stockage rend possible le fait d’accumuler des centaines de livres. Tu pourras, mon cher Lucile, travailler d’une meilleure manière pour tâcher d’atteindre la sagesse. Les livres sont donc à portée de pouce.
Rends-toi compte de l’avancée révolutionnaire en termes de sagesse, les connaissances et la philosophie deviennent atteignables grâce à cette “liseuse”. Il n’y a qu’un bien : le savoir. La lecture est essentielle pour atteindre ton but mon cher Lucile. Elle doit être régulière, rigoureuse et rude comme le travail des abeilles dans une ruche. Le travail intellectuel consiste à faire mûrir les fruits que j’ai déjà semés en toi.
La capacité de stockage est encore plutôt limitée, je me contenterai parfois alors d’enrichir ma bibliothèque personnelle, à moins de vouloir me procurer plusieurs dizaines de “liseuses” pour les stocker dans ma bibliothèque ce qui serait ridicule. Et je n’ai pas peur d’affirmer mon amour du livre en lui-même. Beaucoup m’ont reproché cela, le voyant comme un paradoxe. Dans un premier temps je ne m’érige pas comme un sage, je tente de l’être. La mort seulement apporte la réponse. Je t’élève comme un agriculteur le ferait avec ses arbres fruitiers (et j’en suis fier au vu de tes progrès mon cher Lucile) car je connais la sagesse mais je ne suis pas un exemple à suivre. Dans un deuxième temps aimer les livres n’est pas incompatible avec la sagesse et la philosophie que je t’enseigne : les livres restent les supports du savoir, l’essentiel est de les lire et je revendique les avoir tous lus. J’affirme sans avoir peur que je possède un petit nombre de Pléiades, effectivement il doit m’en manquer quelques unes. De même je possède de petits budés dont je t’ai conseillé l’acquisition. De plus ces liseuses permettront d’obtenir un mode de vie encore plus simple tout en se cultivant : bien que certains livres ne coûtent pas très cher la plupart des ouvrages scientifiques requiert à l’achat une cinquantaine d’euros ce qui devient vite une grosse somme si on lit comme je te conseille 300 pages par semaine. Mais les Ebooks, format de fichier lu par les liseuses sont bien moins chers. Ainsi on peut devenir plus économe. Les nouvelles applications de revente de livres me permettaient déjà de réduire les coûts pour pouvoir donner plus à des associations caritatives comme l’établissement français du sang, qui me tient à cœur. Maintenant que mon ancien patron a accepté de me laisser vivre plus sobrement et après plusieurs grosses donations j’espère pouvoir atteindre bientôt cette sagesse.
Procure-toi de toute urgence une de ces “liseuses” qui se trouvent un peu partout sur internet et dans ces “librairies” de type Fnac.
Porte-toi bien,
Sénèque Jr
Adaptation de la philosophie de Sénèque à la réalité contemporaine
J’ai fait le choix d’adapter certains noms et formules. Ainsi Lucilius devient Lucile, Bassus Aufidius Robert Basse d’Aufide et enfin Sénèque le Philosophe (ou le Jeune) prend la tournure plus anglaise de Sénèque junior. Le fameux “Sénèque salue (donne son salut) à son cher Lucilius” est modernisé en “salutations cher Lucile”.
Ce choix, selon moi, permet de montrer comment la pensée philosophique de Sénèque est générale et peut s’adapter à toutes les époques même à la plus éloignée de lui.
J’ai tenté de conserver le style de Sénèque : c’est-à-dire des phrases longues, que j’ai faites plus courtes mais bien assez longues pour la langue française. J’y ai incorporé des phrases très courtes et très générales qui ressemblent au procédé de l’auteur pour mettre en avant une idée ou un principe de philosophie.
Je mets en scène un Sénèque toujours aussi amoureux de ses livres et qui accepte les avancées technologiques. Je reprends le mythe qui décrit le fait que Sénèque était un grand bibliophile qui accumulait l’objet en lui-même parfois plus pour sa beauté que pour sa valeur intellectuelle. En effet Sénèque était critiqué pour sa grande richesse, ici il s’en défend par l’accumulation de bien de luxe : les livres.
Voyant tools et la langue de Sénèque
Contrairement à ce que l’on peut penser, Sénèque utilise peu les mêmes syntagmes. Certains reviennent seulement deux ou trois fois et dans le meilleur des cas dix fois maximum pour un corpus de cinquante mille mots.
Évidemment les formules comme “SENECA LUCILIO SUO SALUTEM” ou “Vale” sont les plus fréquentes dans les Lettres à Lucilius puisque chaque lettre commence ou finit par ces formules. J’ai donc sciemment choisi la forme épistolaire pour mon pastiches en reprenant ces formules mais je les ai retirées du corpus que j’ai fourni à Voyant Tools.
J’ai choisi de reprendre plusieurs composantes des Lettres de Sénèque à Lucilius comme le nom et la personne de Bassus Aufidius dans la lettre 30, livre IV. J’y ai ajouté d’autres références de ses lettres et quelques petites références à Sénèque dans et au dehors de ses lettres. A vous de les trouver !
Pour les syntagmes j’ai choisi :
-“praecipue in te ipse secede cum esse cogeris in turba” que j’ai utilisé comme “retire-toi en toi-même lorsque tu es contraint d’être au milieu de la foule”. Ce syntagme apparaît deux fois dans le corpus.
-“ad bonam mentem” que je traduis par “vers une bonne pensée”. Il est utilisé quatre fois dans les deux œuvres de Sénèque.
-“ex iis quae” que j’utilise comme “à partir de ces choses (numériques) que”. Il apparaît dix fois.
-“Ita est mi Lucili” que je traduis comme “c’est ainsi Lucile”. Sénèque l’utilise quatre fois dont une où il écrit simplement “Lucili”, c’est la version que j’ai gardé.
-“Scies nihil esse in istis terribile nisi ipso timorem”. Ce syntagme est unique au corpus mais je le trouvais assez représentatif de Sénèque pour l’inclure dans ce pastiche.
La lemmatisation à partir de Deucalion
J’ai aussi choisi de lemmatiser mon corpus à l’aide de Deucalion. Après avoir obtenu le fichier j’ai coupé l’ensemble du texte sauf la deuxième colonne à l’aide de WSL en utilisant la commande “cut” sous linux. En effet le texte non-lemmatisé comportait les mêmes mots par exemple “animus” revenait sous plusieurs cas différents. La lemmatisation s’imposait donc pour éviter d’appauvrir la portée de la fréquence des mots.
Voici le corpus non lemmatisé avec les 150 mots les plus importants :

Or après lemmatisation du corpus j’obtiens des résultats totalement différents ! Les verbes de même que les pronoms suppléent les noms communs dans le nouveau cirrus.
Voici le corpus lemmatisé avec les 150 mots les plus importants :

On constate bien ici que le verbe “sum” et ses composé prennent une place très importante, il y a une récurrence beaucoup plus importante des verbes, des relatifs, conjonction par rapport aux noms. Sénèque construit donc ses phrases d’une manière “répétitive”, ce qu’on ne peut pas voir sans une lemmatisation préalable du corpus.
L’outil résumé nous donne les mots les plus fréquents et sans surprise seuls trois des quinze mots, ici en l’occurrence des verbes, ne permettent pas de construire la phrase.

Outil contextes
Sénèque utilise souvent des mots très communs comme la mort, la vie ou la philosophie. L’outil contexte est donc très commode pour analyser pourquoi Sénèque emploie ces mots. Ainsi on peut non seulement “pasticher” les mots qu’utilisent l’auteur mais aussi “pasticher” sa pensée, ce qui est essentiel dans le corpus de Sénèque. De plus on peut voir où le mot est utilisé dans l’œuvre, ce qui peut être utile si la phrase est très longue, comme Sénèque en a parfois l’habitude.
Prenons pour exemple le lemme “animus” il apparaît 211 fois dans le corpus. Il est possible de voir quelle suite donner à ce simple mot, on voit dans la version développée que Sénèque utilise par exemple “animus” pour parler d’un caractère à cultiver en appuyant sur la fidélité. On observe qu’il s’en sert avant tout pour parler de l’esprit de Lucilius ou d’un proche.

Conclusion
Voyant tools s’est avéré parfait pour créer mon pastiche savant. Avec une bonne lémmatisation il résout les problèmes de contexte d’apparition des mots, celui de savoir quels mots sont associés auxquels (les collocations). Il est davantage qu’un simple outil qui relève l’occurrence des mots et organise un classement en fonction de la fréquence de chaque mot.
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Will I witness the same forbidden things that brought Aristides to the most tragic death ? Until not long ago, the tablet I found on him and tainted with his blood didn’t make any sense at all. The man had become mad, back then I had no doubt, but I wanted to know what had plunged one of the most brilliant men of his generation whom I met for the last time at the port of Sestos, into complete delirium. As I trudged clumsily behind my guide, my eyes tried desperately to make sense through the darkness that surrounded us, as in fact the burning torch the odd-looking creature was holding barely enlightened anything. I could not say how long we’d been walking that way, in this never-ending corridor carved into the rock, since I had long lost all sense of time. As a feeling of doom was taking hold of my whole body, walking in the footsteps of Aristides, I started to have a better understanding of the papyruses he left behind, the mysterious reports, and most of all the cryptic drawings depicting beings of blasphemous size no human mind could ever conceive nor describe. Still, some of his writings were still obscure, parts of its not even written in Greek but in what seemed to be an ancient sacred tongue long forgotten, and yet for a reason no science could explain my eyes were beginning to decipher some words here and there, even sentences. What were the Old Ones he was talking about ? What sort of unnamable horror was shewn to him? Will I become mad like he did ? To the outside world, I have no doubt that the events I portray will cause the most confused perplexity, and yet the things I’ve witnessed in these outer parts of the world haunt me to this day with such a potent, atavistic grip, that I have no choice but to warn the civilization about the dangers before us. Amidst the growing dread, I soon came to realize that the wretched way we were taking dated back to antediluvian times, when eldritch entities were still roaming the Earth. Walls of rocks on both of our sides compelled us to go forward, and it was as if the seemingly inert matter, smooth and regular to the point of bewilderment, was reacting to our presence by perspiring some sort of otherworldly vapour, probably the cause of this odd sour smell. In the endless night how I longed for the gentle breeze of the Ionian Sea. At times I could hear a series of deep cavernous cries in the distance, but could not figure out if they were the product of a distorted imagination born out of the shadow, or if some chthonian creature trapped in the entrails of the Earth was uttering it, lurking ahead of us. The ridiculous dagger I kept under my cloak would be of no help in an accursed place such as this. Adding to my despair, my guide seemed to behave more and more erratically, when at times as the torch got close to him I had the opportunity to catch a glimpse of his queer face, muttering bizarre words that in no way resembled Persian nor any barbaric language I could recognize. In the most tenebrous night his skin seemed to emanate a kind of iridescence one could falsely describe as godlike, because no god would be crazy enough, as I was, to wander the depths of the earth at the risk of awakening the great antiquarian forces hidden underneath.
Méthode suivie (version 2.0)
Pour réaliser ce pastiche, nous avons récupéré quelques textes à partir du site Project Gutenberg que nous avons ensuite chargés dans Voyant Tools. Il s’agit de quatre récits de l’écrivain américain H. P. Lovecraft parmi les plus connus, à savoir The Call of Cthulhu, The Shadow over Innsmouth, At the Mountains of Madness, et The Colour out of Space. Nous aurions pu ajouter Re-Animator mais le livre n’est pas proposé sur le site, et qui plus est, quatre textes semblaient faire l’affaire. Aussi, n’ayant lu qu’une poignée des livres de l’auteur, nous ne voulions pas ajouter au corpus des titres que nous ne connaissions pas. Parmi le vocabulaire le plus fréquent rapporté par Voyant Tools, l’on dénombre entre autres : old, great, things, saw, place, ones, strange, etc., auxquels nous avons jugé intéressant d’ajouter quelques termes rares et parfois archaïques employés par l’auteur, à savoir des mots comme blasphemous, antediluvian, eldritch, ou la forme verbale ancienne shew au lieu de show. En outre, l’outil Syntagmes de Voyant Tools rapporte des expressions telles que « it was as if the », « and I saw that the », « seemed to have been », « to the outside world », « a sort of », « a series of », que nous avons tenté, pour certaines, d’insérer dans le récit. L’outil Arbre de mots quant à lui a permis de mettre en exergue l’expression « The Old Ones », que l’on reconnaît comme partie intégrante de l’imaginaire lovecraftien et de sa cosmogonie.
Voyant Tools démontre donc son utilité concernant l’analyse d’un texte car les réponses obtenues coïncident avec le vocabulaire que Lovecraft affectionne. Pour en dire quelques mots, l’auteur emploie notamment avec joie les adjectifs, présents en abondance dans ses textes et participant de son style si reconnaissable. Il possède également une manière singulière d’associer un mot anodin avec un adjectif inattendu, souvent pour en souligner la démesure, quelque chose qui dépasse l’entendement physique et intellectuel. Il y a aussi les nombreux topos, dont cette aporie de raconter une expérience impossible à décrire, qu’aucun mot n’est capable de transmettre, lié précisément au thème de la folie, qui résulte d’avoir observé des choses que l’esprit humain est incapable de concevoir. Récurrent enfin est le topos du « témoignage », dans le fait que bien souvent le personnage fait acte de témoin en narrant son histoire, comme pour avertir des dangers qui guettent.
Dans une volonté de relier l’écriture de Lovecraft à l’Antiquité, le choix du personnage principal est venu ainsi : Lovecraft fait voyager le lecteur aux confins de la Raison. Par conséquent, qui serait plus approprié qu’un voyageur pour vivre cette aventure, vers les plus lointaines contrées géographiques et spirituelles ? Ainsi le choix d’Hérodote. Même s’il n’est pas cité directement dans le passage, il s’agit là en effet de l’historien du Ve siècle. Par ailleurs le nom d’Hérodote devait être prononcé initialement mais la situation ne s’y prêtant pas, le personnage reste anonyme dans tout l’extrait. Avec le recul, bien d’autres possibilités étaient évidemment envisageables. Pour les besoins de l’histoire, un personnage fictif lui est associé, un certain Aristides, et aussi un guide mystérieux. L’on pardonnera les fautes d’anglais que le texte contient certainement.
Lorsque l’on fait usage d’un site comme Voyant Tools, il est difficile de faire abstraction des connaissances, fussent-elles minimes, que l’on peut avoir d’une œuvre littéraire. Toutefois l’apport des différents outils proposés est indéniable, surtout et précisément pour les textes qui nous échappent dans leur globalité. Il pourra donc tout à fait nous être utile dans un avenir proche dans l’étude de corpus que nous connaissons moins, pensons notamment, pour prendre un exemple précis, aux écrits du néoplatonicien Hermias d’Alexandrie.
Dans un tout autre domaine, cela nous a amené à questionner la possibilité — mais peut-être ce genre d’instrument existe-t-il déjà, d’un outil d’analyse qui intégrerait l’étude stylistique d’un texte sous tous ses aspects. Par exemple l’outil en question distinguerait les différents champs sémantiques, remarquerait les allitérations, les assonances, ou encore les polyptotes, ainsi que les particularités de la ponctuation. Bien que nos connaissances limitées en informatique biaisent certainement notre jugement, les exemples cités ne paraissent pas outrageusement hors de portée.
]]>Ce matin-là, Oscar M. se réveilla et alluma son téléphone. Il ne se souvenait pas de ses rêves, mais il avait une notification sur l’icône de son application de messagerie. Son compte avait été signalé, c’était un fait. « Un signalement », murmura-t-il. Il ne comprenait pas encore tout à fait, mais il sentait déjà qu’il y avait un problème. Il tenta d’ouvrir l’application, mais celle-ci se bloqua sur le message : « Votre compte est en cours d’examen. Vous serez informé des suites. » Personne ne pouvait lui expliquer pourquoi. Il appela le support technique, mais une voix lui répéta la même chose encore et encore.
« C’est absurde ! » s’écria-t-il, emporté par l’excitation. Pourtant, le procès avait commencé. Un procès absolument incroyable, où le juge reste dans l’ombre, où l’avocat est absent et où les lois sont floues. C’est fantastique, il n’y a que des algorithmes, des décisions qui tombent de nulle part ! Il se rendit sur les forums d’aide à la recherche d’autres âmes perdues dans le même labyrinthe. Il fit alors la stupéfiante découverte de l’existence des « modérateurs », ces entités mystérieuses et inaccessibles qui détenaient le pouvoir de vie ou de mort sur son identité numérique.
Les jours passèrent et l’excitation grandit avec eux. Chaque tentative de contact était un véritable défi, mais chaque porte close était un pas de plus vers la découverte. On lui demandait de fournir des documents et de remplir des formulaires, sans jamais lui indiquer précisément de quoi on l’accusait. Parfois, il recevait un message laconique : « Votre cas est en cours de traitement. » C’était tout. Le temps s’écoulait, devenant une substance épaisse et étouffante, comme si le monde entier se préparait à un événement spécial. Il ne pouvait rien faire, rien planifier, tant que cette épée numérique était suspendue au-dessus de sa tête.
Un ami lui parla alors d’un « spécialiste », un certain Monsieur D., qui comprenait le langage des machines. Oscar M. prit rendez-vous dans un café anonyme. Monsieur D. arriva avec un ordinateur portable usé. Il écouta l’histoire de M. en hochant la tête. « Le problème, c’est que vous cherchez une logique humaine là où il n’y a que la logique du système », expliqua-t-il. « Il faut trouver le bon mot-clé, la bonne formule à inscrire dans le formulaire d’appel. C’est un langage qu’il faut parler. »
Mais les conseils de M. D. étaient aussi obscurs que le procès lui-même. Il évoquait la « confiance algorithmique », les « patterns de comportement » et les « anomalies détectées ». Oscar M. l’écoutait, mais plus il en apprenait, moins il comprenait. L’avocat du numérique, tout comme l’avocat de chair et d’os, semblait naviguer dans les mêmes eaux troubles. Un an s’écoula ainsi. Le procès était devenu une partie de lui-même, une ombre qui le suivait partout. Il vérifiait son statut des dizaines de fois par jour, espérant un changement, une clémence. Un matin, en se réveillant, il saisit une fois de plus son mot de passe. La page se chargea, puis s’afficha, blanche et pure. Plus de message, plus de signalement. Rien. Son compte avait été restauré, comme si de rien n’était.
Aucune explication n’a été fournie. Aucune notification de levée de sanction n’a été reçue. Juste le silence. Oscar M. resta assis un long moment, le téléphone immobile dans la main. Il avait gagné. Ou peut-être avait-il perdu, car il venait de passer une année de sa vie à lutter contre un fantôme, et la victoire lui semblait désormais être la plus amère des sentences.
Commentaire sur l’utilisation de Voyant Tools
« Demander » (145 occurrences) : ce terme, souvent lié à des questions sans réponse dans le roman original, a été transposé dans des interactions vaines avec des interfaces (par exemple, « il a demandé au support technique » de manière implicite).
Les mots « porte » (202), « avocat » (157) et « procès » (145) ont directement inspiré le thème. J’ai remplacé la porte physique du tribunal par la « porte close » des serveurs et des centres d’assistance, et l’avocat traditionnel par un « spécialiste » informatique tout aussi inefficace.
« Il ne pouvait pas » / « Il ne pouvait rien » : l’analyse des contextes a révélé une fixation sur l’impuissance du protagoniste. J’ai calqué cette structure pour décrire l’impuissance de Oscar M. face au système.
J’ai observé la répartition du mot « procès » dans le texte original. Il n’apparaît pas seulement au début et à la fin, mais de manière sporadique tout au long du récit, entretenant ainsi une tension constante. J’ai reproduit cette structure en faisant revenir le motif du « procès numérique » comme un leitmotiv tout au long de mon pastiche, afin de maintenir cette même anxiété étouffante.
L’analyse Voyant Tools a transformé ma manière d’aborder les choses en objectivant le style de Kafka. Les données chiffrées m’ont fourni des points d’accès concrets au-delà de l’impression d’absurdité. L’outil a structuré ma création en identifiant les motifs récurrents et leur fonction narrative, ce qui m’a permis de canaliser mon imitation pour une recréation plus fidèle et méthodique. L’analyse quantitative s’est ainsi révélée un levier essentiel pour une compréhension approfondie du style littéraire.
]]>(Les mots en gras sont ceux qui se rattachent à l’écriture et aux syntagmes d’Euripide dans Médée.)
Tandis que l’hiver s’enfonce dans la nuit et que la pluie bat contre les volets, je tombe. Je tombe dans ce qui semble être un lac éternel dans lequel ma colère n’a pas de fin. Cette colère n’a pas de texture si ce n’est l’amertume, elle n’a pas de forme ni d’être. Je ne cesse de garder mes yeux ouverts mais je ne vois toujours pas la raison.
Mon époux se présente aux yeux de la ville entière comme le Père-Noël. Il l’est pour tous, mais n’est pour ses enfants qu’un être de passage. Pourquoi sommes-nous invisibles pour lui?
Plus je regarde mon reflet dans ce lac empli de colère, moins je me reconnais. Ô Zeus ! Guide le père de mes enfants vers la raison car je perds la mienne. C’est la femme, hélas, qui souffre le plus car les dons des hommes sont trompeurs.
La pluie s’abat et frappe le sol new-yorkais tandis que je tombe dans un rêve éveillé où la raison n’est plus. L’eau devient floue et je n’y vois plus d’âme, seule la colère demeure. La solitude semble partout sauf dans la pluie elle-même. Se sent-elle jamais seule ? Leur père ne cesse de me dire de veiller sur les enfants lorsqu’il part et je réponds toujours : « Je prendrai soin de cela. »
Les enfants frappent à la porte, depuis combien de temps déjà ? Quelques heures ? Quelques jours ? Ils sont si jeunes mais ne cessent de réclamer à manger, ils semblent n’être jamais rassasiés.
Je me mis un jour à hurler devant lui. Il détourna sa joue, puis son regard vers moi. Sans joie, il reçut de moi ces mots :
« Aux dieux et à tout le genre des hommes, je confie ma cause. Sais-tu où sont tes enfants ?
–Par Zeus, sois claire. Que racontes-tu ? » demanda-t-il, en saisissant sa coupe avant d’être pris d’angoisse.
Le silence, brisé par la pluie, et mon regard empli de fureur parlèrent d’eux-mêmes puisqu’il se précipita dans la chambre des enfants, éclairé par les illuminations de Noël. Le réveillon avait eu lieu trois jours plus tôt. Les cadeaux, eux, demeuraient sous le sapin. Leur père s’écroula et cria en les voyant :
« À présent, rien ne sera à toi, mis à part ta culpabilité. Ta négligence les a tués. Nous n’avons plus rien, cracha-t-il.
-Et toi, tu ne posséderas bientôt même plus la vie, répondis-je en ricanant tandis qu’il jeta un coup d’œil effaré à sa coupe ensorcelée. Ton seul devoir était de t’occuper de ta famille et tu as failli. Leur perte est ta punition et ton décès ma vengeance. »
En quoi ce pastiche est contemporain bien qu’écrit en imitant la langue d’Euripide ?
Le pastiche s’inspire de la tragédie Médée d’Euripide. Il se passe à Noël à New York, or Noël est un concept qui n’existait pas encore à l’époque d’Euripide. Les États-Unis n’avaient pas encore été découverts et New York, encore moins fondée. Par ailleurs, l’infanticide étant moins fréquent dans nos sociétés qu’il ne l’était auparavant, environ 70 à 80 enfants sont tout de même tués chaque année par leurs parents, représentant 10 % des homicides par an. L’infanticide reste donc un sujet contemporain, n’ayant pas cessé d’exister après le récit d’Euripide. Les fêtes de fin d’année étant une période stressante, submergeante et mélancolique pour certains, elle m’a semblé la période idéale pour représenter une mère à bout, dépassée par sa vie et prête à commettre un tel acte. Le discours de la mère est inconstant et confus afin d’exprimer son état d’esprit, propre aux personnages d’Euripide.
Analyse du corpus à l’aide de Voyant Tools
J’ai tout d’abord commencé par analyser avec Voyant Tools le corpus entier de la tragédie de Médée écrite par Euripide.
Outil « Cirrus »
L’analyse du texte grec de Médée dans Voyant Tools montre la forte fréquence des mots καί, γάρ, Μήδεια, μέν et τέκνα. καί et γάρ reviennent le plus, ce qui est logique et courant dans la langue grecque. La récurrence du nom Μήδεια montre la centralité du personnage et de sa parole dans le texte. Enfin, la fréquence élevée de τέκνα appuie le champ lexical de la famille et de la maternité, sujet autour duquel tourne le récit dans lequel Médée va commettre un infanticide.
Par la suite, j’ai inséré mon propre texte sur Voyant Tools afin de savoir quels mots revenaient le plus. Les mots « enfants », « père », « colère » et « raison » sont apparus reflétant ainsi les occurrences communes avec le texte d’Euripide.
Outil « Syntagmes »
Voyant Tools a généré les syntagmes qui reviennent le plus dans Médée. Lors de l’écriture du pastiche, j’ai relevé et réutilisé dans mon texte certains de ces syntagmes propres à l’œuvre originale et apparaissant au moins deux fois :
- ἔμπαλιν παρηίδα κοὐκ ἀσμένη τόνδ᾽ ἐξ ἐμοῦ δέχη λόγον μήδεια .
« Elle détourna la joue, et sans joie, Médée reçut de moi ces mots. »
- θεοῖς τε κάμοι παντὶ τ᾽ ἀνθρώπων γένει
« Et moi aussi, aux dieux et à tout le genre des hommes, (je confie ma cause). »
- σὺ δ᾽ οὐκ
Et toi… tu ne
- τὸ μὲν σὸν
Ce qui est à toi
- τῶνδε θήσομαι πέρι
Je prendrais soin de cela
Outil « Terms»
Ce graphique généré par Voyant Tools est intéressant non seulement pour connaître le nombre d’occurrences d’un mot dans le texte, mais également pour savoir à partir de quand ces occurrences augmentent ou diminuent. L’augmentation du mot τεκνα vers la fin du récit est particulièrement parlante dans le cadre de Médée puisque c’est à ce moment-là que l’infanticide a lieu.
Conclusion
Pour conclure, Voyant Tools est un outil très utile pour l’analyse de texte, offrant une grande variété de fonctions. J’ai choisi le texte de Médée d’Euripide comme base d’analyse et j’ai créé une histoire fictive qui se rattache tout de même à notre société contemporaine, en me basant sur certains syntagmes et récurrences de l’écriture d’Euripide proposés par Voyant Tool. Je me suis également servie de ma connaissance de l’œuvre pour introduire des passages liés à la magie de Médée, à sa colère, sa folie et à son désir de vengeance, qu’elle réalise à travers un infanticide par négligence, rappelant celui du texte original.
]]>Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF qu’il n’y a même plus besoin de présenter, propose des millions de documents numériques de tous types : manuscrits et imprimés, journaux, cartes, images, partitions, jounaux et revues numérisés, documents sonores et vidéos, issus principalement des collections de la BnF et de ses partenaires institutionnels (autres bibliothèques, musées, archives, universités).
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Le but premier de ce site est de créer un corpus le plus étayé possible, afin de servir de base documentaire pour des travaux plus poussés sur les textes. Ils s’adresse en cela plutôt à une communauté universitaire, désireuse d’avoir un outil relativement simple d’utilisation, et surtout bien complet.
Cet espace est divisé en plusieurs onglets, correspondant pour chacun à un type de travail sur les textes :
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Pour chaque item, le moteur de recherche du TLG va proposer une liste comprenant une édition du texte recherché. Par exemple, quand nous faisons la recherche “Homerus” et “Iliad”, le site nous renvoie à l’édition de T.W. Allen, Homeri Ilias, vols. 2-3, Oxford: Clarendon Press, 1931.
A côté de cette édition, sont présentés quelques volets comme une traduction (ici le site renvoie à un autre site nommé “Perseus” en anglais) ou une ligne de type bibliographique permettant de citer la source du texte ( dans l’exemple ici : T.W. Allen, Homeri Ilias, vols. 2-3, Oxford: Clarendon Press, 1931: 2:1-356; 3:1-370.Retrieved from: https://stephanus.tlg.uci.edu.faraway.parisnanterre.fr/Iris/Cite?0012:001:554). Cela signifie que l’on peut se servir de cette base pour la copier et l’insérer dans des travaux, mais également que le site propose la ligne bibliographique précise de notre accès (ici, il indique que je me suis enregistrée avec mon profil universitaire de Paris Nanterre).
De plus, pour chaque texte recherché, l’utilisateur peut cliquer sur le mot et voir son analyse lexicale (qui se nomme “lemmatisation”), comme dans une entrée de dictionnaire, mais aussi aller rechercher les occurrences de ce mot chez cet auteur, ou chez un autre, ou encore par période chronologique . On peut également établir des liens d’intertextualité entre deux textes ou deux auteurs. L’utilisateur le plus poussé pourra également générer des statistiques (de mots par exemple) grâce à cet outil.
En explorant toutes les rubriques de ce site, nous nous rendons bien compte que le TLG constitue un outil incroyablement efficace et pratique pour les hellénistes. Il est d’un maniement relativement simple et présente une esthétique agréable. En plus de permettre un travail classique du texte, ce site ajoute de nombreuses fonctionnalités qui font gagner en efficacité et en pertinence sur des recherches plus précises.
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J’ai pu constater cette évolution car je travaille dans une bibliothèque où la notion d’intelligence artificielle est de plus en plus présente.
Voici quelques exemples de ce qui peut se faire en bibliothèque en France.
L’intelligence artificielle et le métier de bibliothécaire

- Qui a peur de l’IA ? Les bibliothécaires au milieu du gué
- Un guide de l’ENSSIB: IA et les métiers de l’information, de la documentation et des bibliothèques: Cerner le sujet
- L’intelligence artificielle appliquée aux bibliothèques : une opportunité plutôt qu’une menace
- Syrtis : quand l’IA muscle le système de gestion documentaire des bibliothèques
- La Biennale du numérique, “Intelligence artificielle : écosystèmes, enjeux, usages. Une approche interprofessionnelle.”, proposée par l’ENSSIB, les 13 et 14 novembre 2023
De nouveaux outils mis en place par les bibliothèques

Des outils pour comprendre : un exemple de parcours thématique

- Un parcours guidé sur la présence de l’intelligence artificielle sur le web proposé par la Bibliothèque nationale de France dans le cadre de sa mission de collecte, de conservation et de mise à disposition des archives de l‘internet français.
L’intelligence artificielle et la philologie

- Intelligence artificielle et graphie dite maghrébine. Un projet collectif et collaboratif sur l’OCR et les manuscrits maghrébins
- TransliTAL #1 : les technologies de la langue au service de la qualité des notices en écriture cyrillique de la BULAC
L’intelligence artificielle et l’exploration de corpus documentaire

- La BnF utilise Snoop dans le cadre de son projet Gallica Images qui permettra, à terme, d’explorer plus de 50 Millions d’images extraites par IA des collections patrimoniales numérisées de la Bibliothèque : GallicaSnoop, un outil d’aide à la fouille d’images.
- Le projet de recherche FINLAM (Foundation INtegrated models for Libraries Archives and Museum) vise à améliorer l’accès aux collections patrimoniales numérisées
- Le projet Mistara vise à faciliter l’accès aux ressources en écriture arabe signalées dans les catalogues en ligne et à articuler les données d’autorité des référentiels nationaux (noms d’auteur dans les catalogues) avec les bases onomastiques arabes élaborées par la recherche.
- Le projet MonumenTAL : monuments antiques et traitement automatique de la langue. MonumenTAL vise à repérer les appellations, souvent multiples, des oeuvres pour étudier leur élaboration dans différents contextes, à les rassembler pour créer et proposer un référentiel interopérable entre les textes et des corpus numériques d’oeuvres d’art, et à faire interagir ce vocabulaire avec des méthodes du traitement automatique des langues (TAL) pour développer outils et processus pour la fouille de textes.
Des formations proposées en bibliothèque
Quelques applications actuelles de l’IA en bibliothèque à l’étranger
- En Amérique du Nord : l’application Libby donne accès aux livres numériques de la bibliothèque pour en augmenter la découvrabilité par des recommandations.
- Certaines bibliothèques organisent aussi des ateliers sur l’IA : la Fabricathèque du Sud-Ouest à Montréal.
- La bibliothèque de l’Université McGill a produit un guide pour démystifier l’IA .
- La bibliothèque de la San José State University propose Kingbot, un chatbot qui étend les services de la bibliothèque en dehors de ses horaires d’ouverture et répond aux questions les plus fréquentes.
- La bibliothèque de l’Université de Laval propose des ateliers pour utiliser l’IA dans le cadre de recherches documentaires.
(source : bbf.enssib.fr)
]]>For those familiar with the Youtube subculture known as “Booktube”, Project Gutenberg is regularly mentioned – more than archive.org, because it provides an easy way to get hold of a variety of books, from classics of literature to poetry or short stories, not to mention essays about social science, art, religion and whatnot, all of these absolutely free for the reader.
Several categories are available. For example if you look into the “History-Ancient” category, you will find books such as Germania by Tacitus, the History by Herodotus or Lysistrata by Aristophanes. Many of these will be available in different formats, which means in plain text, mobi or epub for e-book readers, html or pdf. More than that, some of these books can be found directly in Greek or Latin, as is the case for Oedipus Rex, Οιδίπους Τύραννος, by Sophocles. The text is easy to copy-paste because it has been carefully proofread after the OCR process, something you won’t find everywhere.
Many of the books available are in English as one can guess by seeing the front page of the website, but one must not be misled by a hasty judgement. Indeed, the curious reader by clicking on the “Reading Lists” tab will be able to wander about smaller specific categories ordered alphabetically in which he will find, at the letter F for instance, French written books like la Chartreuse de Parme or Vingt mille lieues sous les mers, but he will also find Italian or German litterature.
What you won’t find on this website is the possibility of consulting high resolution scans of ancient documents, manuscrits, etc., something Gallica would propose. Project Gutenberg is more mainstream-oriented, at least concerning Classical humanities, so it does not provide the large array of potentialities a website like Perseus would for instance, and which could be useful for a researcher. Moreover, there are no tools regarding the lexicon, no scientific commentaries and a non-existent hypertextuality. Instead it offers a standard “ready-to-read” text for most common devices and softwares, which is in itself very interesting.
Warning : it is strongly recommended to type your requests in English (often more close to the Greek or Latin name). Indeed you will have zero results if you search for Eschyle. You must type Aeschylus. Same thing if you search for Ciceron. Instead it has to be Cicero.
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The reliability of the material seems almost self-legitimizing. As the official U.S. Copyright Office, the Library receives copies of everything registered for copyright protection in the country. That already anchors the material in a kind of administrative reality. On top of that, there are global acquisitions and donations that make the collection look less like a single national narrative and more like a layered archive of influence and appropriation. The constant presence of curators, archivists, cataloguer (people whose work normally disappears behind interfaces) adds another silent layer.
The formats used to preserve and present these materials say a lot about how the institution imagines time and decay. TIFF for images, PDF/A for text, WARC for web snapshots, WAVE for sound, MPEG-4 AVC for film: nothing chosen accidentally, everything with logic behind it. Metadata standards like MARC and MODS don’t just classify; they stretch a net of legibility over pieces that would otherwise disappear.
Access feels both open and restricted at once. Downloads are often possible (PDF, JPEG, TIFF, MP3) but only when the legal framework allows it. Public domain material can circulate freely. Anything still tied up in copyright is turned into a kind of glass object: visible, referenceable, but not touchable beyond personal research and study. Each file drags its legal history behind it, and the platform makes sure you’re reminded of that.
The interface itself feels like it doesn’t want attention, and that’s probably intentional. It’s neutral, academic, almost dry in its appearance. The structure is functional and makes sense, but it doesn’t invite wandering so much as targeted searching. The ergonomics are shaped for people who already have questions, not those looking to stumble into something unexpected.
Still, analysis is possible, not because the site encourages it, but because the material leaves enough openings. OCR text, permalinks and metadata access allow you to pull things apart or integrate them into other projects. The online archive is therefore less a finished presentation than a surface you can break into if you know how. In that sense, it’s not just a digital showcase but also a diagnostic space.
]]>Parmi toutes les bibliothèques en ligne qu’on nous a proposées, j’ai choisi de me pencher sur le Project Gutenberg (www.gutenberg.org). C’est l’une des toutes premières du genre, lancée dans les années 1970. Son objectif est simple et clair : rendre accessibles à tout le monde des livres gratuits et libres de droits, dans des formats basiques comme txt, epub, Kindle ou HTML.
Ce qui m’a tout de suite accroché, c’est la section « History – Ancient ». Il y a plein de textes d’auteurs grecs et latins : Hérodote, Thucydide, Plutarque et j’en passe. La plupart sont traduits en anglais, ce qui rend la lecture facile et donne une bonne base pour faire des recherches. Pour notre formation en humanités classiques et numériques, cette collection est un vrai trésor. Elle nous permet d’accéder à des œuvres essentielles de l’Antiquité tout en nous aidant à comprendre comment marchent les bibliothèques numériques et leurs formats.
Cela dit, il faut savoir que les textes en grec ou latin original sont assez limités sur le site. On trouve parfois des trucs en grec ancien, comme des extraits de l’Iliade ou de l’Odyssée, ou des dialogues de Platon, mais la grande majorité des fichiers sont des traductions en anglais. Par contre, pour le latin, c’est un peu plus fourni : on peut lire Cicéron, César, Virgile, Ovide ou même Augustin. Ces versions sont souvent juste des transcriptions basiques, sans notes critiques ou annotations savantes. Ça montre bien que Project Gutenberg n’est pas une base pour les philologues pointus, mais plutôt une biblio ouverte à tous, parfaite pour découvrir, lire ou comparer des traductions avant de passer à des ressources plus pro comme la Perseus Digital Library ou le TLG.
Le site est super facile à utiliser : tu peux chercher par auteur, titre ou mot-clé. Chaque livre a une fiche claire avec ses infos de base (titre, auteur, langue, date, formats disponibles). Contrairement à des plateformes plus complexes comme Gallica ou Perseus, Gutenberg n’a pas d’outils d’analyse ou d’annotations avancées. Mais cette simplicité rend la navigation rapide et sympa, surtout si tu débutes dans l’exploration des ressources numériques.
En fouillant dans la section « History – Ancient », j’ai aussi vu qu’on pouvait comparer différentes versions d’un même texte. Le site n’offre pas d’outil automatique pour ça, mais il y a souvent plusieurs traductions ou éditions disponibles. Par exemple, tu peux trouver deux versions anglaises d’un texte de Plutarque ou d’Hérodote, traduites à des époques différentes. Comme les fichiers sont en formats ouverts (txt, epub, HTML), c’est un jeu d’enfant de les télécharger et de les mettre côte à côte pour repérer les différences de style ou de vocabulaire. Cette possibilité de comparaison capture bien l’esprit des humanités numériques, où on peut utiliser les ressources libres de Gutenberg pour bricoler ses propres analyses de texte.
En résumé, Project Gutenberg est une ressource simple, gratuite et efficace. Elle ne remplace pas les plateformes plus spécialisées, mais c’est une excellente porte d’entrée pour plonger dans le monde des bibliothèques numériques. Pour les étudiants en humanités classiques et numériques, c’est l’outil idéal pour apprendre à lire, télécharger, citer et manipuler des textes anciens dans un environnement digital.
]]>Occurrences de termes spatiaux sur l’expansion romaine chez Eutrope
À l’aide d’un logiciel de concordance, une étude des vocables utilisés par Eutrope pour qualifier le processus d’expansion romaine permet de jeter un regard d’ensemble sur les grands traits de l’Empire romain, entendu dans son double sens de régime politique et de territoire. Les grandes phases de l’Histoire abrégée d’Eutrope peuvent ainsi apparaître selon l’adaptation du discours historique à la réalité rapportée. Les trames de concordance obtenues sont les suivantes.
Figure 1 – Le lemme « romanus » et ses dérivés dans l’Abrégé d’Eutrope

Figure 2 – Le lemme « imperium » dans l’Abrégé d’Eutrope

Figure 3 – Le lemme « prouincia » dans l’Abrégé d’Eutrope

Figure 4 – « Fines » et dérivés dans l’Abrégé d’Eutrope

La période républicaine, où le peuple romain triomphe successivement de tous ses adversaires et établit son hégémonie sur le monde méditerranéen, s’oppose visiblement à la période impériale, où la provincialisation progressive des structures administratives et militaires dilue la cité romaine dans un ensemble de territoires hétérogènes. Sous l’Empire, les acteurs ne sont plus les Romains en tant que peuple souverain et collectivité civique, mais bien l’empereur et ses sujets dans les différentes provinces. On s’explique ainsi que le terme de « prouincia » s’attache surtout à la période du Haut-Empire, où l’extension territoriale de l’orbis romanus atteint son apogée, réalisant les dernières conquêtes et intégrant les royaumes clients sous l’administration directe de Rome.
En plus d’être un territoire, l’imperium romanum est un modèle politique de gouvernance harmonieuse du monde. Son expression vise un état idéal, qui explique la quasi-absence de ces termes dans les périodes sombres de l’histoire romaine : les guerres civiles de la fin de la République, la crise du troisième siècle, les affrontements entre Constantin et ses rivaux qui marquèrent la fin de la Tétrarchie apparaissent comme des parenthèses à la geste glorieuse de Rome, où s’affrontent pour des fins partisanes ces armées romaines qu’Eutrope se complaît à imaginer en train de triompher de tous les Barbares . Ainsi, l’unité autour d’un souverain unique est pour l’Empire la meilleure garantie à son bien-être, à condition que cet empereur respecte le mos maiorum : cette monarchie impériale renoue ainsi avec l’œuvre fondatrice de l’imperium détenu par les rois latins et étrusques. Véritable règne personnel fondé sur le commandement militaire, l’imperium oscille entre la chose de l’empereur et l’œuvre collective dans laquelle le souverain n’est qu’un des maîtres d’œuvre transitoires.
L’Antiquité tardive, ère d’un espace romain remis en question
Une recherche[1] à partir de bases informatiques de textes de la littérature latine sur des lemmes associés à la notion d’espace permet de donner une idée de l’ampleur du questionnement[2]. Sur une période allant d’Ennius à la fin du Ve siècle de notre ère, les deux derniers siècles concentrent en effet entre 48% et 71% des occurrences de mots dont l’usage sous-tend une réflexion sur l’espace.
Figure 5 – Répartition chronologique des occurrences de termes spatiaux dans la littérature latine (base LLT-A)

Cette curiosité éclectique, certes enracinée dans de lointaines origines[3], trouvait ses expressions[4] bien avant l’Antiquité tardive, mais acquit à partir du IVe siècle une expression plus marquée, sous l’effet de trois grands ordres de causes.
Le premier facteur est lié à une nouvelle donne diplomatique. À l’ouest, les vues romaines sur les territoires barbares au-delà des fines se firent davantage offensives. En effet, les campagnes militaires sur les frontières du Barbaricum mobilisèrent les énergies des Tétrarques[5], de Constantin[6], de Constant[7], de Julien[8] ainsi que de Valentinien[9]. Le déferlement de peuples germaniques et asiatiques sur le Rhin et le Danube à partir des années 405-408 fit de la question barbare le premier problème politique dans l’Occident romain jusqu’à son éclatement. À l’est, les guerres contre les Perses avaient débouché en 363 sur un traité de paix entre Jovien et Sapor II ; c’était la première fois depuis le précédent d’Hadrien en 117 que l’Empire renonçait formellement à d’importants territoires à l’est pour prix de la paix et de la stabilisation des relations avec les Perses[10]. L’Orient gardait cependant son poids stratégique, dont l’expression suprême se traduit dans les nouvelles résidences impériales installées sur ses points cruciaux : les Détroits avec Constantinople, la Syrie avec Antioche. À l’est comme à l’ouest, l’Empire portait ainsi son attention et ses efforts sur les marges.
Le deuxième facteur a trait aux fractures culturelles existant dans les milieux dirigeants. Issus des provinces périphériques, les empereurs-soldats n’avaient pas forcément reçu l’enseignement géographique des aristocrates ; leur connaissance de l’espace concernait surtout les marges de l’orbis romanus où ils combattaient. Ainsi, retenus à la fois par leurs origines et par la guerre aux frontières de l’Empire, ces souverains étaient placés devant la nécessité de mieux connaître les territoires menacés et d’en identifier les ressources fiscales et militaires[11]. Pour les élites qui n’appartenaient pas aux cercles de l’armée et du fisc, la connaissance de l’espace se limitait à ce qu’en offrait une culture livresque tournée vers les modèles du passé, aussi prestigieux que peu actuels.
Le troisième facteur relève de la gouvernance intérieure. La conjugaison des processus de provincialisation et de romanisation avait conduit à implanter et à affirmer dans les régions de l’Empire des milieux d’administrateurs dont le poids fut encore accru à partir du règne de Dioclétien[12]. Cette présence plus importante d’administrateurs sur le sol romain apparut comme un facteur ayant favorisé les nombreuses usurpations à partir de la crise du IIIe siècle, et que la restauration tétrarchique ne parvint pas à réguler, précisément parce que les raisons de cette instabilité reposaient dans des facteurs de puissance que la Tétrarchie avait renforcés, mais dont les conséquences politiques furent autres que celles de la stabilisation escomptée. Avec le seul exemple de la situation en 310, on compte cinq Augustes[13]. Et, derrière chaque dirigeant, une administration capable de fournir une connaissance du territoire qui devait être de qualité pour que le dirigeant se pensât comme souverain légitime de l’Empire. Arrivait à maturation un processus qui voyait depuis la crise du IIIe siècle les organes névralgiques du pouvoir déplacer leurs centres de gravité ainsi que leurs impulsions de l’ancien berceau italien aux marges de l’Empire, donnant lieu à une translatio imperii qui fut loin d’être sans conséquences sur la connaissance du monde et sa prise en main. Ce décentrement favorisa entre des administrations impériales devenues concurrentes des rivalités qui se cristallisèrent à partir de 395 dans une opposition entre la Cour de Ravenne[14] et celle de Constantinople, creusant un peu plus l’écart entre l’Occident latin et l’Orient hellène[15].
Il en résulte deux répercussions dans la nature générale des représentations de l’espace des Romains, et une conséquence majeure dans l’idéologie impériale.
D’une part, les hommes de pouvoir romains acquirent une connaissance théorique et pratique de leur Empire jamais égalée. À la base se trouvait la continuité d’une civilisation multiséculaire qui s’appuyait sur la gestion quotidienne des écoles[16], des bureaux fiscaux, des armées, des services urbains. Dans ces administrations furent produites listes de communautés (formulae provinciarum), matrices cadastrales, et certaines formes d’itinéraires pour les déplacements, les itineraria[17]. En outre, le prestige conservé de Rome rejaillissait sur les périphéries par un regain de vitalité dû à ce décentrement de l’administration ; en effet, les serviteurs de l’État connus par leur compétence et leur mobilité diffusaient, dans les provinces où ils exerçaient, les savoirs et les belles lettres, comme le montre l’exemple d’Alypius, auteur d’une carte qu’il adressa à l’empereur Julien alors en convalescence, et appelé par le souverain pour venir en Gaule au début de son règne[18].
D’autre part, la connaissance géographique se diffusait dans la sphère publique. Se limitant de moins en moins au cabinet de quelques savants illustres, elle prit une part grandissante dans la culture des élites, des grammairiens et des rhéteurs en particulier. La construction de bibliothèques publiques[19] dans le cadre évergétique y contribua, de même qu’un soutien impérial à l’enseignement dans les cités[20]. Les modes et l’attrait suscités pour certains thèmes exotiques contribuèrent à la diffusion substantielle de certaines œuvres, notamment à travers le succès du roman d’Alexandre dont diverses versions semblent dater de l’Antiquité tardive[21]. Le commerce extérieur joua également un rôle capital en faisant circuler ses connaissances sur le monde à l’aide du bouche-à-oreille et de récits écrits.
La principale conséquence idéologique en résultant consiste en la réadaptation, voire la redéfinition du modèle augustéen de la domination unipolaire de l’Vrbs Romae sur l’ensemble de la terre habitée. Afin de comprendre cette idéologie initiale, on peut lire P. Veyne énonçant en ces termes le principe de l’impérialisme romain : « soumettre le monde pour n’avoir plus à tenir compte d’autrui, pour se trouver seul au monde, l’empire universel n’étant pas autre chose que cette confortable solitude »[22]. Or il semble que la défaite d’Andrinople en 378 comme la prise de Rome en 410, deux événements dont les répercussions dans les esprits allèrent bien au-delà de l’Antiquité tardive, fassent suggérer que ce modèle devait alors avoir bien perdu de sa pertinence.
Qu’un savoir nouveau ait changé l’attitude des élites, ou que ces dernières aient changé pour leurs raisons propres leur savoir, s’est produite une mutation dont il s’agit d’approcher la pluralité des formes.
Notes
[1] Recherche lemmatisée sur la base Library of Latin Texts A à partir de deux corpus, Antiquitas (< ca. 200) et Aetas Patrum I – (ca. 200 – 500), et des périodes couvrant toute la littérature antique latine, excepté la Vulgate, jusqu’en 500 ap. J.-C. Ont été pris en compte les doutes et les estimations approximatives de datation, mais non pas les terminus ad quem et post quem. Pour le lemme locus, nous n’avons pas pu distinguer les occurrences verbales des occurrences nominales pour la forme « loco », toutefois la connotation spatiale demeure. Pour mesurer l’écart de ces résultats par rapport à des termes plus courants, un essai avec le lemme bellum (bell*) montre que la haute époque concentre 44% des occurrences (6241) et les IVe-Ve siècles 55% des occurrences (7839).
[2] Toute recherche de ce type a ses limites et peut être critiquée. En effet, ces requêtes générales oblitèrent la qualité et la teneur du texte, étant peu douées pour reconnaître les chefs d’œuvre et pour établir l’ordre des genres. Mais l’Antiquité étant riche en textes hybrides et inclassables, cette démarche invite à lire au-delà des grandes références classiques, en direction d’œuvres restées jusqu’ici plus que discrètes.
[3] L’exigence pour le doctus orator d’une maîtrise des exemples tirés de la culture générale se trouve exprimée par Cicéron, De oratore, III, 125 : Rerum enim copia uerborum opiam gignit. Voir aussi Camus, P.-M., Ammien Marcellin…, Les Belles Lettres, 1967, p.75-76.
[4] L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien complétée en 77 ap. J.-C., les Nuits attiques d’Aulu-Gelle au IIe siècle de notre ère, en sont d’illustres témoignages.
[5] Dioclétien combattit à trois reprises sur le Danube, en 285, en 289-291 et en 293-295. Maximien combattit les Francs et les Alamans en 287-289. Galère combattit sur le Danube entre 299 et 308. En 302-305, Constance Chlore fit la guerre contre les Francs et les Alamans ; en 305-306, il guerroya contre les Pictes.
[6] En 322, Constantin affronta les Goths et les Sarmates sur le Danube. En 323, Constantin fit face aux Goths en Mésie seconde.
[7] En 339, Constant vainquit les Sarmates ; en 341, il mena une campagne contre les Francs sur le Rhin.
[8] Suite à sa victoire d’août 357 à Strasbourg, le César Julien s’engagea avec son arméeen Rhénanie en 358.
[9] Il s’agit des campagnes de Valentinien des années 368-374, en réaction aux attaques des Alamans, des Quades et des Sarmates. D’après ModÉran, Y., L’Empire romain tardif, Ellipses, 2003, se produisit à partir des années 360 une recrudescence barbare restée obscure dans ses causes : il n’y eut pas de formation de ligues nouvelles, ni non plus de mouvements de migrations des peuples riverains du Rhin et du Danube avant les répercussions dans ces régions des invasions hunniques à l’extrême fin du IVe siècle. En revanche, des transformations limitées mais décisives affectèrent l’existence des peuples barbares. Une navigation maritime améliorée chez les Saxons, l’apparition de plusieurs monarchies rivales chez les Francs, ainsi que les menaces grandissantes des Burgondes sur le territoire des Alamans, requirent l’attention accrue de l’empereur Valentinien, dont la capitale fut déplacée à Trèves en 367.
[10] Hadrien comme Jovien ont cédé ces territoires jugés indéfendables peu de temps après la mort d’un empereur conquérant, respectivement Trajan et Julien. La paix à l’est qui suivit le traité de 363 est à nuancer ; à partir de 370, la guerre réapparut pour un temps sous la forme d’affrontements intermittents, en raison du soutien Valens à une faction d’Arméniens proromains.
[11] Je remercie V. Colonge à qui je dois cette remarque.
[12] La réforme de l’administration menée par ce dernier fit rapprocher la justice et la fiscalité au plus près des cités. Les opérations de cadastrage, de taxation et de manipulation monétaire sous Dioclétien témoignent d’une ambition considérable dans l’effort déployé pour la meilleure maîtrise du territoire. CarriÉ, J.-M. et Rousselle, A., L’Empire romain en mutation, Seuil, 1999, p.261-263 et p.184-208.
[13] Galère et Maximin en Orient, Licinius et Constantin en Occident, enfin Maxence qui n’est pas reconnu par les autres.
[14] Sous l’influence du régent Stilicon, la Cour d’Occident se déplaça rapidement à Ravenne, mieux protégée par ses marais ainsi que son port de Rimini.
[15] L’opposition de civilisation entre les deux parties de l’Empire doit être maniée avec précaution. La rivalité entre l’Orient et l’Occident après 395 résultait non pas de velléités séparatistes, mais d’un désir de réunification de l’Empire, ambition particulièrement perceptible en Orient. Ainsi, lors de l’usurpation de Jean, entre 421 et 423, l’empereur d’Occident Théodose II envisagea initialement d’écarter le tout jeune Valentinien III et d’œuvrer pour son profit personnel. De fait, le fossé culturel se fit bien plus considérable à partir du début du VIIe siècle lorsque l’empereur Héraclius (règne 610-641) engagea une politique d’hellénisation de l’Empire d’Orient. Je remercie vivement V. Colonge de m’avoir précisé cet aspect de la situation.
[16] Le panégyrique du rhéteur Eumène en faveur des écoles d’Autun en 298 fit honneur dans sa péroraison à la connaissance géographique dispensée par les écoles, tournée vers l’éloge de l’espace romain.
[17] D’usage militaire en particulier, les itineraria se déclinent en trois catégories : scripta, adnotata et picta. Loin de l’image de nos cartes d’état-major, les itineraria associaient listes d’étapes et figures schématiques. La carte n’étant pas la base du raisonnement, les dessins n’étaient que des transpositions sélectives. Arnaud, P., « Introduction – la géographie romaine impériale entre tradition et innovation », in Cruz Andreotti, G., Leroux, P., et Moret, P., (dir.), La invención de una geografía de la Península Ibérica II. La época imperial, Casa de Velázquez, 2007, p.13-41. Voir également le chapitre « Ammien lecteur de carte » in Mary L., Les représentations de l’espace dans l’œuvre d’Ammien Marcellin, thèse dactylographiée, 1995.
[18] Julien, Epistulae, 10, in Bidez, J., (éd.), Œuvres complètes – l’empereur Julien, Tome I. 2e partie, Lettres et fragments, CUF, 1924 : « J’étais déjà remis de ma maladie, quand tu as expédié tes travaux géographiques, mais cela n’a pas diminué le plaisir que j’ai eu à recevoir la carte que tu m’as adressée : le dessin en est meilleur que ceux que l’on avait auparavant, et tu l’as poétisé en y ajoutant des iambes, non point de ceux « qui chantent la guerre contre Boupalos », pour parler comme le poète de Cyrène, mais du genre de ceux que la belle Sapho veut adapter à ses hymnes. Ton présent est de nature à faire autant d’honneur à toi qui le donnes que de plaisir à moi qui le reçois ». Traduction de J. Bidez, CUF, 1924.
[19] On pouvait recenser vingt-quatre de ces bibliothèques publiques à Rome à la fin du règne de Constantin, selon Martin, H.-J., « Bibliothèques », in Encyclopédie Universalis sur CD-Rom, 2012.
[20] Au IVe siècle, l’équipement en établissements scolaires par l’évergétisme civique porta ses fruits, sous la forme de la schola publica ou municipalis, entretenue par un salario publico. L’empereur assumait de plus en plus son droit de regard sur l’enseignement, comme le montre une loi de Gratien en 376 (Code Théodosien, XIII, 3, 11), dont Ausone fut l’inspirateur, et ayant prescrit à toutes les grandes cités d’avoir à sélectionner les meilleurs professeurs afin d’instruire leur jeunesse ; le droit d’élire leurs professeurs demeurait dans la cité, mais l’empereur fixait le montant de leurs traitements. Cf. Marrou, H.-I., Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, 2. Le monde romain, 1948, rééd. Seuil 1981, p.107-127.
[21] Jouanno, C., Naissance et métamorphoses du Roman d’Alexandre – Domaine grec, CNRS, 2002, p. 17-26. Un opuscule, le Liber de morte testamentoque Alexandri Magni, est une traduction latine datant de la fin du IVe siècle ou du début du Ve siècle après J.-C. En outre, une Lettre d’Alexandre à Aristote sur les merveilles de l’Inde, connue par deux traductions latines dont l’une circulait aux Ve et VIe siècles.
[22] Veyne, P., « Y a-t-il eu un impérialisme romain ? », Mélanges de l’Ecole française de Rome, t.87, n°2, 190, p. 793-855, ici p. 795.
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