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Janine Kaminski avec Jean-Victor Vernhes en 2011 (photo D. Blanc)
C’est avec beaucoup de tristesse que nous avons appris que Janine Kaminski (de son vrai nom Jeannine Louise Fratacci, épouse Kaminski) le 24 octobre dernier (2025) à Eyragues, dans les Bouches du Rhône, après une longue maladie. Née à Marseille, elle fut pendant trente ans enseignante de grec dans le secondaire et notamment à Tübingen en Allemagne avant de devenir à sa retraite une traductrice reconnue de la littérature grecque moderne et notamment de la poésie grecque. Grâce à elle pendant presque deux décennies, la revue « Lychnos » a pu devenir une petite lampe dans le domaine de la traduction française de la poésie grecque d’aujourd’hui.
Nous dirons en son hommage les mots mêmes qu’elle a prêtés au poète Patrocle Leventopoulos, dans son poème Règles de conduite1.
« À la frontière nuageuse du royaume d’Hadès
dans le silence glacial d’un lieu verdoyant
il nous convient de montrer le plus grand respect. »
Nous tenons à saluer la dévotion de Janine Kaminski à la Grèce et à sa poésie « à la frontière nuageuse du royaume d’Hadès. » Car depuis longtemps Janine Kaminski entretenait un dialogue nourri avec Hadès et Perséphone. Mais elle aimait se rendre en Grèce du côté de Nauplie et elle côtoyait de nombreux poètes grecs. C’est en lisant la poésie d’Argyris Chionis qu’elle est touchée par son écriture et qu’elle lui propose de traduire certains de ses poèmes et de ses nouvelles (L’absence, https://ch.hypotheses.org/1192). Ainsi est née une collaboration fructueuse entre le poète et sa traductrice. Cette rencontre littéraire est aussi celle qui unit Janine Kaminski à Théodore Zaphiriou (Athènes en poèmes), Stavros Zaphiriou (La physique, Difficile, Vers où) ou Zéfi Daraki (Le corps sans passe-partout) dont elle publia la traduction de recueils aux éditions l’Harmattan. Et c’est sans compter les traductions qu’elle a publiées en Grèce avec Théodore Zaphiriou : Les autres, Porteurs ou Corps jouissants, corps souffrants, recueils bilingues parus en 2017 à Athènes aux éditions Andy’s.
Cette amitié littéraire est même devenue visible puisque Théodore Zaphiriou a eu la bonté de venir faire une conférence mémorable sur la poésie devant le public de l’Association Connaissance Hellénique à Aix-en-Provence, en juin 2018. Lors d’une promenade à Marseille, il nous a parlé d’un poème célèbre de Nikos Kavvadias, la Lettre de Marseille, qu’aussitôt notre ami Paul Challobos décida de traduire en français, bientôt suivi dans une joyeuse émulation par Janine Kaminski elle-même (https://ch.hypotheses.org/3707). Qu’on nous permette un peu d’humour, en ces tristes moments. Pour montrer son talent de traductrice, nous dirons un mot de la traduction de ce poème. Comment traduire ces deux vers dans la seconde strophe de la Lettre de Marseille ?
Σᾶς ἐσκεφτόμουν στὸ Μπουλβὰρ ντὲ Ντὰμ σὰν περπατοῦσα
ἀνάμεσα σὲ δυὸ τροτὲζ ποὺ ἔκαναν σὰν τρελές,
Paul Challobos traduit :
Je pensais à vous au Boulevard des dames en me promenant
Entre deux péripatéticiennes qui faisaient les folles
Janine Kaminski écrit :
Je pensais à vous en me promenant sur le Boulevard des Dames
Entre deux trotteuses qui faisaient les folles
Pierre Guéry, dans sa traduction de l’œuvre poétique de Nikos Kavvadias (Courants noirs, Gueures, 2025, p. 82), lui, a préféré :
Vous occupiez ma pensée sur le Boulevard des Dames,
Entre deux filles de joie qui faisaient les fofolles.
Il n’y a peut-être que Janine Kaminski, en vieille Marseillaise, pour ne pas s’effaroucher d’appeler un chat un chat, et une τροτὲζ, trotteuse, catégorie désormais archaïque de filles de joie, qui, j’imagine, essayaient de vendre leurs charmes en accompagnant les marins qui débarquaient sur le Boulevard de ces braves dames du temps jadis. Le mot français était passé dans le grec de Kavvadias. On pourra préférer l’humour de la traduction par « péripatéticiennes » ou bien la clarté de celle par « filles de joie », il reste que le prix de la traduction revient, à mon avis, à Janine Kaminski, qui fut d’ailleurs couronnée, il y a quelques années, pour son œuvre de traductrice par le Ministère de la Culture grecque.
Plusieurs fois, avant que sa maladie ne l’isole, Janine Kaminski était venue boire un café avec nous sur le cours Mirabeau à Aix en Provence pour deviser sur le cours du monde, qui déjà n’allait pas bien. J’appris à cette occasion que Janine Kaminski avait été, enfant, avant-guerre, à l’école en haut du Boulevard des Dames, ce même boulevard où débarqua Nikos Kavvadias dans sa Lettre de Marseille.
REPONDEUR
« À cet instant
je suis absent
pour toujours »
Petite bibliographie
Zéfi Daraki, Le Corps sans passe-partout, traduit par Janine Kaminski, L’Harmattan.
Comptes rendus
1 Κακίες και ακακίες, éd. Gavrielidis, Athènes, 2016, dont elle a traduit les poèmes (https://ch.hypotheses.org/1904)

John W. Godward, “Rêverie (de Sappho)”, J.P. Getty Museum, Wikicommons
Il existe différentes façons de reprendre un mythe1 : par simple allusion ou référence, pour en jouer, comme nourriture d’une réflexion intellectuelle, comme paravent pour se protéger et parler de questions délicates de façon plus libre.
Mais il existe une autre relation au mythe : celle où le mythe est comme un humus, un matériau nourricier de l’imaginaire, un support à la naissance de mythes intérieurs, secrets.
Il sera question ici de deux auteurs qui, malgré des utilisations plus classiques et courantes du mythe, ont aussi avec lui des relations plus personnelles : Marguerite Yourcenar et Jean Giraudoux. Pour chacun d’eux, nous verrons un exemple d’appropriation du mythe et de dialogue intime avec lui.
I – Marguerite Yourcenar
* Feux (1935) est une série de neuf textes dont les sujets sont tirés de la mythologie ou de la littérature et de l’histoire grecques, et sont séparés par des textes, des phrases, des extraits de journal intime. Voici comment se présente le recueil :
- Phèdre2 ou le désespoir
- Achille ou le mensonge
- Patrocle ou le destin
- Antigone ou le choix
- Léna ou le secret
- Marie-Madeleine ou le salut
- Phédon ou le vertige
- Clytemnestre ou le crime
- Sappho ou le suicide
Dans la préface, Yourcenar écrit que ce livre est le « produit d’une crise passionnelle », il met en scène des passions absolues où « l’amour total s’impose à sa victime à la fois comme une maladie et comme une vocation3 ». Le fait de prendre appui sur le mythe permet de préserver son intimité et, c’est ce qui fait l’intérêt du mythe, d’accéder à une universalité : les multiples facettes de la passion sont explorées.
Le mythe sert donc à la fois comme paravent et comme humus. Il permet, par la présence d’histoires connues de tous et de personnages célèbres, de cacher l’aventure personnelle de l’auteur et les détails trop intimes.
Voyons à présent le contenu des textes et la construction du recueil. Les neuf textes pourraient être présentés de la façon suivante :
Phèdre Achille Patrocle Antigone
Léna
Marie-Madeleine Phédon Clytemnestre Sappho
Le premier texte évoque le suicide de Phèdre, qui est totalement passive et qui se laisse mener par son destin familial et s’engouffre dans la mort, « aspirée » par le vide laissé par la mort d’Hippolyte.
Dans le dernier texte, Sappho, l’acrobate, tente de se suicider, réfléchit bien à ce qu’elle va faire, mais elle ne mourra pas, contrairement à ce que le titre pourrait laisser attendre : on passe d’un personnage passif (Phèdre au début) à un personnage actif (Sappho à la fin).
L’ensemble de ces textes suit le cheminement d’une femme passive qui meurt pour l’amour d’un homme jusqu’à une femme active qui ne parvient pas à mourir pour l’amour d’une femme, et qui nous fait passer, au centre, par Léna ou le secret.
Jusqu’à Antigone compris, nous avons sous les yeux de la confusion, de l’inversion, tout se mélange comme si le monde était bouleversé par cette passion et que rien ne réponde plus à aucun code : Achille est déguisé en fille, une des filles parmi lesquelles il se trouve est masculine (Misandre au nom si évocateur), rien n’a l’air d’être ce qu’il est réellement. De même, dans Patrocle, le jour imprécis ressemble au soir, les tours à des rochers et les rochers à des tours. Quant à Antigone, nous ne donnerons que l’exemple des dormeurs qui ont l’air de suicidés, mais il y a de multiples signes de cette confusion généralisée.
A partir d’Antigone et jusqu’à Clytemnestre, l’idée centrale est celle du sacrifice de l’être aimant (la femme), et de la déchéance dans laquelle elle accepte de tomber. Les textes Léna, Marie-Madeleine, et Clytemnestre sont concernés. C’est un élément qu’on retrouve également dans les intertextes : « La seule horreur est de ne pas servir. Fais de moi ce que tu voudras4 ».
Dans Léna ou le secret, Léna est la servante d’un homme dont elle est la maîtresse et qu’elle aime jusqu’à l’adoration. Or cet homme va rencontrer un autre homme et former un couple avec lui, oubliant la présence de Léna. Il s’agit de l’histoire d’Harmodios et Aristogiton, qui ont tué le tyran d’Athènes Hipparque. Après leur arrestation et leur mise à mort, Léna, leur servante, est interrogée : elle se coupe la langue « pour ne pas révéler les secrets qu’elle n’avait pas5 ».
Yourcenar, amoureuse d’un homme qui aime les hommes (André Fraigneau), fait disparaître toutes traces de lui et ne parle jamais de lui ou presque… Le secret, au centre du livre, est celui-là : Léna, la femme amoureuse et déçue qui se tait à jamais.
Cette adoration excessive qui va jusqu’au sacrifice est à mettre en lien avec un thème récurrent : l’assimilation de l’homme aimé à un dieu dans Léna, Marie-Madeleine (ici il s’agit du Christ), Clytemnestre. Ceci aussi se retrouve dans les intertextes : « Je supporte tes défauts. On se résigne aux défauts de Dieu. Je supporte ton défaut. On se résigne au défaut de Dieu6 » ; ou encore : « tu es Dieu, tu pourrais me briser7 ».
On notera également, sans étonnement, la présence systématique de la mort : la mort donnée aux autres, la mort que l’on se donne, la mort dont on est le spectateur et dont on souffre.
Le suicide apparaît dans Phèdre, Antigone, Clytemnestre et Sappho. L’auteur aussi est tentée par la mort (intertextes) : « Ah ! mourir pour arrêter le temps8 ! ». « Entre la mort et nous, il n’y a parfois que l’épaisseur d’un seul être […] Pourquoi pas de toi le goût de la mort9 ? ».
C’est la douleur immense, à la limite du supportable qui peut faire songer à la mort : ainsi dans Léna, Marie-Madeleine, Clytemnestre, Sappho. Et les intertextes sont parlants : ainsi, juste avant le texte central (Léna) : « On arrive vierge à tous les événements de la vie. J’ai peur de ne pas savoir m’y prendre avec ma Douleur10 » ; ou : « Quand je te quitte, j’ai au fond de moi ma douleur, comme une espèce d’horrible enfant11 ».
Au centre, se trouvent trois textes : Antigone ou le choix, Léna ou le secret, Marie-Madeleine ou le salut: les trois mots choix, secret, salut, sont importants : Antigone a un aspect christique très fort ; et Marie-Madeleine vit la même situation que Léna (le sexe en moins) : Jean, qu’elle épouse, disparaît le soir de ses noces, attiré par Dieu. Avec ces trois textes, nous sommes au cœur de la problématique de Feux, à savoir le salut de la jeune femme un moment brisée par l’homme aimé qui est assimilé à un dieu.
Grâce aux mythes, à leur incorporation intime, à leur emmêlement avec la vie, M. Yourcenar a pu surmonter une crise passionnelle profonde et extrêmement déstabilisante.
Dans un entretien, à propos de Sappho, dernier personnage mis en scène, elle nous livre son projet : « lorsque Sappho tente de se suicider et n’y parvient pas, tombe dans le filet en toute sécurité, le mythe de nouveau prend le dessus, le mythe de l’artiste sauvée par l’exercice de son art12. » Comme Sappho, Yourcenar sera sauvée par son art, car l’art est dépassement de soi. Le salut est précisément cette prise de conscience que Dieu est peut-être autre chose que l’homme aimé, que le salut est ailleurs, est en soi. Comme elle l’écrit dans la préface, « ce bal masqué a été une des étapes d’une prise de conscience13 ».
Les « pensées » proclament à la fin de l’ouvrage : « je ne me tuerai pas […] ; je crois que je vais me mettre à construire14 ». Mais elle l’annonçait déjà dans le second intertexte : « Je ne serai jamais vaincue […]. La mort, pour me tuer, aura besoin de ma complicité15 ». Ou du passage par la souffrance et par le mythe comme moyen de rédemption.
Ce travail sur le mythe, tellement intégré aux émotions de l’auteur qu’elle en fait sa nourriture secrète, lui permet d’élaborer quelque chose de positif autour de cette déception amoureuse qui semble avoir été extrêmement violente et destructrice pour elle.
II – Jean Giraudoux
La relation de Giraudoux aux mythes est différente. On trouve, épars dans toute l’œuvre, des allusions, références, bribes et mythes variés qui finissent par former un nouveau mythe non dans une œuvre précise mais dans l’œuvre entière.
A partir de quatre éléments mythiques, Giraudoux va élaborer séparément mais aussi en formant un nouvel ensemble avec des liens entre eux : Narcisse (miroir, double) ; les ombres des morts aux enfers (la forme subsiste, mais il n’y a plus de corps tangible), l’androgyne (souvenons-nous du mythe que Platon nous conte dans Le Banquet : les humains doubles et donc complets attaquent Zeus qui les coupe en deux ; depuis lors chacun cherche sa moitié), la pesée (nous trouvons cette image poignante dans l’Iliade : le destin des Grecs et des Troyens16, d’Hector et d’Achille17, sont posés sur une balance.
Il n’y a, dans les écrits de Giraudoux, aucun texte sur le mythe de Narcisse, mais celui-ci est très présent dans toute l’œuvre qui fourmille de reflets, de « doubles », de personnages se regardant dans des glaces, des rivières ou autres surfaces réfléchissantes. Le thème du miroir est lié à celui de la reconnaissance de soi, conformément au mythe car c’est bien tout le problème de Narcisse de ne pas se reconnaître dans la source où il se contemple18. Giraudoux dit à propos de Nerval : « Le poète est celui qui lit sa vie, comme on lit une écriture renversée, dans un miroir, et sait lui donner par cette réflexion qu’est le talent, et la vérité littéraire, un ordre qu’elle n’a pas toujours19 ». Donc, le poète est un Narcisse positif qui met à profit son expérience au lieu d’en mourir. La confrontation avec le miroir semble donc être une condition préalable pour accéder à la création.
Mais le miroir peut être l’Autre. Hector, au début de La guerre de Troie n’aura pas lieu, dit qu’il n’aime plus la guerre depuis qu’il s’est penché sur le dernier homme qu’il a tué : « Auparavant ceux que j’allais tuer me semblaient le contraire de moi-même. Cette fois j’étais agenouillé sur un miroir. Cette mort que j’allais donner, c’était un petit suicide20 ». Dans Adorable Clio, parlant d’un canal gelé qui ressemble à un miroir, Giraudoux, l’ancien combattant de 1914-1918, dit qu’« aucune < tranchée > ne rendra ainsi, si l’on se penche, le reflet du tué de la guerre qui vous ressemblait le plus21 ».
Le thème du miroir renvoie aussi à celui du Double. Ludique ou sérieux, on le retrouvera dans de nombreuses occasions. Un autre thème, très fréquent aussi dans l’imaginaire giralducien, celui de l’ombre, complète celui du reflet et enrichit l’image du double. Il est décliné sous plusieurs formes : ombre des Enfers grecs, ombre-spectre, ombre liée à la lumière, et même ombres chinoises ; Giraudoux joue de toutes les possibilités et en fera un usage très original et personnel. Mais les ombres des Enfers, dans son œuvre, sont fréquemment celles de ses amis morts, à la guerre le plus souvent.
Cependant l’ombre normale, l’ombre de notre corps, qui nous suit ou nous précède, est omniprésente chez Giraudoux qui est très attentif aux différentes formes et dimensions qu’elle prend selon les moments de la journée. Souvent, de la profondeur se mêle à une image amusée. Ainsi, dans Premiers écrits, nous lisons ceci : « En passant près du bec de gaz leurs ombres qui les suivaient passaient devant : ils s’amusaient, quand elle était à leurs pieds, à marcher sur leur propre tête22 ». Mais lorsque Isabelle, la jeune fille d’Intermezzo, pose cette question surprenante : « Vous ne vous amusez jamais à piétiner à leur insu l’ombre des personnes que vous aimez, à vous y loger, à la caresser23 ? », un autre thème est caché par le premier, celui de la fusion des ombres, qui symbolise celle des corps, des esprits et des cœurs.
Car se loger dans l’ombre d’un autre, fusionner deux ombres, est une image que Giraudoux aime utiliser et qui montre la vision qu’il se fait du couple. De façon ludique, dans Elpénor, il développe le thème :
Elpénor conta ce jour où, aux Enfers, son ombre et celle d’Hélène s’étaient mêlées. […] <c>ette confusion représentait justement pour Laionos ce qu’il croyait être l’amour. Laionos pensait que l’amour c’est entrer dans un être qui entre en vous, contenir un être qui vous contient, embrasser des lèvres qui sont vos lèvres, et cette mixture de deux ombres lui semblait la seule réalité24.
Dans Premier rêve signé, le thème apparaît également et se mêle explicitement à celui du miroir : « La deuxième salle était pavée et murée de glaces ; si bien que nous pouvions à peine, au milieu de toutes nos images, retrouver notre vrai corps. C’est alors que je m’unis à Alouette ; nos deux chairs se fondirent subitement […] Nos têtes seules étaient désunies au-dessus de notre corps fondu25 ».
Cette vision du couple « un » physiquement évoque le mythe platonicien de l’androgyne qui nourrit la pensée de Giraudoux et va s’infiltrer dans son œuvre. Platon, dans Le Banquet, raconte le mythe de l’androgyne originel : « Chacun de nous, par conséquent, est fraction complémentaire, tessère d’homme, et, coupé comme il l’a été, […], le dédoublement d’une chose unique : il s’ensuit que chacun est constamment en quête de la fraction complémentaire26 ».
Cette idée et cette image, Giraudoux les fera siennes : le couple idéal est possible si l’on arrive à trouver sa vraie moitié, et si tel est le cas, il est indissoluble, il est LE couple. C’est ce couple-là, androgyne et lié comme des siamois (qui ont toujours fasciné Giraudoux), qu’Ondine croit pouvoir former avec Hans. En effet, la petite sirène amoureuse du chevalier errant, lui propose ceci : « Je connais quelqu’un qui pourrait nous unir pour toujours, […] qui ferait que nous serions soudés l’un à l’autre comme le sont certains jumeaux. […] Ce serait une ceinture de chair qui nous tiendrait à la taille. J’y ai pensé. Elle serait souple, elle ne nous empêcherait pas de nous embrasser27 ».
C’est ce couple-là que l’ange doit trouver dans Sodome et Gomorrhe pour que le monde soit sauvé : « Il n’y a jamais eu de créature. Il n’y a jamais eu que le couple. Dieu n’a pas créé l’homme et la femme l’un après l’autre, ni l’un de l’autre. Il a créé deux corps jumeaux unis par des lanières de chair qu’il a tranchées depuis, dans un accès de confiance, le jour où il a créé la tendresse28 ». C’est ce couple-là qu’il ne trouvera pas. Car ce rêve de retour à l’unité originelle est irréalisable et Giraudoux montrera tout au long de son œuvre de multiples tentatives échouées.
Giraudoux enrichit le thème de l’androgyne par une fascination pour les siamois : il a développé toute une symbolique autour de la notion de couple dans un faisceau d’images d’une grande cohérence. Le couple originel, un, est un idéal enviable et pourtant inatteignable. La faute originelle et impossible à réparer est donc la séparation du couple androgyne. Mais les deux membres du couple qui se font équilibre renvoient à un dernier thème, celui de la pesée et de la balance dont les deux plateaux sont indissociables et indispensables l’un à l’autre.
Ce mythe, lié aux balances traditionnelles à deux plateaux, renvoie à l’Iliade où Zeus pèse le destin des peuples ou des héros. Il est développé très explicitement dans La guerre de Troie n’aura pas lieu avec la fameuse pesée entre Hector et Ulysse :
Hector : Si c’est un combat de paroles, mes chances sont faibles.
Ulysse : Je crois que cela sera plutôt une pesée. Nous avons vraiment l’air d’être chacun sur le plateau d’une balance. Le poids parlera… […]
Hector : Pourquoi continuer ? La balance s’incline.
Ulysse : De mon côté ?… Oui, je le crois29.
Cette pesée prend des visages divers, et induit dans l’œuvre de Giraudoux des images éparses et nombreuses avec lesquelles il aime à jouer : idée de contrepoids, d’exactitude ; allégorie de la Justice mais qui est marginale ; personnage du Contrôleur des Poids et Mesures, dans Suzanne et le Pacifique et Intermezzo; lois de la pesanteur qui peuvent d’ailleurs être fausses ou pipées ; notion d’égalité, d’équilibre.
L’ombre, légère par définition, est cependant parfois associée au poids. Dans Aventures de Jérôme Bardini, Jérôme, pourtant associé à l’idée d’un spectre et appelé l’Ombre, est un être « dont le regard lui-même avait un poids30 ». Giraudoux élabore un certain nombre d’images autour du lourd et du léger, ce dernier étant valorisé le plus souvent, et le thème est important dans les relations amoureuses : ainsi Nelly, dans La Menteuse, pesant ses deux amants, constate que celui qu’elle aime est plus léger que l’autre31. Dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, nous apprenons que les femmes détestent ce qui est lourd32. Mais la phrase exprimant sans doute le mieux l’idée de Giraudoux à ce propos est la suivante : « la révélation d’un génie en France se traduit presque toujours par un supplément d’aération et non de poids33 ».
Avec les mythes, Giraudoux n’a pas fait seulement un sec et froid exercice d’école, mais ils sont pour lui un espace qui a alimenté son imaginaire, de façon tout à fait vivante, lui permettant la création de nouveaux mythes très personnels. Pour les quatre exemples choisis, on remarque une grande cohérence symbolique, un lien fort entre plusieurs images mythiques qui se croisent, se complètent, se recoupent, et s’enrichissent les unes des autres. Ces quatre thèmes révèlent que s’il y a deux objets, en réalité le dédoublement renvoie à l’unité originelle qui, pour Giraudoux, est duelle. Ils se conjuguent pour former un ensemble cohérent, un mythe que nous pourrions peut-être appeler le mythe de l’un multiple originel, espèce de paradis perdu ou plutôt fantasmé.
Les exemples de ces deux auteurs montrent que c’est par une réappropriation personnelle et intime que le mythe demeure source vive au lieu de devenir froid exercice académique. Mais s’il le devient, il faut toujours se souvenir que c’est l’auteur qui s’en empare qui en est responsable. Car le mythe, dans sa richesse et sans vieillir, s’offre à nous dans une fascinante élasticité.
NOTES
1 Texte tiré d’une conférence donnée le 30 juillet 2013 à Middlebury College (Vermont, USA) devant des étudiants américains.
2 Les titres en rose pour les personnages mythiques, les titres en noir pour des personnages historiques, le titre en bleu pour le seul personnage issu du christianisme.
3 P. 1075. Les références sont celles de Feux, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, Œuvres romanesques, 1982.
4 Feux, op. cit., p. 1105.
5 Id., p. 1120.
6 Id., p. 1098-1099.
7 Id., p. 1122.
8 Id., p. 1134.
9 Id., p. 1155.
10 Id., p. 1111.
11 Id., p. 1106.
12 P. de Rosbo, Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar, Mercure de France, 1980, p. 151.
13 Feux, op. cit., p. 1081.
14 Id., p.1167.
15 Id., p. 1089.
16 Iliade, VIII, 68-77.
17 Id., XXII, 208-213.
18 Ovide, Métamorphoses, III, 339-510.
19 Littérature, dans Essais, articles, récits et témoignages, tome II, Textes critiques et politiques (EAT II), Yves Landerouin éd., Classiques-Garnier, 2022, p. 287. Il écrit cela à propos de Nerval et d’Aurélia qui est, dit-il, « une leçon suprême de poésie » (Ibid.).
20 Théâtre complet (TC), Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, I, 3, p. 489.
21 « Entrée à Saverne », dans Essais, articles, récits et témoignages, tome I, D’une guerre à l’autre, (EAT I), Yves Landerouin éd., Classiques-Garnier, 2020, p. 369.
22 Œuvres romanesques complètes I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade (ORC I), p. 1167.
23 TC, II, 3, p. 318.
24 « Nouvelles morts d’Elpénor », ORC I, p. 453.
25 « Premier rêve signé », ORC I, p. 6.
26 191 d, Belles Lettres, trad. Léon Robin. Voir tout le passage : 189 d-193 c.
27 TC, Ondine, I, 9, p. 788.
28 TC, Sodome et Gomorrhe, II, 7, p. 903.
29 TC, II, 13, p. 543-544.
30 ORC II, p. 54.
31 ORC II, p. 716.
32 TC, I, 6, p. 499.
33 Littérature, dans EAT II, p. 279.

Admète et Alceste, fresque romaine (Ier siècle) trouvée à Herculanum, Museo Archeologico Nazionale di Napoli (wikicommons)
Introduction
Nos recherches sur les emprunts et les allusions à l’œuvre d’Homère, en mettant l’accent sur les pièces d’Euripide relatives à la guerre de Troie, ont, semble-t-il, négligé l’image de l’hospitalité homérique dans la tragédie d’Alceste.
Alceste est représentée pour la première fois en 438 av. J.-C. C’est la plus ancienne des tragédies d’Euripide qui nous soit parvenue. La pièce explore des thèmes comme l’amour conjugal et le sacrifice, le devoir de la femme, l’amitié et la rédemption, le devoir de l’hospitalité… Admète, roi de Phères, destiné à mourir, obtient de son protecteur le dieu Apollon la permission de se faire remplacer. Ainsi son épouse Alceste accepte de mourir à sa place. Alors que le palais est en deuil, Héraclès vient y chercher l’hospitalité. Apprenant la vérité, celui-ci descendra aux Enfers pour ramener Alceste et la rendre à son époux Admète.
La présente étude se propose d’examiner l’image et la place de l’hospitalité homérique dans cette tragédie. En effet l’hospitalité est l’action de recevoir et d’héberger chez soi gracieusement quelqu’un par charité, par libéralité, par amitié ou même sur ordre divin. Cette idée de l’hospitalité est très présente dans le monde grec, particulièrement dans l’Odyssée d’Homère, où elle aurait une origine divine rattachée à Zeus. Ainsi lit-on :
Ζεὺς δ᾽ ἐπιτιμήτωρ ἱκετάων τε ξείνων τε,
ξείνιος, ὃς ξείνοισιν ἅμ᾽ αἰδοίοισιν ὀπηδεῖ.« Zeus est le vengeur des suppliants et des hôtes ; c’est le dieu de l’hospitalité ; il accompagne les étrangers qui le révèrent. » (Odyssée, IX, v. 270-271.)
L’étranger accueilli pourrait être l’envoyé d’un dieu. Étant donné qu’Euripide s’inspire beaucoup de l’œuvre d’Homère1, le traitement de l’hospitalité dans Alceste renverrait-il à la « xénia » (hospitalité) homérique ? L’hospitalité est-elle sacrée chez Euripide ? Serait-elle réduite à un rôle d’ornement ou de ressort dramatique ? Comment la maison d’Admète demeure-t-elle un foyer d’hospitalité ? Quelles sont les spécificités homériques ?
Pour répondre à ces interrogations, nous allons nous intéresser d’abord au personnage d’Héraclès, un hôte inattendu, ensuite aux devoirs de l’hospitalité euripidéenne, enfin à la maison toujours accueillante d’Admète, tout en revisitant le texte homérique.
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Identité de l’hôte
Comme l’hôte vient en général de loin, il est le plus souvent un inconnu. Cet être est insaisissable, devant être accueilli par son semblable. C’est une personne sacrée.
Toutefois, cet hôte ne sait pas comment il sera reçu ; il ignore si la terre inconnue est accueillante ou inhospitalière. L’hôte qui accueille peut aussi s’inquiéter, car il ignore l’identité de celui qu’il reçoit (dieu ou pirate). C’est pourquoi Ulysse, échoué en terre inconnue, ne cesse de se poser des questions :
ὤ μοι ἐγώ, τέων αὖτε βροτῶν ἐς γαῖαν ἱκάνω ;
ἦ ῥ᾽ οἵ γ᾽ ὑβρισταί τε καὶ ἄγριοι οὐδὲ δίκαιοι,
ἦε φιλόξεινοι καί σφιν νόος ἐστὶ θεουδής ; (Homère, Odyssée, VI, v. 119-121.)« Hélas ! Au pays de quels hommes suis-je arrivé ? Sont-ils violents, sauvages et injustes, ou bien accueillants aux étrangers, et leur esprit a-t-il la crainte des dieux ? »
Cependant de son côté, Nausicaa dit à ses suivantes à la vue d’Ulysse :
στῆτέ μοι, ἀμφίπολοι· πόσε φεύγετε φῶτα ἰδοῦσαι ;
ἦ μή πού τινα δυσμενέων φάσθ᾽ ἔμμεναι ἀνδρῶν ;
οὐκ ἔσθ᾽ οὗτος ἀνὴρ διερὸς βροτὸς οὐδὲ γένηται,
ὅς κεν Φαιήκων ἀνδρῶν ἐς γαῖαν ἵκηται
δηιοτῆτα φέρων· μάλα γὰρ φίλοι ἀθανάτοισιν. (Odyssée, VII, v. 198-203.)« Arrêtez, je vous prie, suivantes ! Où fuyez-vous à la vue d’un homme ? Croyez-vous donc que ce soit un ennemi ? Il n’y a, il n’y aura jamais un vivant, un mortel qui vienne apporter la mort au pays des Phéaciens, tant ils sont chers aux dieux. »
C’est ainsi qu’elle leur demande de donner de la nourriture, de la boisson et des vêtements à Ulysse. Nous voyons même Athéna accompagner Ulysse sous les traits d’un enfant dans la demeure du roi Alcinoos en l’enveloppant « de brume merveilleuse » afin de le protéger.
Mais, dans la tragédie d’Euripide, l’hôte d’Admète, Héraclès, est un ami (Alceste, v. 560). Et Héraclès ne s’inquiète que de sa présence dans les lieux. Ainsi s’écrie-t-il :
ξένοι, Φεραίας τῆσδε κωμῆται χθονός,
Ἄδμητον ἐν δόμοισιν ἆρα κιγχάνω ; (Alceste, v. 476-477.)« Ô habitants de Phères, trouverai-je Admète dans ce palais ? »
Les deux héros s’inquiètent dans les deux récits, mais la situation du héros homérique est plus complexe. Ulysse ne connaît ni les hôtes, ni les contrées d’accueil. Seule l’idée de l’inquiétude du voyageur est reprise par le tragique.
On peut relever une autre image venant d’Homère. En effet, dans l’œuvre d’Homère, les personnages aiment poser des questions aux étrangers qui arrivent dans une contrée donnée. Ainsi Arétè demande à Ulysse :
ξεῖνε, ……
τίς πόθεν εἰς ἀνδρῶν ; τίς τοι τάδε εἵματ᾽ ἔδωκεν ;
οὐ δὴ φῆς ἐπὶ πόντον ἀλώμενος ἐνθάδ᾽ ἱκέσθαι ; (Odyssée, VII, v. 237-238.)« Hôte …, quel est ton nom ? Quel est ton pays ? Qui t’a donné ces vêtements ? Ne dis-tu pas que tu es arrivé ici en errant sur la mer ? »
Après, Ulysse leur raconte ses aventures.
Chez Euripide, le Coryphée interroge aussi Héraclès sur les raisons de sa venue comme aiment le faire les hôtes d’Homère :
ἀλλ´ εἰπὲ χρεία τίς σε Θεσσαλῶν χθόνα
πέμπει, Φεραῖον ἄστυ προσβῆναι τόδε. (Euripide, Alceste, v. 479-480).« Mais dis-moi, quel sujet t’amène dans le pays des Thessaliens, et te fait entrer dans notre ville de Phères ? »
Le coryphée et Héraclès s’entretiennent ainsi. Admète lui donne des informations sur l’identité de Diomède, fils d’Arès, la nourriture de ses chevaux, leur mors, la souillure de leurs crèches. Et le poète en profite pour citer les autres travaux d’Héraclès, le combat contre les personnages mythiques, tels que Lycaon et Cycnos. Cela fait qu’avant de s’entretenir avec Admète, Héraclès sait d’avance le danger qui l’attend (Euripide, Alceste, v. 485-499).
Cet entretien nourrit la tragédie d’Euripide. Le poète imite une des spécificités homériques, les questions sur l’identité de l’hôte, pour introduire le thème de l’hospitalité. Héraclès qui arrive sans attribut n’est pas reconnu par les esclaves qui le prennent pour un brigand. C’est l’occasion pour le tragique de reprendre ce questionnement homérique sur l’identité de l’hôte qu’on retrouve dans l’Odyssée2.
II-Devoirs de l’hospitalité : vers 506-550.
Euripide copierait Homère sur le caractère sacré de l’hôte. Le comportement d’Admète en deuil face à son hôte, Héraclès en témoigne. Dans cette perspective, l’étranger, une personne inconnue à la cité, doit être accueilli et reconnu. C’est pourquoi le poète se plaît à accentuer le contraste entre le devoir sacré de l’hospitalité et la cruauté intolérable de la mort. La situation d’Admète, en proie à un deuil cruel, met en évidence l’importance de l’hospitalité qui prime sur les autres devoirs.
Apprenant qu’Admète est en deuil, Héraclès lui déclare :
{ΗΡΑΚΛΗΣ} λυπουμένοις ὀχληρός, εἰ μόλοι, ξένος.
{ΑΔΜΗΤΟΣ} τεθνᾶσιν οἱ θανόντες· ἀλλ´ ἴθ´ ἐς δόμους.
{ΗΡΑΚΛΗΣ} αἰσχρόν γε παρὰ κλαίουσι θοινᾶσθαι ξένους. (Euripide, Alceste, v. 540- 542.)Héraclès : L’hôte, s’il vient chez des gens en plein chagrin, est pénible.
Admète : Ne m’accable pas de ce nouveau malheur. Les morts sont morts, entre dans ma maison.
Héraclès : Il est honteux de faire des festins chez des amis qui sont dans la douleur.
Admète se trouve ainsi devant un conflit de devoirs : accueillir un hôte et être en deuil. Il prend sur lui, essaie de convaincre son hôte en lui cachant la vérité. Il demande à l’un de ses esclaves d’ouvrir la chambre des hôtes, à certaines des femmes de préparer un festin abondant à l’hôte, aux autres de fermer la porte intérieure afin que l’hôte n’entende pasde gémissements, ni ne voie des larmes. Les esclaves obéissent ainsi et acceptent l’hospitalité d’Héraclès. Celui-ci est reçu royalement par Admète.
Cependant, force est de signaler que contrairement aux serviteurs accueillants d’Homère3, ceux d’Euripide sont hostiles à l’hospitalité offerte à Héraclès. Un des esclaves, excédé, révèle même à Héraclès la vérité. Et ils pensent tous qu’on ne peut pas festoyer alors que la maison est en deuil. C’est un manque de respect envers la mémoire d’Alceste, « une femme si vertueuse et si jeune. »
Euripide suscite ainsi le pathétique. Ce comportement du serviteur est essentiel dans la structure de l’intrigue. Il provoque une forte émotion et pousse Héraclès à la honte et à l’action héroïque : affronter Thanatos pour lui reprendre Alceste et la ramener à la vie.
Le poète ne reprend pas ici le rôle accueillant des serviteurs homériques, mais pour les besoins du genre, il fait participer ses esclaves à l’ironie tragique de la pièce. A travers eux, il révèle la tension entre le devoir social (l’hospitalité) et la vérité humaine (le deuil), il montre que la sagesse et la vertu ne sont pas l’apanage des maîtres. Ainsi leur rôle est-il non seulement indispensable à la puissance tragique mais aussi à l’idée d’hiérarchisation sociale et de la nature humaine. Les esclaves rappellent ainsi leur maître à ses devoirs.
Ainsi le poète se plaît à présenter un Héraclès non pas violent, mais généreux et sensible, qui incarne, d’ailleurs,l’esprit du contre-don homérique. Il compte ramener au jour Alceste pour la remettre aux mains de l’hôte qui l’accueillit au lieu de le repousser, malgré le lourd malheur dont il était frappé, et qui le lui cacha, « noble cœur ! », précise-t-il, « par égard pour lui ». Il s’interroge :
τίς τοῦδε μᾶλλον Θεσσαλῶν φιλόξενος,
τίς Ἑλλάδ´ οἰκῶν ; (Alceste, v. 858-859.)« Est-il dans la Thessalie, est-il dans toute la Grèce un plus religieux observateur de l’hospitalité ? »
Admète veille donc à la protection et au respect scrupuleux dûs au suppliant. L’hôte doit respecter les lois de l’hospitalité, quelle que soit la situation dans laquelle il se trouve.
Héraclès, de son côté, veille au contre-don s’inscrivant dans la logique du sens de l’hospitalité homérique. En effet l’hôte offre le gîte, le couvert, un bain, et au moment du départ, un cadeau précieux. Et l’invité est tenu de lui rendre l’hospitalité ou de lui offrir un cadeau en retour. Ainsi le don n’est pas un acte gratuit mais il s’accompagne d’une obligation de rendre, créant ainsi un lien social entre l’hôte et l’étranger.
Héraclès, après avoir reçu l’hospitalité d’Admète, affirme :
εἶμι τῶν κάτω
Κόρης ἄνακτός τ´ εἰς ἀνηλίους δόμους,
αἰτήσομαί τε καὶ πέποιθ´ ἄξειν ἄνω
Ἄλκηστιν, ὥστε χερσὶν ἐνθεῖναι ξένου. (Alceste, v. 851-854)J’irai aux enfers, dans la sombre demeure de Proserpine et de Pluton ; je redemanderai Alceste, et je compte bien la ramener au jour, et la remettre aux mains de l’hôte généreux.
Dans ce contre-don, le tragique imite le poète de l’Odyssée à travers la descente d’Héraclès aux Enfers pour ramener Alceste. Il évoque la conception homérique de l’âme humaine, « un être relégué, fantôme inconsistant, dans un au-delà ténébreux et inaccessible4. » En effet dans l’Odyssée, Circé recommande à Ulysse de descendre au Royaume des Morts afin de consulter le devin Tirésias pour connaître les moyens d’assurer son retour sur son île natale. Après avoir franchi l’océan, Ulysse creuse une fosse, bothros, y verse une triple libation : de lait miellé, de vin doux et d’eau pure, répand sur le trou une blanche farine, égorge des victimes5. Les morts s’approchent. Il rencontre ainsi d’anciens compagnons, Elpénor, sa mère Anticleia, Agamemnon, Achille, d’autres hommes condamnés à d’éternelles souffrances.
Mais Héraclès va combattre Thanatos. Et Selon Jacqueline Assaël, « en se rendant auprès d’Hadès et de Perséphone, Héraclès aurait eu accès à un monde d’ombres, au domaine des âmes des morts. Mais en s’attaquant à Thanatos, Héraclès récupère un corps placé provisoirement dans une tombe avant d’être incinéré.6»
En réalité, force est de constater que la descente d’Ulysse aux enfers est un rituel magique et passif tandis que celle d’Héraclès est physique et violente. Celui-là creuse une fosse, y verse des libations pour attirer les ombres, dialoguer avec les âmes pour orienter son voyage futur. Celui-ci combat la Mort pour lui reprendre Alceste. Il agit par passion et par amitié pour réparer une injustice.
Il va sans dire que la reconnaissance de tels devoirs à propos de l’hospitalité adoucit les relations entre les hommes. Si, dans l’Odyssée (VIII, v. 536-547) nous voyons le roi Alcinoos arrêter les chants de Démodocos qui attristent Ulysse, parce que, juge-t-il, l’hôte et le suppliant sont tous des frères et qu’ils doivent goûter le même plaisir, parallèlement, dans Alceste, nous apercevons Admète œuvrer à cacher sa douleur pour complaire à son hôte Héraclès. L’analyse de Gabrielle Halpern et de Cyril Aouizerate s’applique parfaitement à Alcinoos et à Admète : « l’hospitalité commence par le regard. Le meilleur hôte est celui qui sait observer l’autre, observer ce qu’il aime, ce qu’il fait, s’il a l’air triste.7»
Le poète expose ainsi le conflit de devoirs devant lequel se trouve Admète, et la façon dont il essaie de le résoudre pour respecter les règles de l’hospitalité. Par ailleurs, que représente la maison d’Admète dans cette référence à l’hospitalité homérique ?
III- Une maison toujours hospitalière ?
Repousser un hôte, selon Admète, c’est manquer aux lois de l’hospitalité. Il se refuse à être « ἄξενος » (inhospitalier) (Alceste, v. 556), et à voir aussi sa maison devenir inhospitalière « ἐχθρόξενος » (qui déteste l’hôte) (Alceste, v. 558). Ainsi à travers Admète, le poète porte un regard attentif au non-respect des principes de société sur la conduite humaine dans les relations sociales. Le chœur, dans leur entretien, s’étonne, certes, de son attitude, mais reste convaincu par ses arguments pour accueillir Héraclès. Il célèbre même, dans un chant particulier, l’hospitalité offerte jadis à Apollon et aujourd’hui à Héraclès (Alceste, v. 568-599.)
Cette conversation a lieu au moment où les vieillards thessaliens sont occupés à chanter les louanges d’Alceste et où apparaît Héraclès qui, se rendant en Thrace, vient demander l’hospitalité au palais d’Admète. Henri Patin juge « la conversation assez froide » et pense qu’« elle a pour but d’empêcher qu’il ne soit question entre eux de la mort d’Alceste8 » Ainsi fait-il remarquer que cette espèce d’escamotage, qui substitue avec dextérité au cours naturel et nécessaire des idées et des discours un ordre d’entretien arbitraire et factice, était en général fort étranger à la simplicité et à la franchise du génie dramatique des Grecs.
Ce chant du chœur rappelle un passage de l’Iliade d’Homère. Bien que la légende d’Admète soit thessalienne, Homère fait mention d’Admète et d’Alceste de même que du dieu Apollon dans son œuvre. Au chant II de l’Iliade, aux vers 711-715, le contingent thessalien envoyé contre Troie a pour chef Eumélos, fils d’Admète et d’une femme « divine », Alceste, la plus belle des filles de Pélias. Sont donnés de nombreux détails sur la famille d’Admète. Il semble qu’Homère n’ignore pas le mythe d’Apollon devenu l’esclave d’Admète et faisant prospérer ses troupeaux, comme en témoignent ces vers :
τίς τὰρ τῶν ὄχ᾽ ἄριστος ἔην σύ μοι ἔννεπε Μοῦσα
αὐτῶν ἠδ᾽ ἵππων, οἳ ἅμ᾽ Ἀτρεΐδῃσιν ἕποντο.
Ἵπποι μὲν μέγ᾽ ἄρισται ἔσαν Φηρητιάδαο,
τὰς Εὔμηλος ἔλαυνε ποδώκεας ὄρνιθας ὣς
ὄτριχας οἰέτεας, σταφύλῃ ἐπὶ νῶτον ἐίσας ·
τὰς ἐν Πηρείῃ θρέψ᾽ ἀργυρότοξος Ἀπόλλων
ἄμφω θηλείας, φόβον Ἄρηος φορεούσας. (Homère, Iliade, II, v. 761-767.)« Quel fut le meilleur de beaucoup, dis-le-moi, Muse, pour les
hommes comme pour les chevaux qui avaient suivi les Atrides.
Les juments les meilleures, de beaucoup, étaient celles
du fils de Phérès, qu’Eumélos poussait, rapides comme
des oiseaux, de même poil, de même âge, allant à la surface des blés.Apollon à l’arc d’argent avait élevé en Piérie ces deux juments,
qui portaient partout la terreur d’Arès.
Dans Alceste, Apollon arrive déguisé9 chez Admète et éprouve son hospitalité. Ainsi le précise-t-il au début du prologue :
Ὦ δώματ´ Ἀδμήτει´, ἐν οἷς ἔτλην ἐγὼ
θῆσσαν τράπεζαν αἰνέσαι θεός περ ὤν. 10 (Euripide, Alceste, v. 1-2.)« Ô palais d’Admète, où j’ai dû me contenter de la table des mercenaires, tout dieu que je suis ! »
Admète accueille ainsi son hôte et Apollon, en retour, lui accorde un bienfait pour marquer sa reconnaissance : l’opportunité de posséder un riche troupeau11 et d’être immortel.
Et plus loin, Apollon précise, lui-même, dans le cadre de cette hospitalité :
ἐλθὼν δὲ γαῖαν τήνδ´ ἐβουφόρβουν ξένωι
καὶ τόνδ´ ἔσωιζον οἶκον ἐς τόδ´ ἡμέρας. (Alceste, v. 8-9)« Arrivé dans ce pays, je fis paître les troupeaux pour un maître, et je fus le protecteur de cette maison jusqu’à ce jour. »
Cette hospitalité, bien qu’elle s’inscrive dans le cadre de la « xénia » (hospitalité homérique), Euripide n’en fait pas mention. Cependant, il respecte le traitement particulier qui est réservé à l’hôte et le contre–don. Apollon est reçu à « table » et fait à son hôte le don de « l’immortalité ».
La référence faite par le chœur à cet épisode a attiré l’attention des critiques. Patin soutient qu’« il nous montre la piété d’Admète comme l’objet constant de l’amour et de la protection des dieux ; il nous fait pressentir qu’elle sera récompensée par Héraclès comme elle l’a déjà été par Apollon.12 »
IV-Spécificités homériques
La « xénia » (l’hospitalité homérique) oblige le maître des lieux à nourrir son hôte avant de l’interroger sur les raisons de sa venue.
Nausicaa le sait bien. À l’arrivée d’Ulysse, elle dit à ses servantes : « Puisqu’il nous est venu, il doit avoir nos soins ; étrangers, mendiants, tous nous viennent de Zeus. » (Odyssée, VII, v. 206-208). C’est ainsi qu’elle leur ordonne : « Mes filles, portez-lui de quoi manger et boire13. » (Odyssée, VII, v. 246), avant de lui suggérer d’entrer dans la ville. Elle lui offre des vêtements, de la nourriture, de l’huile et de quoi prendre un bain.
À Pylos également, Télémaque et Pisistrate « entrent dans des bassins merveilleusement polis ; des captives les baignent, les oignent d’huiles parfumée, et leur donnent de moelleuses tuniques et de somptueux vêtements. » Après, ils se voient laver les mains et présenter « une table brillante » remplie de pains et de mets en abondance. Et Ménélas précise ainsi : « Prenez quelque nourriture et réjouissez-vous. Quand vous aurez terminé ce repas, nous vous demanderons qui vous êtes.» (Odyssée, IV, v. 60-61.)
En revanche, chez Euripide, à l’arrivée d’Héraclès, le coryphée interroge directement son hôte sur les raisons de sa venue sans penser, d’abord, à le nourrir. Le tragique ne reprend pas à son compte cette pratique évoquée dans l’Odyssée. Toutefois, dans l’hospitalité réservée à Apollon, on pourrait affirmer que cette pratique est présente puisqu’Apollon est reçu à table14.
On peut ajouter qu’on ne retrouve pas chez Euripide les rites de l’hospitalité homérique. Chez les Phéaciens, par exemple, il y a un respect sacré des rites de l’hospitalité. À l’arrivée d’Ulysse, le roi Alcinoos lui offre son hospitalité par une fête célébrant sa venue.
ἠῶθεν δὲ γέροντας ἐπὶ πλέονας καλέσαντες
ξεῖνον ἐνὶ μεγάροις ξεινίσσομεν ἠδὲ θεοῖσιν
ῥέξομεν ἱερὰ καλά, ἔπειτα δὲ καὶ περὶ πομπῆς
μνησόμεθ᾽, ὥς χ᾽ ὁ ξεῖνος ἄνευθε πόνου καὶ ἀνίης
πομπῇ ὑφ᾽ ἡμετέρῃ ἣν πατρίδα γαῖαν ἵκηται…« Mais dès l’aurore, ayant réuni un plus grand nombre d’Anciens, traitons notre hôte dans nos grandes salles, offrons aux dieux de belles victimes, pensons à reconduire l’étranger, afin que, délivré de peine et de chagrin, il arrive, accompagné par nous, dans la terre de ses pères … » (Odyssée, VII, v. 189-193).
L’hospitalité est grandiose tant du côté de Nausicaa, d’Alcinoos, que d’Arétè, son épouse. Étranger comme divinité, Ulysse l’est, et au roi de le rappeler. Il annonce la venue d’Ulysse comme étant peut–être la venue d’un dieu. Ainsi Ulysse se rend-il à la cour où se dérouleront les sacrifices et fera la libation du vin pour partager le repas sur la table de l’hôte15.
Chez Euripide, Héraclès est bien reçu, certes, mais il dîne et boit seul, au lieu de partager la table de son hôte. Cette situation, juge Zaidman, « est une négation du banquet et de la sociabilité qu’il organise entre les hommes.16» En outre, les Phéaciens, à travers l’aède Démodocos, mettent en valeur Ulysse. Ils l’invitent à dire qui il est, ce qu’il a vécu, à révéler ses qualités de beau parleur, d’excellent sportif, et de bon narrateur. Ulysse raconte ainsi son histoire qui occupera les chants IX, X, XI, et XII de l’œuvre.
Ces rites de l’hospitalité, cette nourriture offerte d’emblée à l’hôte et cette présence d’aède n’apparaissent ni dans la «xénia » (hospitalité) d’Apollon, ni dans la « philia » (accueil amical) d’Héraclès. Sans doute ces manquements s’expliqueraient par le deuil qui frappe Admète et lui interdit de partager la table de son hôte, mais surtout par la vision du poète qui puise dans les mythes ce dont il a besoin pour nourrir sa tragédie.
Conclusion
D’après notre analyse, on retrouve dans la pièce d’Euripide les points saillants de l’hospitalité homérique : l’interrogation identitaire de l’hôte, son traitement particulier, le contre–don, l’hospitalité d’Apollon.
Cependant, il y a quelques pratiques qu’on ne retrouve pas chez Euripide : le repas offert à l’hôte avant de connaître son identité, les rites de l’hospitalité, la présence de l’aède.
La tragédie s’ouvre sur l’éloge, fait par Apollon, de l’hospitalité d’Admète et se clôt sur l’éloge, fait par Héraclès, del’hospitalité d’Admète. Deux formes d’hospitalité sont présentes dans la pièce : celle d’Apollon qui s’inscrit dans un contexte de « xénia » (hospitalité), celle d’Héraclès qui relève de la « philia » (amitié). L’accueil d’Apollon est lié à une circonstance précise, l’exil du dieu sur la terre pour expier le meurtre des Cyclopes. Euripide le décrit directement sans faire mention de l’identité de l’hôte comme dans l’Odyssée, mais en s’inspirant de passages homériques.
En revanche, l’accueil d’Héraclès renvoie à une dimension constitutive de sa personnalité légendaire et cultuelle. Héraclès est sur la route de Thrace où il doit affronter Diomède et enlever ses chevaux. Son identité est mentionnée ainsi que les exigences de l’hospitalité. Admète se montre « philoxénos » (ami des hôtes), et même « agan philoxénos » (très ami des hôtes), v. 809, à l’égard d’Apollon et Héraclès, et révèle des traits caractéristiques de l’hôte homérique.
Force est de constater que l’hospitalité d’Admète est excessive. En effet, Admète est en deuil et n’a pas eu suffisamment le temps de bien s’occuper de son hôte Héraclès. Il l’accueille, certes, ouvertement, dans sa maison. Mais ses esclaves, de leur côté, acceptent difficilement son hospitalité, ce qui fait que, même si l’accueil se fait, il se fait sans l’assentiment des esclaves. Nous nous demandons donc si l’hospitalité offerte à Héraclès est complète comparée à celle offerte à Apollon.
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Bibliographie
TEXTES ANCIENS
Homère, Odyssée, texte établi et traduit par V. Bérard, tome I, I-VII, Paris, Les Belles Lettres, 1962.
Euripide, Le Cyclope, Alceste, Médée, Les Héraclides, tome I, texte établi et traduit par L. Méridier, Paris, les Belles Lettres, 1947.
Euripide, Alceste, Traduction L. Méridier, Texte présenté et annoté par D. Jouanna, avec la collaboration de C. Verdié, Paris, Hatier, Les Belles Lettres, 2001.
Pindare, Odes, Les Pythiques, E. Falconnet, Paris, Société du Panthéon littéraire, 1842
LITTERATURE SECONDAIRE
Cyril Aouizerate et Gabrielle Halpern, Penser l’hospitalité. L’Artisan hôtelier et le philosophe, Éditions de l’Aube, 2022.
Jacqueline Assael, « La résurrection d’Alceste », Revue des Etudes grecques, 2004, vol. 117, pp. 37-58. Stable URL : https ://www.Jstor.Org/stable/44260589.
Jacqueline de Romilly, Précis de Littérature grecque, Paris, PUF, 1980.
Jean Dumortier, « L’évocation des morts dans l’Odyssée », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1954, pp. 27-40.
Henri-Joseph-Guillaume Patin, Études sur les tragiques grecs ou examen critique d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, tome troisième, Paris, Hachette, 1843.
Hélène Perdicoyianni-Paleologou, « Philos chez Euripide », Revue belge de philologie et d’histoire, 74, 1996, p. 5-26
Louise Bruit-Zaidman, « Mythe et tragédie dans l’Alceste d’Euripide », S. des Bouvrie (ed.), Myth and Symbol I. Symbolic phenomena in Ancient Greek Culture, Papers from the Norwegian Institute at Athens 5, Bergen, 2002, p. 199-214.
Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspero, 1968.
Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1967.
Pierre Vidal-Naquet et Jean-Pierre Vernant, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1972.
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1 Cf. Les pièces d’Euripide relatives à la guerre de Troie : Hécube, Andromaque, Les Troyennes…
2 Cependant, dira-t-on, il y a un décalage puisqu’Admète connaît déjà son hôte mais il faut admettre que le coryphée ignore l’identité d’Héraclès.
3 Cf. Homère, Odyssée, IV, V, VI, VII, VIII.
4 Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspero, 1968, p. 22. La réflexion de Louis Gernet est intéressante quand il tente d’élucider cette conception homérique en la rattachant à une pensée ancienne « où les morts, directement rattachés au monde humain et au monde de la nature, sont intégrés à la vie d’un groupe local essentiellement représentés comme cyclique. » Selon Louise Bruit-Zaidman, ce retour miraculeux et divin d’Alceste de chez les morts révèle, chez Euripide, « la mort inévitable et la nécessité à laquelle nul mortel ne peut échapper et que pas même les dieux, eux-mêmes immortels ne peuvent transgresser. » (« Mythe et Tragédie dans Alceste d’Euripide », p. 202).
5 Jean Dumortier soutient que ce sang versé dans la fosse et dont boiront les morts les ranime puisque, dans la conception antique, il est le siège de la vie. (« L’évocation des morts dans l’Odyssée» in Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1954, 3, p. 33-34).
6 Jacqueline Assaël, « La résurrection d’Alceste », Revue des Études grecques, 2004, 117, p. 50.
7 Cyril Aouizerate, Gabrielle Halpern, Penser l’hospitalité. L’Artisan hôtelier et le philosophe, Éditions de l’Aube, 2022, p. 23.
8 Henri Patin, Etudes sur les Tragiques grecques ou Examen critique d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, p. 13.
9 Une reprise homérique. Les Grecs du temps d’Homère traitaient le mendiant avec égard. Ulysse, quand il aborde la terre des Phéaciens, se déguise en mendiant devant Nausicaa, puis avant d’entrer dans le palais d’Alcinoos pour être bien accueilli.
10 En effet, Zeus a condamné Apollon à servir comme esclave chez Admète, car il avait tué les cyclopes afin de venger le foudroiement par Zeus de son fils Asclépios (v. 1-14 ; v. 127-129.) qui, selon la légende, avait employé ses talents médicaux à ressusciter des morts.
11 Cette conception de la « xénia » et de la « philia », chez Euripide, est le sens du mot « фίλᴏɩ » employé au vers 562 d’Alceste, et Perdicoyianni en fait une interprétation « active et passive » : « φίλοι » désigne, successivement, Héraclès qui reçoit l’hospitalité d’Admète et qui ramènera Alceste des Enfers, et Apollon qui, accueilli par Admète, permet à celui-ci de posséder un riche troupeau. L’autre sens de « philos » où le mot désigne la personne qui reçoit les services (cf. Euripide, Hécube) : Perdocoyianni le considère comme une « Xénia provisoire et intéressée de la part de l’hôte, une Xénia fondée uniquement sur les dons de l’hospitalité. » Hélène Perdicoyianni, « Philos chez Euripide », Revue belge de philologie et d’histoire, 74, 1996, p. 17.
12 H. Patin, Études sur les Tragiques grecques, p. 14-15. Quoiqu’on puisse dire, le tragique s’inspire, d’abord, de ce passage d’Homère avant de répondre aux impératifs dramatiques.
13 Plus loin, Échénéos, le plus âgé des héros des Phéaciens, dit au roi Alcinoos : « Relève l’étranger, fais-le s’asseoir en un fauteuil, puis ordonne aux hérauts de mélanger du vin […], dis à l’intendante de prendre en sa réserve le souper de notre hôte. » (Odyssée, VII, v. 159-166.)
14 « Ô palais d’Admète, où j’ai dû me contenter de la table des mercenaires, tout dieu que je suis ! » (Alceste, v. 1-2)
15 Jacqueline de Romilly constate bien ces scènes rituelles et précise qu’elles sont établies par une longue tradition et comportent tout un cérémonial. Ces scènes, écrit-elle, mettent en jeu des qualités de cœur et des égards raffinés. Romilly note ainsi cette façon d’Alcinoos d’honorer Ulysse sans avoir l’indiscrétion de l’interroger. (Précis de Littérature grecque, Paris, PUF, 1980, p. 31-32).
16 Louise Bruit-Zaidman, « Mythe et tragédie dans Alceste d’Euripide », p. 205.
Trimalcion (Mario Romagnoli) dans une scène du film (wikipedia)
Federico Fellini s’est attaqué en 1968 au Satyricon, ce roman « picaresque » attribué à un certain Pétrone dont l’identité véritable n’est pas assurée et qui n’est pas datable avec certitude (1er ou IIe siècle av. J.-C.)1. Pourquoi s’y est-il intéressé (outre son goût pour l’Antiquité classique2, partagé par beaucoup dans sa génération) ?
Fellini a dit qu’il avait été fasciné par la nature lacunaire du roman de Pétrone : celui-ci ne nous est plus connu en effet qu’à l’état de fragments (des livres XIV à XVI surtout, alors qu’il a pu en comporter 24, comme l’Iliade et l’Odyssée). Il a pu ainsi laisser libre cours à une tendance fondamentale de son imagination qu’il a expliquée dans une interview donnée à Giovanni Grazzini3 :
Déjà au lycée, dans l’étude des antiques d’avant Pindare, je cherchais à combler par l’imagination les hiatus entre un épisode et l’autre. Notre prof était absolument cocasse en exigeant que de petits crétins de seize ans soient pris d’enthousiasme quand il déclamait de sa voix fragile l’unique vers resté d’un poète : « Je bois appuyé à ma longue lance4 » et moi, de me faire le promoteur d’une hilarité grossière en inventant toute une kyrielle de fragments que nous allions lui proposer, en effrontés que nous étions…
Mais cette histoire de fragments me fascinait pour de bon. J’étais hanté par l’idée que la poussière des siècles avait conservé les battements d’un cœur éteint à jamais. En convalescence à Manziana (après la maladie qui avait failli l’emporter, NdA), dans la petite pension de famille où je me trouvais, je découvre un Pétrone dans la bibliothèque : et j’éprouve à nouveau une grande émotion. Le livre me fait penser aux colonnes, aux têtes, aux yeux qui manquent, aux nez brisés, à toute la scénographie nécrologique de l’Appia Antica, voire en général aux musées archéologiques. Des fragments épars, des lambeaux resurgissaient de ce qui pouvait bien être tenu aussi pour un songe, en grande partie remué et oublié. Non point une époque historique, qu’il est possible de reconstituer philologiquement, d’après les documents, qui est attestée de manière positive, mais une grande galaxie onirique, plongée dans l’obscurité, au milieu de l’étincellement d’éclats flottants qui sont parvenus jusqu’à nous. Je crois que j’ai été séduit par la possibilité de reconstruire ce rêve, sa transparence énigmatique, sa clarté indéchiffrable. En effet, il en va de même avec les rêves : ils ont des contenus qui nous appartiennent profondément, par lesquels nous exprimons notre propre moi, mais, à la lumière du jour, l’unique rapport cognitif qu’il nous est donné d’avoir avec eux est de nature conceptualiste, intellectuelle. Et c’est pourquoi, à notre conscience, les rêves paraissent aussi fuyants, incompréhensibles et étrangers. Le monde antique, disais-je, n’a jamais existé, mais, indubitablement, nous l’avons rêvé.5
Cette fascination pour le fragment se retrouve de plusieurs manières dans son Satyricon. D’abord dans la construction du film, avec sa succession d’aventures qui sont autant de ruptures de la construction narrative, dès le début du film : on voit un jeune lettré, Encolpe, aux thermes exprimer sa colère contre son condisciple Ascylte, qui lui a dérobé son amant Giton ; puis voilà qu’il se rend à une représentation au théâtre de Vernacchio, où il retrouve Giton ; puis il traverse Suburre et ses bordels (il y aperçoit, mutilée, une fantastique tête d’empereur : en réalité celle de Constantin datant du IVesiècle av. J-C.6) ; arrivé ensuite dans une gigantesque habitation collective (l’Insula Felicles), il se voit abandonné par Giton (qui rejoint Ascylte) mais survient un séisme qui provoque l’effondrement spectaculaire de l’Insula ; puis sans transition ni explication, le jeune lettré se retrouve dans une galerie d’art (une pinacothèque) où il s’entretient avec un poète érudit, Eumolpe, de la décadence des arts. Le film est bâti ainsi, les aventures s’enchaînant au fil improbable des fragments subsistants du roman de Pétrone.
Le motif du fragment donne la clé pour comprendre la scène de la galerie d’art (dans le roman de Pétrone, il n’était aucunement question de fragments, mais de peintures célèbres parfaitement intactes, qui « forçaient l’admiration »). Fellini, lui, a choisi d’y exposer des débris d’œuvres d’art antique de toutes les époques et de tous les styles, coexistant dans le plus grand désordre chronologique : éléments de tablettes en écriture cunéiforme (!), tessons historiés de céramiques grecques, pans de fresques romaines mutilées, fragments de sculpture, fonds de verres dorés de l’empire romain tardif…Pourquoi ces œuvres et pourquoi des fragments ?
Tout au long du film sont par ailleurs insérés des fragments d’auteurs grecs antiques, parfois mêlés à du turc.
Et que demande à la fin Eumolpe à ses héritiers, s’ils veulent toucher effectivement l’héritage quand il sera mort ? qu’ils coupent son corps en petits morceaux (en anglais « morsel-size pieces ») et les ingurgitent ensuite ! Ce qu’ils font effectivement (comme une métaphore de l’appropriation des œuvres du passé par les générations suivantes : Eumolpe est un authentique poète).
Enfin, c’est sur une suspension du récit que s’achève le Fellini-Satyricon. Poursuivant son errance après la mort d’Ascylte et d’Eumolpe, Encolpe prend la mer, mais le commentaire en voix off s’interrompt alors abruptement : « Sur une île recouverte d’herbe haute et parfumée, un jeune Grec se présenta qui nous dit que dans les années… ». On n’en saura pas plus : la voix en effet se tait, tandis que la silhouette d’Encolpe se fige en fresque (avec celle des autres protagonistes qu’on a vu précédemment vivre et se débattre) sur des fragments de murs déjà ruinés.
Tout fragment est une énigme à déchiffrer (comme un rêve). En en faisant la matrice du Fellini-Satyricon, tant dans la structure du film (avec ses discontinuités narratives et spatio-temporelles) que dans ses innombrables détails, qu’a cherché Fellini ? Il me semble qu’il a voulu ainsi traduire l’image de l’écoulement irrémédiable du temps, qui détruit (presque) tout (mais pas tout, nous laissant dans l’incertitude quant aux intentions de l’artiste quand il créa son œuvre). Car on meurt beaucoup dans son Satyricon. Et les fragments en grec ancien que le cinéaste de Rimini a inséré dans son film sont sans équivoque, tel ce thrène que récitent les « Homéristes » lors du banquet chez Trimalchion : « Le corps de tous cède à la mort toute-puissante, mais, vivante encore, il reste une image de notre être ; car elle, seule, vient des dieux ; elle dort, quand nos membres s’agitent, mais au contraire, quand nous dormons, elle nous fait voir, en une foule de rêves, le jugement qui s’approche pour nous récompenser ou nous punir7. » C’est ce même registre (la fugacité de l’existence) qu’évoque le turc Ohran Veli Kanik dans son poème « À l’intérieur », précisément mystérieusement imbriqué par Fellini (ou par l’un de ses assistants) à l’intérieur du même passage en grec ancien8 : « Nous avons des mers au soleil, Nous avons des arbres couverts de feuilles, Matin et soir nous allons et venons, Entre nos mers et nos arbres, Dans le néant. »
Federico Fellini sortait en 1968, après une dépression, d’une pleurésie allergique qui faillit (c’était en 1967) lui coûter la vie. Il percevait de surcroît son époque (celle du « miracle italien » d’après-guerre), à l’instar de Pasolini mais différemment, comme une fin de la civilisation9. Dans le De Natura rerum (II, 1144-1150) Lucrèce l’avait annoncé : « C’est ainsi qu’à leur tour les murailles qui entourent le vaste monde, succombant aux assauts du temps, ne formeront plus que décombres et poussières de ruines (…). Et déjà notre époque est en ruines… ». Sans doute est-ce pourquoi dans Fellini-Roma (1972), film lui-même bizarrement constitué de fragments hétéroclites, Fellini donne la parole au romancier et scénariste américain Gore Vidal (1925-2012), qui voit le monde aller vers sa fin… et juge que Rome est à cet égard le meilleur endroit pour l’attendre !
Concluons : après Huit et demi (1963) où il avait réalisé une formidable mise en abyme de son propre travail de cinéaste, le Satyricon est une nouvelle illustration de la quête de Fellini, à la recherche d’un renouvellement du langage cinématographique, le sien en particulier (en rupture avec la forme plus classique de ses chefs-d’œuvre antérieurs comme Les Vitelloni, La Strada, Il Bidone, Les Nuits de Cabiria). Il apparaît ainsi comme le contemporain des grands créateurs de formes au XXe siècle : soit au cinéma (on pense à Alain Resnais, ou à Ingmar Bergman qu’il fréquenta à cette époque), ou en peinture (Picasso qu’il admirait beaucoup10), ou en littérature (même s’il ne fut guère un lecteur assidu : n’ayons pas peur – même s’il en aurait ri – de citer Joyce, Faulkner, Virginia Woolf, Proust ou Claude Simon).
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1 Voir René Martin, Le Satyricon, Pétrone, Ellipses, coll. « Textes fondateurs », 1999, p. 4 et 19 : étude de référence sur le roman de Pétrone.
2 Voir Jean-Michel Ropars, « Fellini, Archiloque de Paros et Pindare », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2020, I, p. 137-147.
3 Giovanni Grazzini, Fellini par Fellini, traduit de l’italien par Nino Frank, Paris, Champs, Flammarion, 1987. Certes Fellini a pu, conformément à son habitude, bluffer son intervieweur et Grazzini a pu aussi lui-même « enjoliver » les réponses du Maestro : mais il ne peut s’agir entièrement d’affabulation.
4 Archiloque de Paros, fin du fragment 7 (Lasserre & Bonnard, Paris, CUF, 1958).
5 Giovanni Grazzini, o. c., p. 138-139.
6 Elle est actuellement dans la cour du Palais des Conservateurs à Rome. Il n’en subsiste (comme pour le roman de Pétrone) que des fragments, ceux en marbre, de dimensions monstrueuses : la tête, en entier (Fellini pour son film en a escamoté la moitié) ; une main à l’index tendu ; un genou ; un coude ; une jambe et les pieds.
7 Pindare, fragment 131 (CUF, IV, p. 196, texte établi et traduit par Aimé Puech), citation de Plut. (Consolation à Apollonios, 35, 120 D).
8 Voir Andrea Scala, « Diverse lingue, orribili favelle ? In margine al multilinguismo del Fellini-Satyricon », in De Berti Raffaele, Gagetti Elisa betta & Slavatti Fabrizio, Fellini-Satyricon. L’immaginario dell’antico, Quaderni di Acme 113, Cisalpino, Milano 2009, p. 115-132.
9 Par la suite c’est aussi une fin du monde, celle de l’Europe d’avant 1914, qu’il évoquera dans Et Vogue le navire en 1983.
10 En 2019, la Cinémathèque de Paris a consacré une exposition à ce sujet : « Quand Fellini rêvait de Picasso ».
Les controverses, les confusions, les ambiguïtés, les problématiques de « lecture » et « d’interprétation » d’images de l’Antiquité parvenues jusqu’à nous (vases à figures noires ou rouges, fresques, mosaïques, métopes, frises, statues…) sont inhérentes aux recherches des antiquisants. Nous pouvons citer à ce titre l’exemple emblématique de la fabuleuse mégalographie de la Villa des mystères à Pompéi1. Plus d’une trentaine d’hypothèses ont été élaborées par des chercheurs de différents pays, souvent contradictoires voire fantaisistes pour certaines, depuis sa découverte en 1909-1911. Deux d’entre elles retiennent plus particulièrement notre attention ; la première est celle du célèbre latiniste Paul Veyne, qui a été publiée au préalable dans un article d’un ouvrage collectif, Les Mystères du gynécée en 1998, puis synthétisée dans son ouvrage La Villa des Mystères à Pompéi (Gallimard) en 2016, et la deuxième du spécialiste de la Rome antique Gilles Sauron dont le livre La grande fresque de la Villa des Mystères à Pompéi, a été édité en 1998 (édition Picard). Deux grands érudits incontestés et reconnus mais qui divergent fondamentalement dans leurs propositions d’interprétation sur la série « d’iconographies » que nous offre cette mégalographie.
Nous pouvons avancer que lors de sa publication Paul Veyne a « renversé » la table de lecture de ces fresques mondialement connues et admirées, les présentant non pas comme une représentation réaliste ou allégorique d’une initiation aux Mystères dionysiaques (sorte de cérémonie secrète où des vérités étaient dévoilées à l’initié) qui était la thèse d’Amadeo Maiuri2 en 1931, mais plutôt comme « une imagerie nuptiale coutumière en Grèce, le pastos3 ». Cette nouvelle analyse s’appuie notamment sur des détails et indices présentés comme cruciaux : les couronnes de myrte (une plante à fleurs méditerranéennes), attribut d’Aphrodite et du mariage, ou le gâteau de sésame tranché sur un plateau, symbole de fécondité, offert aux invités des noces. Il a su également mettre en parallèle et en écho ces fresques avec celles des « Noces Aldobrandines » datées entre la fin du Iersiècle av. J.-C., et le début du Ier siècle apr. J.-C. (musée du Vatican) pour proposer ce thème laïque de la nuit nuptiale (avec ses rites, ses attributs, ses enjeux, et le choc existentiel de ce passage du statut de vierge à celui d’épouse) d’une jeune femme (la future mariée), dans les classes aisées de la société grecque et romaine. La mégalographie de la Villa des mystères pourrait donc plutôt s’intituler « Dionysos (Bacchus) au gynécée en un jour de noces ». Cependant en 1998, Gilles Sauron, grand spécialiste reconnu de l’art romain, décrivait ces fresques sous des aspects proprement mythologiques, le personnage de la femme (masquée par une lacune) sur laquelle est allongé (presque avachi) Dionysos ne serait pas son épouse Ariane (thèse défendue par Paul Veyne) mais sa mère Sémélé, les douze scènes peintes qui constituent cette mégalographie retraceraient donc le destin du dieu du vin, Dionysos, avec sa naissance, sa passion, sa mise à mort et sa résurrection. Et la Domina (la maîtresse de maison), en matrone sur son trône, serait incarnée dans les différents personnages féminins de la fresque comme autant de moments de son existence (jeune mariée, initiée, mère) et mise en parallèle avec Sémélé. En cela, son hypothèse de « lecture » est une antithèse de l’interprétation donnée par Paul Veyne4.
Ces deux grands spécialistes de l’antiquité romaine offrent donc des versions différentes et opposées d’une même « imagerie » complexe et riche s’il en est. L’absence de toutes sources textuelles et l’anonymat du (ou de la) commanditaire de cette mégalographie ainsi que des peintres qui l’ont réalisée, rendent bien difficile l’appréhension de son origine, sa motivation et ses significations originelles.
Ce qui tend à montrer les limites de toute lecture et interprétation d’une image de l’Antiquité, non qu’il soit impossible d’en donner une mais même dans une démarche toute méthodique, érudite et rationnelle, rien n’est jamais définitif ni incontestable, et que tout reste ouvert, circonstancié et relatif5.
Nous proposons de présenter un cas emblématique d’une céramique (un cratère attique de la fin du VIIIe siècle av. J.-C.) pour illustrer notre propos sur les difficultés de « lecture » d’une iconographie antique potentiellement liée à la mythologie grecque.

Thésée et Ariane (?) Paris et Hélène (?) s’embarquant sur un navire à rameurs6.
Cratère attique (ou louterion : bassin à eau) de la fin du géométrique, vers 735 av. J.-C., découvert à Thèbes, en Béotie, attribué au groupe du subdipylon, hauteur de 30,5 centimètres, diamètre de 38 cm, British Museum (1899,0219.1) © The Trustees of the British Museum. Shared under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International (CC BY-NC-SA 4.0) licence.

Détail – Thésée et Ariane (?) Paris et Hélène (?) s’embarquant sur un navire à rameurs. © The Trustees of the British Museum. Shared under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International (CC BY-NC-SA 4.0) licence.
Ce vase est l’un des plus controversés qui soit ; il pourrait représenter une scène de la mythologie, avec Ariane et Thésée7 s’embarquant dans un navire avec des dizaines de rameurs installés sur deux rangées dans un bateau sans voile. Il y aurait un certain consensus parmi les chercheurs pour que la balance des interprétations penche du côté d’une représentation d’Ariane et de Thésée, mais comme nous le verrons, rien n’est évident tant les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent être.
La jeune femme, vêtue d’une longue robe qui descend jusqu’à ses chevilles, tient dans sa main droite ce qui ressemble à une guirlande ou à une couronne, attribut des festivités8 (vient-elle de célébrer une noce ou un moment festif ?) qui peut avoir trois symboles : une approche érotique, une offrande à une divinité, la fin de la vie de jeune fille (parthénos). Le garçon, aux cuisses robustes et démesurées, qui engage une jambe pour monter dans le navire la tient fermement par le poignet pour l’aider (ou la forcer) au départ. Il est difficile de dire si ce geste de tenir fermement le poignet de la figure féminine9 est bienveillant (un accompagnement) ou hostile (un enlèvement) d’autant plus qu’elle a les pieds parallèles, presque joints : elle ne semble pas indiquer une volonté de bouger ou de monter avec cet homme dans ce navire ; nous pourrions aussi penser que ce jeune homme, en lui tenant le poignet, fait ses adieux à sa bien-aimée avant de partir pour un long et périlleux voyage. Alors s’agit-il bien d’Ariane et de Thésée quittant la Crête ?
A contrario, ce couple aux formes simplistes, schématiques, presque grossières, pourrait tout aussi bien être Hélène et Pâris, quittant le Péloponnèse pour gagner la cité de Troie. Pâris, après avoir désigné Aphrodite comme la plus belle des déesses lors de son fameux « Jugement », hérita de la plus belle femme du monde en la personne d’Hélène mais elle était l’épouse légitime de Ménélas, le roi de Sparte. Pâris s’est donc rendu chez ce dernier dans la cité péloponnésienne pour enlever Hélène et l’emmener, de gré ou de force (la question reste débattue) chez lui à Troie, violant ainsi la coutume sacrée de l’hospitalité. Ce qui fut le point de départ de la guerre de Troie dont l’Iliade nous raconte quelques jours de la dixième et dernière année du conflit, qui opposa Achéens et Troyens. Si cette hypothèse du couple de Pâris et d’Hélène est retenue, les historiens voient dans les deux conducteurs de chars présents sur la face opposée les deux frères d’Hélène, les Dioscures (dioskouroi : « les jeunes garçons de Zeus ») Castor et Polydeukès, représentés dans l’iconographie de l’Antiquité en compagnie de chevaux ou en cavaliers.
En 1998, dans son ouvrage Homer and the artists10, l’historien archéologue Anthony Snodgrass a mis en parallèle l’iconographie de ce cratère avec une gravure sur une bague en or d’origine minoenne de deux centimètres de large11, qui pourrait être datée entre 1700 et 1450 av. J.-C., dont l’iconographie est étrangement similaire (un homme et une femme prêts d’embarquer sur un navire avec rameurs et même un barreur). Ce qui a conduit ce chercheur à proposer l’hypothèse que nous serions en présence d’une très ancienne légende d’une femme (héroïne ?) enlevée par un homme (un amant ?) et sur le point de monter dans un navire pour une lointaine destination (un exil, un refuge ?). L’image du cratère du British Museum serait donc un écho d’une légende (ou d’un mythe) qui se perd dans la très lointaine époque minoenne. Ce qui éliminerait une éventuelle allusion au « Cycle troyen12 » (Pâris et Hélène quittant Sparte ou Ménélas et Hélène partant de Troie). Par contre nous pouvons rappeler qu’Ariane est une Crétoise, fille du roi légendaire Minos et de Pasiphaé (qui s’est éprise d’un taureau envoyé par Poséidon et avec qui elle a enfanté le Minotaure, créature mi-homme, mi-taureau), et c’est en Crète que Thésée, aidé de la pelote de fil qu’Ariane a eu l’idée de lui donner13, tue le Minotaure, enfermé dans le labyrinthe construit par le génial architecte Dédale à la demande de Minos. Des indices qui pourraient nous donner à penser qu’il pourrait exister un lien entre ce mythe et les Minoens. L’étonnante ressemblance des deux scènes sur le cratère et la bague14 à presque sept cents ans d’écart est assez exceptionnelle et saisissante pour être soulignée, à moins qu’il ne s’agisse d’une coïncidence pour le moins extraordinaire car les chercheurs n’ont pas retrouvé d’autres représentations similaires. Cette légende, associée à une femme embarquant de gré ou de force avec un homme sur un navire, aurait traversé les siècles et aurait été reprise par des artistes d’époques éloignées (minoenne pour la bague et le Géométrique récent pour le cratère) et de régions différentes (la Crète pour la première et l’Attique pour le second). L’Histoire a déjà donné lieu à ce genre d’énigmatique transmission de légende ou mythe à travers le temps et l’espace. Une version similaire au déluge de la Bible (avec un élu/prophète et une arche dans laquelle des animaux et des oiseaux ont trouvé refuge pour échapper à une inondation dévastatrice pour l’humanité, provoquée par un dieu, narrée dans la Genèse et probablement rédigée dans la Jérusalem du VIIe siècle av. J.-C.) a été découverte à Sippar15 sur des fragments de tablettes cunéiformes du XVIIe siècle av. J.-C.16, avec là encore une étonnante proximité et des similarités évidentes entre les deux récits, attestant de la diffusion et de la transmission de vieux mythes mésopotamiens de l’âge de bronze dans les territoires des royaumes d’Israël et de Judah de la première moitié du Ier millénaire av. J.-C.
Ce vase serait donc l’une des premières apparitions figurées de la mythologie grecque connue à ce jour, même si l’identification des personnages reste incertaine. Il faut dire que la période géométrique a laissé peu de traces de figures humaines, l’ambiguïté du sens est donc inéluctable. Il donne aussi la mesure de toute la difficulté d’identifier et de déchiffrer « une image » venue des profondeurs de l’Antiquité ; ce cratère date en effet de la fin du VIIIe siècle av. J.-C., un siècle qui reste encore « obscur » mais qui est charnière : les premiers jeux olympiques hellènes ont lieu en 776 à Olympie ; des colonies grecques s’implantent en Italie du sud, à Pithécusse en 770, et en Sicile à Naxos en 735 ; les Grecs se réapproprient un alphabet vers 750 ; les épopées de l’Iliade et de l’Odyssée auraient été élaborées vraisemblablement au cours de cette deuxième moitié du VIIIe siècle av. J.-C. ; c’est aussi le début de l’architecture monumentale dans les sanctuaires, ou encore de l’essor des cités-États (les poleis) d’Argos, de Sparte, de Corinthe, d’Athènes tant sur le plan économique (échanges de biens et denrées à grandes distances) que culturel (à l’art géométrique s’ajoute de nouveaux motifs – poissons, oiseaux, chevaux, navires17 – et un style figuratif émerge doucement). Ce louterion, fabriqué à Athènes qui a vu presque à la même époque le peintre de Dipylon créer ses cratères funéraires décorés de figures géométriques, animales et humaines caractéristiques de son style, pourrait donc représenter une scène du mythe de Thésée et d’Ariane ou en tous les cas ce qui lui ressemble. Les mythes étaient connus de tous, au sein des élites comme du peuple, il était donc presque naturel qu’ils investissent les décors des vases au fil des générations à la période archaïque et classique. Avec ce louterion, nous sommes au début d’une nouvelle ère d’interprétation et de diffusion de la mythologie à travers un « langage visuel » créé par les peintres de céramiques. Cependant rien n’est moins sûr, il faut rappeler que les allusions à un mythe spécifique en cette période du Géométrique, sont rares et leur(s) interprétation(s) jamais définitive(s). Nous pouvons mentionner une célèbre œnochoé attique de 720 av. J.-C.18 au sujet de laquelle des historiens19 se sont demandés si nous n’avions pas affaire à une référence aux frères (siamois ?) Molions, les fils d’Actor, cités dans l’Iliade20, laissant penser qu’ils sont « liés ou réunis » l’un à l’autre par leur corps et par la crête de leur casque ou au contraire à une simple déformation visuelle (an optical trick21) due à l’image elle-même.
Ce couple (probablement princier ou de l’aristocratie) pourrait donc tout aussi bien représenter de jeunes mariés dans une sorte de rituel de noces marqué par un embarquement pour un voyage célébrant leur union. Nous serions donc en présence d’une scène de « genre » de la vie quotidienne.
Pour résumer et synthétiser, nous serions tentés de dire que la composition de l’iconographie de ce louterion (utilisé dans les sanctuaires, les cultes funéraires ou lors de noces) pourrait représenter un fiancé « enlevant ou embarquant » sa future épouse, « à la manière de » Pâris ou Thésée, vers une terre étrangère ou lointaine, en quelque sorte un rite social empreint d’échos ou d’apparences mythologiques voire de légendes anciennes. Il ne faut pas non plus sous-estimer l’extraordinaire capacité de ces artistes-peintres à innover et à créer leur propre répertoire (mythe ou genre) dans leurs compositions ; cependant en l’absence de toute mention écrite de noms et d’attributs significatifs permettant d’identifier clairement les personnages, l’interprétation et la lecture de cette céramique restent hypothétiques et incertaines ; c’est ce qui la rend si particulière et si attractive ; nous avons donc une sorte de hiéroglyphe qui n’a pas (encore) trouvé son véritable déchiffrement.
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1 Les fresques sont datées du Ier siècle av. J.-C. (probablement entre 70 et 60 av. J.-C.).
2 Le directeur des fouilles de Pompéi à cette époque, c’est lui qui a baptisé ce lieu la « Villa dei Misteri ».
3 Une tapisserie ou une peinture qui ornait la chambre nuptiale le jour des noces, en guise de bienvenue pour la jeune épouse.
4 Quand ce dernier « voit » de la myrte, Gilles Sauron « perçoit » plutôt des rameaux d’olivier ; la « démone ailée » symboliserait la gardienne du secret de la chambre nuptiale pour Veyne alors que Sauron suggère une représentation de la déesse de la vengeance, Némésis (le coup de fouet qu’elle s’apprête à donner, serait un écho du foudre de Zeus – symbolisé par les trois rameaux de pin entrecroisés et liés par un anneau sur le plateau – qui a consumé Sémélé lors de la « révélation » du roi de l’Olympe). Autres divergences notables : pour Paul Veyne, la servante au plateau avec les tranches de gâteau de sésame est enceinte, pour Gilles Sauron cet effet de protubérance de son ventre n’est dû qu’à l’épaisseur de son manteau noué autour de la taille, et la scène de bain nuptial (l’eau est parfumée par des branches de myrte pour l’hygiène avant et après la défloration) défendue par Veyne est considérée au contraire par Sauron comme un rite de purification de rameau d’olivier annonçant la mort de Dionysos, ce qui explique que le Silène à la lyre, au visage ténébreux, jouerait un air funéraire. Enfin, Paul Veyne voit dans le dévoilement du phallus dans le van sacré et mystique une allusion à la nuit de noces de la jeune vierge, de son côté Gilles Sauron assimile ce van à la tradition du premier berceau du nouveau-né Dionysos, (iconographie attestée sur une plaque en relief d’argile cuite, Ier siècle av.- Ier siècle apr. J.-C., British Museum) et le phallus dissimulé par le voile, à sa naissance.
5 Nous pouvons également rappeler que la frise du Parthénon (milieu du Ve siècle av. J.-C.) à l’origine longue de 160 mètres dont les deux tiers sont préservés et exposés (environ 128 mètres, essentiellement au British Museum et au musée de l’Acropole d’Athènes) avec sa célèbre procession de cavaliers, ses groupes d’hommes jeunes, vieux, barbus, imberbes, et de femmes à pied, ses animaux conduits pour le sacrifice, ses dieux de l’Olympe assis, a suscité au moins quatre interprétations convaincantes mais différentes (un aspect du mythe d’Érechthée, une image des grandes Panathénées (fêtes religieuses en l’honneur d’Athéna, déesse protectrice de la cité athénienne), une procession pour rivaliser avec celles sculptées chez l’ennemi Perse, la commémoration des hommes qui ont combattu et qui sont morts à la bataille de Marathon) ou encore un célèbre vase dit « Le Portland » (nom du duc qui le céda au British Museum où il est exposé) réalisé en verre camé daté entre la fin du Ier siècle av. J.-C., et le début du Ier siècle apr. J.-C., qui, avec ses sept personnages figurés, a été à l’origine de la publication de pas moins de cinquante hypothèses de lecture aussi bien mythologiques qu’allégoriques.
6 Représentés sur deux rangées, nous dénombrons dix-neuf rameurs sur celle du haut et vingt sur celle du bas. Jusqu’au VIe siècle av. J.-C., le commerce des Grecs s’effectuait à partir de longs vaisseaux à rames (comme celui représenté sur ce cratère) qui servaient aussi dans les combats navals.
7 Des érudits ont proposé d’autres hypothèses : Ménélas et Hélène, Jason et Médée, Pâris et Hélène ; le vase ne montre pas en effet d’attributs indiscutables pour identifier clairement les personnages. En revanche, le bouclier « Dipylon » (avec des entailles latérales) à l’avant du bateau est typique des armes grecques du VIIIe siècle av. J.-C., il semble donc attester l’origine hellène du navire et des protagonistes.
8 Dans la description du bouclier d’Achille, au chant XXIII, vers 597, de l’Iliade, il est question d’une partie de ce bouclier fabriqué par Héphaïstos, d’une scène de danse : « les unes [des jeunes filles dansant] portaient de belles couronnes ».
9 Ce geste d’un homme tenant le poignet d’une femme est présent sur de nombreux vases, notamment une urne (un pithos) de Knossos datée de 700 av. J.-C., (musée d’Héraklion) ; il pourrait signifier l’hésitation de la jeune fille (vierge) face aux avances sexuelles prénuptiales du fiancé et futur époux. A la fin de l’époque archaïque, il est repris par des peintres, notamment sur un skyphos à figures rouges de 490-480 av. J.-C., (Museum of Fine Arts, Boston) – Pâris tient le poignet d’Hélène pour l’emmener vers sa destinée à Troie -, ou encore un pyxis à fond blanc de 470-480 (British Museum) ; cette fois c’est un rituel de mariage : le jeune marié prend le poignet de sa future épouse (elle porte déjà un voile sur la tête) ; devant eux un joueur d’aulos conduit la procession festive.
10 Cambridge University Press, 1998.
11 Ce type d’orfèvrerie a été découvert en Étrurie avec des gravures figurées sur des bagues dont l’une représente une scène mythologique : le combat d’Héraclès avec le lion de Némée (vers 450-375 av. J.-C., musée du Louvre).
12 Les récits du « Cycle troyen » (Les Champs cypriens, l’Iliade, L’Éthiopide, la petite Iliade, Iliou Persis, l’Odyssée, les Nestoi, la Télégonie) ont été composés entre le VIIIe et le VIe siècle av. J.-C.
13 Elle était tombée amoureuse de Thésée, et elle lui avait proposé son aide à condition qu’il l’emmenât à Athènes.
14 Conservée à l’Ashmolean Museum, Oxford.
15 Cité mésopotamienne au nord-est de Babylone entre l’Euphrate et le Tigre.
16 Ces manuscrits d’Ipiq-Aya rédigés à Sippar, sont conservés pour l’essentiel au British Museum ; ils sont datés par le scribe lui-même de 1635 av. J.-C., soit pendant la période paléo-babylonienne ; ils sont liés au mythe d’Atrahasis (le « supersage »).
17 D’après Thucydide, c’est vers la fin du VIIIe siècle av. J.-C., soit la même période que ce vase, que la construction de navires aurait pris son essor en Grèce continentale, contribuant au développement des échanges de minerais mais aussi probablement de conflits guerriers. Cette céramique ne nous dit pas s’il s’agit d’un navire marchand ou de guerre mais il doit appartenir à une riche cité-État transportant un couple princier.
18 Musée de l’Agora, Athènes.
19 Notamment Anthony Snodgrass, in Homer and the artists, Cambridge University Press, page 30-31.
20 Chant II, 621, Chant XI, vers 709-710, 751-752, chant XXIII, 638-642.
21 (un piège optique) Hypothèse défendue par Jeffrey M. Hurwit dans son article « The Shipwreck of Odyssey », in American Journal of Archaeology (2011).

Nous avons vécu pendant quelques décennies une sorte de grand calme pour les manuels de grec ancien. Peu de publication, quelques rares livres de qualité incertaine et puis récemment, le vent s’est levé et voici un trésor ou plutôt deux trésors qui nous arrivent.
Rocco Marseglia, Manuel de petit grec, Lire en grec ancien, Ellipses, Paris, 2024, 240 p., 24 euros, ISBN 9782340-093911
Comment continuer l’étude du grec après le manuel ἕρμαιον, Initiation au grec ancien de J.-V. Vernhes ? Jusqu’à présent nous conseillions l’excellent manuel de V. Fontoynont, Vocabulaire grec commenté sur texte, Picard, Paris, 1933, qui reste toujours disponible (réed. 2020, au prix de 26,60 euros) et très précieux.
Désormais, celui de Rocco Marseglia s’impose comme la nouvelle référence pour continuer l’étude du grec ancien après l’ἕρμαιον. En huit étapes, ce livre aide l’étudiant débutant en grec ancien à se familiariser avec la lecture de textes grecs. Souvent en effet l’étudiant est rebuté par la difficulté des textes qui lui sont proposés. Alors qu’on apprend à marcher en montagne, on ne peut gravir tout de suite le Mont Blanc. Avec le manuel de Rocco Marseglia, c’est une promenade tout en douceur et progressive qui commence par des chansons à boire (les Anacréontiques) – à quand un enregistrement musical ? – et des histoires drôles (le Philogelôs) pour continuer par les Fables d’Esope, l’Évangile selon saint Luc, la Bibliothèque du Pseudo-Apollodore (qui est le premier manuel de mythologie grecque). Après ces amuse-gueules, commence la lecture d’extraits d’œuvres plus ambitieuses mais toujours abordables : le roman de Longus Daphnis et Chloé, les Dialogues des dieux de Lucien de Samosate et enfin le discours de Lysias, Pour l’invalide (cette fois, in extenso). Toutes ces œuvres sont rapidement présentées à chaque fois. Chaque texte est précédé d’une ou deux pages de vocabulaire et accompagné de petites notes grammaticales. On lit à la fin de chaque section la traduction précise de chaque texte. En fin de manuel se trouve un vocabulaire d’ensemble. Bref, c’est là le bonheur, le « plaisir du texte » pour l’étudiant (et l’enseignant qui le conseille aux étudiants). On en avait rêvé et Rocco Marseglia l’a fait !
Voici une histoire drôle qui tient en une phrase (p. 30) : Φιλάργυρος διαθήκας γράφων ἑαυτὸν κληρόνομον ἔταξεν que l’auteur traduit : « En écrivant son testament, un avare se désigna lui-même comme son propre héritier. » Une blague qui n’est pas sans rapport d’ailleurs avec la réalité. Nous connaissons une mère possessive qui s’était fait inscrire comme héritière de son propre fils (ce qui ne l’empêcha pas de le précéder longtemps avant dans la mort !).
Nous n’avons quasiment pas de critiques à faire sur ce manuel, parfait, sans faute de grec ni d’accentuation, une prouesse de nos jours ! Une suggestion néanmoins : il serait plus simple de commencer directement par les petites histoires drôles (ch. 2), plus faciles que les chansons à boire (Anacreontica) au ch. 1. Parfois, on peut être un peu perdu dans la mythologie du Pseudo-Apollodore : qui est ce Thamyris (p. 110) dont nous on nous parle ? Heureusement, un coup d’œil sur Wikipédia dispense l’auteur de ce manuel de commentaires qui auraient rendu le livre trop épais (ou trop Pépé, comme on voudra !) Thamyris est le musicien qui a défié les Muses en leur proposant de coucher avec chacune d’elles s’il les vainquait dans une joute musicale. Enfin, dernière broutille, il eût peut-être été plus facile pour le lecteur de lire chaque texte du discours de Lysias s’il avait été divisé en paragraphes numérotés. Quand la critique se limite à ce genre de vétilles, c’est que le manuel est excellent.
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Philippe Le Moigne, Lire le grec avec Homère, Guide pour l’apprentissage des poèmes homériques dans le texte, Ellipses, Paris, 2024, 216 p., 29 euros, ISBN 9782340-089730
Peut-être qu’après l’ἕρμαιον, l’étudiant helléniste voudra se lancer dans une autre aventure. Elle est plus exigeante apparemment, mais pas tant que cela. La langue d’Homère n’est pas tellement difficile, une fois qu’on s’est familiarisé avec elle. « Au sein de l’ensemble de la littérature grecque, écrit à juste titre l’auteur en avant-propos, le corpus homérique figure parmi ce que l’on peut trouver de plus facile à appréhender. » Et nous ajouterons : pour un investissement, somme toute, limité, quelle joie de lire Homère ! C’est justement l’objet du manuel de Philippe Le Moigne qui propose une introduction au grec homérique en quelques étapes. Le 1er chapitre offre une petite initiation grammaticale au grec homérique suivie de la lecture de 10 textes de l’Odyssée, avec vocabulaire, références aux points de grammaire et traduction française précise. Le 2e chapitre reprend la petite initiation grammaticale – bonne idée de la relire avec les références aux nouveaux textes ! – et propose une nouvelle vague, 10 nouveaux textes de l’Odyssée, toujours avec vocabulaire et traduction. Le 3e chapitre livre une présentation de la métrique homérique (un peu technique). Enfin, le 4e chapitre « pour aller plus loin que l’Odyssée » donne 5 textes tirés de l’Iliade et de l’Hymne homérique à Déméter sur le même principe que les deux premiers chapitres.
Ce manuel remplace avantageusement le classique qu’était devenu le livre de J. Bérard, H. Goube et R. Langumier, Homère, Odyssée, Classique Hachette, Paris, 1952. Le choix des textes de l’Odyssée est très personnel et donne vraiment envie de lire l’Odyssée. Mon préféré est le texte 7 sur les larmes d’Ulysse, larmes qu’il verse après avoir entendu l’aède Démodocos au chant 7, 522 :
τήκετο, δάκρυ δ᾽ἔδευεν ὑπὸ βλεφάροισι παρείας
« (Ulysse) fondait, et les larmes sous les paupières mouillaient ses joues » comme le traduit Philippe Le Moigne. On imagine notre héros qui fond comme un sucre dans le café, et le voilà devenu tout humidité. On l’imagine les yeux fermés et l’on voit la larme qui descend de la paupière sur la joue ! Quelle finesse…
Par ce livre, d’extraits en extraits, avec des résumés au milieux, c’est tout l’Odyssée que l’on parcourt.
Qui plus est, Philippe Le Moigne ne manque pas d’humour. Parfois dans une note, on découvre l’ironie de l’auteur, par exemple quand il écrit p. 81, n. 1 à propos de φιλότητι μιγῆναί τινι « avoir des relations sexuelles avec quelqu’un » (surtout dans les textes poétiques, à traduire plus élégamment !) La précision, en effet, ne fait pas toujours bon ménage avec le souci de poésie ! Littéralement, dirions-nous, c’est « s’unir d’amour et d’amitié à quelqu’un » et même faire entrer quelqu’un par l’union sexuelle dans la sphère de sa famille, des siens, de ses amis… Voilà bien une expression intraduisible littéralement.
Si l’on veut faire des critiques, il faut vraiment aller chercher la petite bête, tant ce manuel est pédagogique et bien fait. On a trouvé quelques broutilles ou coquilles : un usage bizarre de @ (une erreur pour les deux points ?), un ἦεν (p. 22) par erreur appelé 3e pers. du pluriel, alors que c’est la 3e pers. du singulier, comme le prouve la traduction qui suit. Et puisqu’on parle de petite bête, allons à la p. 119, vers une grosse bête, le συῶν ἐπιβήτορα καπρόν (Odyssée 11, 131). Philippe Brunet dans sa traduction de l’Odyssée, Seuil, Paris, 2022, p. 247 rend l’expression par « un verrat saillisseur de femelles ». Le Moigne explique καπρός par « sanglier » (p. 119) en s’appuyant sans doute sur le Dictionnaire Étymologique de la Langue Grecque de Pierre Chantraine qui donne pour ce mot le sens de « cochon sauvage, sanglier ». Cependant dans le Supplément au même dictionnaire, Michel Briand indique que le mot prend le double sens de « sanglier » et de « verrat ». De toute façon, il est étrange de sacrifier à Poséidon des animaux sauvages. Philippe Le Moigne (p. 120) traduit toute l’expression συῶν τ᾽ ἐπιβήτορα καπρόν par « des porcs, et un mâle, un sanglier », ce qui ne nous paraît pas faire sens. Non, il s’agit bien d’un cochon qui monte des cochonnes ! Cette petite cochonnerie dans ce bel ouvrage ne nous empêchera pas de recommander vivement à tout étudiant et toute étudiante de grec l’achat en toute urgence de ce livre, et même de ces deux manuels, indispensables à sa survie dans le monde cruel et fascinant de la littérature grecque.
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Papyrus Thead. 1.
SUR UN DÉTAIL DE TRADUCTION
Quelques contrats nilotiques de vente de maisons, ex SB 5247 ou P. Thead. 1, décrivent celles-ci « avec leurs mesures (metrois) et leurs coudées ». Telle est la traduction de Mme Husson, OIKIA Le vocabulaire de la maison privée en Egypte d’après les papyrus grecs, 1983, pp. 164-165. L’auteur a vu l’essentiel : la phrase « forme un tout », metra est « le mot le plus général » et la fin de la séquence s’applique « de façon plus précise » aux dimensions des bâtiments calculées en coudées.
Mais, en passant du plus général au plus précis, ce formulaire nous interdit de donner à kai son sens banalement additionnel « et ». Et son maintien dans la traduction de G. Husson crée une équivoque en donnant à supposer plusieurs méthodes de mensuration dont l’une, entre autres, était la coudée. Or, le tableau établi o. l. p. 166 montre que les mesures des maisons étaient toutes calculées en coudées.
Kai qui unit les mesures générales aux coudées ne les additionne pas mais les explique les unes par les autres. Cette fonction explicative, qui n’est pas rare, a été longuement analysée dans l’Ausführliche Grammatik de R. Kühner et B. Gerth II/2 rééd. 1966 p. 247 qui propose de le traduire par « nämlich » notamment.
Après élimination de « et » de la traduction Husson, je propose « avec leurs mesures c’est-à-dire en coudées » qui rendrait bien le passage du général au plus précis.
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SUR LES NOMS LATINS À KOM ABOU BILLOU
En publiant il y a un demi-siècle une épitaphe de ce village au nom de Peticinus (BIFAO 72, 1972, p. 142 n°5), G. Wagner avait pris soin de rassembler d’autres noms latins du secteur connus de lui : Annaios Epaphroditos et sa femme Statilia (ASAE 15, 1915, p. 112 n°11) et Aelia Pompeia également appelée Juliana (MDAIK 26, 1970, pp. 197-198 n°15). Notons qu’à l’époque on connaissait déjà un Serenus du même endroit par SB 10162 / 515. Depuis, Wagner a encore publié l’épitaphe double de Gaius Julius Phratès / Gaius Julius Pareilis (BIFAO 78, 1978, p. 238 n°4), et celle de Petronius (ibid. p. 250 n°37). En 1980 (Archiv Orientálni 48, p. 337 n°5), J. Bouzek et L. Vidman ont ajouté celle d’Hérous « fille de Munatius ». Enfin, Wagner de nouveau (SFKAB, 1985, p. 22 n°66) a édité la stèle de Ser[.]illis (pour Servilius ?), o. l. p.28 n°116 celle d’un autre Petronius, enfin p. 32 n°141 celle de Chaeremonis « également appelée Julia [Semp]ronia ». Sous le nom de cette dernière, figure encore un C. Julius Valerius fils de C. Julius Severus repéré dans K. Herbert, Greek and latin Inscriptions in the Brooklyn Museum, 1972 n°22.
Sous réserve d’omission, voilà un bilan bien maigre.
Les noms isolés sont ambigus. Il en est de trompeurs, ainsi Munatius le père d’Hèrous, qui était peut-être aussi égyptien que sa fille au nom indigène. De cette liste, il ne ressort guère que Phratès et Pareilis dont on peut dire, comme Wagner, qu’ils étaient probablement d’anciens soldats de l’armée romaine venus finir leurs jours à Kom Abou Billou. Encore doit-on ajouter que le premier Gaius Julius portait un nom iranien et son compagnon de sépulture peut-être aussi !
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Faites-vivre le grec ancien avec nous ! Depuis plus de quarante ans, l’association Connaissance hellénique propose bénévolement un apprentissage du grec ancien accessible à tous. Grâce à un système de cours par correspondance, accompagné d’exercices corrigés individuellement par nos bénévoles, chacun peut progresser à son rythme et acquérir, en quelques années, une solide maîtrise de la langue. Ce parcours d’apprentissage est aussi l’occasion de belles rencontres humaines.
Laurent Caillot (en coordination avec Jean-Victor Vernhes. Illustrations de Florence Deville-Patte. Préface de Martin Steinrück), Ἕρμαιον. Initiation au grec ancien. Lexique du parcours d’apprentissage, Ophrys, 104 p., ISBN : 9782708017313.
Ophrys, l’éditeur d’Ἕρμαιον, a publié le 4 septembre 2025 le Lexique du parcours d’apprentissage de la célèbre méthode d’initiation au grec ancien de Jean-Victor Vernhes, disparu hélas à la mi-avril. Ce lexique, riche de près de 4 200 entrées, classe l’ensemble des mots grecs introduits dans Ἕρμαιον (leçons, exercices, textes d’auteurs). Il va même plus loin en intégrant certains mots complémentaires fréquemment usités, en contenant tous les verbes irréguliers listés dans la Grammaire grecque d’Éloi Ragon. Des codes couleurs permettent, par ailleurs, de différencier les noms, adjectifs, pronoms et numéraux selon la déclinaison ou la classe. Le corpus lexical ainsi rassemblé dote le lexique des mots essentiels du grec ancien, au-delà de la source principale Ἕρμαιον, dans un format pratique et agréable.
Ce souci pédagogique, l’auteur l’a placé d’emblée au cœur de sa démarche. Passionné des langues et cultures de l’Antiquité, Laurent Caillot, haut fonctionnaire de métier (inspecteur général des affaires sociales), s’est remis au grec ancien en autodidacte. Il s’est appuyé sur la méthode Ἕρμαιον et a été accompagné par une correctrice de Connaissance hellénique. Il a d’ailleurs publié une recension enthousiaste de son apprentissage dans une série d’articles sur le site de l’association Arrête ton char, dont il est un membre actif.
En classant le vocabulaire du manuel de manière plus complète que les termes principaux figurant déjà dans le Lexique-Index Grec-Français, il a retenu un plan original par nature grammaticale de mots, plutôt que purement alphabétique, thématique ou par famille étymologique. En première partie, les mots déclinables : les noms communs, les noms et adjectifs propres, les adjectifs communs et les déterminants et pronoms(-adjectifs). En deuxième partie, les mots invariables, les numéraux : les adverbes et interjections, les prépositions et conjonctions, les numéraux. En troisième partie : les verbes, avec notamment l’indication des temps primitifs des verbes irréguliers.
Lorsque Laurent Caillot a proposé de partager l’outil d’auto-apprentissage qu’il s’était constitué, Jean-Victor Vernhes a soutenu son initiative et la maison d’édition Ophrys a accepté avec enthousiasme de publier le lexique en quadrichromie. L’objectif ? Faciliter l’assimilation du vocabulaire essentiel en grec ancien, par tout apprenant qu’il se destiné aux lettres classiques, à l’histoire, à l’archéologie, à l’histoire de l’art, à la philosophie, à la théologie ou pour son plaisir… afin d’aborder avec plus d’aisance la morphologie, la syntaxe et le déchiffrage des textes grecs. Le lexique rejoint ainsi la suite Ἕρμαιον, déjà composée du manuel lui-même et des Corrigés partiels des exercices.
Ce n’est pas tout car davantage qu’un lexique, l’ouvrage est une galerie d’art à sa manière. Alliant l’esthétique à la philologie, il est illustré par une quarantaine d’œuvres originales (dessins, peintures, céramiques) réalisées par Florence Deville-Patte. Professeure agrégée de lettres classiques en poste au collège André-Malraux de Marseille, artiste plasticienne et illustratrice et membre de Connaissance hellénique, Jean-Victor Vernhes lui avait demandé de venir sublimer le lexique par ses talents.
Le résultat ? La mythologie, la littérature, l’architecture, la céramique et les paysages de la Grèce éternelle s’y donnent rendez-vous. Hermès côtoie Pandora, Midas transforme une grappe de raisins en or, le forgeron modèle sa pièce de bronze, le loup d’Ésope piège l’agneau et Polyphème dévore un compagnon d’Ulysse. Une troublante choéphore vient abreuver l’apprenti helléniste, singulière métaphore pour un lexique. Le fronton d’un temple, une élégante rotonde et une colonne majestueuse agrémentent la lecture, puis le Temple de Poséidon rougit au coucher du soleil du Cap Sounion.
Une dizaine d’illustrations rendent hommage à Jean-Victor Vernhes, dont Florence Deville-Patte était une amie de longue date et Laurent Caillot une rencontre plus récente, en évoquant des textes d’Ἕρμαιον et de la symbolique du λύχνος, la lanterne, nom de la revue de l’association Connaissance hellénique. Plusieurs autres mettent à l’honneur Marseille et la Provence, par lesquels l’hellénisme sont entrés en Gaule, en écho à l’histoire de cette rencontre et aux collections du Musée d’archéologie méditerranéenne de la Vieille Charité.
Fruit d’une coopération originale entre un autodidacte et une professeure de lettres classiques, associant la rigueur de la taxinomie à la libre et féconde inspiration d’une artiste, ce lexique se veut un hommage vivant, particulièrement coloré, à l’héritage de Jean-Victor Vernhes, à son génie visionnaire, à sa générosité et à son encouragement permanent à l’apprentissage du grec. Espérons qu’il accompagnera nombre d’hellénistes, qu’ils utilisent Ἕρμαιον ou un autre manuel.
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Gaza et environs, détail de la “Carte de Madaba”, Saint-Georges à Madaba (wikicommons)
Entre le Ve et le VIe siècles de notre ère, une importante école de rhétorique prenait son essor à Gaza, dans une ville profondément hellénisée depuis qu’Alexandre le Grand l’avait conquise quelque huit cents ans plus tôt, en 322 av. J.-C., après un siège long et difficile, qui avait duré deux mois.
Un document exceptionnel que l’on date de la seconde moitié du VIe siècle, la mosaïque de Madaba, présente la plus ancienne représentation cartographique qui nous est parvenue de la Terre sainte. Sur cette mosaïque, Gaza est la ville la plus grande de la région après Jérusalem : on peut y reconnaître des forums, des théâtres, des stoas et des églises. Une grande muraille entourait également la ville, où se trouvaient aussi une synagogue, une agora ornée d’une horloge, un théâtre et des thermes. C’était une ville florissante où la foi chrétienne coexistait avec l’ancien culte local du dieu Marnas et avec une communauté juive.
La vie culturelle était riche : des pièces de théâtre accueillaient un public varié, composé d’hommes, de femmes et d’enfants. Plusieurs fêtes d’origine païenne enrichissaient le calendrier liturgique chrétien : à l’époque de l’empereur Justinien, Choricius de Gaza écrivit un discours pour les Brumalia, une fête célébrée à l’approche du solstice d’hiver ; Jean de Gaza composa, quant à lui, plusieurs de ses poèmes Anacréontiques à l’occasion de la « fête des roses ». Dans ces poèmes, dont nous vous proposons ci-dessous un exemple (Anacr. IV), Jean propose une relecture allégorique de la mythologie antique et de la fête des roses elle-même, qui devient l’image et le présage d’un renouveau cosmique. Puisse ce souhait de renouveau offrir – aujourd’hui encore – un élan d’espoir à cette terre et à ce peuple meurtris.
Ζεφύρου πνέοντος αὔραις
Χαρίτων θάλος δοκεύω·
ῥοδέης ἅπαντα χαίτης
Παφίης γέμουσιν ἄλση.
Ὁ δ’ ἔρως σοφῷ βελέμνῳ
φύσιν εἰς φύσιν συνάπτει,
ἵνα μὴ χανοῦσα λήθη
γένος ἐκ γένους καλύψῃ.
Φιλοτερπέες δὲ μολπαί
Διονυσίαις ἐν ὥραις,
ἔαρος νέον φανέντος,
νοεραῖς πνέουσι Μούσαις.
Χλοερῶν ὕπερθε δένδρων
μέλος ὄρνεον λιγαίνει,
δεδονημένη δὲ πᾶσα
φύσις εἰς ἔαρ χορεύει.
Σοφίης ἄναξ Ἀπόλλων
φαέθων ἔλαμψε φέγγος,
ὑπερήμενος δὲ πώλοις
γλυκερὸν φάος προσαύξει.
Δότε μοι ῥόδον Κυθήρης,
ἀγέλαι σοφῆς μελίττης,
ἵνα Κύπριδος γελώσης
μέλος εἰς ῥόδον τινάξω.
Alors que Zéphyr lève son doux souffle,
je vois pousser cette fleur, fille des Grâces ;
comme d’une crinière de roses, les bois
se remplissent de ce feuillage cher à Aphrodite.
De son trait habile, Éros
joint une nature à une autre
pour que la bouche béante de l’oubli
n’enveloppe pas une génération après l’autre.
Les chants qui aiment nous charmer
pendant les saisons de Dionysos,
lorsque de nouveau le printemps apparaît,
sont insufflés par les Muses de l’intelligence.
Sur les arbres verts
un oiseau fait résonner son chant,
et la nature, troublée tout entière,
danse au printemps.
Apollon, seigneur de la sagesse,
resplendit, éclatant de lumière,
et, assis sur ses poulains,
accroît la douce lumière.
Donnez-moi une rose d’Aphrodite,
élèves de la sage abeille,
pour que, pendant que Cypris rit,
j’entonne mon chant pour la rose.
Rocco Marseglia
Rédacteur en chef
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SOMMAIRE DU NUMÉRO 171 (JUILLET 2025)
Mbaye Fall – Plaute, héritier de ses prédécesseurs grecs dans la représentation des étrangers
Remo Mugnaioni – Vie et mort d’un ambassadeur de l’hellénisme, Pierre Échinard (1942-2023)
Bernard Boyaval – Deux notices d’épigraphie gréco-égyptienne
Jean-Michel Ropars – Vu pour vous : Uberto Pasolini, The Return
Christian Boudignon – Éloge de l’Hermaion
Marie-Françoise Mathieu – « En Arcadie, près du temple de Déméter »
Jean-Michel Ropars – Une adaptation de l’Odyssée à l’écran
Rocco Marseglia –Lu pour vous : Monique Mund-Dopchie, Études classiques et “cancel culture”. Le cas complexe de l’ethnocentrisme grec
Rocco Marseglia – Le Cercle des poétesses disparues N. 1 – Sappho et les autres : le canon très peu canonique d’Antipater de Thessalonique
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Portrait d’une jeune femme parfois identifiée avec Sappho, fresque, Musée Archéologique de Naples
Sappho et les autres : le canon très peu canonique d’Antipater de Thessalonique
Qui ne connaît pas Sappho ? S’il est vrai que Sappho est sans conteste la poétesse la plus célèbre de tous les temps, peu de spécialistes ou de passionnés sauraient nommer ne serait-ce que quelques autres poétesses grecques ; de même, les manuels ignorent totalement cette production poétique1. Pourtant, l’Antiquité grecque a connu un nombre considérable de poétesses : l’excellent site d’André Charbonnet en a recensé pas moins de 68 sur 7 siècles2 ! Où sont donc passées les autres ? Cette petite rubrique veut nous faire (re)découvrir quelques-unes de ces femmes de lettres antiques qui ont laissé, bien souvent, très peu de traces.
Pourtant, les Anciens connaissaient bien – et, souvent, appréciaient – beaucoup de ces collègues de Sappho. Dans une épigramme conservée dans l’Anthologie grecque (IX, 26), le poète d’époque augustéenne (Ier siècle avant notre ère) Antipater de Thessalonique rend hommage à neuf poétesses :
Τάσδε θεογλώσσους Ἑλικὼν ἔθρεψε γυναῖκας
ὕμνοις καὶ Μακεδὼν Πιερίας σκόπελος,
Πρήξιλλαν, Μοιρώ, Ἀνύτης στόμα, θῆλυν Ὅμηρον,
Λεσβιάδων Σαπφὼ κόσμον ἐυπλοκάμων,
Ἤρινναν, Τελέσιλλαν ἀγακλέα καὶ σέ, Κόριννα,
θοῦριν Ἀθηναίης ἀσπίδα μελψαμέναν,
Νοσσίδα θηλύγλωσσον ἰδὲ γλυκυαχέα Μύρτιν,
πάσας ἀενάων ἐργάτιδας σελίδων.
Ἐννέα μὲν Μούσας μέγας Οὐρανός, ἐννέα δ’ αὐτὰς
Γαῖα τέκεν θνατοῖς ἄφθιτον εὐφροσύναν.
Ces femmes aux paroles divines, c’est l’Hélicon qui les a nourries
de chants, ainsi que le rocher macédonien de Piérie :
Praxilla, Moïro, la bouche d’Anyté, un Homère au féminin,
Sappho, la parure des Lesbiennes aux belles boucles,
Hérinna, Télésilla la glorieuse, et toi, Corinne,
toi qui as chanté l’impétueux bouclier d’Athéna,
et Nossis aux paroles de femme, et Myrtis aux sons doux ;
elles sont toutes autrices de pages immortelles !
Neuf Muses enfanta le grand Ciel, et ces neuf-là
c’est la Terre qui les enfanta, joie impérissable pour les mortels !
Le texte d’Antipater se présente comme un véritable « canon » de poétesses. On sait que le goût de la classification de la tradition littéraire a accompagné le début de l’époque alexandrine, grâce notamment au travail d’édition et de critique littéraire fourni par les premiers directeurs de la Bibliothèque d’Alexandrie, et il y a des raisons de supposer que la codification du canon d’Antipater remonte jusqu’à Aristophane de Byzance, l’intellectuel qui dirigea la bibliothèque dans les années de passage entre le IIIe et le IIe siècle avant J-C3.
Le poème est entièrement bâti sur une association entre les neuf poétesses et les neuf Muses, suggérée, dès les premiers vers, par l’évocation des deux lieux symboliques de l’Hélicon et de la Piérie. Les montagnes de Piérie, situées en Macédoine, s’étendent jusqu’au mont Olympe et étaient considérées comme la patrie des Muses. L’Hélicon est une montagne de Béotie, siège d’un ancien sanctuaire consacré aux Muses et résidence des Muses elles-mêmes : c’est là qu’Hésiode raconte, dans la Théogonie, les avoir rencontrées pendant qu’elles dansaient au sommet de la montagne4.
Les neuf poétesses sont ainsi présentées comme des femmes (γυναῖκας, vers 1) que leurs capacités poétiques rapprochent des dieux (θεογλώσσους). La même idée réapparaît à la fin du poème, lorsque le parallélisme entre les poétesses et les Muses est rendu encore plus explicite : « Neuf Muses enfanta le grand Ciel, et ces neuf-là / c’est la Terre qui les enfanta ». Les poétesses sont en somme comme neuf Muses vivant sur terre, et l’opposition entre le Ciel (Οὐρανός) et la terre (Γαῖα) vient renforcer l’analogie. La comparaison entre les deux épithètes, θεόγλωσσος (vers 1) référé à toutes les poétesses, et θηλύγλωσσος (vers 7), plus particulièrement appliqué à Nossis, souligne bien la même contiguïté : ces paroles de femmes sont des paroles divines !
Cependant, Antipater ne semble pas suggérer d’association plus précise ou plus profonde entre les neuf poétesses et les neuf Muses et la comparaison apparaît finalement plutôt convenue. Le rapprochement a sans doute été suggéré par l’activité poétique et par le genre des poétesses. Par ailleurs, un lieu commun déjà bien établi dans la poésie fait de Sappho la dixième Muse, dans un éloge qui prend des traits également conventionnels5.
En effet, comme il convient justement à un « canon », le poème d’Antipater présente bien un éloge des neuf poétesses. Malgré un caractère un peu stéréotypé et hyperbolique, la célébration des poétesses est sincère et réelle. Si Sappho est « la parure des Lesbiennes aux belles boucles » (Λεσβιάδων… κόσμον ἐυπλοκάμων, vers 4), Anyté est même saluée comme un « Homère femelle » (θῆλυν Ὅμηρον, vers 3). L’éloge prend des tonalités épiques lorsqu’il qualifie Télésilla de « glorieuse » (ἀγακλέα, vers 5) avant de conclure sur la joie « impérissable » (ἄφθιτον, vers 10) que ces vers procurent aux mortels. En tout cas, toutes les neuf poétesses sont célébrées en tant qu’« autrices de pages immortelles » (ἀενάων ἐργάτιδας σελίδων, vers 8).
Nous ignorons pratiquement tout de l’origine et de la finalité du poème d’Antipater et, même si cela peut sembler peu probable, rien ne nous interdit de penser que ce texte a été composé pour introduire une anthologie de poétesses ou pour illustrer une galerie de statues ou d’autres œuvres artistiques représentant les neuf poétesses6, les deux hypothèses généralement formulées pour les poèmes semblables consacrés aux poètes lyriques hommes. Il est incontestable en effet que le « canon » d’Antipater partage plusieurs traits communs avec les « canons » de poètes lyriques. Prenons par exemple le poème anonyme toujours transmis par l’Anthologie grecque (IX, 184) :
Πίνδαρε, Μουσάων ἱερὸν στόμα, καὶ λάλε Σειρὴν
Βακχυλίδη Σαπφοῦς τ’ Αἰολίδες χάριτες
γράμμα τ’ Ἀνακρείοντος, Ὁμηρικὸν ὅς τ’ ἀπὸ ῥεῦμα
ἔσπασας οἰκείοις, Στησίχορ’, ἐν καμάτοις,
ἥ τε Σιμωνίδεω γλυκερὴ σελὶς ἡδύ τε Πειθοῦς
Ἴβυκε καὶ παίδων ἄνθος ἀμησάμενε
καὶ ξίφος Ἀλκαίοιο, τὸ πολλάκις αἷμα τυράννων
ἔσπεισεν πάτρης θέσμια ῥυόμενον,
θηλυμελεῖς τ’ Ἀλκμᾶνος ἀηδόνες, ἵλατε, πάσης
ἀρχὴν οἳ λυρικῆς καὶ πέρας ἐστάσατε.
Pindare, bouche sacrée des Muses, et toi, Bacchylide,
babillarde sirène, et vous, grâces éoliennes de Sappho,
et l’écrit d’Anacréon, et toi, Stésichore, qui as fait passer
le flot homérique dans tes propres travaux,
et la douce page de Simonide, et toi, Ibycos, qui a moissonné
la charmante fleur de la persuasion des jeunes gens,
et toi, glaive d’Alcée, qui souvent répandis le sang des tyrans
pour défendre les lois de ta patrie,
et vous, rossignols d’Alcman au chant de femmes, soyez-moi propices,
vous qui avez fixé le début et la fin de toute la poésie lyrique.
Si ce deuxième poème est entièrement construit sur la modalité de l’adresse directe à chacun des neuf poètes lyriques, l’apostrophe apparaît également dans l’épigramme d’Antipater dans l’interpellation de Corinne au vers 5 (καὶ σέ, Κόριννα). Dans un nombre de vers équivalent (10 dans les deux cas), les deux poèmes présentent une énumération de neuf poétesses ou poètes, chacun desquels est souvent brièvement caractérisé. Il peut s’agir d’une simple épithète, stéréotypée ou anodine, qui renvoie à la douceur de l’écriture poétique (γλυκυαχέα Μύρτιν, « Myrtis aux sons doux », chez Antipater ; ἥ τε Σιμωνίδεω γλυκερὴ σελίς, « la douce page de Simonide », dans le deuxième poème) ou à la gloire atteinte par la poétesse grâce à son ouvrage (Τελέσιλλαν ἀγακλέα, « la glorieuse Télésilla »).
Parfois, cette caractérisation prend une tournure homérique, comme dans le cas de Ἀνύτης στόμα (« la bouche d’Anyté »), qui rappelle des périphrases telles que βίη Διομήδεος (« la force de Diomède »)7, qu’Homère emploie pour simplement désigner le héros. Quelquefois, ces caractérisations touchent à des traits plus spécifiques ou à des caractéristiques typiques des poètes en question : ainsi, par exemple, Antipater souligne les accents typiquement féminins de la poésie de Nossis (sans que nous puissions définir de manière plus précise ce qui ferait, aux yeux de l’auteur, le trait féminin, θηλύγλωσσον, de cette écriture) ; dans le deuxième poème, la poésie d’Alcée est associée à un glaive qui répand le sang des tyrans (allusion que nous pouvons sans doute mieux comprendre par ailleurs!).
L’éloge stéréotypé peut aussi céder le pas à une référence bien plus originale et spécifique, comme dans les cas respectifs d’Ibycos et de Corinne. Pour le premier poète, l’épigramme insiste sur la thématique érotique qui caractérise son œuvre. La référence est encore plus précise pour Corinne, avec l’allusion à un poème particulier de la poétesse, qui nous est inconnu par ailleurs (« toi qui as chanté l’impétueux bouclier d’Athéna »).
Par tous ces éléments formels, le poème d’Antipater de Thessalonique semble bien correspondre aux « canons » consacrés aux poètes lyriques hommes et, comme ces derniers, il s’évertue à proposer un éloge, plus ou moins circonstancié et plus ou moins précis, des neuf poétesses choisies. Cependant, comme l’a notamment souligné Anne Debrosse, le « canon des poétesses » semble aussi se différencier de ses équivalents consacrés aux poètes hommes sur plusieurs points.
Tout d’abord, Antipater réunit des poétesses qui écrivent dans des genres poétiques différents (Anyté écrit par exemple des épigrammes bucoliques, Corinne des hymnes…), ce qui distingue nettement le canon des poétesses de celui des neuf poètes lyriques8, centré sur les poètes que la tradition alexandrine a commencé à qualifier de « lyriques », même si cette qualification englobe aussi bien la poésie mélique chorale que la mélique monodique. Surtout, les neuf poétesses sont regroupées seulement parce que femmes, sans autre critère d’ordre esthétique, poétique ou littéraire. Ainsi, derrière un regroupement apparemment laudateur, la perspective sexuée suggérerait un tout autre sous-entendu : pour Anne Debrosse, « comparer les autrices entre elles revient à les cantonner dans un rôle très restreint : on évite de les confronter aux auteurs masculins »9.
Est-ce donc à dire qu’il faut laisser une place à part aux poétesses parce que, moins intéressantes que les bons auteurs hommes, elles ne seraient pas passées à la postérité si on les avait jugées à égalité avec les hommes ? Certes, il est indiscutable que, hormis Sappho, les poétesses du canon d’Antipater de Thessalonique ne sont jamais devenues « canoniques » et, en particulier, n’ont jamais été étudiées dans les écoles. Elles ont cependant intéressé une certaine catégorie de lecteurs lettrés, comme l’attestent plusieurs documents artistiques et littéraires. Cela dépend aussi, en partie au moins, de la réception de la poésie féminine, ce dont nous reparlerons en abordant le sujet de la poésie locrienne.
En effet, si le canon des poétesses évite sciemment la comparaison avec les poètes et se fonde sur un principe de choix sexué, le canon des poètes n’est pas moins imperméable à la dimension sexuée. Sappho semble constituer la seule exception à ce principe, seule poétesse qui a intégré la liste canonique de poètes lyriques. Son statut est cependant bien particulier, comme l’atteste par exemple le canon de Philodème de Gadara (Anthologie grecque IX, 571) :
Ἔκλαγεν ἐκ Θηβῶν μέγα Πίνδαρος· ἔπνεε τερπνὰ
ἡδυμελεῖ φθόγγῳ μοῦσα Σιμωνίδεω·
λάμπει Στησίχορός τε καὶ Ἴβυκος· ἦν γλυκὺς Ἀλκμάν·
λαρὰ δ’ ἀπὸ στομάτων φθέγξατο Βακχυλίδης·
Πειθὼ Ἀνακρείοντι συνέσπετο· ποικίλα δ’ αὐδᾷ
Ἀλκαῖος, κύκνος Λέσβιος, Αἰολίδι.
ἀνδρῶν δ’ οὐκ ἐνάτη Σαπφὼ πέλεν, ἀλλ’ ἐρατειναῖς
ἐν Μούσαις δεκάτη Μοῦσα καταγράφεται.
De Thèbes, Pindare a fait retentir son cri ; la muse de Simonide
exhalait ses charmes par sa voix de miel ;
Stésichore brille ainsi qu’Ibycos ; Alcman était doux ;
des délices résonnèrent de la bouche de Bacchylide ;
Persuasion fut la compagne d’Anacréon ; bariolés les propos
qu’Alcée, le cygne de Lesbos, chante pour l’Éolide.
Et Sappho ne fut pas la neuvième parmi ces hommes, mais on l’inscrit
comme dixième Muse entre les Muses désirables.
Tel qu’il est présenté par Philodème, le canon des poètes lyriques souligne avec force la question du sexe des auteurs. Sappho est ainsi isolée à la fin du poème et son statut est présenté comme hybride. Neuvième après les autres poètes et dixième après les neuf Muses, moitié humaine et moitié divine, Sappho défie les règles et les limites de la classification. Si le poème d’Antipater délimite et isole les autrices pour les traiter séparément des auteurs canoniques en définissant une espèce de contre-canon de poétesses qui ne seront jamais canoniques, l’épigramme de Philodème insiste bien sur l’identité genrée des poètes du canon. Sappho seule dépasse les catégorisations sexuées et s’impose dans un canon de lyriques par ailleurs exclusivement masculins ; elle est ainsi la seule personnalité littéraire que l’on retrouve également dans les deux traditions de « canons » : poétesse parmi les poétesses, Muse parmi les Muses terrestres, et surtout poétesse parmi les poètes.
1 Par exemple, la monumentale histoire littéraire de Luciano Canfora en deux volumes ne présente qu’une très courte allusion à Corinne, qui n’est d’ailleurs pas citée en tant qu’autrice…
2 Voir https://chaerephon.e-monsite.com/medias/files/introduction.htm#intro (consulté le 13 juillet 2025).
3 Pour une discussion sur cette question, voir l’excellent ouvrage d’Anne Debrosse, La Souvenance et le désir. La réception des poétesses grecques, Paris, 2018, p. 111-117.
4 Hésiode, Théogonie, vers 1-28.
5 Voir par exemple le poème d’Antipater de Sidon (Anthologie grecque IX, 66) : Μναμοσύναν ἕλε θάμβος, ὅτ’ ἔκλυε τᾶς μελιφώνου / Σαπφοῦς μὴ δεκάταν Μοῦσαν ἔχουσι βροτοί, « Lorsqu’elle entendit Sappho à la voix de miel, Mnémosyné fut saisie d’effroi et se demanda si les mortels n’avaient pas là une dixième Muse ». On retrouve le même motif dans une épigramme attribuée à Platon (Anthologie grecque IX, 506) : Ἐννέα τὰς Μούσας φασίν τινες· ὡς ὀλιγώρως· / ἠνίδε καὶ Σαπφὼ Λεσβόθεν ἡ δεκάτη, « Neuf sont les Muses, disent certains ; quelle négligence ! Voici encore Sappho de Lesbos, la dixième ! ». Cf. également d’autres poèmes de l’Anthologie: VII, 407 (Dioscoride) ; VII, 14 (Antipater de Sidon).
6 Nous savons que ce type d’œuvre d’art existait et nous aurons l’occasion d’en reparler.
7 Voir par exemple Iliade V, 781.
8 Anne Debrosse, « La réception des poétesses grecques, ou les affabulations de l’“imagination combleuse” », Anabases, 21, 2015, p. 253-262 (https://journals.openedition.org/anabases/5371).
9 Anne Debrosse, art. cit.

Monique Mund-Dopchie, Études classiques et « cancel culture ». Le cas complexe de l’ethnocentrisme grec, Académie royale de Belgique, « L’Académie en poche », Bruxelles, 2025, 150 p., 9 €, ISBN : 9782803109814
Spécialiste de la réception de l’Antiquité grecque à la Renaissance et professeure émérite à l’Université Catholique de Louvain, Monique Mund-Dopchie (MMD) s’attaque à la question de la remise en question de l’Antiquité classique dans le contexte de la « cancel culture » étasunienne dans un petit ouvrage, plaisant et agréable à lire, présenté aux éditions de l’Académie royale de Belgique. La démarche de MMD diffère sensiblement de celle de Pierre Vesperini qui abordait, dans un ouvrage récent, le sujet de la « cancel culture » d’un point de vue philosophique et historique1. La chercheuse belge suit une approche différente en proposant une double perspective : son ré-examen critique et synthétique de la question de l’ethnocentrisme des Grecs est ainsi encadré par des réflexions proposant un lien avec les interrogations et les aspirations du mouvement woke et de la cancel culture. Cette double perspective nous semble faire à la fois le charme et la limite de son ouvrage : si l’analyse centrale de l’essai brille par sa clarté synthétique et sa capacité à convoquer de grands classiques et des textes moins connus pour dégager les éléments essentiels de la manière dont les Grecs anciens ont imaginé ou vécu leur rapport à l’altérité, sans jamais renoncer à la nuance, le rapport à la réception de l’Antiquité grecque dans l’actualité de la cancel culture reste malheureusement à peine ébauché. Mais procédons dans l’ordre.
Dans une brève introduction, MMD explique s’intéresser à l’ethnocentrisme grec comme « élément litigieux » qui, de même que l’esclavagisme ou la misogynie, est l’un des reproches moraux que l’on peut adresser à la culture grecque antique. Elle explique vouloir « répondre de façon convaincante et nuancée aux enjeux culturels auxquels sont soumis les étudiants de ces matières et plus généralement les amoureux de l’Antiquité gréco-latine » (p. 10).
Le premier chapitre, le plus court des trois, s’intitule « les “autorités” antiques et le débat sur le statut des Afro-américains au fil du temps ». Après une mise en perspective de la naissance du mouvement woke et des revendications de la communauté afro-américaine à partir des années 1960, et après une rapide présentation des aspirations de la cancel culture qui se propose d’effacer tout ce qui blesse la sensibilité des minorités, MMD passe en revue quelques évènements marquants du mouvement woke, comme le meurtre de George Floyd ou l’intervention des manifestants empêchant la représentation des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne le 25 mars 20192. L’autrice montre ensuite comment l’Antiquité a pu ou peut être utilisée par des activistes suprématistes ainsi que la réponse que les spécialistes ont essayé d’apporter à ces utilisations du passé, en faisant notamment référence aux travaux de Donna Zuckerberg et à sa revue Eidolon3. MMD en vient ensuite à montrer comment, dans les débats sur l’esclavagisme entre le XVIIIe et le XXe siècles, l’autorité des Antiques a été évoquée et utilisée par les deux camps. Elle en conclut que le prestige de l’Antiquité, considérée précédemment comme un modèle, est désormais attaqué comme l’un des supports de la domination culturelle de l’Occident.
Le deuxième chapitre (« Les Grecs face à l’altérité, ou la représentation des Grecs et des non-Grecs ») plonge dans l’Antiquité et dans ses représentations de l’altérité. MMD commence par revenir sur l’opposition binaire entre « Grecs » et « barbares », qui structure la manière grecque de penser le monde. Elle montre ensuite comment cette représentation binaire a pu être tempérée par des modèles plus modérés comme une « représentation par cercles concentriques » supposant une différence croissante entre les Grecs et les peuples les plus éloignés. L’autrice montre ensuite que cet ethnocentrisme coexiste en Grèce avec une forme d’universalisme qui insiste sur le destin commun à tous les hommes. Pour finir, le chapitre s’intéresse à la manière dont l’ethnocentrisme et l’universalisme s’articulent : les différences de culture peuvent être expliquées par des différences d’évolution sur le temps long, par l’éloignement dans l’espace, ou par les périodisations historiques.
Le troisième chapitre (« Les Grecs face à l’altérité ou la mesure de l’évolution respective des peuples ») est à la fois le plus long et l’aboutissement de la réflexion de l’autrice. MMD s’intéresse aux trois critères qui, à son avis, ont permis aux Grecs d’évaluer l’évolution des peuples et leur éloignement du monde animal. Le premier critère est l’acquisition des techniques. Après avoir passé en revue des textes notamment d’Eschyle, Sophocle, Platon et Diodore de Sicile, l’autrice souligne que le progrès technique est souvent associé par les Grecs au langage, à l’agriculture ou à l’architecture, des formes de techniques toutes propres à la culture grecque et qui permettent souvent de l’opposer aux barbares. Le deuxième principe est le rejet des comportements perçus comme « bestiaux », notamment l’anthropophagie, le sacrifice humain, l’omophagie, l’inceste, l’accouplement en public. En discutant de manière sommaire mais précise chacun de ces éléments, l’autrice montre à quel point les Grecs ont pu se tromper dans leur évaluation des coutumes étrangères et à quel point certains de ces comportements qu’ils réprouvaient chez des étrangers ont pu été adoptés de manière provocatrice par des intellectuels comme les cyniques, ce qui permet une remise en question critique de ce regard sur l’autre. Le troisième élément qui permet de se distinguer des animaux et d’évaluer le développement d’un peuple est l’organisation de la vie sociale et politique. C’est l’occasion pour MMD de revenir sur les modèles politiques de l’Antiquité grecque et de souligner à quel point le modèle démocratique, qui était une expérience politique limitée dans le temps et dans l’espace, a compté dans la réception moderne de l’Antiquité.
En conclusion, l’autrice revient à l’actualité et à son questionnement sur la cancel culture. Elle souligne d’abord la particularité de l’ethnocentrisme grec, qui ne se fonde pas sur la couleur de la peau mais sur un sentiment de supériorité culturelle. Elle insiste ensuite sur les nombreux garde-fous qui ont limité la portée de cet ethnocentrisme : la perspective universaliste développée en même temps, la présence de forces critiques intérieures comme les cyniques, le contexte historique et la réalité factuelle, faite d’échanges marchands qui attestent les rapports avec les étrangers. L’autrice conclut en suggérant que ce n’est pas l’Antiquité en soi qui pose problème, mais l’usage qui en est fait. En évoquant le débat sur les « racines gréco-latines » autour de la constitution européenne, MMD critique le modèle de filiation que la métaphore des racines suggère et propose plutôt l’image d’une « source à laquelle on puise, c’est-à-dire une appropriation » (p. 133). À son avis, cette appropriation de la culture antique a pris des formes différentes dans les siècles et a surtout appauvri les sources en les réduisant à des exempla.
En somme, ce petit ouvrage offre des pistes de réflexion intéressantes et ouvre des questionnements très actuels et importants, auxquels chaque passionné de l’Antiquité est appelé à se confronter. Cependant, le rapport entre la réflexion développée par l’autrice autour de l’ethnocentrisme grec et l’actualité de la cancel culture n’est que suggéré et n’est pas vraiment exploité par l’autrice. Dans sa perspective sur l’actualité, MMD semble se limiter à reprendre des idées et des suggestions bien connues des spécialistes, en alternant entre une forme d’apologie de l’Antiquité et une insistance (certes justifiée) sur la nécessité de contextualisation historique. On regrette en revanche qu’elle ne développe pas davantage sa réflexion sur « l’appropriation » en fin d’ouvrage et surtout qu’elle n’envisage pas et ne suggère pas des perspectives d’appropriation de l’Antiquité adaptées au contexte contemporain. C’est finalement bien là la question que la cancel culture pose : peut-on continuer à puiser à la source de l’Antiquité ? et comment le faire aujourd’hui ?
1 Pierre Vesperini, Que faire du passé ? Réflexions sur la cancel culture, Fayard, 2022.

Quelle serait l’adaptation la plus réussie de l’Odyssée à l’écran ?
La réponse ne peut être que subjective. Mais on n’aurait tort d’oublier celle de Franco Rossi1 (1919/2000), intitulée simplement L’Odyssée, réalisée en Technicolor pour la télévision en 1968 et divisée en huit épisodes de 55 minutes (regroupés aujourd’hui sur YouTube en 4 parties), une coproduction européenne associant des chaînes italienne, française, allemande et la Yougoslavie (d’où un casting international et la présence de l’acteur albanais Bekim Fehmiu dans le rôle-titre). S’attachant à respecter le plus possible le fil du récit homérique, jusqu’à multiplier les citations littérales, cette Odyssée restitue autant que possible l’atmosphère propre à l’épopée ; et filmée non seulement dans les studios du producteur De Laurentiis à Rome (Dinocittà) mais davantage en extérieur (sur les côtes dalmate et italienne), elle donne à voir et à entendre la Méditerranée : ses îles parcourues de troupeaux de moutons et de chèvres, ses montagnes souvent arides enserrant d’étroites plaines littorales, le chant des cigales…et la mer.
On jugera de la fidélité à Homère par ce résumé de l’action. Après une courte introduction montrant les ruines actuelles de Troie en Turquie et les masques funéraires « royaux » découverts par Schliemann à Mycènes, le film commence par l’exposé de la situation à Ithaque : Pénélope (interprétée par Irène Papas, véritable « icone » grecque au superbe physique) est assiégée dans son palais par les jeunes prétendants qui réclament en vain sa main (en l’absence d’Ulysse disparu depuis vingt ans). Mais les dieux (figurés sous formes de statues qui dialoguent entre elles) décident que le temps du retour de ce dernier est venu. À ce moment, poussé par Athéna qui a pris l’apparence de mortels (Mentès, puis Mentor), son jeune fils Télémaque (Renaud Verley) décide de reprendre les choses en main : « l’enfant qu’il était (dit une voix off) laisse la place à l’homme ; dès cet instant il doit agir en maître. » Il part donc secrètement à la recherche d’Ulysse : d’abord à Pylos où il rencontre Nestor et ses fils en train de sacrifier sur le rivage ; puis à Sparte où il est reçu par Ménélas et sa funeste épouse, la belle Hélène (interprétée par Scilla Gabel au maquillage étonnant, tel un visage de la mort). Hélène sait verser une drogue dans les boissons2 pour amener l’oubli des peines et des tourments (elle évoque, comme dans le poème homérique3, le plus grand exploit d’Ulysse qui aurait été de se défigurer horriblement pour pouvoir pénétrer clandestinement dans Troie afin de repérer les lieux : à ma connaissance, aucun autre film n’a représenté cette péripétie). Les premiers épisodes de la série correspondent fidèlement à ce qu’on appelle la « Télémachie » (puisque tel est le nom donné aux quatre premiers chants de l’Odyssée).
Comme dans le poème, le récit de cette quête s’interrompt avec l’apparition d’Ulysse (déjà présent à l’écran cependant à travers les propos d’Hélène). Mais ici se situe la principale distorsion par rapport à la véritable Odyssée : au lieu d’évoquer (chant V) le séjour du naufragé à Ogygie auprès de la nymphe Calypso (dont la figure est ici assez largement escamotée), le film montre d’emblée Ulysse sur son radeau avant qu’il échoue sur l’île des Phéaciens, où il va rencontrer la jeune princesse Nausikaa. Deux exemples montrent clairement ce qui rapproche et ce qui sépare l’adaptation filmique de l’original homérique : elle s’en sépare par les notations psychologiques prêtées à Ulysse dont le film nous dit, par exemple, que sur son radeau il souffrait de la solitude et pensa « devenir fou » (plus tard, on nous dira aussi qu’« il avait déplaisir à manger et boire tout seul » devant les Phéaciens silencieux) ; elle est fidèle à l’original homérique quand elle cite explicitement le vers4 montrant comment Ulysse, à son arrivée sur l’île, se cacha dans des feuilles mortes, « comme on cache des braises sous la cendre pour conserver le feu » (une autre citation littérale est la fameuse comparaison faite par Ulysse entre Nausikaa et la beauté du palmier de Délos5 : elle apparaît dans le film non lors de la première rencontre entre le héros et la princesse, mais plus tard, quand Ulysse fait ses adieux à Nausikaa). Le film développe tout particulièrement l’épisode phéacien, car il offrait matière à des scènes spectaculaires : par exemple celle où l’aède Démodocos (présenté comme un Troyen exilé !) évoque le cheval de Troie6, (et la dispute entre les Troyens sur ce qu’il convient d’en faire, avec à l’écran une belle reconstitution de l’animal, présenté comme souvent sur des roulettes, et s’acheminant vers une Troie où l’on aperçoit curieusement une ziggourat au milieu de temples !) Comme dans le poème, cette évocation est l’élément déclencheur qui pousse enfin Ulysse à révéler son identité aux souverains phéaciens, Alkinoos et Arété. Ce sont ensuite les « récits chez Alkinoos » ou Apologues (chants IX-XII), où se déploie tout le brio du réalisateur et chef opérateur Mario Bava (1914/1980) pour les effets spéciaux, en particulier concernant la séquence du Cyclope : ce dernier, filmé en contre-plongée, est effrayant de force et de sauvagerie (tout est représenté à l’écran comme dans le poème : Ulysse qui prétend se dénommer « Personne » ; le pieu rougi au feu pour aveugler le monstre impie ; la fuite des Achéens cachés sous le ventre du troupeau de brebis et du bélier ; l’apostrophe finale d’Ulysse à Polyphème où il dévoile imprudemment sa véritable identité, s’attirant la haine irrémédiable de Poséidon, le père du Cyclope). Dans ces « récits chez Alkinoos », deux aventures d’Ulysse sont mentionnées mais non montrées à l’image (les Cicones, les Lestrygons) ; d’autres sont carrément « effacées » (car elles n’étaient pas filmables : c’est le cas du passage auprès des deux écueils de Scylla puis de Charybde). Le séjour chez les Lotophages par contre est bien montré (mais il donne plutôt l’impression – avec cette poudre blanche que consomment trois des marins d’Ulysse et qui les fait rire et délirer – qu’on a plutôt affaire aux substances stupéfiantes à la mode dès les années 1960). Quant à l’arrivée chez Éole, elle prend un tour « bouffon », avec son dieu des vents débonnaire affublé comme ses enfants obèses de bizarres perruques hérissées (Ulysse n’est pas montré revenant chez le dieu pour s’y faire insulter, après avoir laissé ses compagnons ouvrir l’outre qui retenait les tempêtes, et les laissant ainsi se déchaîner de nouveau). Bien mieux présenté est le séjour sur l’île du Trident, avec la consommation fatale des vaches du troupeau du Soleil, qui va entraîner la mort de tous les compagnons d’Ulysse. Un second « morceau de choix » (après l’épisode du Cyclope) est sûrement la rencontre avec Circé (Juliette Mayniel), qui précipite Ulysse (du moins c’est ce que dit le commentaire) dans un autre monde : « c’est ainsi que j’entrais dans le monde magique de Circé, un univers irréel. » Le film de Rossi suggère avec efficacité les pouvoirs extraordinaires de la magicienne, capable de transformer les hommes en pourceaux (ce qui n’arrivera pas à Ulysse grâce à la plante magique qu’Hermès lui donne : c’est d’ailleurs la seule mention d’Hermès7 dans le film alors qu’on sait que dans le poème homérique c’est lui qui transmettait à Calypso l’ordre des dieux de laisser enfin partir Ulysse). Tout naturellement c’est Circé, en tant que reine des enchantements, qui introduit un autre « grand moment » des aventures d’Ulysse : son voyage dans l’Hadès, avec d’étonnants effets spéciaux – comme cette superposition du visage d’Ulysse et de celui de Tirésias – les paroles du devin se fondant avec celles sorties de la bouche du héros. Ulysse y rencontre l’âme de sa mère et, notamment, celle d’Achille qui lui déclare – comme dans le poème8 : « il me serait plus satisfaisant d’être le dernier valet d’un pauvre fermier et d’être encore vivant sur la terre que d’être le premier de tous ces êtres éteints ! » ; il rencontre également l’âme de son compagnon Elpénor, qui vient de faire une chute mortelle9 ; à son retour auprès de ses compagnons, ceux-ci dans une scène spectaculaire organisent sur le bord de la mer la crémation du corps du défunt, tenant verticales autour du bûcher leurs rames, tandis que bruissent les cigales.
Plus terne est par contre l’épisode des Sirènes : Ulysse est certes montré enchaîné à son mât (avec ses compagnons qui rament, leurs oreilles enduites de cire pour ne pas entendre les chants) ; mais on ne fait qu’entendre les voix des Sirènes, supposées être postées sur un (misérable) rocher couvert d’ossements humains peu réalistes.
Les derniers épisodes du film rapportent fidèlement le retour d’Ulysse à Ithaque (sans mentionner pourtant le bateau phéacien merveilleux qui l’y ramène). Rien n’est oublié (cela correspond aux chants XIII à XXIV du poème) : Athéna qui l’accueille et le transforme en vieillard puant ; le refuge trouvé chez le fidèle Eumée ; les retrouvailles avec Télémaque ; l’arrivée au palais où seul le vieux chien Argos le reconnaît avant de mourir ; la lutte avec le mendiant Iros ; les insultes des prétendants ; les mensonges à répétition d’Ulysse soucieux de ne pas se dévoiler trop tôt ; le concours de tir à l’arc pour faire passer une flèche à travers le manche de douze haches ; le massacre des prétendants (mais il n’est pas question par contre du sort du serviteur félon Mélanthios émasculé et démembré, ni des domestiques infidèles pendues dans le poème10) ; l’échange avec Pénélope autour du fameux lit nuptial bâti sur le tronc d’un olivier ; la rencontre d’Ulysse avec son vieux père, Laërte ; la lutte évitée de justesse avec les parents des prétendants assassinés (jusqu’à ce qu’une trêve soit instituée) ; le rappel par Ulysse qu’il devra – conformément à la prophétie de Tirésias – reprendre la mer jusqu’à ce qu’il trouve un pays dont les habitants ne savent pas ce qu’est naviguer, pays où il pourra enfin faire un sacrifice à Poséidon et apaiser sa colère (il ne manque que la seconde Nekuia, celle du chant XXIV où les âmes mortes des prétendants sont conduites dans l’Hadès par Hermès).
On espère l’avoir suffisamment montré : la fidélité du film de Franco Rossi à l’épopée homérique est absolument exceptionnelle. A-t-on jamais vu ailleurs pareille tentative de respecter le poème grec jusque dans ses plus infimes détails ?
Le personnage d’Ulysse est parfaitement restitué dans son infinie complexité : il est présenté par Nestor dans le film comme ingénieux, rusé, d’une grande force d’âme et prudence dans son cœur. Selon Pénélope (« rendue plus blanche que l’ivoire taillé par Athéna »), Ulysse avait su la séduire bien qu’il ne soit pas le plus riche de ceux qui avaient demandé sa main, et surtout pas le plus courageux (en effet, dans l’Iliade notamment, Ulysse n’est pas montré comme particulièrement brave11). C’est un affabulateur qui, comme dans le texte homérique, est réticent à décliner son nom véritable et s’invente en permanence des identités de substitution. Ce qui le caractérise dans le film de Rossi (et dans l’Odyssée), c’est une curiosité insatiable, une envie de savoir qui le pousse toujours à se mettre en danger (avec le Cyclope ou les Sirènes) jusqu’à mettre en danger ses compagnons (il fait penser à l’Ulysse de Dante12, possédé par une rage de découverte). Portrait par conséquent plutôt ambigu que l’acteur qui l’interprète (Bekim Fehmiu), quelque peu inexpressif même s’il est doté d’un visage énergique, a du mal à retranscrire complètement.
L’épopée archaïque est intelligemment restituée dans sa dimension religieuse. Les dieux sont omniprésents : au début et à la fin du film (on l’a dit), on les voit dialoguer (par statues interposées) sur le sort des mortels, en premier lieu celui d’Ulysse. Juste avant le massacre des prétendants, Ulysse demande et obtient un signe favorable de Zeus, qui intervient sous la forme d’un coup de tonnerre (que sait interpréter une simple servante dans la cour du palais). À la fin, ce sont les dieux qui décident de la paix à Ithaque. Bref, comme le constate Pénélope (après Hélène13) : « notre destinée est entre les mains des dieux ; nos peines et nos douleurs nous viennent d’eux, et notre vie et notre mort. » Au bout du compte Athéna (qui change sans cesse d’aspect, prenant le visage d’une toute jeune fille androgyne, ou des sages Mentès ou Mentor, ou d’une amie de Nausikaa, ou d’une chouette, etc.) regagne l’Olympe : là, conclut joliment le film, « aucun nuage n’y trouble jamais l’éclatante lumière de l’azur infini. » Les exploits des héros sont chantés par des aèdes (Démodocos, Phémios), et on ne manque jamais de faire appel aux devins comme Théoclymène qui, comme dans le texte homérique, prédit aux prétendants égarés (qui rient et pleurent à la fois) leur fin prochaine14.
Une prise de distance s’opère régulièrement grâce au recours à une voix off qui commente l’action. Il y a aussi à plusieurs reprises (par exemple dans la séance du massacre des prétendants) apparition d’un groupe de femmes (vêtues de noir) qui interviennent tel un chœur tragique. On voit donc quelle authentique recherche esthétique a guidé le réalisateur, avec un souci de dépouillement voire d’austérité (malheureusement un peu gâché par une musique répétitive et envahissante, très datée). La réalisation témoigne enfin des modes de l’époque, et d’un certain cinéma ethnologique que pratiquait au même moment Pier Paolo Pasolini par exemple dans sa Médée (ou Federico Fellini dans son adaptation du Satyricon). D’où l’utilisation de « signes » empruntés à toutes sortes de sociétés traditionnelles (ou inventés) : chants polyphoniques, gestuelles particulières (comme les prières de Pénélope, qui se frappe des deux poings quand elle invoque la déesse), sculptures empruntées à l’art khmer, bijoux exotiques (ceux de la reine Arété font penser à la parure de la célèbre dame d’Elche…)
N’y a-t-il pas là suffisamment de raisons pour revoir l’Odyssée de Franco Rossi, sinon dans son intégralité du moins dans ses passages les plus spectaculaires et les plus réussis, qui sont nombreux, et de les montrer à un jeune public ?
1 Il était licencié ès lettres.
2 Od., IV, 220-226.
3 Od., IV, 240-248.
4 Od., V, 498.
5 Od., VI, 162-169.
6 Sur Ulysse et le cheval de Troie, voir par exemple le texte d’Olivier Estiez, in Homère. Sur les traces d’Ulysse, Bibliothèque nationale de France, 2006, p. 96-103.
7 Voir Jean-Michel Ropars, Ulysse dans le monde d’Hermès, Paris, Les Belles Lettres, 2023.
8 Od., XI, 489-491.
9 Od., X, 551-560.
10 Od., XXII, 465-477.
11 Voir Jean-Michel Ropars, o. c., p. 25-28.
12 Dante, Enfer, XXVI, 94-102 (cf. Corinne Jouanno, Ulysse. Odyssée d’un personnage d’Homère à Joyce, Paris, Ellipse, 2013, p. 363-370).
13 Hélène avait dit à Ulysse : « Lorsque les dieux disposent de nos vies, alors nos passions ne comptent plus. »
14 Od., XX, 345-358. Halithersès également prédit l’avenir.

Déméter et Métanire. Détail d’une hydrie apulienne (vers 340 av JC), Antikensammlung Berlin (wikicommons)
« Son regard est pareil au regard des statues »
P. Verlaine
En Arcadie, près du temple de Déméter…
En Arcadie, près du temple de Déméter, les Phénéens, avant de célébrer les Grands Mystères de la Déesse, se rendaient aux Rocs, deux grandes pierres creuses raccordées l’une à l’autre. Ils les ouvraient pour en sortir les livres secrets des Mystères qu’ils lisaient toute la nuit. Puis après les avoir remis à leur place, ils refermaient les pierres pour deux ans, jusqu’aux prochains Mystères.
Vingt siècles plus tard, après la lecture de Pausanias décrivant cette cérémonie, je me suis rendu dans la plaine de Phénée encerclée par le mont Saïtas, le Stribila, le Dourdouvana, les Aroania.
Mais je n’ai trouvé que des terrasses cultivées dressées sur les versants et le village moderne de Phénée se trouvait à quelques kilomètres du village antique dont le site était plus bas dans la plaine.
Le temple de Déméter et les Rocs avaient disparu, ainsi que les prêtres qui, derrière le masque de Déméter-au-diadème, chassaient à coups de fouets les esprits souterrains.
Seules restaient les ruines d’un sanctuaire où venait d’être exhumée la tête de marbre d’une gigantesque statue.
Descendu dans la crypte où on l’avait déposée, je fus foudroyé par le regard de la Grande Déesse Déméter qui me fixait… ses yeux étaient vivants ! aucun regard humain n’aurait pu rivaliser en intensité avec celui-là.
D’où pouvait venir l’illusion?
Oh! d’une technique toute simple:
Le blanc de l’oeil ? du marbre blanc!
L’iris ? du quartz !
La pupille ? une pierre précieuse noire !
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Je ne ferai pas l’éloge de Monsieur le chevalier Jean-Victor Vernhes, ni son blâme, rassurez-vous (deux mots grecs d’ailleurs), mais celui de son manuel de grec ἕρμαιον, Initiation au grec ancien, désormais un classique des éditions Ophrys.
C’était au mois de mars dernier, quelques semaines avant son départ. Nous accueillions un collègue sénégalais Bouré Diouf, à qui il fit cadeau de la dernière édition de son manuel. Cet helléniste africain était d’ailleurs le descendant de grands voyants et prophètes du Sénégal. Donc, après avoir bu un verre au cours Mirabeau et pris congé de notre hôte, nous avons marché ensemble du côté de la Rotonde. Jean-Victor était très affecté du décès de Brigitte Franceschetti. Puis soudain, il me dit :
« Christian, il faut que je te dise un secret connu seulement de trois personnes, Pascal, Brigitte et moi ; mais Brigitte étant désormais enciélée, je vais te dire ce secret. Sais-tu pourquoi ce manuel s’appelle Hermaion ?
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C’est une « bonne aubaine » pour l’étudiant, non ?
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Cela, je l’ai écrit dans le manuel, mais voici la vraie raison. J’étais au service militaire en Algérie, et déjà je préparais le manuel. Je me demandais comment nommer ce livre quand je l’aurai fini. Il faisait chaud, comme tu l’imagines, et je m’assoupis… Je vis en rêve Hermès. C’était un homme aux cheveux mal peignés et aux habits usés. Mais en le regardant bien, il portait un grand chapeau rouge, rutilant. Il m’a regardé, m’a souri, et m’a tendu le livre que j’étais en train d’écrire. Il m’a dit dans un latin parfait : Tolle hunc fortunatum librum. ‘Prends ce livre…’ Ah ! comment traduire fortunatum ? Et soudain j’entendis comme un rugissement de lion et me réveillai…
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Ton Hermès parle latin ? N’était-ce pas plutôt saint Jérôme ?
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Oui, c’était saint Jérôme, bien sûr, mais Hermès prend toutes les formes pour se rendre d’un aspect accessible ou accessible d’aspect. Qu’en penses-tu ?
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Ce n’est pas très catholique, tout ça !
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Au contraire, c’est très catholique, très universel, puisqu’il s’agit de rendre le grec universel, de l’ouvrir à tout le monde, aux pilotes de ligne, aux bouchers et aux stripteaseuses. Hermès est le dieu du passage ; saint Jérôme, celui qui a fait passer la Bible du grec au latin. Il me tend le livre, me sourit et me dit : Tolle hunc fortunatum librum. ‘Prends ce livre fortunatum’ J’ai compris. Mon livre s’appellera fortunatum, le livre de la ‘bonne fortune’, mais comment le dire en grec ? Tout simplement, le livre de la chance, le livre d’Hermès, ἕρμαιον βιβλίον ! Une ‘bonne fortune’, un Hermès pour tous ceux qui veulent être initiés au grec ! Songe, songe, Christian, à ce livre éternel, vainqueur pour tout un peuple d’une nuit très cruelle !
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Livre éternel, rien que ça ? Un κτῆμα ἐς αἴει, ‘un trésor pour l’éternité’ en somme ? »
Jean-Victor a souri et nous sommes passés à un autre sujet. Telle fut la dernière conversation que nous eûmes dans les rues d’Aix.
Ce manuel n’est pas un simple manuel, mais un livre d’Hermès qui commence par le mot Accessible et finit par le mot Aspect. On va de A à A (Ah ! ah ! ah !).
Ce manuel n’est pas un simple manuel, mais un livre pour autodidacte où Jean-Victor autodidacte a enseigné le grec ancien à des milliers et milliers d’autodidactes. Il m’est arrivé de rencontrer deux ou trois autodidactes qui avaient appris le grec à travers ce livre. J’ai vu la joie dans les yeux, l’émerveillement, comme s’ils avaient réussi comme Alice à passer de l’autre côté du miroir, et qu’ils n’en revenaient pas.
Ce manuel est africain, puisqu’il a été conçu vers 1956 en Algérie. Ce manuel est aussi ithaquéen : comme Ulysse, roi d’Ithaque, revient chez lui et se venge, Jean-Victor s’est vengé des deux divorces qu’il a connus en se plongeant dans l’écriture de ce manuel.
Ce manuel est un best-seller de grec. Il s’en est vendu des myriades. La meilleure vente des éditions Ophrys, si je ne me trompe. Or Jean-Victor me racontait un jour sa quête d’un éditeur. Dans je ne sais quelle maison d’édition, Hachette peut-être, un jeune homme propre sur lui lui avait ri au nez : « Un livre de grec, mais jamais cela ne se vendra ! » C’est probablement le même homme qui aurait dit à saint Jérôme, une fois la Bible traduite : « Mais qui va acheter un livre pareil ? » Un peu comme aux éditions Gallimard on répondit un jour à Proust qui cherchait à publier À la recherche du temps perdu: « Trop de comtesses et de duchesses, ce livre n’est pas pour nous… »
Ce manuel est du XIXe siècle. Romain Garnier me disait que Jean-Victor avait lu tous les manuels de grec ancien du XIXe siècle en français et en avait gardé la substantifique moelle. C’est à la fois une grammaire, un vocabulaire et une découverte des textes (une chrestomathie) …
Ce manuel est soixante-huitard. Il est paru dans les années soixante-dix pour ouvrir la culture pour tous, un slogan de mai 68. Et puis on y trouve des bandes dessinées et même des femmes nues, lesquelles ont été interdites dans la version américaine.
Ce manuel est anti-soixante-huitard. Au moment où la révolution culturelle envoyait promener quatre siècles d’humanités latines et grecques, où le maoïsme triomphait chez une clique d’intellectuels décervelés, Jean-Victor sauvait les études grecques en France par ce livre, comme ce bibliothécaire qui sauva une grande bibliothèque parisienne, peu de temps après mai 68, en se pointant fusil au poing devant une bande de jeunes ayatollahs du marxisme qui voulaient de bon matin y mettre le feu.
Ce manuel est du XXIe siècle : Jean-Victor avait prévu, sans le savoir, l’effondrement de l’enseignement du grec au collège et au lycée.
Ce manuel est un classique. Les éditions Ophrys en ont perdu la maquette. Il demeure un livre immuable et éternel. On en fait des traductions. Une traduction russe est en projet. On l’accompagne désormais de commentaires comme les Corrigés partiels ou le livre non encore publié de Brigitte Franceschetti qui pourrait s’intituler Commentaire culturel à l’Hermaion ou le Lexique Hermaion en cours de publication par Laurent Caillot. Rares sont les méthodes de grec parues depuis la sortie de l’Hermaion qui peuvent ne serait-ce que lui être comparées… Quelques-unes sont magnifiques mais la plupart sont souvent soit trop difficiles, soit bourrées de fautes de grec…
Ce manuel, cependant, n’est pas parfait. On y trouve quelques rarissimes fautes de grec. Si, si, elles existent, j’ai fait la connaissance d’une ou deux de ces jolies perles. Et puis certains choix pédagogiques peuvent se discuter… Est-il judicieux de faire dans la même leçon dix-sept l’apprentissage du futur et du parfait ?
Ce manuel n’est pas le livre d’un robot, ni d’une intelligence artificielle, mais celui d’un homme. Et quel homme ! On pourrait faire la psychanalyse de l’énergumène à travers le choix des petites phrases de ses exercices…
Car comme dirait Pascal, dans ses Pensées (fragment 28 / 85) « Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur et on trouve un homme… »
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