De St. Bonaventure à La Légende ombrienne et de La Légende ombrienne à St. Bonaventure

Être lu, être lu de la manière dont Giles Constable, Michael Blastic, Timothy Johnson et Michael Cusato viennent de me lire, avec autant de finesse intellectuelle que d’amicale bienveillance, est la plus belle récompense dont un auteur puisse rêver. De leur amitié, ils ont ainsi donné un merveilleux témoignage dont je les remercie de tout coeur; mais de leur mérite aussi. Car il est de temps de le dire: l’ouvrage dont il est question est un livre illisible, présentant la découverte d’une légende déjà connue, qui de toutes façons n’apporte rien de neuf sur François d’Assise!

Pourtant – à cause de cela peut-être – j’ai rarement écrit un livre en pensant autant à ses lecteurs potentiels. La Légende ombrienne a des allures de puzzle et d’énigme: puzzle, puisqu’il faut la reconstituer en agençant les fragments livrés par quatre témoins manuscrits dont aucun ne donne la même portion de texte que le voisin; énigme, car on ne sait rien de son auteur ou de sa date – et les mots qui devraient en éclairer les circonstances de rédaction ou de diffusion, grattés, se présentent comme un mystère supplémentaire: generalis minister noster… À l’image de la Légende dont il traite, ce livre s’offre donc à ses courageux lecteurs comme un jeu, un défi. Au moment où il devrait se clore par une ferme conclusion, il s’ouvre sur trois scénarios entre lesquels le lecteur est invité à choisir. Arrivé au point où je n’étais plus en mesure de trancher, j’ai en effet passé le relais à autrui. Giles Constable, Michael Blastic, Timothy Johnson et Michael [End Page 505] Cusato ont relevé le défi. Et le jeu n’était pas vain, puisqu’ils m’ont beaucoup appris.

De leurs multiples suggestions, qu’il me faudra le temps d’absorber en détail, je retiens en particulier leur unanimité à souligner d’une part le rôle prêté à frère Élie dans la Légende ombrienne, d’autre part l’insistance de l’hagiographe sur les stigmates, une insistance qui annonce les développements à venir de Bonaventure. Je retiens aussi leur accord sur le fait que ce texte a certainement été écrit par Thomas de Celano entre 1237 et 1239, sur la fin du généralat du même frère Élie. Cet avis rejoint celui d’autres lecteurs (André Vauchez, Giulia Barone, Sylvain Piron, Marco Bartoli …) et je crois pouvoir dire qu’il transforme l’hypothèse (plus exactement, la première de mes trois hypothèses) en acquis. À la suite de Michael Bihl, qui avait brutalement balayé la fine intuition de Giuseppe Abate, on s’accordait jusqu’à présent pour dater la Legenda choralis umbra de 1253/1260; or voici que la Légende ombrienne remonte de quelque vingt ans dans le temps et n’est plus séparée de la canonisation de François que par une dizaine d’années.

Le satisfecit global de Giles Constable, dont on connaît la science et l’acribie et qui fut déjà un des premiers recenseurs de mon premier livre, m’a comblé d’aise. Je lui suis particulièrement reconnaissant d’avoir signalé l’importance que joue le cursus latin dans mon enquête d’attribution. Comme Giles Constable nous en a lui-même si souvent donné l’exemple dans son œuvre, je suis persuadé que l’histoire, la codicologie et la philologie doivent avancer de concert, qu’elles ne sont au fond qu’une même discipline (presque au sens ascétique) au service de la quête de la vérité.

Mes lecteurs m’ont également éclairé sur des aspects du texte que je n’avais pas vus; ainsi quand Michael Blastic saisit la position singulière de Grégoire IX dans le récit: “Pope Gregory is named in the text only in the context of the canonization and transferral of Francis’s body. So Gregory appears not as a counselor and confident of Francis but as one who simply testifies to Francis’ holiness.” C’est là une différence essentielle entre la Vie du bienheureux François (la Vita prima de Thomas de Celano) et la Légende ombrienne: jamais cité dans la seconde, le cardinal Hugolin n’apparaît plus du [End Page 506] tout au cœur du projet franciscain; devenu le seul Grégoire IX, il est la sanction ecclésiale de la sainteté franciscaine qui s’est, quant à elle, totalement substituée au projet franciscain. Comme l’observe encore subtilement Michael Blastic, la Légende ombrienne, à la différence la Vie du bienheureux François, met les miracles du saint en rapport avec ses stigmates, selon un mouvement discrètement amorcé dans la Légende de chœur qui trouve plus tard son apogée dans le Traité des miracles. Je note à mon tour que la Légende ombrienne inaugure, à trois reprises, l’expression de François comme “porte-enseigne du Christ” qui sera remployée deux fois dans le Traité des miracles.

C’est cette centralité des stigmates et des miracles qui attire aussi l’attention de Timothy Johnson, au terme de sa belle variation sur le ____ blanc. Et j’entends bien sa question: en ne sélectionnant du parcours de François que ses stigmates et sa fin, en transmuant sa Vie en Passion, en accumulant les preuves de sa sainteté thaumaturgique, Thomas de Celano n’a-t-il pas sciemment voulu exhausser l’icône du fondateur vers des cieux inaccessibles au commun des frères? Si tel est le cas, pourquoi cette sainteté inimitable n’aurait-elle pas été proposée à la dévotion des frères dans une légende liturgique? Ne prie-t-on pas aussi ce qui est hors d’atteinte? Pour repousser l’idée que la Légende ombrienne ait pu être intentionnellement écrite comme légende liturgique, j’ai en effet mis en avant le fait que le “François prié” qui en ressort ne se prêtait guère à constituer un modèle de sainte vie pour les frères. Mais – suggère Timothy Johnson – si cela était fait exprès? Reste que la longueur totale de la Légende ombrienne (plus de trois fois la Légende de chœur, mais la moitié de la Légende mineure de Bonaventure) ne me semble s’adapter ni aux neuf lectures d’un office sans octave, ni au soixante-trois lectures d’un office avec octave. Reste que ce fut néanmoins le cas au moins à trois reprises.

Si mon livre n’avait servi qu’à permettre à Michael Cusato de remettre en perspective courants idéologiques et production textuelle au sein de l’Ordre des Frères mineurs, il n’aurait pas été écrit en vain. De cette fresque magistrale, je ne retiens ici qu’un point. Michael Cusato a la gentillesse de rappeler que nous avons été pour ainsi dire les deux seuls [End Page 507] à souligner l’accord de fond entre le contenu de l’Anonyme de Pérouse (le Du commencement de l’Ordre de frère Jean, compagnon de frère Gilles) et la coloration dominante de la période qui s’ouvre en 1239 par la déposition de frère Élie. La mise au point de Michael Cusato n’en est que plus précieuse: “In other words: that the Anonymous presents a picture of the issue of leadership in the early fraternity which, in some respects, echoes the decentralized approach to authority advocated by Haymo and the Northern Europeans, appears to me to be more coincidental than ideological ; more in the eye of the contemporary observer than in the intentions of the author.” Il y a bien convergence objective entre frère Jean, l’auteur de la chronique Du commencement de l’Ordre, et les maîtres parisiens rédacteurs du Commentaire de la Règle pour minimiser le rôle du ministre général et réévaluer le rôle du chapitre général, mais il n’y a aucune complicité subjective entre la voix venue des ermitages ombriens et celle qui sort du studium generale de Paris. Je n’arrivais pas tout à fait à me défaire de l’idée que la Légende ombrienne avait été écrite en réponse au Du commencement de l’Ordre. Les interventions de conjuguées de Michael Cusato et de Sylvain Piron (Annales. Histoire, sciences sociales, 63, 2008, 183–85) me dessillent les yeux et m’incitent à poser la question: et si c’était en partie l’inverse ?

Giles Constable, Michael Blastic, Timothy Johnson et Michael Cusato n’ont pas craint de glisser quelques souvenirs amicaux dans leurs interventions. Qu’il me soit permis, à mon tour, de conclure sur une touche plus personnelle qui permettra à chacun de comprendre l’importance toute particulière que revêt pour moi cette présentation de mon livre à St. Bonaventure University, à l’instigation du doyen du Franciscan Institute.

L’idée de ce livre est née exactement ici, sur ce même campus, en ce même Doyle Hall, il y a exactement trois ans, en cette même fête de saint Bonaventure. Le 15 juillet 2005 par conséquent, au cours du dîner qui clôtura cette année-là la saint Bonaventure, la présidente de la St. Bonaventure University, sœur Margaret Carney, offrit au doyen du Franciscan Institute, frère Michael Cusato, un fac-similé du manuscrit 338 d’Assise. Le soir même, je demandais à Michael de bien [End Page 508] vouloir me le mettre de côté. Dans les jours qui suivirent, je feuilletais cette superbe reproduction du monument livresque de la mémoire franciscaine, tout en relisant la lumineuse description qu’en a donnée Luigi Pellegrini. J’avais déjà lu son article, mais jamais avec le manuscrit – ou presque – en mains. Je m’attardais sur le recueil de miracles des f. 44r-48r. Luigi Pellegrini appelait justement à en donner une nouvelle édition.

En ce mois de juillet 2005, je terminais une féconde année passée au Franciscan Institute comme Visiting Professor. De janvier à mars en particulier, j’avais dirigé un séminaire de recherche avec Jean-François Godet-Calogeras sur la Légende des trois compagnons. Depuis la fin du mois de juin, je donnais un cours dans le cadre de la Summer Session du Franciscan Institute. Mes trois heures de cours quotidiens me laissaient l’après-midi libre, mais l’esprit vide. Pour m’occuper les mains et me délasser l’esprit, comme on fait des mots croisés, je me mis à transcrire les miracles du manuscrit 338 d’Assise. Je ne savais pas que je venais de commencer un nouveau livre. Fin juillet, la transcription était finie, mais sur le dernier feuillet du recueil de miracles, j’avais noté la présence de trois mots grattés, dont personne ne disait mot et que je n’arrivais pas à déchiffrer sur le fac-similé. Rentré en Europe à la fin de l’été, à la première occasion, je me précipitais au Sacro Convento d’Assise et demandais à consulter le manuscrit. À la place voisine de la mienne, un lecteur avait laissé ses affaires. Il revint en même temps qu’arrivait mon manuscrit: c’était Luigi Pellegrini, qui fut depuis lors Visiting Professor au Franciscan Institute, succédant à Timothy Johnson dans ce poste envié que j’avais précédemment occupé et que Maria Pia Alberzoni occupa après lui; Luigi Pellegrini qui m’apparaissait au Sacro Convento en même temps que le 338! Nous lûmes les trois mots grattés de concert, à la lampe de Wood: generalis minister noster

On comprendra que débattre ici, à St. Bonaventure University, avec des savants de première force qui sont aussi des amis très chers, de ce livre qui fête aujourd’hui les trois ans de sa conception ne peut me laisser indifférent. Dans les vêpres qui ont précédé notre table ronde, Michael Cusato a tenu à ce que les lectures soient extraites de la Légende ombrienne. [End Page 509] Sans doute ces mots qui ont résonné il y a quelques minutes sous la voûte moderne de la chapelle de l’Université n’avaient-ils plus jamais été lus dans une église franciscaine depuis sept cent soixante-neuf ans, depuis la déposition de frère Élie. Aujourd’hui, le François de la Légende ombrienne, le François un temps prié avec les mots de Thomas de Celano puis si vite oublié a repris vie à St. Bonaventure. Décidément, même dans les études franciscaines, l’Amérique reste à jamais le continent où les rêves peuvent devenir réalité. [End Page 510]

Jacques Dalarun
Institut de Recherche et d’Histoire des Textes, Paris

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